- Profesor ! Profesor Segarceanu !
Adrian Segarceanu avait entendu arriver son étudiant bien avant que celui-ci n’ait franchi la porte de sa tente. Au regard des mœurs de Transblêmie, Constantin Lazar faisait assurément démonstration d’un peu trop de son enthousiasme et ce en toutes circonstances, ce qui expliquait certainement qu’il n’ait pas fait carrière dans l’inquisitorat. l’Université de post-archéologie transblême était sans aucun doute un milieu plus adapté aux doux rêveurs et aux optimistes.
Du moins, avant que les conditions de travail ne vous rendent aigri comme tout le monde.
Le professeur Segarceanu referma machinalement le livre qu’il était en train de consulter et constata qu’il n’en avait pas marqué la page. La chance voulait qu’il porte à cet instant son voile transblême, si bien que Lazar ne pu remarquer le regard assassin que lui adressait son mentor lorsqu’il pénétra dans la tente. Il y en avait pour plus de mille pages là-dedans, retrouver le chapitre précis qu’il était en train de consulter allait lui prendre un temps fou…
- Profesor ! Nous avons trouvé l’une des arrêtes !
Segarceanu oublia son livre et sa page perdue instantanément.
- Montrez-moi !
Manifestement ravi d’avoir annoncé la bonne nouvelle, le jeune Lazar s’écarta en tenant la toile de la tente pour laisser passer l’universitaire qu’il guida ensuite vers le chantier de fouille.
- Le Profesor Luca a insisté pour que nous étendions la zone de fouille dans un périmètre de vingt-quatre mètres autour du monticule, il dit que si nous avions sous-estimé l’échelle de calcul, alors ça pourrait s’avérer payant.
Segarceanu grimaça sous son voile. Il était excité de la perspective de voir enfin l’arrête de ses yeux mais l’idée que le mérite en revienne à une initiative du professeur Victor Luca l’agaçait. Surtout que personne ne l’avait prévenu de l’extension du périmètre de fouille autour du monticule, d’ailleurs il n’était pas certain qu’il aurait validé une telle instruction, ce qui était également une source d’agacement.
D’un pas rapide les deux hommes descendirent la colline sur laquelle était installées leurs tentes jusqu’au site de fouille à proprement dis, un coin de vallée perché à quelques dizaines de kilomètres au nord de la ville de Sovinor.
Là, calculé par des arcanes dont seuls l’Université de post-archéologie transblême semblait avoir le secret, avait été identifié une ruine enfouie sous une demi-douzaine de mètres de roche sableuse.
Après négociations avec le gouvernement novigradien, les Transblêmiens avaient été autorisés d’y envoyer une équipe qui travaillait maintenant depuis plusieurs mois dans ce coin de terre oublié de tous. Les Novigradiens gardaient bien les archéologues à l’œil, mais comme ces derniers s’obstinaient à ne rien découvrir tout en persistant à identifier dans des formations naturelles des signes évident qu’ils touchaient au but, on avait laissé faire.
A vrai dire, il était arrivé à Adrian Segarceanu lui-même de douter, à certains moments, que ce fameux « monticule » qui avait été calculé comme se trouvant au centre du bâtiment censé se trouver là était bel et bien la preuve de quoi que ce soit. Malgré la gangrène idéologique qui pourrissait la science transblême de l’intérieur, Segarceanu avait de solides notions en géologie et en géographie et ça… ça, ça pouvait aussi bien être une trace de civilisation qu’une congestion sédimenteuse parfaitement banale.
Restait que si le monticule était effectivement le centre de quelque chose, les calculs des observateurs de l’historicité avaient prédit qu’on découvrirait autour de celui-ci huit arrêtes dessinant la forme d’un toit octogonal. Et apparemment, ils en avaient trouvé une !
Autour du monticule, la plupart des Transblêmiens avaient retiré leurs voiles, certains poussant la décadence jusqu’à se promener chemise ouverte en raison de la chaleur et de l’effort. Secrètement, Segarceanu se promit d’en toucher un mot à l’inquisitorat à son retour, histoire de s’assurer que tout ce petit monde n’avait pas trop pris goût aux mœurs relâchées novigradiennes.
- Ah professeur ! s’écria Victor Luca, « j’allais vous faire chercher. »
- Lazar s’en est chargé, déjà, répondit Segarceanu d’un ton pressé. « Où se trouve l’arrête ? »
Le professeur Victor Luca s’effaça poliment devant son aîné et désigna, à quelques mètres de lui, un petit champ de terre quadrillé par des piquets et de la ficelle qui y dessinaient des parcelles de trois mètres carrés chacune environ. Certaines étaient intactes, d’autres avaient commencé à être creusées.
- La parcelle numéro 12, profesor.
Un doctorant du nom de Stefan Cojocaru indiqua avec déférence une portion de roche déjà bien entamée au burin. Adrian Segarceanu avisa le visage découvert et juvénile de Cojocaru. Il y avait une raison au port du voile Transblême, en l’ôtant et offert sa face de con au monde, ce gamin avait perdu toute prestance. Mais il était le neveu du Grand Inquisiteur, alors Segarceanu le remercia d’un hochement de tête. Si son oncle tolérait de pareilles fantaisies, ce n’était pas lui, simple professeur à l’université qui avait son mot à dire.
La parcelle numéro 12 ressemblait à première vue à toutes les autres et l’espace d’un instant, Adrian Segarceanu se surprit à pester contre le voile noir qui, malgré sa finesse, brouillait légèrement sa vision.
- Ici profesor, indiqua Stefan Cojocaru.
- Je vois, je vois.
A bien y regarder, il y avait effectivement quelque chose. Coincée dans la roche, une sorte d’arrête triangulaire évoquait vaguement quelque chose qui aurait pu s’apparenter au sommet d’un toit. D’un toit de l’époque, cela s’entendait, dont les formes caractéristiques de la civilisation pré-novigradienne étaient bien connues des archéologues et historiens transblême ainsi que des théoriciens de l’ancien Empire.
Cela pouvait aussi être un filon rocheux, bien entendu, mais l’orientation de l’arrête, dirigée vers le monticule, et la netteté de la découpe provoquèrent chez Adrian Segarceanu un frisson d’excitation.
L’avaient-ils trouvé ? La crypte recherchée ? Se pourrait-il que malgré les doutes et le manque de sources dont ils disposaient, leurs calculs aient été bons ? Quelle merveille de pouvoir prédire la disposition des lieux de fouille grâce à la disposition des étoiles et la modélisation des déplacements tectoniques depuis un bureau, puis de découvrir la confirmation de ses prédictions sur le terrain.
Si cela fonctionnait, alors la Transblêmie venait d’entrer dans un âge d’or archéologique ! Des milliers de nouveaux sites ne tarderaient pas à être identifiés à travers le monde – enfin, le seul monde qui comptait : l’Eurysie et le Nazum – et les peuples abâtardis prendraient conscience de leur héritage…
- Vous pensez que c’en est une profesor ?
- Une ?
- Une arrête.
Adrian Segarceanu se tourna vers le professeur Victor Luca qui s’était faufilé à ses côtés pendant qu’il observait la parcelle. L’universitaire se redressa avec dignité, chassant d’un geste toute trace de fébrilité de son corps.
- Possible. En tout cas c’est la meilleure piste que nous ayons pour le moment. Nous allons calculer la circonférence du cercle par rapport au monticule et identifier les huit autres emplacements théoriques des arrêtes, tout en continuant de dégager celle-ci. S’il s’agit bien d’un morceau de structure, l’orientation du bâtiment devrait nous permettre de situer l’emplacement de l’entrée principale.
Les doctorant s’adressèrent les uns aux autres des regards excités. Après plusieurs mois à briser de la roche et balayer de la terre sans réels indices d’une présence humaine, leur quête venait soudain de faire un bon significatif en termes d’avancement.
Victor Luca hocha la tête d’un air sérieux, bras croisés il désigna l’arrête qui émergeait du sol.
- Il faudra prendre en compte le changement d’échelle des plans, si mes transpositions sont confirmées, nous sommes sur du 12.8 et non du 11.4.
Adrian Segarceanu lui rendit un regard assassin, dissimulé sous son voile. Il commençait à suer légèrement là-dessous, malgré la légèreté du tissu, et celui-ci lui collait au front de manière désagréable. Victor Luca n’allait certainement pas se priver de mettre en avant le fait que c’était SON initiative qui avait permis de confirmer les proportions du bâtiment, une inconnue de leurs recherches jusque-là.
- Bien sûr, profesor, siffla Adrian Segarceanu avec perfidie. « A ce propos puisque nos calculs sont manifestement à revoir, j’aimerai avoir confirmation des nouvelles proportions avant de devoir tout refaire… »
Victor Luca hocha la tête. Segarceanu reprit : « Mon correspondant à Novigrad, le Docteur Menelaos, m’a fait parvenir il y a deux semaines une invitation à visiter des ruines inaccessibles au public. J’ai décliné à ce moment là puisque nous étions en train de travailler sur le monticule mais je pense qu’une comparaison entre ces ruines et les nôtres pourrait nous en apprendre beaucoup sur les calculs de proportions architecturales…
Victor Luca devait avoir senti l’arnaque, il prit sur lui pour ne pas s’offusquer et répondit d’un ton mielleux.
- Mais ces ruines ne sont pas héritières de l’ancien Empire, vous savez bien que la science ancienne a été perdue, il est impensable qu’une construction de l’ère novigradienne puisse nous apprendre quoi que ce soit sur les pratiques de…
- Justement, le coupa Segarceanu, les ruines sont antérieures à l’époque novigradienne. Certes sans doute ne s’agit-il que de restes de civilisations primitives ayant succédé à la chute de l’ancien Empire mais si des restes de l’ancienne culture persistent, c’est là-bas que nous les trouverons.
- Profesor, je ne doute pas que l’étude de vestiges ait son intérêt mais nous venons de mettre à jour l’une des arrêtes je pense que ma place…
- Suffit profesor. C’est moi qui ait à charge cette expédition et j’ai besoin de quelqu’un ayant de solides connaissances scientifiques pour s’entretenir avec le Docteur Menelaos. Ne nous faites pas honte et revenez dès que vous aurez pu établir une règle de symétrie architecturale brute correspondant à cette ère civilisationnelle.
Le professeur Victor Luca ne pu s’empêcher de serrer les poings, maîtrisant sa colère. Il était évident qu’Adrian Segarceanu cherchait à l’éloigner de SA découverte pour s’en attirer les mérites et la paternité de l’excavation des autres arrêtes, et peut-être même de la porte elle-même.
- Cela pourrait prendre des semaines vous le savez très bien.
- Alors ne traînez pas. C’est le temps qu’il nous faudra pour nettoyer le terrain et dégager les autres arrêtes, ce n’est pas vraiment un travail passionnant, les doctorants et ouvriers suffiront largement.
Puis sans laisser le temps à son homologues de réagir, il s’adressa à Stefan Cojocaru : « Pourriez vous adresser une communication cryptée à l’Observatoire de l’historicité ? Il faut les prévenir que nous avons découvert quelque chose. »
- Inutile, l’interrompit le professeur Luca, je m’en suis déjà chargé pendant que Lazar s’en allait vous chercher.
Adrian Segarceanu le toisa. Sans son voile, Victor Luca ne pouvait dissimuler la discrète moue revancharde qui s’était installée à la commissure de ses lèvres.
Vermine, j’aurai ta peau. pensa Segarceanu intérieurement en hochant la tête, sans se douter que Victor Luca venait de se dire exactement la même chose au mot près.