Posté le : 30 déc. 2021 à 19:33:20
6691
– "Oui, avec plaisir même." Il se retourna et commença à progresser, de sa démarche un peu claudicante, vers une berline rouge garée en bordure de la piste. Les gardes et la petite fanfares se dirigèrent à l'écart, au pas, vers un hall de l'aéroport diplomatique où se pressait une série de journalistes, filmant et photographiant la scène. L'Ancien n'y faisait absolument pas attention. Il s'installa dans la voiture, où se trouvait déjà un conducteur. Quand elle se mit en marche ce fut sans un bruit. Manifestement il s'agissait d'un véhicule à moteur électrique.
– "Il va falloir que je vous parle un peu de notre contexte historique, je crois. Ça ne vous dérange pas j'espère ?" Il parlait d'un ton assez calme, le temps ne pressait pas particulièrement : malgré la visite officielle le cortège ne semblait pas vraiment naviguer dans des rues et avenues vides. La maigre circulation d'Axis Mundis, qui peinait à remplir ses grandes avenues droites déjà trop occupées par les trams, ralentissait légèrement la berline et son escorte de motard. "La région qui allait devenir le Grand Kah n'a pas exclusivement été colonisée par des eurysiens. Nous avons reçu notre lot de colons nazuméens." Il indiqua d'un geste une petite pagode, perdue entre les grands jardins des locaux de commissariats gouvernementaux. "Lors de la guerre d'indépendance, c'était en 1780, la région était même administrée par un daïmio. Il y a aussi le fait que beaucoup des peuples autochtones précédant la colonisation ont survécus aux massacres et aux maladies. Et par là je veux dire qu'au même titre qu'au Yuhanaca, par exemple, ils représentaient encore une part très sensible de la population, n'avaient pas perdu toute leur culture, leur religion..." Il fit un petit geste de main semblant vouloir dire « Et cætera ».
Désormais le convoi s'engageait sur l'Avenue Liberté, ancienne Avenue real, remontant des limites de la capitale kah-tanaise jusqu'à la place centrale de la commune d'Axis Mundi : un imposant complexe pyramidal entourant la comparativement ridicule statue des anciens gouverneurs coloniaux. Laissés là par sens du défi. Comme à son habitude, le couple suzerain était couvert de graffitis ironiques et de banderoles colorées. La place, quant à elle, était noire de monde. Des citoyens s’organisant en comité pour discuter d'affaires courantes, des procès menés sur les grands temples pyramidaux, ainsi de suite. Au moins l'enceinte du Parlement général, saint des saints du gouvernement confédéré, était plus ou moins vide, séparée du reste de la commune par des murs de pierres granitique grise.
– "Lorsque les autochtones ont voulu se libérer des envahisseurs, ils ont fait alliance avec ce que l'on appellerait maintenant les prolétaires, et la petite bourgeoisie. C'est vraiment l'évènement principal de notre histoire : la naissance de l'Union. Maintenant les choses ont beaucoup évoluées mais les bases de cette première révolution sont centrales pour comprendre le Grand Kah. À la base il s'agissait d'une simple république décentralisée et syncrétique. Depuis Marx est passé par là, et plusieurs coups d’État militaires financés par l'étranger, et autant de contre-révolutions restaurant la liberté." Il grogna. Il avait probablement connu au moins une de ces révolutions, vu son âge et son air de vieux militaire à la retraite. "Vous savez, les idéologues de l'Union considèrent que le Kah – notre idéologie – est comme une roue. Elle avance sur le chemin du progrès, mais ses rayons finissent toujours par revenir à leur place initiale. Il y a comme un cycle. Un recommencement. Selon eux ça veut dire qu'on aura sans doute droit à une nouvelle tentative de prise de pouvoir par les fascistes. J'aimerai bien les voir essayer."
Le convoi s'était arrêté sur le parking du Parlement général. Une étonnante structure, assez moderne quoi que suivant un style architectural clairement inspiré des constructions autochtones. Elle était composée de différentes ailes reliées entrent-elles par des plateformes, séparées par des canaux directement reliés au grand lac au centre duquel était posé Lac-Rouge, la capitale Kah-tanaise. L'un des motards s'approcha en vitesse de la porte de la structure de l'ouvrit pour laisser passer le Citoyen Maxwell Bob et l'amrabasi du Déméraqua. Une fois dans le grand hall du Parlement, le citoyen se dirigea vers une série de marches grimpant à l'étage.
– "Si vous voulez le terme technique nous sommes une confédération de communes. Maintenant dans ce que ça veut dire concrètement, c'est que chaque habitant du Kah est un citoyen. Il décide de sa vie avec ses pairs, sa commune. Puis ces communes nomment l'un des leurs à la commune supérieure, qui assure que toutes les communes vivent en bonne intelligence, et ces communes supérieures nomment à leur tour des membres au sein d'une commune générale qui assure que toutes les communes supérieures se comportent bien, notamment en respectant le principe du Consensus qui veut qu'on évite généralement les votes à la majorité absolue au profit des solutions consensuelles. Pour la justice c'est la même chose, pour l'armée plus ou moins aussi. Si vous préférez ça signifie que nous sommes une démocratie directe. Autant que faire se peut en tout cas." Il eut un petit rire. Les deux hommes se trouvaient dans un couloir éclairé par une verrière. Ils passèrent une porte et émergèrent dans un salon assez vaste, de style asiatique, avec une table basse entourée de coussins et une large baie vitrée donnant sur l'immense Lac entourant la capitale. Des petits bateaux à voile étaient visibles, à l'horizon. Des étoffes transparentes étaient soigneusement accrochées au plafond. Le plancher de la pièce était séparé des murs par un petit fossé de sable blanc. Le citoyen Maxwell retira son manteau d'uniforme et l'accrocha à un porte-manteau situé au mur. Il fit signe à son interlocuteur de prendre place à la table basse. "Installez-vous. Vous voulez boire quelque-chose ?" Il reprit sans attendre de réponse. "Tiens, d'ailleurs, même notre économie est gérée démocratiquement. Par des coopératives, figurez-vous. Il y a une propriété privée, chacun possède son lieu de vie, ses habits, son outil de travail, ainsi qu'une propriété d'usage : ce que vous utilisez est à vous, mais depuis les années trente tout un système a été mis en place pour éviter la montée en puissance d'individus pouvant confisquer du pouvoir économique ou politique, tels que des millionnaires ou pire encore. Toutes les affaires publiques – économiques, diplomatiques, judiciaires, se gèrent démocratiquement. Si le domaine est trop complexe pour être géré par un citoyen comme un autre, on nomme un représentant chargé de mission, voir un commité de délégués. Si le commité doit répondre à une mission complexe, qui ne se réglera pas rapidement, on nomme plutôt un commissariat. Pour vous donner une comparaison simple, disons qu'un commité peut être formé pour pondre une réforme, régler un problème de pollution dans une commune, préparer un évènement sportif. Un commissariat, c'est plus un ministère : on aura toujours besoin d'experts pour gérer les affaires diplomatiques, ou coordonner la planification de l'économie. Pas question de créer des commités éphémères pour ça."
Il prit place devant David Granger, s'installant lentement en tailleur sur les coussins.
– "Moi-même je suis membre du Comité de Volonté Publique. Le Kah nous a nommé pour donner une ligne directrice à sa politique, proposer des lois aux communes et gérer la coopération des différents commissariats et commités de l'Union. Grossièrement nous sommes un peu votre équivalent, à l'échelle de la Confédération. Seulement au lieu d'être un seul individu nous sommes huit."