
En plein cœur des élections peprovites, loin des manigances et des tractations des grandes puissances, la venue à Peprolov de Jonis Selomos fut pour l’histoire un non-événement. On retint bien qu’il fut accueilli à l’aéroport militaire par une délégation peprovite, mais celle-ci, après les politesses d’usage, s’effaça vite pour laisser place aux véritables acteurs de cette rencontre. Il fallait bien avouer que la République de Peprolov avait d’autres choses en tête que de se préoccuper d’une micro-nation perdue dans la Leucytalée, dont la légitimité tenait à peau de chagrin. En fait, on n'avait serré la main à Jonis Selomos que parce que quelqu’un, quelque part, dans une commission du Bureau des Affaires extérieures, s’était dit que cela pourrait sans doute agacer le Novigrad. Pour le reste, tout le monde avait des chose plus importantes à faire.
Une délégation de la Merenlävät prit rapidement le relais et on invita le chef du gouvernement provisoire à monter dans le train de voyageur qui longeait le canal de Sever et menait à Peprolov-port, où une cabine de première classe lui était réservée. Un œil attentif aurait remarqué que les hommes en armes qui assurèrent la protection lors du voyage n’étaient pas des militaires Peprovites : la Merenlävät, comme toutes les grandes entreprises pharoises, possédait sa propre force armée, et la Merenlävät était la plus grande d’entre toutes. Au sortir du train, on marcha quelques minutes dans la ville, qui n’était gère grande, avant de voir la mer, et l’océan du nord. Bien différente des eaux calmes et chaudes de la Leucytalée, celle-ci se débattait comme un diable entre les blocs de glace à la dérive à cette époque de l’année. On était en hiver, Peprolov était blanche comme neige et chaque respiration projetait dans le vent des petits nuages de vapeur.
Dans un joli restaurant qui donnait sur la digue, la capitaine Jaana accueillit son invité avec la courtoisie adaptée à un chef d’Etat. Certes Portecios ne pesait en tout et pour tout qu’un PIB d’une dizaine de milliards d’écailles, mais sa position et l’implication du gouvernement Elpide dans la prise de contrôle de la ville lui donnait une importance dépassant largement sa stricte valeur économique.
L’envoyée de la Merenlävät s’excusa de n’avoir pas été présente en personne sur le tarmac de l'aéroport, mais promit à Jonis Selomos qu’il ne serait pas déçu du voyage. La région était en chantier, cela sautait aux yeux, tout semblait soit détruit, soit reconstruit, soit en train de l’être, ce qui donnait à Peprolov-port une impression étonnante, frustrante d’inachevés, mais également pleine de potentiel.
La Capitaine Jaana, elle, était à l’image du Pharois. La peau tannée par la mer qui la vieillissait plus que son âge, des cheveux gris et un visage dur. Elle n’en avait pas moins la voix et les gestes doux, qui épousaient l’air comme de l’eau et lorsqu’elle levait son verre, elle le faisait avec assez de lenteur pour qu’on perçoive qu’elle appréciait l’instant. Que ce soit feint ou sincère, cela donnait l’impression qu’elle vous estimait. On se sentait valorisé en compagnie de la Capitaine Jaana, et très légèrement intimidé aussi, ce qui allait bien ensemble, pour peu qu’on soit sensible au charme majestueux des icebergs.
On servit devant Jonis Selomos un grand plat chaud, sorte de soupe de poisson dans laquelle baignait des morceaux de légume. Le serveur leur en remplit deux bols, un pour lui et un pour elle. Le restaurant avait une large baie vitrée qui donnait sur l’océan mais les préservait du froid et quand la Capitaine Jaana se mit à parler, elle se tenait de biais, fixant plus la mer que son interlocuteur. Son regard toutefois revenait parfois se poser sur l’helléne, soulignant l’importance d’un mot ou d’une phrase.
« Je n’insisterai pas outre mesure sur les différences qu’il existe entre un port pharois, un port peprovite et un port hellénique. Différentes mers, différentes besoins, différentes mentalités. Ce que vous propose la Merenlävät, c’est de travailler avec vous, de vous accompagner à chaque étape du développement industriel de votre jeune République. Ce que je vous propose, monsieur, n’est rien de moins que de mêler nos intérêts et de ce fait, chacun aura tout avantage à la prospérité de l’autre. Nous n’avons pas peur de vous recommander de prendre votre temps. On ne transforme pas une ville en mégalopole en l’affaire de quelques mois, il y a des chemins plus stratégiques que d’autres et dans un monde de plus en plus mondialisé, la clef est assurément de pourvoir des besoins dont manquent les autres acteurs de votre région. »
Elle sourit.