Ambiance musicale proposée
[center]La courte nuit estivale était tombée sur Konstantinopolis, sporadiquement éclairée par l'éclat fugitif d'un ancien bâtiment de bois s'écroulant dans les flammes ou par les longues traînées laissées par les balles traçantes. Plus d'un enfant devait sans doute contempler ce spectacle en songeant à des feux d'artifices, mais ces feux d'artifices là n'étaient pas tirés en l'air, mais tirés vers le sol, sol qui recueillait passivement tout le sang, les larmes et les cadavres jetés çà et là par les folies humaines. La nuit n'était pas fraîche, elle portait au contraire toute la lourdeur qui annonce l'imminence d'un orage d'été, alors que l'air se chargeait de fortes effluves de cendres mêlées au fumet insidieux des charniers. Les rues qui descendaient vers le port était jonchées de débris divers, parpaings éclatés et pierres arrachées aux murs des maisons désormais écroulées. Le port lui-même était totalement privé d'électricité, vide d'un trafic que le siège avait fait disparaître. Or, c'est dans les eaux noires du port qu'émergea la longue silhouette d'un sous-marin. Tache un peu plus sombre sur un océan d'obscurité, le sous-marin ne resta pas émergé très longtemps ; si on l’avait observé aux jumelles de vision nocturne, on aurait pu voir de plus petits submersibles se détacher du HMS Rhyfelog et prendre la direction des quais de Konstantinopolis, à quelques kilomètres de là. Les deux SDV, l'un transportant des membres du Special Boat Service et l'autre des opérateurs tanskiens du STORM, filèrent droit vers des quais qui avaient été identifiés comme étant les plus discrets. Cette partie de la ville était normalement sécurisée par les forces gouvernementales, mais des rapports de dernière minute avaient indiqués une possible infiltration du port par les milices Hvítneslåndaises et, par mesure de précaution, le commandement avait mis en place une sécurité supplémentaire pour la première phase de l’opération. Les douze hommes atteignirent leurs objectifs dans le plus complet silence ; ils émergèrent lentement des eaux de la Manche Blanche, fusils pointés et prêts à éliminer le moindre élément qui compromettrait leur furtivité. Un matou dérangé par cette soudaine apparition feula un peu contre les douze silhouettes spectrales, avant de s'enfuir par-delà un muret.
"-Watchtower, Viking. Hector et Ingrid sécurisés. Go pour phase II"
La radio grésilla en dyffrynien sur le ton affirmatif d'une procédure longuement répétée :
"-Reçu, Viking. Go pour phase II."
Il ne fallut pas plus d'une quinzaine de minutes pour qu'un cortège d'une dizaine de bateaux fasse son apparition dans les lunettes des hommes du commando. Les hélicos du 7th Transport Squadron avait emporté sous leur carlingue des zodiacs, qu'ils avaient ensuite largués à l'entrée de la baie. Si tout se passait bien, la centaine d'opérateurs Caratrado-Tanskiens débarqueraient sur les quais H et I du port, avant de s'emparer progressivement de toute la partie de la ville que le commandement avait décrétée "Green Zone". Ils seraient renforcés avant le matin par d'autres opérateurs du STORM, amenés par l'escadron spécial "Frihet", tandis qu'une plus petite force s'emparerait d'un terrain vague à l'est de la ville, qui serait bientôt transformée en aérodrome. Au petit matin, les Konstantinopolitains s'éveillerait alors que l'opération Beach Wizard était déjà bien en route. Si tout se passait bien...
Le Major Derfel Cadarn ruminait le plan tant de fois répété en attendant que les zodiacs finissent leur interminable trajet jusqu'au quais. Il n'avait qu'une douzaine d'hommes, et n'importe quel chaland pouvait décider à tout moment de se pointer en face des hommes-grenouilles. Ils auraient sûrement l'air fin à se zyeuter dans la pénombre, se dit-il. C'est évidemment à ce moment-là qu'émergèrent d'une ruelle l'écho de pas rapide, vraisemblablement ceux d'un groupe. Une ruelle en angle droit, qui débouchait à peu près en face de Cadarn, justement. Les caratradiens et les tanskiens n'échangèrent pas même un regard : ils s'installèrent confortablement dans les recoins les plus sombres, attendant patiemment de prendre sous un feu croisé les pauvres types qui avaient eu l'idée saugrenue de se balader sur les quais à une heure pareille. Une femme serrant un enfant dans ses bras surgit de la ruelle, suivi par deux gamins qui s'accrochaient à ses mains comme des naufragés à leur planche. Cadarn se figea. Un homme émergea à la suite de la femme. Le couple balaya sans les voir les commandos du regard. La résolution plus que moyenne des jumelles de vision nocturne n'empêchait pas de lire sur leurs visages émaciés les signes évidents de l'épuisement nerveux, mental et physique ; des larmes avaient creusés de profondes rigoles sur les joues crasseuses de la femme, l'homme portait un bandage de fortune au bras gauche et les gamins semblaient plus perdus que des chatons que l'on s'apprête à noyer. La femme dit quelque chose à l'homme dans une langue que Cadarn ne comprenait pas. Sa voix transpirait d'angoisse. L'homme fit quelques pas, trébucha sur un costaud Tanskien du STORM et s'effondra. Ni une, ni deux, le solide nordique saisit son lointain cousin Konstantinopolitain et le garrota pour l'empêcher de crier. Un tanskien et un caratradien firent chacun un pas en avant, dans une tentative simultanée visant à rassurer la femme, chacun dans le patois nordique qu'il maitrisait. Ne distinguant pas dans l'obscurité ce qui était arrivé à son mari, celle-ci se mit à pousser un hurlement, long et terrible, qui se répercuta sur les obscures façades des bâtiments du port, muettes et impuissantes spectatrices de la lutte qui se jouait à leurs pieds. Cette fois, les commandos s'avancèrent et expédièrent rapidement la femme avec son mari dans les bras de Morphée. Les gamins n'avaient pas bougé, trop hébétés pour comprendre une action qui n'avait duré qu'une poignée d'instants. Cadarn adressa un long regard désabusé à ses hommes :
"-Bon, j'imagine que c'est moi qui dois m'occuper des mômes, maintenant..."
La fin de la nuit se passa sans heurt et sans croiser aucun milicien : les troupes conjointes sécurisèrent sans coup férir le reste de la "Green Zone", à l'exception d'un membre du SBS qui se tordit la cheville dans une ruine et qui dut être évacué par un des hélicos du "Frihet". Les alentours du terrain désigné pour la construction de l'aérodrome étaient totalement vides, et les opérateurs de la 6 Troop, M Squadron, Special Boat Service passèrent une large partie de la nuit à se tourner les pouces en attendant que la relève arrive.
Le lendemain matin, alors que les troupes du contingent humanitaire débarquaient, un photographe amateur eut la bonne idée de prendre une photo de ce soldat cagoulé portant si héroïquement un enfant dans ses bras. Quelques heures plus tard, elle se trouvait dans tous les journaux.
Portfolio (descriptions sur les images)