C’était au travers de la répétition des gestes que les traditions perduraient au Jashuria et qu’elles pouvaient se transmettre et évoluer. Non seulement, cela permettait de conserver la mémoire des pratiques culturelles, mais en plus, cela donnait à chaque Jashurien le sentiment d’appartenir à une même continuité générationnelle. Ce que l’on faisait aujourd’hui, nos ancêtres le faisait avant nous et nous ont transmis leurs gestes. Ce n’était qu’au travers de la patiente et lente répétition des gestes que l’on pouvait non seulement espérer les améliorer, mais aussi en saisir le sens caché et la sagesse des anciens.
A ce titre, tout devait être parfait pour recevoir ses invités. L’écrin valait tout autant que le présent. Le Hall des Ambassadeurs possédait ses propres salles de préparation du thé, servant aussi à recevoir les invités. La préparation du thé, quant à elle, visait à sublimer les propriétés de la feuille de thé par des variables savamment maîtrisées : le choix du thé, la méthode d’infusion, le choix de l’eau et enfin, le temps d’infusion. Tout le reste, de la première gorgée à la manière de le boire, relevait d’un cérémoniel complexe que les Jashuriens appréciaient particulièrement expliquer à leurs invités. Mais il était inutile d’expliquer un tel cérémoniel à des connaisseurs comme les nations du Burujoa et du Fujiwa. Ces dernières disposaient de leurs propres rituels pour le thé, qui impressionnaient les nations hors du Nazum.
Si les Eurysiens préparaient principalement le thé avec de grandes bouilloires et de grosses théières rondes, les Jashuriens infusaient leur thé dans des théières particulières en céramique ou en terre cuite capables de conserver sur leurs parois les tanins du thé, lui conférant une nouvelle texture, plus délicate. Certaines théières allaient même jusqu’à être réservées spécialement pour les thés aux feuilles fragiles, comme le thé jaune ou blanc, afin d’éviter d’en abimer la saveur. En un mot comme en cent, le thé jashurien était un art pris très au sérieux, avec des outils raffinés et adaptés au fil de millénaires de pratiques.
Si cet art pouvait sembler cryptique aux yeux des Eurysiens, il ne fallait pas s’y tromper. Un Jashurien vous préparant du thé selon le cérémoniel traditionnel était un honneur. Cette cérémonie était principalement connue dans le Nazum et respectée par les interlocuteurs internationaux. Les invités du jour étaient des habitués de la cérémonie du thé, aussi, les hôtes avaient veillé à ne pas encombrer les invités avec un cérémoniel trop pompeux, de peur de les froisser. Si la cérémonie du thé visait à impressionner les Eurysiens et les Aleuciens, bien des détails étaient superflus aux yeux des véritables connaisseurs tels que les Nazumis. Il n’était pas nécessaire d’en faire trop.
La cérémonie du thé de ce jour visait à recevoir les augustes représentants de l’Empire de Burujoa et de l’Etat du Fujiwa. La salle de réception spéciale donnant sur le jardin zen et un authentique bassin à carpes koï avait été réservée spécialement pour l’occasion. Le temps s’était pourtant couvert sur la capitale du Jashuria, avec le mois de décembre arrivant à point nommé. Avec le temps, les plantes du jardin de l’ambassade avaient été placées sous serres afin de ne pas mourir du froid. Le Jashuria savait prendre soin de ce qu’on lui confiait et veillait à ce que ses invités, comme ses amis, soient bien traités. Il en allait de même avec les présents qu’on lui apportait. Depuis que le Meijihua avait décidé de se retirer des affaires du monde, le Jashuria avait conservé précieusement les orchidées qu’il lui avait offertes. Dans le même ton, les présents floraux de l’Althalj étaient eux-aussi précieusement conservés et présentés avec soin.
Les boites de thé avaient été préparées à l’avance. Les invités du jour auraient le choix du thé et il serait préparé devant eux par l’une des employées de l’ambassade, ayant fait l’école d’hôtellerie d’Azur. La Première Ambassadrice, en robe traditionnelle, attendait patiemment les délégations burujoennes et fujiwas avec à ses côtés l’une des jumelles Malwani, qui officierait comme secrétaire de cette rencontre. Lalana Preecha était accompagnée du Premier Ministre Nantipat Sisrati lui-même, qui briguait son second mandat au vu de sa popularité. L’homme discutait posément avec l’ambassadrice, visiblement réjoui à l’idée que les deux délégations aient convenu de se rendre en même temps à cette invitation. Les enjeux de cette rencontre étaient importants. Les nouvelles nations étaient sorties de leur isolement et il revenait à la Troisième République du Jashuria de les intégrer dans le projet de développement du Nazum. Si le Burujoa n’avait pas caché son ambition de créer une entité supranationale, le Jashuria s’était montré sceptique à cette idée, mais il convenait d’en parler de vive voix plutôt que par missives interposées. Le grand absent de cette réunion serait malheureusement l’Iphlusia, à cause du mauvais timing … Mais les services diplomatiques étaient déjà en train de mettre les bouchées doubles pour faire en sorte qu’une rencontre ait lieu.
Les invités furent conduits avec le plus grand soin vers le salon de thé, où la Première Ambassadrice les attendait. Quand ils pénétrèrent dans l’enceinte du lieu, les Jashuriens les accueillirent chaleureusement.
Lalana Preecha: « Bienvenus à Agartha, chers représentants. C’est un plaisir de vous voir ici-même dans le Hall des Ambassadeurs. Voici monsieur le Premier Ministre Nantipat Sisrati. Voici madame Malwani, notre secrétaire pour cette rencontre. Quant à moi, je suis madame Preecha, Première Ambassadrice du Jashuria et votre hôte pour cette rencontre. Installez-vous je vous prie. Nous avons beaucoup à échanger, mais avant … du thé. »
La préparatrice se mit immédiatement au travail, tandis que de petites pâtisseries au miel du Banairah étaient apportées sur un présentoir à trois étages. Le Banairah avait apporté bien des délices au Jashuria, notamment ces fabuleuses pâtisseries au miel et aux amandes qui faisaient le bonheur des politiciens du pays. S’il était auparavant difficile de s’en procurer, la multiplication des échanges avec le Banairah via le nouveau port de Destanh avait permis l’un de ces petits miracles de la mondialisation de trouver son chemin dans les assiettes des Jashuriens.
Nantipat Sisrati : « Je vous en prie, chers invités. Ne boudez pas votre plaisir. Il s’agit de pâtisseries de notre ami le Banairah : des baklavas, des ghoribas, des cornes de gazelles, … De vrais délices ! Ma femme en raffole et moi-aussi. Mais mon tour de taille me suggère toujours le contraire ! »