Chapitre 1 : l'arrivée
Alors forcément, des histoires sur ces villes fantômes, il y en avait un paquet qui courraient et même que c'était courant à un moment, une fois l'an, comme ça, de se faire un petit voyage jusque là bas, en famille ou en amoureux, pour le frisson. Mais rarement plus d'une journée et puis on dormait sur les bateaux, pas à terre, et on restait au large. Pas qu'on ait la frousse, jusque que c'est froid là haut, le soleil se couche plus tôt encore qu'ici et pour peu qu'il y ait des nuages tu vois pas venir les morceaux de glace à la dérive. Ça aussi, ça a dû contribuer à la drôle de réputation du coin : on y coule plus, alors forcément à force, ça fait du grabuge. Les femmes de l’époque devaient dire "ouais va pas t'installer là bas, t'y passeras pas l'an, pourquoi pas rester près des côtes" et elles avaient pas tort, y avait que les célibataires, les jeunes et les paumés qui s'engageaient pour pêcher dans ces eaux là, à se demander si ce qui tuait tant que ça, c'était la glace ou les hommes.
Enfin moi j'ai jamais tant aimé que ça les histoires d'horreur. Quand on raconte j'écoute, surtout en mer où y a pas grand chose à faire et puis, devant les copains s'agirait de pas passer pour un dégonflé, mais j'avoue qu'une fois dans mon pieu, ça me travaille. Je crois pas être quelqu'un de froussard, j'ai jamais lambiné à la tâche et je connais des types plus large que moi qui tiennent moins bien les tempêtes, la nuit, les vagues, ba, on s'y fait, surtout quand on a grandit avec, mais ces histoires... non décidément, j'arrivais pas à m'y faire. Le plus chiant dans tout ça, c'est que j'ai jamais rencontré un type qui me dise que c'est des blagues. Des paroles braves, des petits sourires crâneurs, ça oui mais aussi des regards fuyants, chez les vieux, ça j'ai bien remarqué et ces putains de scientifiques, là, les ingénieurs, même s'ils le disent pas... putain je crois que tout le monde y croit. C'est que ça doit avoir un fond de vrai, non ?
Autant dire que c'était pas dans mes plans de m'installer à la Valaiden, ça non, alors qu'est-ce que je foutais là ? En arrivant au large, sur le zodiac, la première chose qu'on voyait c'était les anciens quais d'écorchement, avec leurs grands piques et les caniveaux à sang. Le type qui conduisait m'a dit qu'une baleine ça pourrit vite et que son huile faut pas trainer à la récupérer. Alors quand on en choppait une pas trop loin, dans le temps, on la ramenait au port et on la charcutait là, et tous les restes finissaient à la mer, pratique. A force, elles auraient dû commencer à piger, les baleines, mais rien, ça a toujours été poissonneux ces eaux là. Le type a dit que les hommes, c'était pas le pire qui pouvait y arriver, à une baleine. Connard va, j'ai bien vu comment y me regardait, histoire de vérifier si je miquais. Je lui ai pas fait ce plaisir, n'empêche que le soir, dans le lit...
Faut dire que la gueule de l'hôtel aidait pas, aussi. Enfin hôtel, je suis gentil, un entrepôt en briques rouges, directement sur la côte et qui se faisait lécher le cul par les vagues. En bas y avait le matos et au dessus, comme une mezzanine, nos lits. Il parait que le niveau de vie est plutôt haut au Syndikaali et j'irai pas raconter le contraire, mais les pêcheurs ont toujours tellement vécu à la dure qu'on dirait que personne se soucie trop de notre sort. Faut dire qu'on se plaint pas trop non plus, rapport aux traditions... peut-être qu'on devrait un peu plus gueuler, de temps en temps ? En tout cas les lits étaient durs, avec un vieux sommier en métal qui grince quand tu te retournes et sans cloisons pour les séparer t'entendais tout, ceux qui toussent, ceux qui pètent, ceux qui ronflent. Va dormir avec ça.
Au moins, j'ai eu le temps pour réfléchir, c'est toujours ça. Réfléchir à ce que je foutais là et pourquoi je me retrouvais si loin au nord. J'ai toujours été pêcheur. Enfin mon père l'était, sur la côte nord à l'embouchure du détroit et très vite y m'a emmené avec lui. On avait un petit chalutier, rien de très gros, mais c'était déjà la grande vie. Je comprends les types qui nous bassinent toujours avec le respect des ancêtres et des méthodes traditionnelles. Moi je ne fais pas de politique alors en général, quand on évoque le sujet, je me tais, mais n'empêche que je comprends. Les grands cargos, transporteurs, je les ai croisé, ça oui, il en passe chaque jour des dizaines dans le détroit, des machins si haut que tu te casses le cou juste à lever le nez pour les regarder passer, avec des équipages plus nombreux que des villages et un bruit d'enfer. Clairement, ça aurait pas été la même chose, la vie en mer, sur un bateau pareil. Nous à bord du chalutier, on était trois : mon père, mon oncle, et moi. Et j'aimais bien. Mieux que de rentrer à terre pour suivre l'école pour sûr, alors très tôt c'était clair dans ma tête : j'allais me faire marin.
Le truc c'est qu'un marin sans bateau, bin ça suit un peu le mouvement, en fait, et mon père avait gardé le sien, pas encore à la retraite le vieux, de toute façon la coque commençait à être bien attaquée par le sel alors franchement, je sais pas si j'en aurai voulu du chalutier, même pour les souvenirs. Moi j'étais monté à la ville et sur la côte nord, la plus grosse ville du coin c'est Helmi. A l'ouest t'as le détroit, où y a trop de passage pour bien pêcher au gros, et à l'est c'est la pointe d'Albi, et Suuretaallot, le dernier phare avant la nuit que disent les prospectus de tourisme. Ça me fait marrer, même si c'est pas totalement faux. Passé la pointe y a plus rien que des glacier sur une sacrée distance, et encore que t'as intérêt à redescendre un peu au sud parce que sinon tu retrouveras jamais la terre avant d'avoir fait un petit tour du monde.
Enfin tout ça pour dire que j'étais allé à Helmi, pour les études, voila, marin c'est un sacré travaille, ça s'improvise pas et puis dans un coin de ma tête déjà à l'époque je me disais qu'entrer dans la marine, hé, faire un officier, ça pourrait être un bon boulot, tiens, si je m'en sortais bien. Encore fallait s'en sortir, moi et les bonnes notes c'était pas trop ça, clairement, alors j'ai ramé, au sens propre comme au figuré, et quand j'ai bouclé mes études j'étais vraiment indispensable à personne. Des types qui veulent s'embarquer, pour pêcher, ou pour autre chose, on en croise des tas sur les quais et t'as intérêt à être un peu dégourdi parce que personne te dégotera un équipage pour toi, alors j'ai fait comme tous les jeunes de mon âge, j'ai erré dans le port, à jouer aux cartes et à picoler et rigoler et baiser un peu quand j'avais de la chance. Des petits boulots par-ci par-là, pendant les saisons de migrations des bancs, ouais, et puis de l'entretien de bateaux, mais jamais très longtemps.
Après ça a été le service militaire et je crois que c'est à cause de ça que je me retrouve ici aujourd'hui. A cause des putains d'idées qu'ils m'ont mis dans la tête là bas, des idées qui donnaient bien envie de prendre un peu le large et sans trop tarder, de la distance ça ouais et soudain j'avais un peu oublié les histoires qu'on disait sur les îles, j'avais bien envie d'y jeter un œil, ouais dit, c'était plus si effrayant que ça tout d'un coup. Enfin, jusqu'à ce que je me retrouve vraiment à bord du navire pour y aller, là j'ai commencé à me dire que tout compte fait j'avais peut-être fait une connerie... mais va demander au capitaine de faire demi-tour parce que t'as la trouille, qu'il te rit un peu au nez. Et puis, je m'étais engagé, quand même. Parole donnée, serrage de main et signature sur le papelard, hm, alors la parole d'un Pharois ça vaut tant qu'il y trouve son intérêt à la respecter, c'est sûr, pas une nation de piraterie pour rien, mais quand même, à vingt -cinq ans, on a sa fierté.