C'était le projet du temps du comité Estimable. Et le Comité Paix et Développement, qui avait pour ainsi dire hérité du dossier en cours de route, comptait bien le suivre à la lettre. En partie parce qu'il était des plus modérés, en partie parce que le respect de la loi était une vertu cardinale pour tout kah-tanais se respectant. Et Sakeh Ngobila, non content d'être un modéré, était très, très kah-tanais.
La situation était un peu particulière, cependant. La demande émise par les listoniens, celle de récupérer le prisonnier, avait hérissé l'ensemble du Commissariat aux Affaires Extérieures, à l'exception peut-être de la citoyenne Actée Iccauhtli, qui avait éclaté de rire avant de sobrement conseiller d'accepter la requête. En termes de Listonie elle était la seule experte. La seule femme, de toutes les chancelleries du monde, qui avait réussi à arracher un semblant de coopération à cette administration rétive, du temps de son gouvernement ultra-nationaliste. Elle faisait figure d’experte. On lui avait bien entendu répondu que ce n'était pas possible. Que le Prince devait passer devant un juge, qu'il n'y avait pas d'alternative à la loi.
Puis, on apprit comme ça que le prince avait mystérieusement disparu. Pour être exact, on avait jamais eu le prince en notre possession. Il avait effectivement disparu, et n'était pas réapparu, comme on le présupposait, dans une commune kah-tanaise, aux mains de milice. Fort étrange. Et l’Inquisition ne manquerait pas de le faire remarquer. Cela-dit il n'y avait aucune preuve de l'intervention des kah-tanais dans sa disparition, et si des bruits de couloir persistant évoquaient une action menée par le PIK, le parti indépendantiste n'était pas affilié à l'Union. En d'autres termes : pas vu, pas pris.
Là où ça risquait de devenir compliqué, c'était que le prince allait réapparaître. Pour être exact, le colonel Córdoba, homme de main du général en charge de la régence militaire des colonies, avait exigé de Sakeh qu'il vienne en personne, avec le prix, et qu'il lui présente. Sans expliciter ce qu'il espérait en faire. On sentait venir le traquenard à des kilomètres mais, faute d'alternatives crédibles, et la situation Kodedane devant être pacifiée d'une manière ou d'une autre, on accepta de jouer le jeu. Jusqu'à un certain degré. Et Sakeh, pas exactement rassuré, fit le déplacement.
Il visualisait encore la gueule goguenarde d’Actée, qui lui avait mis un petit coup dans l’épaule, dans une expression particulièrement rare d’amusement.
« T'en faites pas mon vieux, » avait-elle commencée d’un ton guilleret. « Ils ne feront pas de vous un martyr. Au pire un otage. Un otage… Qui pourrait à son tour disparaître. Comme ça. Par magie. »
Puis un clin d’œil appuyé et un nouvel éclat de rire en voyant l’expression particulièrement déconfite de son camarade. Au comité c’était encore pire : les radicaux se gardèrent de toute réaction, sauf Styx, en charge des opérations clandestines, qui avait sourit d'un air horrible. Meredith insista simplement sur l'importance de sa mission et Caucase, aux difformités inversement proportionnelles à la droiture de son caractère, lâcha que c’était le Kah. Et là, il ne parlait pas d’idéologie, mais bien du principe mystique, la Roue, tout ça.
D’accord. La Roue de l’Histoire est inarrêtable. Mais si on pouvait éviter de la graisser avec son sang, ce serait tout de même mieux.
Enfin ! Il y avait de bons côtés à toute cette histoire. Et il profita de sa visite, ou plutôt la justifia, en passant à travers le très important réseau de chantier entamé par Saphir, compagnie kah-tanaise s'il en était. Les tardifs investissements du clan Saadin faisaient pale figure en comparaison à cette immense œuvre d'éducation populaire. Commencée des mois plus tôt, et qui avait déjà doté tant de villages en écoles, puits, générateurs. Bientôt l'eau courante. Sans parler du réseau de transport en commun conçu pour faire transiter les nouveaux ouvriers, mais aussi mis au service des communautés, et des syndicats. Les kodedans adoraient les syndicats, sans surprise. Tout le monde aimait qu'on lui redistribue un peu de pouvoir. Ces gens, au final, feraient un jour de bons anti-impérialistes. En tout cas les cadres du projet, kah-tanais comme autochtones, furent ravis de la visite d'un représentant de l'Union. Il y eut des photos, il serra quelques mains, commenta le projet et sa portée historique, puis se retira après avoir vu quelques maquettes et visité une école toute neuve.
Le lendemain, ce fut dans un convoi de jeeps blindées et entouré de gardes du corps miliciens qu'il se rendit au village où devait avoir lieu la "transaction" avec les autorités régionales. Il se disait que la présence miliaire listonienne s'était accentuée dans la région, et c'était tout à fait souhaitable avec les pillards mandrakiens qui rodaient. Pourtant, lorsqu’il descendit de la jeep et s'avança dans le village, entouré de trois kah-tanais en costard qui se dispersèrent pour sécuriser la zone, Sakeh se demandait plutôt combien de soldats kah-tanais le fixaient dans leurs lunettes, depuis les auteurs des rocailleuses où, paraissait-il, on les avait infiltrés au début de toute cette chienlit.
Il n'en savait rien. Au fond il s'en moquait. Patient, et voyant l'un de ses gardes du corps s'approcher en exécutant l'un de ces petits gestes sibyllin dont la sécurité a le secret, attendit le colonel.