22/02/2015
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[RP] Une histoire de monstres

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Chapitre 1 : l'arrivée



On racontait de drôles d'histoires sur les îles, au nord du Syndikaali. Comme si leur isolement et leur faible population en faisait le théâtre rêvé des mensonges un peu trop gros pour être contés sur la métropole. Placez vos protagonistes à Pharot, Kanavaportti ou même sur les rives du détroit et n'importe quel petit malin pourra vous mettre au défit de prouver vos dires, vous croiserez forcément un type qui vient de là bas, ou qui y a de la famille, pour vous rétorquer en riant que c'est que des conneries. Mais les îles... on y allait pas trop et jamais longtemps. Déjà, c'était plutôt loin, même en navire et l'avion en parlons pas, je suis même pas certain qu'il y ait des pistes d’atterrissage là-bas. C'est paumé, quasi vide, tout juste s'il y a des villes, mis à part Valaiden Portti, le port aux baleines. C'était tout ce qui y restait au final : des vieux comptoirs de l'époque où presque toute l'économie d'Albi tournait autour du commerce de l'huile et des os, et de la viande. Avec l'industrie et les bateaux à moteurs, on a moins eu besoin des avant-postes, mais ils sont toujours à nous, des fois que ça serve, à nous et vides.

Alors forcément, des histoires sur ces villes fantômes, il y en avait un paquet qui courraient et même que c'était courant à un moment, une fois l'an, comme ça, de se faire un petit voyage jusque là bas, en famille ou en amoureux, pour le frisson. Mais rarement plus d'une journée et puis on dormait sur les bateaux, pas à terre, et on restait au large. Pas qu'on ait la frousse, jusque que c'est froid là haut, le soleil se couche plus tôt encore qu'ici et pour peu qu'il y ait des nuages tu vois pas venir les morceaux de glace à la dérive. Ça aussi, ça a dû contribuer à la drôle de réputation du coin : on y coule plus, alors forcément à force, ça fait du grabuge. Les femmes de l’époque devaient dire "ouais va pas t'installer là bas, t'y passeras pas l'an, pourquoi pas rester près des côtes" et elles avaient pas tort, y avait que les célibataires, les jeunes et les paumés qui s'engageaient pour pêcher dans ces eaux là, à se demander si ce qui tuait tant que ça, c'était la glace ou les hommes.

Enfin moi j'ai jamais tant aimé que ça les histoires d'horreur. Quand on raconte j'écoute, surtout en mer où y a pas grand chose à faire et puis, devant les copains s'agirait de pas passer pour un dégonflé, mais j'avoue qu'une fois dans mon pieu, ça me travaille. Je crois pas être quelqu'un de froussard, j'ai jamais lambiné à la tâche et je connais des types plus large que moi qui tiennent moins bien les tempêtes, la nuit, les vagues, ba, on s'y fait, surtout quand on a grandit avec, mais ces histoires... non décidément, j'arrivais pas à m'y faire. Le plus chiant dans tout ça, c'est que j'ai jamais rencontré un type qui me dise que c'est des blagues. Des paroles braves, des petits sourires crâneurs, ça oui mais aussi des regards fuyants, chez les vieux, ça j'ai bien remarqué et ces putains de scientifiques, là, les ingénieurs, même s'ils le disent pas... putain je crois que tout le monde y croit. C'est que ça doit avoir un fond de vrai, non ?

Autant dire que c'était pas dans mes plans de m'installer à la Valaiden, ça non, alors qu'est-ce que je foutais là ? En arrivant au large, sur le zodiac, la première chose qu'on voyait c'était les anciens quais d'écorchement, avec leurs grands piques et les caniveaux à sang. Le type qui conduisait m'a dit qu'une baleine ça pourrit vite et que son huile faut pas trainer à la récupérer. Alors quand on en choppait une pas trop loin, dans le temps, on la ramenait au port et on la charcutait là, et tous les restes finissaient à la mer, pratique. A force, elles auraient dû commencer à piger, les baleines, mais rien, ça a toujours été poissonneux ces eaux là. Le type a dit que les hommes, c'était pas le pire qui pouvait y arriver, à une baleine. Connard va, j'ai bien vu comment y me regardait, histoire de vérifier si je miquais. Je lui ai pas fait ce plaisir, n'empêche que le soir, dans le lit...

Faut dire que la gueule de l'hôtel aidait pas, aussi. Enfin hôtel, je suis gentil, un entrepôt en briques rouges, directement sur la côte et qui se faisait lécher le cul par les vagues. En bas y avait le matos et au dessus, comme une mezzanine, nos lits. Il parait que le niveau de vie est plutôt haut au Syndikaali et j'irai pas raconter le contraire, mais les pêcheurs ont toujours tellement vécu à la dure qu'on dirait que personne se soucie trop de notre sort. Faut dire qu'on se plaint pas trop non plus, rapport aux traditions... peut-être qu'on devrait un peu plus gueuler, de temps en temps ? En tout cas les lits étaient durs, avec un vieux sommier en métal qui grince quand tu te retournes et sans cloisons pour les séparer t'entendais tout, ceux qui toussent, ceux qui pètent, ceux qui ronflent. Va dormir avec ça.

Au moins, j'ai eu le temps pour réfléchir, c'est toujours ça. Réfléchir à ce que je foutais là et pourquoi je me retrouvais si loin au nord. J'ai toujours été pêcheur. Enfin mon père l'était, sur la côte nord à l'embouchure du détroit et très vite y m'a emmené avec lui. On avait un petit chalutier, rien de très gros, mais c'était déjà la grande vie. Je comprends les types qui nous bassinent toujours avec le respect des ancêtres et des méthodes traditionnelles. Moi je ne fais pas de politique alors en général, quand on évoque le sujet, je me tais, mais n'empêche que je comprends. Les grands cargos, transporteurs, je les ai croisé, ça oui, il en passe chaque jour des dizaines dans le détroit, des machins si haut que tu te casses le cou juste à lever le nez pour les regarder passer, avec des équipages plus nombreux que des villages et un bruit d'enfer. Clairement, ça aurait pas été la même chose, la vie en mer, sur un bateau pareil. Nous à bord du chalutier, on était trois : mon père, mon oncle, et moi. Et j'aimais bien. Mieux que de rentrer à terre pour suivre l'école pour sûr, alors très tôt c'était clair dans ma tête : j'allais me faire marin.

Le truc c'est qu'un marin sans bateau, bin ça suit un peu le mouvement, en fait, et mon père avait gardé le sien, pas encore à la retraite le vieux, de toute façon la coque commençait à être bien attaquée par le sel alors franchement, je sais pas si j'en aurai voulu du chalutier, même pour les souvenirs. Moi j'étais monté à la ville et sur la côte nord, la plus grosse ville du coin c'est Helmi. A l'ouest t'as le détroit, où y a trop de passage pour bien pêcher au gros, et à l'est c'est la pointe d'Albi, et Suuretaallot, le dernier phare avant la nuit que disent les prospectus de tourisme. Ça me fait marrer, même si c'est pas totalement faux. Passé la pointe y a plus rien que des glacier sur une sacrée distance, et encore que t'as intérêt à redescendre un peu au sud parce que sinon tu retrouveras jamais la terre avant d'avoir fait un petit tour du monde.

Enfin tout ça pour dire que j'étais allé à Helmi, pour les études, voila, marin c'est un sacré travaille, ça s'improvise pas et puis dans un coin de ma tête déjà à l'époque je me disais qu'entrer dans la marine, hé, faire un officier, ça pourrait être un bon boulot, tiens, si je m'en sortais bien. Encore fallait s'en sortir, moi et les bonnes notes c'était pas trop ça, clairement, alors j'ai ramé, au sens propre comme au figuré, et quand j'ai bouclé mes études j'étais vraiment indispensable à personne. Des types qui veulent s'embarquer, pour pêcher, ou pour autre chose, on en croise des tas sur les quais et t'as intérêt à être un peu dégourdi parce que personne te dégotera un équipage pour toi, alors j'ai fait comme tous les jeunes de mon âge, j'ai erré dans le port, à jouer aux cartes et à picoler et rigoler et baiser un peu quand j'avais de la chance. Des petits boulots par-ci par-là, pendant les saisons de migrations des bancs, ouais, et puis de l'entretien de bateaux, mais jamais très longtemps.

Après ça a été le service militaire et je crois que c'est à cause de ça que je me retrouve ici aujourd'hui. A cause des putains d'idées qu'ils m'ont mis dans la tête là bas, des idées qui donnaient bien envie de prendre un peu le large et sans trop tarder, de la distance ça ouais et soudain j'avais un peu oublié les histoires qu'on disait sur les îles, j'avais bien envie d'y jeter un œil, ouais dit, c'était plus si effrayant que ça tout d'un coup. Enfin, jusqu'à ce que je me retrouve vraiment à bord du navire pour y aller, là j'ai commencé à me dire que tout compte fait j'avais peut-être fait une connerie... mais va demander au capitaine de faire demi-tour parce que t'as la trouille, qu'il te rit un peu au nez. Et puis, je m'étais engagé, quand même. Parole donnée, serrage de main et signature sur le papelard, hm, alors la parole d'un Pharois ça vaut tant qu'il y trouve son intérêt à la respecter, c'est sûr, pas une nation de piraterie pour rien, mais quand même, à vingt -cinq ans, on a sa fierté.
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Chapitre 2 : l'armée


Au début, tout c'était passé plutôt normalement, enfin, je crois, j'imagine que pour ce genre de chose on n'a pas vraiment de point de comparaison. Mon diplôme en poche et vu que je ne trouvais rien de sérieux où travailler, je me suis dis que c'était peut-être l'occasion de faire le service militaire, au moins après j'étais débarrassé. C'est plutôt récent, le service militaire, dans l'histoire d'Albi, une idée des types qui aimeraient bien qu'on soit une nation normale avec marche au pas, uniformes et tout le tintouin. Mouais, ça prendra jamais, y causent quand même à des pirates après tout et puis, on les a pas attendu pour apprendre à tirer de notre côté. En mer, on fait un peu ce qu'on veut et même si j'ai dit à l'instructeur qui nous a accueillit que j'avais jamais tenu une arme, la vérité c'est que je shoot des goéland depuis que j'ai huit ans. Comme la moitié des gars qu'étaient dans ma section, d'ailleurs, vu comment ils se débrouillaient à l'entrainement.

Enfin, on a commencé par nous faire signer tout un tas de papiers, à la caserne d'Helmi, et ensuite ça a été visite médicale, en slip dans le froid avec tout un tas d'exercices bizarres avec des électrodes sur le torse et le crâne, et des prises de sang et des tests de vue et à croire que ça allait jamais finir. Ensuite ça a été le moment d'aller récupérer un uniforme puis un tour du camp et enfin on nous a montré les dortoirs. Et là tu savais que t'y étais pour deux ans, t'avais intérêt à trouver comment occuper le temps. Le bon côté, c'était quand même qu'y étaient pas trop vaches et qu'assez rapidement on nous a demandé dans quoi on voulait se spécialiser. Y en avait pour tous les goûts : marine, terre, air, travailler aux labos, dans les radars, faire la cuisine et même nettoyer les chiottes si ça en bottait certains. Bon, ça bottait personne, alors on nous a expliqué que c'était pour ceux qui étaient un peu trop forte-tête. C'était mon genre ça et du coup ça a pas raté.

Après quatre mois à jouer les assistants bibliothécaires - soit disant qu'il y a pas de sot métier - voila qu'un gars un peu gradé m'annonce que je fais chier tout le monde et que désormais pour moi ce sera le nettoyage, histoire de m'apprendre un peu qu'à l'armée, faut de la discipline. Connerie, à l'époque je me disais encore que je tirais mes deux ans et que je me cassais vite-fait. Oubliés les rêves de devenir une huile, j'en avais vu suffisamment ici en quelques semaines pour savoir que c'était pas mon univers. On avait beau nous dire de la fermer, putain qu'est-ce que c'était bruyant, et des types qui gueulent des ordres tout le temps, et les copains qui gueulent aussi, et ça rigole et ça chante et normalement c'est pas des choses qui me dérange mais enfermé toute la journée entre quatre mur, je rêvais plus qu'à une seule chose moi, la mer, et le bruit des vagues.

C'est pas très amusant le nettoyage, mais au moins c'est un boulot solitaire. Seul avec ta brosse devant la coque d'un bateau retourné "et qu'y ait plus une tâche de rouille !" bin voyons, mais je préfère ça que passer ma journée sous le nez d'un sergent. Alors je frotte un jour, deux, puis trois, et on enchaîne comme ça, les carcasses de navires, les machineries quand tout le monde dort, les pièces des flingues démontés, les canons, tout un tas de truc tellement phallique que ça serait à vous en dégoûter de vous regarder la bite en pissant. Quel merde...! C'est pour ça qu'on nous mobilise deux ans ? Récurer des trucs ? Pas comme ça qu'ils nous feront développer un sens du patriotisme, ça c'est sûr, non ça vous donnerait plutôt de farouches envies de passer à l'ennemi, tiens, ou de juste se barrer en mer, qu'on nous foute la paix, le chalutier, les poissons, la belle vie, quoi.

Enfin ça a été ça, mon quotidien, pendant un moment. Racler et ruminer, astiquer et râler. J'aurai pu m'y faire, jusqu'à ce qu'on vienne encore me chercher, pour autre chose cette fois. Un travail de nuit, décidément quand t'es à la corvée tu prends jusqu'au bout, alors me voila avec mon balais et mon saut et je descends des escaliers et encore des escaliers. Salle bizarre, du carrelage partout et des paillasses. "Faut que ça brille" me dit le type, d'accord, d'accord et je m'y mets. Ça continue comme ça plusieurs semaines d'ailleurs, mais toujours à pas d'heure et j'ai pas le droit de dire où je travaille aux autres. Mouais, autant dire que ça pue, j'ai peut-être pas eu les meilleurs notes à l'école mais je sais reconnaitre les secrets militaires quand je les vois, alors je la ferme et je continue de nettoyer sans rien dire. Je me disais que si je faisais pas de vague dans six mois j'avais terminé et on en parlerait plus, c'était l'idée, sauf qu'évidement avec ma poisse ça pouvait pas finir en compte de fée cette affaire.

Une nuit que je descends comme d'habitude je sens comme une salle odeur qu'y a pas d'habitude. Comme je suis seul dans la pièce, je me dis qu'un type a dû laisser trainer son sandwich ou je sais pas quoi et c'est là que je remarque qu'une des paillasses a pas été bien rangée. Faut comprendre, moi je fais les sols et les tables et quand j'arrive y a rien ni sur l'un si l'autre. Un éclat de truc bizarre de temps en temps ou un trognon de pomme mais globalement c'est propre, je termine juste le boulot avec un peu de pshiit. Alors qu'une des tables soit pas vide, c'était déjà plutôt une surprise, mais qu'en plus ça pue... bon. Du coup je m'approche, couillon que je suis et plus je m'approche, plus ça sent, putain...

J'ai failli dégueuler, sérieux. Je sais pas sur quoi ils traficotent ces cons mais là... Fallait voir, une espèce de pingouin, du genre petit, ailes et pattes attachées sur une plante et toujours vivant, mais à moitié découpé ! Et avec un de ces trucs qui lui bougeait sous le bide, merde ! Ça grouillait comme des oeufs, des oeufs vivant et t'as la bête comme ça qui me regarde...

C'est à ce moment là qu'un type est entré. Il avait un masque sur le nez mais j'ai bien vu qu'il était surpris que je sois là. "Vous foutez quoi ici ?" il me dit comme ça et "écartez vous de là" bin super, je montre la bestiole "vous foutez quoi les mecs putains achevez le là !" et de me dire que c'est pas mes affaires que j'ai rien à foutre ici, moi je lui dit que si mais je sais pas si il a appuyé sur un bouton ou quoi parce que deux mecs débarquent. Genre forces spéciales, dans ce cas là tu fais pas chier et tu les laisses te mettre dehors clairement. J'ai quand même vérifié l'horaire, je jure que j'étais pas en avance ! Nan mais ça les a pas empêché de me foutre au trou pour la nuit et le lendemain rendez-vous dans le bureau du capitaine "tu la fermes et tout se passera bien ok ?" ok quoi ? Si je dis non ils font quoi ? J'ai pas osé demander, juste on a signé des trucs de confidentialité et puis j'ai été réformé. Finalement je m'en tirai pas mal, six mois de moins à nettoyer le sol, mais quand même...

C'est à ce moment que je me suis dit que Valaiden Portti, finalement, ça me ferait peut-être un peu voir du pays. Alors quand j'ai vu qu'un mec cherchait du monde pour des forages en haute mer, j'ai pas trop réfléchi. J'aurai peut-être dû, mais maintenant c'est fait.
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Chapitre 3 : Valaiden Portti


Le bateau qui devait nous emmener sur la station de forage n'allait partir que dans deux jours. On attendait une nouvelle fournée de marins avant de se lancer et comme on nous avait rien donné à faire d'ici là, j'avais décidé d'explorer un peu la ville, histoire de voir. On m'avait toujours dit qu'Albi, c'était presque une île malgré la petite langue de terre qui nous reliait au reste de l'Eurysie et du coup je me souviens qu'à plusieurs reprise je m'étais pas mal moqué des "continentaux", que nous on était de vrais insulaires. Mais en commençant ma petite déambulation à Valaiden, j'ai rapidement pigé que je m'étais bien foutu le doigt dans l’œil. Les îles, j'y connaissais rien, c'était vraiment un autre délire.

Je sais pas si c'est parce qu'elle était resté longtemps coupé du monde mais la ville avait beau être la plus grande de la zone avec ses deux-cent mille habitants, il en reniflait quelque chose de désert, de désert, et d'un peu hostile. Comme si je sais pas quelle merde pouvait débouler à n'importe quel moment et que vite fallait être prêt à fermer ses volets et éteindre les lampes pour faire comme si y avait personne. Et personne, y semblait bien que c'était un peu le cas. Il y a encore quelques décennies, Valaiden avait été un port d'importance "le phare du nord" qu'on l'appelait, à cause de toute l'huile de baleine dont elle était imbibée et parce qu'après c'était juste des glaciers. C'était aussi un moyen de faire un peu chier les voisins, si haut y a plus grand monde pour habiter, alors on se disait que le Syndikaali apportait la civilisation dans les mers abandonnées. On n'avait pas totalement tort d'ailleurs, reste qu'avec la chute de l'industrie de la lampe à huile et le raréfaction des baleines, Valaiden a commencé à se dépeupler petit à petit, jusqu'à perdre presque la moitié de ses habitants.

Les bâtiments, par contre, eux y sont restés. Du coup ça donnait à certains quartiers des airs de ville fantôme et une fois que je me suis arrêté dans un bar pour me réchauffer un peu, le patron m'a dit de pas trop y trainer, qu'on savait pas qui vivait dans ces baraques là, toutes en pierres rouges du temps où c'était des entrepôts, des ateliers et surtout des habitations pour les travailleurs, avec leurs vitres pétées par des pierres et les morceaux de meubles et de machines qu'on apercevait en posant un œil contre les planches cloutées qui barraient l'accès. Je sais pas s'il se foutait de ma gueule, j'ai l'impression qu'on se fout pas mal de ma gueule en ce moment, enfin dans le doute, je suis retourné vers le port. Là bas au moins ça vie encore.

Mais même le port, en fait, y ressemblait pas à tous les ports. Trop de navires brise-glace et aucun gros transporteur. En même temps faudrait être un peu con pour trainer sa marchandise si haut dans les glaciers quand tu peux passer tranquillement par le détroit et t'arrêter dès que ça te fait envie pour visiter les grandes villes sur le chemin. Toutes prêtes à t'accueillir qu'elles sont, clairement, et leurs bars et leurs putes avec, ça y manquait pas ça non, c'est une industrie la marine, hein, et un marin qui a passé trois semaines en mer est prêt à payer deux fois plus qu'un touriste gras du bide d'Arkencheen. En tout cas l'industrie touristique, à Valaiden Portti, c'était pas trop ça et je pouvais comprendre, ça se sentait que la ville avait surtout été pensée pour être fonctionnelle, toute enroulée autour du port comme un ruban sur la côte. Dans les terres, rien à voir, rien à faire, quelques plantations maigrelettes et beaucoup, beaucoup de manchots et de phoques qui se trainaient sur la rocaille, indolent et gras. C'était presque à les envier, moi même avec un coup dans le nez, j'avais quand même froid.

J'étais allé m'accouder sur un pont, au milieu des chalutiers et leurs mâts qui s'hérissaient comme une petite forêt ballotée par les vagues, le regard dedans. C'était pas les moments pour réfléchir posément à mon avenir qui m'avaient manqué, des longues journées à trainer j'en avais eu, pendant mes études et après. Non je crois que c'était l'envie, l'envie de préserver encore un peu de juste me laisser voguer sans vraiment pendre de décisions, comme un gosse, un peu à la dérive d'accord mais paisiblement. J'avais voulu prendre mon temps pour grandir et finalement voila où ça m'avait mené. Valaiden, le bout du monde, le bout du nord, à fumer seul sur un quais désert, entouré de coques rouillées et de mouettes qui lorgnaient sur mes poches comme si j'y avais eu un morceau de sandwich à rafler. Un moment, j'ai fini par me demander si tout le monde faisait comme moi, ou si c'était juste moi qui déconnait de mon côté, pas foutu de se prendre en main, à juste sauter d'une situation à une autre puis attendre qu'on me dise quoi faire. L'idée était un peu dérangeante et en même temps pas désagréable. Si j'étais un con, un bon à rien, alors j'avais qu'à me résigner à mon sort, me laisser flotter jusqu'à la fin de ma vie sans chercher à remonter le courant. C'était tranquille comme idée, et en même temps, baisser les bras à mon âge...

Un peu plus loin une cloche s'était mis à sonner et j'entendais vaguement des éclats de voix provenir de derrière les navires. Des marins qui se relaient, se passent le bonjour. Un lieu de passage, voila tout ce que c'est, un port. On peut bien y boire un coup, y coucher, au fond on s'attarde pas, notre vraie place est en mer, il faut s'y faire. Ça explique sans doute que ces endroits soient si dégueulasse d'ailleurs et qu'à force de vivre comme ça dans un entre-deux, le Syndikaali ait jamais jugé intéressant de se développer une architecture à lui. Juste là à piquer des trucs aux autres et puis s'entasser dans des bâtiments carrés, mathématiques, fonctionnels et rien d'autre, presque comme si l'idée derrière tout ça, c'était de nous pousser à retourner au travail le plus vite possible, à aimer le large parce qu'au fond c'était encore le seul endroit où on se sente correctement. J'ai vu des bateaux hauts comme des tours et grands comme des palais, confortable aussi, sans doute et même ma cabine sur le chalutier de mon père était plus douce que ce que me proposait cette ville.

Valaiden Portti, la ville qui n'offrait plus rien, juste un passage de relais, un arrêt provisoire avant de se rendre encore plus au nord, un phare somme toute, une pauvre lumière dans la nuit pour t'indiquer comment éviter les rochers et continuer ton voyage, rien de plus, non.

J'écrasais mon mégot de cigarette sous ma semelle avant de le faire tomber dans l'eau. Une mouette vint voler pas loin, sûrement pour vérifier si c'était pas un bout de pain maronnasse qui flottait là, puis se tira déçue. Je tournais le dos aux docks, décidé à rentrer au dortoir. Me restait encore une journée à tirer ici et déjà j'avais l'impression d'être retourné au service militaire. Attendre. Attendre que ça passe. Compter les jours. Sauf que cette fois quelque chose me disait que la délivrance ne viendrait pas, que je ne quitterai pas Valaiden pour une existence plus douce. Qu'en fait d'attendre une échappatoire, ce dont je souhaitais en vérité la fin n'était rien d'autres que mes quelques derniers moments de repos et de répit.
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Chapitre 4 : le dîner


Je rentrais au dortoir fourbu d'une journée à avoir marché tout seul, dans cette espèce de neige boueuse qu'on trouvait sur les trottoirs en s'éloignant du port et des embruns salés et que c'était presque l'unique chose de vraiment rassurant ici parce qu'on retrouvait la même boue à Helmi et sûrement un peu partout dans le Syndikaali et que ça faisait le même bruit humide en marchant dedans. Un peu comme avant, quoi, presque une ville normale, presque pas le confins du monde, fallait se dire, mais le répéter encore et encore y changerait pas grand chose.

Je sais pas où les autres avaient passé leur journée de congés à eux mais certains s'étaient installés, ça c'était clair. Entre les machines et les caisses de matériel ils avaient foutu des palettes de bois sur deux tonneaux à peu près de la même taille et ça faisait comme une longue table sur plusieurs mètres. Une bonne dizaine de type s'y étaient assis près du poêle et parlaient assez bruyamment alors que d'autres jouaient aux dés un peu plus loin, certains lisaient la presse et un paquet trainaient sur leurs téléphones ou l'agitaient en l'air, râlant qu'on captait rien dans cette foutu baraque. J'invente rien. Deux types me passèrent sous le nez en blaguant à propos d'une histoire de morsure de goéland et un des gars attablé me héla depuis sa chaise.

- "Eh gamin !" qu'il me dit "Viens dire bonjour un peu ! Entre collègues !"

On avait déjà passé une bonne partie de la traversé de l'allée tous ensemble, des gars plus longtemps que d'autres puisqu'il en venait d'un peu tout les coins du Syndikaali, le bateau qui nous avait amené à Valaiden devait simplement faire le tour des côtes à la recherche de personnel motivé. Motivé par quoi, on se le demandait, aller se geler le cul à des kilomètres et des kilomètres de toute vie civilisée, ouais, tu m'étonnes qu'il était pas rempli à ras-bord le rafiot, mais bon, ça promettait de nous former là bas et puis, comme j'ai dit, je voulais me casser. En tout cas, si on avait pas trop pris le temps de faire connaissance dans la cale, certains voulaient visiblement rattraper le temps perdu et je pouvais comprendre la démarche. J'étais encore jamais allé sur une plateforme, ouais, mais j'avais vu des images et pour grand que c'était on en faisait quand même vite le tour et sûrement des gens qui habitaient dessus aussi. Jusqu'à une centaine disait le recruteur, un vrai hôtel flottant, le confort en moins, le boulot en plus.

Du côté de la table, le mec continuait à se montrer insistant, mais sympa, enfin il avait l'air, tout souriant sous ses poils et un nez bien rougi par le froid alors bon, je suis allé les rejoindre... de toute façon, j'ai jamais trop su dire non. Je plantais mon cul sur une chaise avec un pauvre sourire et à peine que j'avais foutu mes pieds sous la table on me mettais un gobelet de vin chaud dans les mains et une tape sur l'épaule. Je rigolais comme ça à une blague prise au vol pour pas paraitre trop godillot mais comme les gens avaient l'air satisfaits que je les ai rejoins, je me contentais ensuite de simplement souffler sur le vin tout en regardant autour de moi sans rien trop oser dire. C'était principalement des jeunes, ceux qui étaient là, enfin, je devais sans doute faire figure de benjamin mais la plupart tournait autour de la trentaine, pas plus, des moustaches à la mode mais des vêtements un peu crasseux ou recousus. Personne avait l'air de rouler sur l'or, au moins ça c'était clair.

Comme l'histoire du premier gars était finie, une femme avait pris la relève, ça avait l'air d'un conte cochon avec tout un tas de grimace, de mimes aussi de temps en temps plutôt scabreux qui me tiraient des ricanements et des descriptions suggestives qui vous remuaient l'entre-cuisse, mais j'avais un peu la tête ailleurs. Tout ça faisait encore trop de bruit, comme à l'armée, comme sur les docks, trop de rires de gueuleries, de gens qui bougent, pour un peu qu'il y aurait de la musique on se serait mis à danser, enfin, pas moi. Heureusement j'avais du vin et bientôt trois gars débarquèrent avec une marmite fumante et énorme et se mirent à taper dessus avec des louches. Aussitôt, tous les gens qui étaient restés à l'étage, dans les lits et ceux qui jouaient pas loin nous rejoignirent et ça faisait encore plus de boucan et plusieurs qui étaient en retard après avoir passé la nuit dehors arrivèrent aussi en rigolant et on se présentait que ça s'appelait Martti, Silja, Raakel et Nico et tout un tas d'autres encore qui tapaient sur la table avec leurs assiettes à qui on servait de grosses louchées dans un bruit spongieux, fumantes et moi mon verre s'était rempli encore du vin aux girofles, ça se goinfrait, baffrait, Lida qui avait fini vite sortit même une harmonica et alors que Jari et Aune sautaient sur la table pour une danse, envoyant valser les plats vides par terre pendant qu'on applaudissait en rythme sur un air connu, moi, moi je prenais la porte, la porte derrière, celle qui donnait sur la mer.

Derrière le baraquement, il y avait une espèce de ponton juste éclairé par le lointain éclairage public des rues perpendiculaires au bâtiment. On entendait encore le raffut de la salle à manger, mais étouffé maintenant et surtout les vagues qui s'écrasaient contre la petite digue qui venait soutenir les murs en briques. Dans la nuit comme ça, la brique rouge ça avait l'air presque noire, et qui lui donnait des allures d'ombre massive dressée face à la mer. Des siècles de guerre maritime, de raids et de piraterie avaient peuplés nos imaginations de ces figures totémiques, les blockhaus sans fioritures, destinés à rien d'autre que résister aux frappes des navires et au lent usure du ressac, phares fortifiés comme les barreaux d'un long grillage étendu sur toutes nos côtes.

- "Tu vas attraper froid, garçon."

Je me retournais, surpris dans mes pensées, comme si c'était quelque chose de honteux. Le type me tendait une paire de gants, ma paire de gants, en fait, celle que j'avais déposé sur la table en m'asseyant et oublié de récupérer. C'est vrai qu'il faisait froid, ça aussi j'avais presque oublié. Je les enfilais en me contorsionnant un peu, tout en lui adressant un hochement de tête reconnaissant.

- "C'est quoi ton nom ?" Il me dit comme ça.
- "Et toi ?" Je réponds.

Ça a l'air de l'amuser, même s'il ne sourit pas, il a des yeux expressif, jusque dans le noir.

- "Citoyen Rikaard, salut garçon." Il dit et il me tend la main.

Je l'attrape, la sers. "Arttu." Je réponds.

- "Ah ! Comme notre ministre, là !"
- "Le prêtre, oui. Mais on n'a rien à voir."
- "Je me doute bien, garçon. Et je te souhaite de pas lui ressembler, fait jamais bon de prêcher dans le vide, ça doit bien attaquer le moral." Qu'il répond. "Pourquoi tu t'es enfui comme ça ?" Il demande d'une voix plus basse, et plus douce.

Je mets un moment à répondre, j'ai l'impression que tout ce que je pourrai lui raconter paraitrait gauche, idiot, gamin.

- "Envie de pisser."

Il hoche la tête.

- "Pressante, hein ? Ok garçon, si tu le dis. Je voulais juste vérifier que t'avais pas trop bu, une tête dans la mer à cette heure et t'en ressortais pas." A mon tour de hocher la tête. "Allez viens, rentrons, c'est jamais bon les grèves pour les impies, surtout quand on y voit rien.

Je cille, je ne comprends pas ce qu'il veut dire, tant pis Rikaard est déjà rentré à l'intérieur. Je lance un regard à la mer d'encre, sans même pas un bout de rayon de lune sur les vagues pour la voir remuer, et puis moi aussi, je retourne au dîner.
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Chapitre 5 : départ pour la porauslautta


La journée suivante avait été moins calme. Outre qu'un responsable s'était présenté assez tôt le matin pour demander à tout le monde de préparer ses affaires et donner les instructions pour l'embarquement, le dîner de la veille avait pas mal réussi à nouer des liens entre les marins et la plupart avaient du coup décidé de passer leur dernier jour de repos en groupe, soit à explorer Valaiden comme moi la veille, soit à picoler dans un des bars du port. Invité par un type de mon âge je m'étais joins à ces-derniers et avait dépensé un peu trop d'écailles à mon goût en boisson avant que celle-ci ne finisse par me déculpabiliser. Je gardai un souvenir plutôt vague de la fin d'après-midi et une fois rentré au dortoir et bouclées mes valides, je décidais d'aller me coucher, m'affalant sur mon lit avec un grognement satisfait, assommé par l'alcool et la sociabilité.

Le lendemain vint nous cueillir avant l'aube, un par un les réveils s'étaient mis à sonner dans une synchronisation cascadante, tirant râleries et grommellement. Les marins n'étant toutefois pas gens à lambiner, on se trouva bientôt à enfiler vestes et pantalons dans la lumière déprimante des ampoules de nos lampes de chevets, non sans bruyamment s'étirer et bailler la cantonade. Ici et là on allumait les premières cigarettes tout en mettant du café à bouillir sur les plaques des réchauds installées à notre disposition. Pour ma part, je fauchais un morceau de pain et une dosette de confiture que j'y étalais avant de l'engloutir en vitesse puis d'aller me rincer la nuque sous un robinet de fer blanc. Une demi-heure plus tard, une femme trapue et courtaude se présenta dans à la porte du dortoir, y avisa un peu nos préparatifs avant de demander à la volée si tout le monde était prêt ? Elle nous compta comme des gosses pensant que, valises au poings, nous sortions tous un par un sur le trottoir verglacé et luisant sous les reflets de l'éclairage publique. La femme cria qu'il fallait rien laisser ici et qu'on vérifie qu'on n'avait rien oublié mais comme personne ne répondait, elle hocha la tête d'un air satisfait avant de s'en aller fermer les portes du dortoir à clefs. Puis elle nous dit de la suivre.

Comme nous logions juste sur les quais je m'étais imaginé qu'il nous suffirait de les longer jusqu'à rejoindre le bateau qui devrait nous emmener jusqu'à notre lieu de travail mais il nous fallut quand même marcher un long moment, moitié dérapant sur le sol, dans un silence matinal, seulement interrompu de temps en temps pour demander si quelqu'un n'avait pas une clope à dépanner. Entre les valides, les moufles et les cache-nez se griller une cigarette devenait assez vite une expérience rocambolesque, voire dangereuse à partir du moment où la femme se prit de nous faire promener sur le ponton qui bordait la mer et où la moindre perte d'équilibre menaçait de nous envoyer plonger. Les quais de Valaiden étaient un singulier mélange de modernité et de décrépitude, comme une ville qui aurait été en avance sur son temps puis aurait dû accuser d'un sévère freinage de sorte que toutes ses infrastructures pour être toutes en état de marche et parfaitement efficaces avaient dans leur aspect quelque chose de rouillé, crasseux, jamais neuf en somme. Au point d'ailleurs que j'en suspectais la ville de vieillir prématurément tout ce qu'elle touchait, y compris moi d'ailleurs. J'accusais d'un sale mal de dos depuis ce matin et le sang me battait douloureusement les tempes, bien qu'autant que Valaiden j'en accusais la dureté du matelas et le mauvais alcool ingurgité.

Si loin au nord, le ciel mettait toujours plus de temps qu'ailleurs à s'éclaircir et sans notion du temps j'avais l'impression d'avoir marché plusieurs heures lorsque la femme fit s'arrêter notre petite colonne d'un ton sec. Cillant sous l'effet de la surprise, je constatais que nous nous étions un peu éloigné des zones plus densément urbanisées du port et nous tenions à présent sur une espèce d'avancée de terre boueuse et à moitié gelée sur laquelle avait été installé un embarcadère de fer ouvrant sur le ventre d'un navette de transport. Comme tout le reste, elle avait l'allure de ces navires modernes, aérodynamiques que se payaient désormais les grandes entreprises marchandes ainsi que les militaires, mais semblait déjà singulièrement rongée par le sel et la peinture du logo de notre employeur qui la flanquait de chaque côté avait presque complètement disparu.

Il y eut un appel qui me ramena un peu en enfance mais qui avait le mérite de me remettre en tête les noms de mes camarades les moins bavards. Quand Rikaard se présenta, j'adressais un petit geste de la main dans sa direction pour le saluer mais la visage presque entièrement recouverte de sa cagoule, je pense qu'il ne me vit pas, ou n'en donna aucun signe. Puis on nous fit entrer, à la file indienne cette fois, à l'intérieur de la navette. Sur chaque bord se trouvait des bancs en métal tellement froid que je les sentis sous les épaisses couches de mon pantalon. Pour seule décoration des hublots largement cerclés de métal eux-aussi rendaient la fenêtre deux fois plus grosse que la vitre au moins et un éclairage aux néons palliait l'absence de lumière extérieure à cette heure-ci. Une fois que tout le monde se fut installé, la femme nous souhaita bon voyage et referma sur nous la soute. Il y eut un silence. A travers les parois on pouvait entendre un peu les remous de la mer mais surtout les bruits de pas qui nous contournaient pour se diriger vers la cabine à l'avant. Puis ils cessèrent, il y eut un nouveau silence et le grondement du moteur s'éleva en dessous de nous, raisonnant dans la pièce comme à l'usine. Un type rigola et tout le monde se mit à bavarder.

Dans un premier temps j'essayais bien de profiter un peu de la vue de l'océan mais en plein milieu de la nuit et avec la piètre qualité du verre, plus conçu pour être résistant qu'offrir un bonne vue, il m'était impossible de distinguer le ciel de la mer, également noirs, et je m'en détournais rapidement pour tomber sur le sourire du type de mon âge avec qui j'avais bu hier. Lui avait visiblement envie de bavarder.
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Chapitre 6 : Jouko


Le garçon s'appelait Jouko et méritait le qualificatif de garçon. Son visage était enfantin comme ses manières, il avait en permanence une espèce de moue taquine et des paroles provocantes à la bouche. Quand il souriait, content d'une bêtise qu'il venait de proférer, ses fossettes soulevaient les tâches de rousseurs qui tapissaient son museau, soulignant son ironie. Dès que nous avions commencé à parler hier, je m'étais fait la réflexion qu'il était mon exacte opposé : sociable, plein d'assurance et il semblait avoir l'air de parfaitement savoir ce qu'il fichait ici, contrairement à moi. Il était venu pour financer son futur navire, travailler sur les plateformes de forage était un travail dur mais qui payait bien, sans compter que le gîte et le couvert étaient fournis, d'une certaine façon. A en croire ses calculs, s'il gardait quatre ans son emploi, il aurait mis de côté assez pour assurer la somme minimale nécessaire afin de rassurer les banques de lui prêter le reste. A cet instant, j'avais compris pourquoi alors que moi et les autres enchaînions les verres, lui s'était contenté de café et d'eau. Cela ne l'avait pourtant pas empêché d'accompagner danses et chansons et il était une source intarissable de blagues cochonnes qui faisaient à coup sûr hurler de rire la moitié de notre petite bande.

D'ailleurs, c'était grâce à son intervention que j'avais moi aussi été invité à les rejoindre, sans lui je crois que je n'aurai pas trouvé le courage de me joindre aux autres et aurait passé une nouvelle journée à déambuler seul dans Valaiden Portti. Je ne sais si c'était notre âge commun qui l'y avait poussé mais malgré mon mutisme il n'avait cessé de me relancer sur divers pans de ma vie et de mes projets, parlant pas mal aussi mais sachant se taire pour écouter lorsqu'à voix basse je lui comptais mes déboires à l'armée. Cela le fit pas mal sourire, sans que je sache s'il prenait tout cela très au sérieux, mais quand j'eus fini il m'accorda une tape sur l'épaule en concluant que si nos impôts passaient dans l'étude de la reproduction des pingouins, il comprenait pourquoi les militaires tiraient tout le temps la gueule. De fait, par la force des choses, il était pour l'heure ce que je considérais le plus comme un ami aussi loin au nord. Cette idée me plu bien et je lui rendis son sourire.

- "T'as vu la gueule de la navette Arttu ?" demanda-t-il d'un ton goguenard "Entre le dortoir d'hier et ça on perd en gamme à chaque nouvelle surprise, m'étonnerait pas que la plateforme soit en fait un radeau à ce train là !"

L'idée était amusante, quoique qu'elle avait du vrai. Quand j'avais signé pour ce boulot, à Helmi, je n'avais pas accordé trop d'attention au nom de la société qui m'engageait. Maintenant que j'avais eu le temps d'y réfléchir, j'en arrivais à la conclusion qu'il ne me disait vraiment rien du tout. Le Syndikaali avait toujours été une nation d'indépendants, de commerces modestes et d'aventures menées en petits groupes mais le forage en haute mer était un secteur qui demandait des moyens de départ. On ne s'y lançait pas sur un coup de tête et de fait la plupart des plateformes étaient détenues par de grands groupes nationaux, spécialisés dans ce domaine. J'avais pourtant souvenir étant gosse d'une campagne du Gouvernement afin de libéraliser certains secteurs de l'économie en les rendant accessibles sous forme de coopératives. Peut-être la plateforme vers laquelle je me dirigeais était de ce nombre ? Un îlot métallique isolé en plein milieu de l'océan, fruit des lubies entrepreneuriales d'une petite association de pharois avides d'un bon plan ? Ce n'était pas impossible, et expliquerait alors aisément la vétusté des infrastructures qui nous avaient accueillis. Néanmoins, nous étions nombreux dans la navette, et sans doute le serions nous encore plus une fois arrivés, la plateforme n'étant certainement pas laissée vide à nous attendre. De telles structures nécessitaient bien des moyens, ne serait-ce que pour son entretien et les salaires à payer, aussi y avait-il quelque chose d'un peu paradoxal à tout cela.

Toutefois, je gardais ces pensées pour moi. J'aurai largement l'occasion de voir par mes propres yeux une fois que nous arriverions sur place et alors mes doutes se dissiperaient... ou se renforceraient, selon ce qu'on y trouverait. Aussi pour le moment me contentais-je de hocher la tête à la plaisanterie de Jouko.

- "Peut-être que c'est ça notre boulot ? Transformer un radeau en plateforme ?"

Il s’esclaffa. "Tu rigoles ? J'ai pas signé pour ça moi, je veux tirer du diamant et de l'or à pleine main, pas nous fabriquer une arche de Noé au pôle nord !"

En face de nous, une femme qui disparaissait presque sous ses capuches de laine lui répondit :

- "Tu vas surtout récurer des chiottes et gratter de la rouille, gamin, mineur c'est comme marin, c'est un métier, ça s'apprend."

- "Un sacré métier, pour sûr... y a cent ans ! Aujourd'hui suffit d'appuyer sur les commandes de la foreuse et de regarder faire, la seule partie difficile du taff c'est de se les geler en pleine mer, ouais, chiant mais pas insurmontable pour un pharois !"

Ce fut au tour de la femme de rigoler.

- "Entendez-le causer celui là, il a encore du lait sur le nez et croit déjà nous apprendre notre boulot, tient !"

Jouko répliqua avec une plaisanterie sur l'âge de son interlocutrice et alors que l'attention des autres se concentrait sur l'échange verbal bien animé qui résonnait dans la soute, moi je laissais de nouveau mon esprit vagabonder au loin, à me demander de quoi pouvait être composé le quotidien d'un travailleur, sur une plateforme, et si le gras salaire qu'on nous avait promis à l'embauche ne participait pas à quelque ruse bien huilée pour nous faire accepter par derrière des conditions de travail infernales. Je pris le temps de détailler mes camarades, tous concentrés qu'ils étaient sur Jouko qui balançait une volée d'insultes imagées, pour le plus grand plaisir de son auditoire et le sien. De ce que j'avais compris, beaucoup étaient déjà des mineurs en mers, mais aucun n'avait encore travaillé pour cette entreprise et sur cette plateforme-ci précisément. Pour autant, j'avais quelques sujets de penser que le boulot était un peu toujours le même dans ce secteur d'activité et à voir les bonnes mines rougeaudes des hommes et des femmes qui m'entouraient, à moitié dissimulés sous leurs cagoules et cache-nez, je me disais que sans doute cela ne devait pas être un travail si dangereux que ça. Du moins ne comptions nous aucun amputé parmi nous et si ce n'était les traits burinés et tirés de certains, il n'y avait là rien d'alarmant. Vivre en pleine mer vous tannait le teint prématurément, à cause du sel et du vent et il était d'ailleurs plutôt suspect au Syndikaali d'afficher une peau trop douce et immaculée.

Une heure passa ainsi, puis deux, puis trois. Un type demanda s'il était possible de se soulager mais la navette ne disposait pas de sanitaires et d'aucun pont qui aurait permis de pisser dans la mer, il dut se rasseoir en grommelant. La mer d'ailleurs, était désormais discernable à travers les hublots. Bien que l'épaisseur du verre ait transformé le levé de soleil en une épaisse et grossière bouillie de couleurs et de reflets, on pouvait à présent en plissant les yeux observer l'océan autour de nous. Certaines personnes s'étaient mis à chercher les morceaux de glace qui flottaient parfois à la dérive dans cette partie de la mer. Plus on monterait vers le nord, plus on en croiserait, et plus ils seraient imposants. Vers midi, Jouko déclara à la cantonade qu'il avait faim et cela sonna le début du repas. Tout le monde sortit son sandwich consciencieusement enveloppé la veille dans une feuille de papier plastique et on dégusta nos thons-mayonnaises et œufs-crudités en dissertant sur lequel des deux était le plus mauvais.

Les heures continuaient de passer et moi aussi je commençais à ressentir le besoin d'uriner. En en ayant avisé mon ami, celui-ci ne pu que hausser les épaules d'un air désolé mais j’eus l'impression qu'il redoubla ensuite d'efforts t de jovialité à me faire la conversation, sans doute afin de me distraire. Si les heures m'avaient complètement fait oublier le vrombissement du moteur, ses vibrations qui parcouraient les banquettes, elles, avaient fini par me meurtrir le cul, aussi surement que la marée ronge la roche, lentement mais avec acharnement. Autour de nous, les autres commençaient également à trouver le voyage lassant, il s'en trouva même quelques uns pour demander si on ne s'était pas perdu, à tout hasard, parce que monter aussi loin au nord, tout de même... A cette réflexion, un type questionna si quelqu'un avait les coordonnées exactes de notre destination, qu'il pourrait alors estimer un peu la distance, à partir de celles de Valaiden. Personne ne savait. A un moment, la femme qui avait houspillé Jouko se leva pour frapper trois coups sourds avec son poing sur l'une des parois de la soute, celle devant logiquement donner vers là où se trouvait la cabine de notre capitaine, mais rien ne répondit.

- "Ca va être sympa pour les week-end si on doit se taper une journée de route pour rentrer, tiens." maugréa-t-elle en se rasseyant.

L'humeur générale se faisait de plus en plus maussade quand une variation significative dans le ronflement toussoteux du moteur nous fit comprendre qu'on ralentissait. Immédiatement, tout le monde se tourna vers les hublots mais ces derniers ne montraient rien. Rien que la mer à perte de vue et ici et là des tâches blanches et floues qui devaient être des morceaux de glaciers à la dérive. Il fallut encore attendre quelques minutes avant de sentir soudain qu'on tournait, puis le moteur s'arrêta. Cela fit comme un très grand silence. Il y eut des sons de voix étouffées par les parois de la navette puis le bruits de pas, plus caractéristique et enfin, dans le même grincement qui l'avait vu se refermer sur nous au départ de Valaiden, la porte de la soute s'ouvrit dans un flot de lumière vive.
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