Tous les regards s'orientèrent dans la direction de l'homme qui venait parler, imposant par la même un silence respectueux. Un vieil homme. Dans un uniforme suranné de guérilleros, une unique médaille accrochée à la poitrine. Il faisait un peu tâche au milieu du comité. Des civils. Presque exclusivement des civils. Ils n'avaient pas vraiment connu la guerre, ou de loin. Leur vision de cette dernière était celle des technocrates, des organisateurs. Au mieux, celle des élus du peuple qui ne peuvent pas réellement comprendre la réalité du terrain. Pas qu'ils avaient échappés au service confédéral. Pas non-plus qu'ils étaient tous ignares concernant les matières militaires. Certains étaient assez vieux pour avoir de vifs souvenirs de la dernière révolution. Mais enfin, disons les choses, ils restaient majoritairement des civils. Et les quelques-uns aux passifs d'officier – De Rivera, Aquilon – étaient respectivement un ancien de la logistique, poste assez peu exposés aux grandes décisions stratégiques, et un pur officiel de terrain, idéologue, le genre quasi-commissaire politique, dépêché par la Convention pour être son œil et sa bouche. Aucun des deux n'était en mesure de concevoir une doctrine politico-militaire qui ne soit pas au choix un tissu de poncifs, ou un pur pamphlet idéologique. C'était pourtant la mission que la Convention avait donnée au Comité lors de sa réélection de 2005, mission sur laquelle on déciderait ou non de son maintient ou de son renvoie à la case électorale.
Le vieux guérillero se répéta. Pour l'emphase.
« Messieurs. » Puis, car il s'était levé, il se rassit sur sa chaise, et rassembla des fiches éparpillées devant lui. « Je pense que nous devons regarder la réalité en face. Ce n'est pas un échec, c'est une erreur.
– C'est pire que ça et vous le savez, citoyens. »
Actée. Elle n'était pas de très bonne humeur. Probablement que la situation avait imposée un rythme relativement effréné aux affaires étrangères. La pauvre – qui n'avait jamais vraiment été du genre à dormir paisiblement – avait enchaînée les nuits courtes. Le micro-sommeille qu'affectionnaient tant certains de ses pairs ne faisaient pas partie de son logiciel citadin. Embourgeoisé, diraient les critiques. Tout de même, on ne peut pas lui en vouloir de vivre à un rythme normal. Tous les habitants de l'Union ne peuvent pas être des révolutionnaires armés, à dormir par vague de trois heures, à s'entraîner une semaine par mois, à attendre la prochaine confrontation. Une nation n'était pas une citadelle.
Tout de même, le Grand Kah y ressemblait de plus en plus. Peut-être que la citoyenne Actée devrait se faire aux nuits courtes. Son commentaire, en tout cas, ne lui attira aucune sympathie et on lui fit signe de se taire. Le vieux guérillero continua comme si de rien était.
« Nos décisions ont amené à cette crise. Il est évident que nous avons sur-estimés nos moyens et que nous avons péchés par orgueil. Le temps viendra – rapidement – où nous devrons rendre des comptes à ce propos. Mais avant tout nous devons comprendre ce qui n'a pas fonctionné, ce qui nous a empêché de remplir efficacement notre mission pour l'Union. Comprendre, d’abord, puis remédier. Et rapidement. Cette erreur ouvre la porte à nos ennemis.
– Et ils vont s'en donner à cœur joie. » Cette fois la citoyenne Zeltzine. Comme elle parlait peu en dehors des affaires économiques, on l'écoutait. Ce n'était pas une de ces commissaires qui prenait la peine de débattre chaque point de chaque ordre du jour. Cela ne signifiait pas que sa parole avait droit à plus de crédit, simplement que s'il fallait débattre de ses propos, c'était en son for intérieur. Elle ne répondrait de toutes façons pas vraiment à un avis contraire, se contentant de sporadiquement exprimer sa position, ou d'asséner des vérités ou de formidables intuitions quand on s'attardait sur son domaine d'expertise. « Nous devons de déclarer la guerre – façon de parler, je vous vois venir De Rivera – à la première puissance mondiale. Notre illustre voisine. »
La Raison, comme on surnommait Maximus de Rivera, secoua doucement la tête.
« Je n'allais pas vous reprendre, je pense même que vous avez raison. C'est aussi une opportunité.
– En quoi ? » Rai Sukaretto le regardait droit dans les yeux. Son sourire amical ne révélait aucune émotion. Maximus pris le temps de formuler sa réponse, le silence, extrêmement pesant, dura quelques secondes.
« C'est la première puissance mondiale. Ce n'est pas comme si l'Union avait attaqué et perdue contre une puissance de second rang. Premièrement, si ma mémoire est bonne, l'invasion du Pontarbello par l'Alguanera ne fait pas l’unanimité sur la scène internationale. On peut notamment signaler la prise de position d'Aumérine.
– Nous avons parié sur le bon cheval, commenta Xen Suchong.
– D'autres régimes suivront, continua le citoyen. Notamment hors de la sphère libérale occidentale. Il sera extrêmement simple de faire du Pontarbello un point de tension à exploiter auprès des nations anti-impérialistes. Ensuite, la perte de matériel militaire est effectivement problématique. D'ailleurs je ne m'explique pas comment il se fait que des corps armés équipés pour lutter de façon efficace en situation d'infériorité aérienne, et armés pour lutter contre des blindés, se fasse ainsi écraser par une milice trois fois inférieure en effectifs et ne jouissant pas nécessairement de matériel supérieur en termes de qualité, mais là n'est pas le sujet et je suis sûr qu'une analyse ultérieure des évènements enrichira largement les propositions du Directoire. Là où je veux en venir c'est que nous avons perdu du matériel qui devait de toute façon être donné à des pays alliés de moindre importance ou recyclé pour laisser place à des appareils de nouvelle génération.
– Donc ce n'est pas si grave ? C'est ce que vous tentez de dire, Edgar ? Vous essayez de vous rassurer, mon vieux ! »
Rai souriait mais ne semblait pas convaincue. Elle était, au même titre que quelques-autres membres du Comité, debout autour de la table de réunion. Elle fit trois pas vers le citoyen De Rivera pour lui mettre une tape amicale dans le dos. L'ancien officier fit claquer sa langue contre son palais. Actée, qui s'était éloignée pour regarder par la fenêtre, lança un regard par dessus son épaule.
« Oui. Ce n'est pas si grave. En comparaison au drame national qu'a été la dernière Junte ce n'est rien. Notre économie ne sera pas affectée. Il me semble que l'esprit de l'Union est encore fort. Il me semble aussi que cette défaite s'inscrit dans une polarisation du monde que nous voyions venir de longue date. Rien de surprenant. Nous n'allons pas nous faire de nouveaux ennemis. Au contraire je pense que nous allons attirer l'attention de tout ceux qui ont intérêt à voir chuter notre encombrant voisin, et cherchaient un pays capable de faire le nécessaire.
– Vous n'envisagez pas sérieusement…
– Je n'envisage rien.
– Envisagez ce que vous voulez. » Actée regardait toujours dehors. Même si ils ne voyaient pas son visage, les membres du Comité devinaient clairement son agacement. « Le Comité Estimable n'envisage rien, lui. »
Un nouveau silence. Chacun se replongeait dans ses fiches, ses notes, les rapports de ses commissariats et commissions parlementaires. Styx Notario et Aquilon Mayhuasca, les deux chiens fous du comité, parlaient à voix basse. À titre personnel on pouvait assurer qu'ils ne s'aimaient pas et en rester là. Ils formaient cependant au sein du Comité les représentant de l'aile radicale de la Convention. Lui issue des Splendides, elle d'un accord entre les Syndicats des Brigades et de l'Accélération, ils formaient un fer de lance interventionniste, idéologisé et pas aussi étanches au bon sens que ne le laissait croire leur réputation. Fous, peut-être, mais doués, indéniablement.
C'était Aquilon, après tout, qui avait porté le projet de réarmement du Grand Kah. Sans lui pas de Kotios, pas d'alliance Pharoise. Une grande partie de la doctrine militaire de l'Union – aujourd'hui mise en échec – reposait sur ses idées, ses recommandations. Et Notario ? Son petit projet au Yuhanaca avait été stoppé net par l'intervention fédérale. Elle ne s'en était pas remise. Elle avait, comme qui dirait, un plat qui se mange froid en attente de consommation.
Elle prit la parole d'un ton neutre. Au sein du Comité on lui reprochait encore ses aventures personnelles avec les services secrets. On la tolérait pour sa compétence, mais elle devait se montrer prudente.
« Nous perdons du temps. »
C'était sa façon à elle d'être prudente. Au moins elle n'avait pas directement insulté l'un des citoyens. Actée se rapprocha de la table, pour l'écouter. Si elles devaient se disputer, elle préférait le faire en voyant son visage. Les autres durent comprendre son attention, car il y eut quelques yeux levés vers le ciel. Notaria se montra imperturbable.
« Nous savons très bien ce qu'il faut faire. Consolider le Comité Estimable ou admettre son échec et le remplacer par une nouvelle formation. Nous devons demander à la Convention Générale d'accepter notre démission. »
La citoyenne Actée plaqua ses mains sur la table. Sa réponse fut prononcée avec un calme détaché, chaque mot nettement articulé, qui détonait clairement avec son expression furibonde.
« Je n'ai pas particulièrement envie de démissionner à cause des erreurs poussées par la frange radicale. »
Pour elle le Pontarbello s'inscrivait à la suite d'une dérive interventionniste à laquelle elle s'était toujours opposée. Quelques acquiescements. Suchong alla jusqu'à inviter la maîtresse des services secrets à « montrer l'exemple ». Le citoyen de Rivera laissa ses camarades s’houspiller, puis réclama le silence quand le ton menaça de monter. Lui n'avait pas grand-chose à reprocher aux radicaux. On ne le surnommait pas La Raison pour rien : le Comité avait approuvé ces opérations. Ces erreurs étaient celles de tout ses membres. La démission n'était pas une solution optimale, mais restait une possibilité entendable.
« Nous pourrions proposer de convoquer des élections anticipées. À ce stade la plupart d'entre nous jouissent encore de la pleine confiance de la Convention.
– C'est ce que je disais, lâcha Notario. Consolider ou admettre l'échec. Je suis pour une consolidation, vous vous êtes concentrés sur la seconde proposition. »
Actée secoua la tête. Toujours pas convaincue. Son analyse dépassait la nature politique de l'erreur. C'était une femme de fond.
« Peu importe. Des élections anticipées ne serviront à rien si nous ne prenons pas en compte le fait qu'il nous faut impérativement une nouvelle ligne répondant aux derniers développements internationaux.
– Vous voulez dire, une ligne militaire ? » Aquilon. « Car c'est bien ce qui coince. La question militaire est laissée aux Directeurs, qui ne devraient théoriquement pas se charger de l'aspect politique de la chose armée. Or le commissariat à la Paix n'est pas représenté au sein de ce comité. Pourquoi le serait-il, le Grand Kah était un pays désarmé avant que l'Estimable ne fasse approuver la création d'une force opérationnelle. »
Et ce réarmement ne s'était pas accompagné d'une réorganisation du Comité de Volonté Publique. Maintenant, tout le monde pouvait réaliser que c'était un vrai problème.
« Alors quoi, continua Zeltzin. Un Estimable Deux ? On prend les mêmes, on recommence, mais quelqu'un aura la charge de la Paix ?
– A vrai dire je compte profiter de cette occasion pour prendre ma retraite. »
Les regards pivotèrent une fois encore vers Maxwell Bob, dit l'Ancien. Le vétéran de la politique et de la guerre civile souriait tristement. On fit silence pour le laisser continuer. C'est vrai qu'il avait connu les gouvernements d'avant-guerre. De tous, c'était celui dont la traversée de l'Histoire kah-tanaise était la plus longue.
« Je suis vieux. Je n'ai rien à faire dans ce gouvernement. Ma présence était utile il y a sept ans, lorsque l'Estimable avait besoin d'une figure publique connue pour assurer un semblant de légitimité à la nouvelle Convention. Je pense que mon rôle est joué.
– Donc on prend les mêmes, corrigea Zeltzin, moins vous.
– Il suffira d'orienter la campagne. Demandez aux communs de vous trouver des personnalités en mesure de présenter un projet militaire à la Convention. Je suis sûr que cela sera extrêmement intéressant.
– Des élections pour un commissariat seul. » Actée se passa une main sur le visage. Elle n'avait pas vraiment d'avis sur cette question précise, malgré sa nature exceptionnelle. « Les pharois vont croire qu'on les copie.
– Mais non. » Rai lui posa une main sur l'épaule et pris un ton didactique. « Nous sommes un comité, ça n'a rien à voir avec un ministère.
– Hmhm. Bien. C'est entendu alors ? »
Pas d'objections. Aquilon, en ses qualités de rapporteur de la Volonté Publique auprès du Parlement, fut envoyé expliqué la situation à la Convention. Il allait falloir voter.