11/05/2017
16:08:54
Index du forum Archives Pays archivés Pădure Colonies en Pădure Porte-base Ether

Missions de Pădure

Voir fiche pays
123
Missions de Pădure

Ici seront contés la façon dont vos expéditions tentèrent de survivre à la forêt.

https://www.zupimages.net/up/23/35/mqlh.jpg
15429
Pădure – Jour 1 : premières visions



Bianka Salvano, directrice administrative provisoire de l’Initiative d’Étude et de Surveillance de Pădure.


Elle s’étendait sous mes yeux, cachée sous un voile de pudeur, comme pour préserver ses secrets de notre curiosité. Comme une incitation, une de plus, à abandonner nos projets. Comme un message clair qu’elle nous adressait à sa façon.

Partez.

Ce n’est pas pour vous.

Autour de moi, les discussions des membres d’équipage se faisaient à voix basse. Tous parlaient le syncrelangue. Pas aussi bien, certains l’avaient appris dans le cadre de cette expédition, et expérimentaient l’argot bizarre des communes tant que la situation le permettait. Teijo l’avait dit, il allait se poser. Les drones n’avaient pas pu avancer plus loin dans la forêt sans rompre le contact. Deux appareils qu’on avait manqué de perdre, si le guidage radio n’avait pas miraculeusement permis de les faire revenir à la civilisation. Au monde réel. Alors ce serait ici, car plus loin ce serait trop tard. On perdrait tout. Désormais l’avion faisait des rondes. Le LIDAR vérifiait la cartographie des lieux, l’ordinateur de bord essayait de faire correspondre les nouvelles informations à celles déjà en sa possession. Se trouvait, quelque-part dans la brume, une piste.

Une pensée me frappa soudain : nous aurions dû venir en hélicoptère.

Pour me calmer, je fixais le hublot. La pluie s’écrasait sur le verre renforcé avec cette espèce de furie désinhibée que l’on attend du climat. Sous l’eau, les arbres. Leur cime verte comme un rêve extraterrestre.

Ô, comme je l’avais fantasmée cette forêt. Comme je l’avais rêvée et à tant d’occasions. Rêves fiévreux et stupides d’une enfant de l’Union, fuyant le présent et la junte dans une littérature que le régime ignorait. Tout ce qui était vieux, tout ce qui était éloigné du réel, tout ça ne passait même pas pour livre, ou pour film. L’espace d’un temps ne resta qu’eux, la junte les méprisait trop pour les censurer.

Il y a longtemps que les auteurs de l’imaginaire ont saisi les grands bois. Ils l’ont fait avec plus de force et de vigueur que les scientifiques, et si l’on devait désormais se baser sur les rares écrits d’hommes de science pour survivre ici, il n’en restait pas moins que c’était cet imaginaire, bizarre, éloigné, fantasque, qui me revenait. Il s’y était développé quelque-chose de séminal. La Forêt avait créé un univers de littérature, qui avait planté en moi les premières graines d’aventure. Maintenant, par goût du risque, peut-être, je me retrouvais là. Un retour à la source, en quelques sortes. Marquée par cet instinct, cette crainte loin d’être irrationnelle : ce que nous faisions ici, n’était-ce pas une forme de profanation ? Par là j’entends bien entendu celui de cet imaginaire, nous nous apprêtons à tuer l’un des derniers mystères du monde. Mais il n’y a pas que ça. Toute structure qui envoie sciemment des hommes à leur mort est une structure profane. L’armée, par exemple, tient d’une forme d’hérésie. Même si je peux admettre qu’il existe un calcul savant, dont les règles se situent entre l’éthique et l’intérêt général, qui permet de déterminer ce niveau d’hérésie. On fait un mal pour un bien. On laisse à certains la possibilité de mourir pour d’autres. Notre expédition, elle, peut se prétendre porteuse d’une notion scientifique et humaniste, nous n’en restons pas moi les sacrifiés volontaires, cohortes de suicidés, d’une grande entreprise d’orgueil. Tout ça, au final, c’est un projet de prestige. Chaque pays ou presque a ses exilés, ses aventuriers, ses fous qui partent s’échouer sur les rives de la mer verte. Nous ne sommes pas différents. Et tout autant qu’eux, nous sommes ici parce qu’ils sont là. Nous ne pouvons pas être absents d’une course à laquelle chacun participe.

« Aurélien Audebert a ouvert les portes du Mictlan. »

Steven MacQueen secoue la tête et fronce les sourcils. Il est responsable des équipes techniques de la base et, par conséquent, de toute la section surnommée "logistique". Et ce cher Steven n’est pas dans les mêmes dispositions d’esprit que moi. Ce voyage lui fait plaisir, je crois.

« Audebert a offert la forêt à l’Humanité en la déposant dans le domaine public. C’était un brave type.
— Et nous voilà, en train de courir après lui.
— Tu as peur ? » Il marqua un temps, je sais ce à quoi il pense, je sais aussi pourquoi il hésite à en parler. Superstitions débiles, franchement. Je le presse.

« Ma comparaison ne voulait rien dire, il n’y a pas de quoi avoir peur.
— Quand-même. Tu sais comment il est mort, non ?
— Pas plus que la police du teyla. Un suicide, vraiment ? C’est la façon de faire des transblèmes. Ils essaient de faire croire à des choses qui n’existent pas, et laissent le vide faire le reste. Moi je suis comme la nature : j’ai horreur du vide. Mais je ne vais pas le remplir avec des contes de fées. »

Tout le monde avait été briefé sur le syndrome de peur transblème. Les gens de Wintermute étaient des pragmatiques, ça ne faisait pas de doute. En tout cas mon voisin m’offrit l’un de ces redoutables rires qui l’agitaient parfois, et haussa les épaules.

« Allons citoyenne, où est passé ton esprit d’aventure ?
— Il est là, dans la soute. Avec les caisses d’armes et de médicaments.
— Donc tu viens te perdre ici pour ?...
— Parce qu’on me paye.
— Et pas qu’un peu. » Il approuva d’un signe de tête, puis sourit. « Mais je serai déçu si on ne trouve pas une fée ou un tzitzimitl. »

Il n’alla pas plus loin. Cette mission était une folie et personne ne l’ignorait. S’il se trouvait quelques vrais croyants dans son personnel, de celles et ceux qui voulaient percer les secrets de la Forêt, la plupart venaient pour des raisons moins avouables. La paie était bonne, bien entendu, mais ça n’avait jamais été la culture kah-tanaise de courir après un salaire. Non. On venait pour des raisons diverses, se perdre loin de la société, loin du monde, dans les entrailles de ce genre d’infra-monde.

J’avais moi-même mes raisons. Steven le savait pertinemment. Il m’avait provoqué, même d’un ton badin, pour voir ce que ça allait donner, puis avait lâché l’affaire en voyant que cela ne donnerait rien. Dans la culture embryonnaire de l’expédition, parler du passé était comme tabou.

L’avion se posa enfin, et à ma grande surprise, il le fit sans heurt.

La pluie continuait de tomber. Je l’entendais plus distinctement maintenant que je faisais face à la grande porte de la soute. Les coups qu’elle portait contre le métal de la coque présageaient d’une tempête terrible. Autour de moi, les ouvriers finissaient de de récupérer leurs outils, de vérifier que tout était en ordre, d’autres ajustaient les boucles de leurs imperméables. De grandes capes plastiques marquées du logo de l’expédition et de la Compagnie. Nous étions pour la plupart kah-tanais. Nous connaissions la pluie tropicale, nous connaissions les froideurs humides de la jungle profonde. Nous entretenions encore l’illusion que nous pourrions nous sentir ici chez nous. J’entendais un technicien, il parlait avec l’un des étrangers intégré à l’équipe de construction : beaucoup ici avaient travaillés sur les grands chantiers qui visaient à percer de nouvelles routes dans le sud de l’Union. Ils savaient construire en situation accidentée, forestière, boueuse. Savaient survivre à la logistique compliquée du bout du monde.

C’était un discours creux, qui visait à se rassurer, comme s’il pouvait changer quoi que ce soit à ce qui allait suivre. Pour autant j’acquiesçais doucement. Le moral était bon, la crainte était évacuée et les hommes saluaient la pluie comme une vieille amie. Celle-là serait froide, mais au moins aurait-elle comme un air de famille avec sa sœur, que l’on connaît si bien.

Un voyant vert s’alluma, puis la porte s’ouvrit dans un sifflement hydraulique aussitôt couvert par celui du vent. Ma capuche manqua de se rabattre en arrière, autour de moi les chefs d’équipes criaient des consignes et les citoyens se mirent en marche au pas de course. Tout fonctionnait comme prévu dans les plans maintes-fois révisés. Il y avait, entre la décision et l’exécution, une chaîne hiérarchique complexe, dépendante de nombreux facteurs pour la plupart imprévisibles. Le climat, les erreurs individuelles, la qualité réelle des hommes. Voir les techniciens et constructeurs se répartir le travaille comme autant de machines répondant à leur programme était rassurant : la qualité des plans, des ordres, de la transmission de l’information depuis les salles de réunion de Wintermute jusqu’à l’instant présent, ce voyage dans le temps, l’espace et les esprits, s’était fait sans que la qualité de l’information n’en souffre. Enfin ce fut à moi de sortir pour braver le vent. Steven m’accompagnait, une tablette en main.

Le vent s’époumonait derrière les arbres de l’orée, et les contre-forts sinistres de collines rocheuses nous apparaissaient parfois au profit d’éclaircis dans la brume. Celle-là nous entourait comme pour nous jauger, un prédateur qui attendait encore de voir la nature de cette chose, inconnue, qui envahissait son terrain de chasse. On avait répondu à sa présence en installant des lampes, partout ou cela était possible. Diodes rouges pour les chantiers, bleus pour les chemins, vertes pour l’aérodrome. Les caisses de matériel étaient montées sur des palettes et transportées autour des grands carrés tracés dans la boue pour délimiter l’emplacement prochain des préfabriqués. Tout était froid, humide, boueux. Il y avait là quelque-chose de fondamentalement vivifiant. J’aimais travailler dans ces conditions. Harnachant des caisses, plantant des pieux. Chacun mettait la main à la pâte.

« Elle nous met au défi, cette satanée forêt. » Je lâchais une corde après avoir tiré dessus une dernière fois. « Steven, on aura du retard ?
— On avait prévu le retard. »

Il me lance un regard équivoque. On avait discuté du climat lors de la réunion préparant l’arrivée. Steven avait demandé à ce qu’on reporte l’envoi de l’expédition. Asato Maruyama, la voix de son maître le board, nous avait indiqué que cette décision avait été prise par Wintermute. Pour des raisons économiques, d’année fiscale. Des choses que je comprenais mais qui m’ennuyaient, et ne faisaient pas l’affaire des techniciens de l’expédition. Steven contourna la caisse que nous sécurisions pour me rejoindre. Ses bottes s’enfonçaient profondément dans la boue, soulevant de grosse motte de glaise à chaque pas.

« On devrait rapidement terminer la piste pour les hélicoptères. Pas trop possible de couler du béton avec ce temps, mais on a déblayé une zone, ça suffira pour le moment. Par contre on va perdre beaucoup de temps pour bâcher toutes les caisses.
— Donc autant nous y remettre. »

Il acquiesça puis sembla hésiter. Après quelques secondes à me fixer, il posa la main sur mon épaule. Mon imperméable produisit un bruit plastique à peine audible sous la pluie.

« Tu devrais rentrer te mettre à l’abri, tu as l’air crevée.
— C’est bon, je préfère être avec les équipes. En plus on a bientôt terminé avec les barnums. »

Et de toute façon lui aussi avait l’air crevé. L’expédition avait des ouvriers attitrés mais chacun pouvait participer à son échelle. J’étais une pousse-papier, d’accord, mais j’étais aussi et surtout une humaine, une paire de bras, et un semblant de jugeote. En d’autres termes je pouvais travailler. Tout le monde pouvait travailler. Tout le monde le comprenait, personne ne se plaignait.

La soirée tomba, et la pluie sembla se calmer. Nous avions des barnums sous lesquelles étaient installées de grandes tables en aluminium, et des cantinières. Du matériel militaire, installé avec expertise par nos quelques guerriers aigles. Si je persistais à trouver qu’ils n’étaient pas exactement les plus charmants représentant de notre culture, leur expertise était appréciable. Leur bravado imbécile aussi, en ça qu’il participait à consolider l’ambiance du camp. Car pour le moment ce n’était que ça : un camp. Des carrés tracés dans le sol, des sentiers délimités à l’aide de piquets, des pistes embryonnaires, quelques ambitions jetées pêle-mêle contre le terrain. Les tentes avaient été installées par section, elles étaient modernes et high-tech, étanches et confortables. Les barnums étaient plus rudimentaires, mais donnaient au moins l’impression que l’on avait un toit pour manger. La brume s’était comme retirée, de telle façon que les derniers lambeaux blancs léchant notre installation ne suffisaient pas à humidifier ce que les feux de camps séchaient.

Je retrouvais là une image qui semblait presque tirée de mes romans d’enfance. De façon très pragmatique, je savais que beaucoup de nos technologies auraient paru fantasques aux grands auteurs de l’âge d’or de la science-fiction. Mais je ne pensais pas à ça. L’impression me venait de cette ambiance si étrange. Il y avait un calme, une fraternité unique après l’effort. Nous étions littéralement au bout du monde, où bien aux pieds de ce qui servait de frontière à la réalité. Coupés de tout, fatigués, ces hommes et ces femmes se rassemblaient autour des feux, discutaient et riaient à voix basse. Une odeur de feu, de sueur et de pétrichor embaumait l’atmosphère, et tout le monde se sentait sale, une saleté gratifiante, témoignant d’une belle journée de travail. Il y avait de la fierté dans nos courbatures. Je voyais comme les uns et les autres se rassemblaient déjà par affinité, mais se déplaçaient, changeant fréquemment de groupe, à la façon kah-tanaise. Les petites communes réapparaissaient d’elle-même au bout du monde, on se serait presque senti chez soi.

Lorsque la nourriture fut enfin distribuée, des rations chaudes, des galettes de maïs et de haricots rouges, du thé et des gâteaux sucrés au riz, les cadres de l’expédition me firent leurs rapports sur cette première journée. Rapports que je traduisit aussitôt en discours aux hommes. Comme j’étais fatiguée, et ne suis pas non-plus bonne oratrice, celui-là fut une simple énumération des succès du jour, de ce qu’il restait à accomplir, une incitation à économiser l’eau et à dormir tôt. Puis quelque-chose d’autre me pris soudain. Mince, je vivais mes fantasmes de gamine. J’avais bien le droit d’en profiter, au diable Wintermute et son professionnalisme.

« Citoyennes et citoyens ! »

Je sentais que mon regain d’énergie en avait surpris plus d’un. Le regard amusé des cadres du projet me laissa indifférent.

« Aujourd’hui nous avons posé un premier pas dans ces grands bois. Ils ont, de tout temps, refusé de se laisser approcher par l’humanité. Aujourd’hui notre genre arrive massivement, comme un essaim, et de toutes parts. Il n’y a pas de raison que l’Initiative soit seule sur ce marché.

Et pourtant nous vivons bien, tous, un moment historique. Je crois… Que nous sommes loin d’être au bout de nos peines. Mais nous avons la chance de construire quelque-chose qui prendra forme sous nos yeux. Et parce que vous êtes tous d’excellents professionnels, parce que nous sommes servis par la meilleure technologie que le monde moderne ait à offrir et l’expertise de la nature hostile la plus pointue, parce que nous sommes les meilleurs dans nos domaines respectifs, et tout à la fois capables de dominer la forêt et capables de la respecter, les choses se passeront mieux pour nous que pour nos prédécesseurs. En tout cas, personnellement, j’y veillerai. »

Voilà. Ce n’était pas exactement digne des grandes envolées lyriques du capitaine Shiro Vernes Matazame, mais Matazame était fait d’encre, de papier, et n’avait probablement jamais eu à se soucier de cloques sur ses mains, ou de puer la sueur. Le discours fut salué d’applaudissement et de hourras gaillards, il y eut quelques rires et au moins un commentaire sur les pauvres types des autres expéditions, qui allaient sans doute bien galérer de ne pas être kah-tanais. On prenait très au sérieux l’expertise des forêts humides, ce que je comprenais, même si le nationalisme me semblait toujours un peu bizarre. En plus ce n’était pas une expédition strictement kah-tanaise, mais après tout, il y aurait d’autres occasions de faire un rappel au règlement intérieur.

Finalement la soirée s’acheva doucement. On glissa dans le sommeil, ou plutôt on s’y effondra abattu sitôt les impératifs – manger, se laver – satisfaits. Je crois que cette douche, si brève qu’elle fut, s’avère être l’une des plus agréable et marquante de mon existence. Avec la crasse, c’était mon ancienne peau qui partait. Je réalisais que la vie de bureau laissait place, enfin, à autre-chose. Ce n’était pas exactement du scoutisme, mais c’était peut-être plus proche encore de ce que je recherchais à l’époque où j’étais cheffe guide. Oui. L’aventure. L’aventure. Et ce mot qui tournait en boucle dans mon esprit alors que l’eau tiède finissait de dévaler le long de mes nerfs écrasés sous la fatigue. Je savais bien qu’il n’y avait pas d’aventure sans danger, que ce succès serait tragique. Qu’à la fin, on pleurerait des pertes et des horreurs.

Mais l’aventure. L’aventure, la vraie.

La pluie s’était calmée de telle manière qu’on pouvait la braver avec un parapluie. Le vent n’était plus qu’un lointain chuchotement, les esprits de la forêt qui échangeaient quelques ragots sur les hommes de l’Initiative, sans doute. Le camp, éclairé par les diodes, ressemblait presque à une crèche géante. Les tentes comme autant de santons.

Ce n’était pas encore un lieu de vie, mais c’était un beau début. Je me glissa dans ma tente, sans faire de bruit. M’installa dans mon sac, me recroquevilla comme depuis toujours, comme depuis mes dix ans. Le sommeil me vint aussitôt.

Je rêvais de Matazame, sur le pont du Perce-ciel. Je rêvais des elfes de Padure, des chevaliers Transblémiens. Je rêvais des sources d’argent, des ruines Xenometl.

Dans ces rêves, Matazame avait mon visage. Et il souriait.
11854
Pădure – Jour 2 : premières visions


Partie 1/2


Asato Maruyama, représentante du Board de la Wintermute au sein de l’Initiative d’Étude et de Surveillance de Pădure.

Les locaux de la Wintermute au Nazum étaient d'une sinistre banalité, de cette nouvelle génération de structures dont les parents n'étaient pas tant architectes qu'analystes des tendances. De celles conçues par un calcul savant cherchant à optimiser les coûts de construction tout en répondant à une certaine idée de du moderne, strictement virtuelle et détachée de toute réalité pratique. Le bâtiment, conçu comme une proclamation froide et bétonnée, était baignée par la lumière stérile de panneaux LED. Tout, ici, était d'une perfection clinique. Les grandes arches de béton qui couraient le long du hall mimaient le chœur d'une église.

Sur son temps libre, Asato Maruyama aurait sans doute eut des choses à dire sur cette architecture internationale. Cette accumulation brutalisante de poncifs esthétiques. Cette absence si caractéristique d'idée qu'elle en agressait jusqu'à l'estime, l'humanité de ceux qui s'y trouvaient. Seulement là, elle était représentante d'un comité si puissant que l'effondrement catastrophique de cette structure n'aurait, sans doute, atteint son existence que sous la forme d'une inflexion muette de ses gains trimestriels. Ces puissances extérieures n'avaient pas d'avis sur l'architecture, alors Asato non-plus. Pas de sa propre initiative. Pas si ce n'était pas utile au Board.

Elle se racla la gorge et tâcha de rester droite sur la petite chaise design où l'avait installée l'hôtesse d'accueil. Elle avait encore ce goût, au fond de la gorge. Un peu acide. Elle n'arrivait pas à définir s'il s'agissait du mezcal citron ingurgité plus tôt ou de remontées. Le vomi étant l'aboutissement du cocktail et du stress, la réponse lui importait finalement peu. Tout de même, cette convocation arrivait au plus mauvais moment. Elle appréciait son rôle et était peut-être la plus fervente prêtresse de l’Évangile selon Wintermute, mais tout, ici, était désorganisé. Quelque-chose ne passait pas, entre la volonté d'urgence, de discrétion, les milliers de kilomètres séparant les différents services. La machine était éternellement en retard, les choses se faisaient, oui, mais mal. Après qu'est-ce qu'étaient quelques millions de dev-lib perdus à causes d'erreurs humaines ou administratives. Un courant d'air. Un effritement négligeable du chiffre d'affaire. Il faudrait optimiser ça, mais dans la nuée d'évènements qui accompagnait le fonctionnement d'une telle force, ces problèmes systématiques représentaient une quantité négligeable.

Humainement, maintenant, c'était un peu plus dur. On lui avait laissé le temps de se doucher et elle avait pu avaler un cachet et un peu de sel pour essayer de se donner bonne figure, mais son corps n'avait pas tout à fait pris le rythme qu'imposait la situation : quelque-chose en elle réclamait avec insistance qu'elle quitte les lieux, se débarrasse du tailleur avec jupe jarrette noir femme Bel Air (380 dev-lib avec le bon de fidélité Wintermute) et des chaussures de ville Hégémon (98 dev-lib neuves, en fait 45 et d'occasions mais personne n'a à le savoir) pour retrouver la robe en cuir végétal qu'elle portait quelques minutes plus tôt. Pour dire les choses franchement, la techno lui manquait, l'odeur pressante de sueur et d'alcool lui manquait, et la chaleur humaine du troisième étage du Tomorrow, où elle avait du reste ses habitudes, lui manquait. Elle était une femme qui aimait les choses organisées avec soin. Elle s'était préparée un planning très précis pour cette dernière semaine avant son départ pour Pădure, où plus rien ne serait prévisible, et cette réunion inopinée n'était pas au programme. Elle avait prévue de boire, de danser, potentiellement de conclure avec un date qu'elle travaillait depuis quelques jours déjà. En d'autres termes un programme qui n'avait pas grand chose à avoir avec l'attente solitaire dans une tour stérile.

En comparaison aux basses sourdes de la piste, le musak qui hantait ces couloirs lui semblait plus angoissante qu'un livre de Setalt Cane.

C'était de toute façon inévitable. Lorsque les employés quittaient leurs bureaux, ceux-là se chargeaient d'une autre forme de vie. La nature avait horreur du vide, on imaginait bien qu'elle n'allait pas laisser les lieux à leur abandon. Mais comme cette vie n'était pas humaine, pas même tangible elle n'était pas non-plus très agréable.

Une pensée inspirée par Catacombes, justement. Le dernier roman de Cane. Assez gore, mais qui maniait aussi des concepts métaphysiques pas déplaisants. Comme l'ensemble était vraiment effroyable, Asato avait décidée de ne pas l'emmener au Pădure. Elle en avait discutée avec l'équipe de psychologues en charge de l'expédition : il faudrait trouver un certain équilibre, certes, mais le goût culturel que des kah-tanais pour les œuvres sombres et d'horreur représentait un danger certain pour la mission. Il faudrait donc que celle-là se dote plutôt d'une littérature... Joyeuse. Légère. Prompte à générer un esprit d'aventure et de camaraderie. On avait ainsi convié tous les employés de l'expédition à éviter les lectures ou visionnage trop négatifs avant leur départ. Cette recommandation n'avait cependant rien de contraignant, et Asato ayant prévu de lire Catacombes avant que la décision ne soit prise, elle s'en était tenue à son programme.

Pour un bref instant, elle fut tentée de regretter cette décision, avant de penser, d'une voix intérieure qu'elle trouva fort raisonnable, que c'était stupide. Les monstres existaient, évidemment. Les criminels de guerre, les fous dangereux, les prédateurs urbains, aussi. Mais ils étaient matériels. Physiques. Rien que l'équipe de sécurité de l'expédition ne puisse gérer à grands renforts de violence.

Elle se demanda brièvement s'il ne serait pas possible de violente le bâtiment de la Wintermute, mais avant que sa réflexion ne puisse aboutir, l'hôtesse qui l'avait placée là réapparue.

Asato ? Ils sont en train d'atterrir.

Elles marchèrent ensemble jusqu'à une baie vitrée qui donnait sur la piste d'hélicoptère. Wintermute était peut-être de ces structures apatrides, mais le personnel kah-tanais l'avait imprégné de sa culture. Une forme de sororité liait ainsi les deux femmes. Elles parlèrent en fixant l'appareil noir se poser sous une pluie battante. La pollution lumineuse, orange, nimbait la scène d'une aura presque magique.

Je suis désolée, lâcha l'hôtesse. Nous ne savions vraiment pas avant ce soir.

Asato haussa les épaules et lui sourit d'un air raisonnablement froid. Elle restait dans son rôle.

Ne t'en fais pas pour ça.

On ne t'a pas réveillé, au moins ?

Il était tard, la question était légitime. Maintenant personne, dans cette ville, ne dormait au même moment. Trop d'hommes d'affaires, de voyageurs de passages, de noctambules et de fêtards. Il y avait, à toute heure, une population qui vivait. Une proportion faible de l'ensemble, mais qui ramenée en nombres pouvait peupler des villes entières.

J'étais debout, lâcha-t-elle sans rentrer dans les détails.

Les deux hommes de la compagnie venus la chercher, qui s'étaient frayés un passage jusqu'au centre de la piste. Combien de temps avaient-ils erré dans le Tomorrow ? Elle ne savait pas. L'idée l'amusait, ce que remarqua l'hôtesse. Asato lui sourit.

Heureusement que j'ai prévenu Mayan d'où j'allais cette nuit.

Elle ne lui répondit pas directement, se penchant légèrement vers la baie vitrée pour pointer l'hélicoptère posé du doigt.

Ils descendent.

Ils voudront peut-être boire quelque-chose de chaud, si tu veux bien ?...

Je vais chercher ça.

L'hôtesse disparue, laissant Asato seule. Derrière la vitre, elle voyait deux figures sombres, leurs longs manteaux drapés dans des capes de pluie transparentes. L'espace d'un instant elle hésita à se saisir d'un parapluie pour aller à leur rencontre, mais une telle politesse n'aurait pas été utile; la conclusion des salutations aurait été rapide, de l'ordre du "Rentrons au sec". Autant les y attendre.

Lorsque les deux agents du grand kah passèrent la porte, la Voix du Board leur fit un grand sourire et s'inclina avec politesse.

Citoyens, très heureuse d'enfin vous rencontrer en personne.

Un homme et une femme. Elle n'était pas vraiment surprise. L'homme lui fit un grand signe de tête mais leva une main pour temporiser, lui et sa collègue retirèrent leurs imperméables pour les placer sur un porte-manteau bordant l'entrée. Puis il pivota vers Asato et porta une main à son front dans un salut qui lui rappela vaguement celui d'un aviateur. Une pratique révolutionnaire très présente dans les institutions de la Confédération, se souvint Asato. Ses cours d'anthropologie moderne lui revenaient parfois, lui faisant dire qu'ils avaient été plus qu'une stricte perte de temps mise au service de sa curiosité.

Je suis l'agent Vidal, je vous présente l'agent Proscia.

Bonsoir, citoyenne Maruyama.

Proscia lui tendit plutôt la main. Les deux agents incarnaient une absence caractéristique de traits véritablement propres. L'un avait les cheveux blonds, cours, l'autre roux, bouclés, coiffés dans un genre de mulet. Au delà de ça, ils portaient un même long imperméable rouge pâle (dotation standard, prix inconnu), et des sourires parfaitement aimables.

Beaucoup de leurs camarades profitaient pleinement de l'indépendance liée à leur charge pour laisser s'exprimer leurs goûts. Ces deux-là semblaient plutôt se ranger derrière l'école qui, considérant que les Grands Enquêteurs abandonnaient jusqu'à leur identité pour mener à bien leur mission, les imitait à une échelle moindre. De purs représentants de la Loi confédérale. Ce n'était pas vraiment bon signe pour la Wintermute. Asato leur indiqua les fauteuils disposés au centre du petit hall. Elle aussi était un modèle d'amabilité. Une façade corporatiste.

Vous voulez peut-être vous poser un instant ?

Je vous remercie mais non, répondit Vidal. Peut-être qu'il serait préférable que nous rentrions directement dans le vif du sujet.

L'autre agent acquiesça.

Votre bureau ? Si ça vous convient.

Bien-sûr.

L’hôtesse revint à ce moment. Elle échangea un regard avec sa supérieure, puis acquiesça et disparue. Le trio se mit en route.

Vidal traversait l'endroit comme un touriste. Si son pas était égal, son regard analysait les lieux avec soin, s’appesantissait sur chaque détail de la décoration intérieure, accueillait la froideur de l'architecture internationale avec un enthousiasme presque touchant. Proscia, elle, suivant sa guide sans s'intéresser aux lieux.

Nous sommes navrés de vous prendre au dépourvu, mentit-elle avec un naturel déconcertant.

Nous étions préparés à votre arrivé, rétorqua Asato sans rien laisser paraître.

Peut-être que les opérateurs qui avaient pris en charge l'approche puis l'atterrissage de l'hélicoptère ne le savaient pas, peut-être qu'ils avaient vendus la mèche, mais la Wintermute ne devait, en aucun cas, s'avouer surprise.

Ils arrivèrent enfin dans le bureau d'Asato. Il ne lui appartenait que depuis quelques semaines et elle n'avait pas déployé de grands efforts pour transformer l'endroit : il demeurait simplement fonctionnel. L'agent Vidal s'installa dans l'un des quatre fauteuils servant à ce genre de rencontre, sa collègue s'était dirigée vers la baie vitrée pour observer le port de plaisance en contre-bas. Vidal la regarda faire avant de se retourner vers son hôte.

Nous sommes venus plus tôt que prévu car il semble que la compagnie ne souhaite pas nous fournir les documents que nous demandons.

Les fiches du personnel de l'expédition sont des documents trop sensibles pour être envoyées par mail ou par courrier.

Bien entendu. Il lui sourit. Nous sommes ici, maintenant.

Vous savez que la compagnie a déjà fait ses recherches. Nous connaissons les antécédents des membres de l’expédition.

Elle n’alla pas jusqu’à prononcer ce qui lui semblait être la conclusion logique : que l’intervention de l’inquisition était déplacée, en plus d’être peu cordiale. Son interlocuteur acquiesça à nouveau. Tout ça, manifestement, lui semblait vraiment très raisonnable. Son regard trahissait cependant quelque-chose. Peut-être de l’irritation. C’était difficile à dire. Et assez peu important.

C’est normal. Et vous savez que notre institution n’espionne pas les citoyens de l’Union. Mais même les plateformes pétrolières ont leurs représentants de l’Égide.

Proscia se retourna à moitié vers les deux interlocuteurs, haussant les épaules.

La Wintermute s’est associée à l’Union et fait travailler des kah-tanais. Elle sait très bien que nous tenons au respect du cadre de nos accords.

Votre présence ici n’est pas remise en question, concéda enfin Asato.

Vidal se redressa et écarta doucement les mains, comme s’ils venaient de trouver un genre d’accord. Asato réfréna son envie de hausser un sourcil. Ce Vidal aurait pu faire un excellent cadre des ressources humaines. Elle constata aussi que cette petite discussion, si désagréable qu’elle fut, l’avait pleinement dégrisée. Ou bien c’était l’effet du cachet. Difficile à dire. L’autre continua d’un ton égal.

Vous comprendrez donc pourquoi nous voulons ces documents.

Oui. D’ailleurs nous avons préparé des locaux si la section communale de l’Égide ne s'en est pas déjà chargée. J'ai demandé à ce qu'on vous y livre des copies des dossiers.

Dans les faits, aucune copie ne se trouvait dans les locaux en question. Asato pariait simplement sur le fait que les deux agents iraient dormir, lui laissant le temps d'effectuer les démarches nécessaires. Proscia quitta sa contemplation de la ville pour s'orienter elle, et acquiesça en signe de remerciement.

Rappelez-moi, citoyenne. Dans combien de temps partons nous pour Pădure ?
13640
Pădure – Jour 2 : premières visions


Partie 2/2


Les autres membres de l’Initiative d’Étude et de Surveillance de Pădure.

En l'état actuel des choses, le seul point commun qui reliait les locaux nazuméens de la corporation et son campement au Pădure était qu'ils étaient la propriété du groupe Wintermute. Passé cet aspect, on ne pouvait imaginer contraste plus fort. Loin du béton neutre et inanimé des vieilles structures néo-modernes, les préfabriqués qu'on avait commencé à monter en l'espace de trois jours portaient sur eux leur nature provisoire. Le nid d'un petit groupe d'individus qui suaient sang et eau pour maîtriser la forêt, contenir son climat, faire de leur clairière un endroit où l'on pourrait vivre et travailler des mois durant dans le confort relatif que l'on avait appris à apprécier au contact de la civilisation.

C'était une chose réellement étonnante, se retrouver ainsi dans un lieu sauvage. On pensait pourtant qu'il n'en restait plus. Même les profondes jungles kah-tanaises, forêts humides immenses et dangereuses, semblaient s'effacer devant les titans du Pădure. Ces arbres, vieux comme le monde, avaient dévorés assez de victimes à travers le temps pour exiger une place de choix dans les classements des horreurs. Celles-là aussi étaient infligées par des hommes : n'étaient-ce pas eux qui décidaient de venir se tuer dans les bois ? La seule différence entre ce long acte sacrificiel et les massacres plus classiques, était son étendue dans le temps. Et, évidemment, sa nature suicidaire.

Tout, ici, ramenait à une forme de magie païenne. On pouvait difficilement nier que disparaître en Pădure conservait un aspect de sorcellerie. Il y avait, en somme, des sacrifices.

Pour autant, et tout mystiques qu'ils puissent être, les kah-tanais s'envisageaient en bons stoïques. Et si l'on sait bien quel univers séparait le Soi réel de l'image que chacun avait du sien, cette perception jouait pour l'heure à leur avantage : chacun travaillait dans la joie, la bonne humeur, et dans une atmosphère de saine émulation qui participait à changer chaque effort, chaque douleur, en exercice apprécié à sa juste valeur. En un sens c'était comme une petite réalisation de l'idéal socialisant. Pas tant celui véritable des théoriciens et pratiquants par le fait, mais bien celui des posters de propagande. Une ville modèle d'hommes et femmes égales dans le labeur, travaillant sans hiérarchie strictement définie, vers l’accomplissement d’un modèle commun. Une image que les deux agents de la Wintermute ne pouvaient qu’imaginer de loin, en parcourant les dossiers du personnel à des milliers de kilomètres de là.

« Daniel Frey arrivera demain.
Pourquoi est-ce que le professeur viendrait aussi tôt ?
Je ne sais pas ; Je n’ai pas demandé. »

Philipp Hassben haussa mollement les épaules. En tant qu’opérateur radio il avait certes plusieurs avantages, dont celui de pouvoir intercepter plus de communications que ne devraient le permettre son rang, ou d’obtenir des nouvelles fréquentes du monde extérieur, mais il était encore un peu tôt pour ce genre de petites profitages ordinaires. Lors de son dernier poste, à bord d’un navire école, il avait improvisé la création d’un journal d’information. L’engouement était tel qu’on avait même autorisé la création de kiosques sur différents ponts du vaisseau pour en permettre la diffusion. De cette expérience il avait appris de nombreuses choses, parmi lesquelles le fait qu’il fallait éviter de provoquer l’ire des supérieurs en posant trop de questions. Ivan Pardo, avec lequel il discutait, n’était probablement pas au fait de ces subtilités journalistiques. Il se contenta d’acquiescer, évidemment loin d’être convaincu. C’est que le sismologue était d’un homme d’un naturel inquiet. Pour lui tout était susceptible d’avoir un second sens, et l’arrivée aussi rapide du responsable clinique de la base lui semblait indiquer que quelqu’un, quelque-part, s’était rendu compte que la situation présentait plus de dangers qu’initialement prévu. Ce que son équipe aurait de toute façon pu indiquer aux grosses pontes de la compagne : le magnétisme ne faisait aucune forme de sens, dans la région. Enfin, enfin. On devait bien faire en suivant les ordres et pulsions de la direction : Wintermute n’était pas une coopérative.

Le reste de son équipe était installé sous le barnum qui servait de locaux provisoires aux laborantins. Installé à proximité du poste radio, qui les séparait ainsi de la future caserne, cet espace se changerait bientôt en un magnifique préfabriqué. Pour l’heure ce n’étaient que des appareils rudimentaires, posés sur des tables d’aluminium dépliable. Parmi ceux-là le plus important de tous, autour duquel se pressaient les scientifiques : une bouilloire où Diarmad MacEanraig faisait chauffer de l'eau. Il leva le nez à l’approche d’Ivan et fit signe aux autres de lui faire une place dans le cercle.

« Un thé ?
— Non merci. Frey arrivera demain. Vous le saviez ? 
» 

Des têtes se secouèrent, on haussa un peu les épaules. Diarmad eut un sourire un peu contrit. Après tout ça ne le surprenait pas. On avait déjà eu des cas, très légers mais réels, de paranoïa cette nuit. Il s’agissait simplement que tout le monde s’adapte à la nouvelle réalité de la forêt, mais cela prendrait du temps, un temps durant lequel il faudrait rester aux aguets. Quelqu’un éclata de rire deux tables plus loin. Cloe Iannelli avait pris le pas en moins d’un jouer : elle évoluait dans le froit et l’humidité avec une facilité d’autant plus déconcertante – aux yeux de ses collègues – qu’elle ne buvait pas de thé. Pendant que ceux-là prenaient sa pause, elle s’était échinée à faire fonctionner un vieil outil gravimétrique, le gavant d’informations récoltées la veille avec un radar géologique. C’était assez comique, car l’appareil était tel que d’un point de vue extérieur on aurait pu croire que la scientifique tondait la pelouse pendant que le reste du camp s’afférait à monter les tentes. Elle toussota, constatât que plusieurs regards s’étaient tournés vers elle, et leva simplement deux doigts pour adresser un V de la victoire au reste du groupe. On lui rendit quelques sourires et acquiescement, Břetislav Jaroš et Alexandra Richterová quittèrent l’attroupement pour la rejoindre, histoire de d’entendre ses trouvailles. La question du fonctionnement du matériel était encore au centre de tout les débats, et on s’attendait à de multiples dysfonctionnements et malgré de nombreuses formations visant à apprendre à travailler avec des antiquités peu susceptibles de souffrir des conditions magnétiques, on s’attendait presque à ce qu’un genre de gobelin vienne dérégler les outillages durant la nuit.

Une même logique s’appliquait aussi à la sélection des engins de construction et de transport mobilisés pour l’expédition. Les membres de la section logistique de la Wintermute étaient cependant peut-être un peu moins sujets aux peurs irrationnelles que leurs collègues chercheurs. Certains diraient que cela tenait au fait que leurs tâches quotidiennes consistaient à répondre à des problèmes extrêmement concrets et que ces problèmes n’étaient, eux, pas rendus plus complexes qu’à l’accoutumée par les qualités particulières de la forêt. En d’autres termes, si on pouvait avoir plus de difficultés à mener un relevé magnétique de la forêt, y construire des murs d’enceinte et des préfabriqués relevait de la même logique ici qu’ailleurs. Le sol était spongieux mais l’on avait déjà vu ça au Grand Kah. L’air était humide mais qui, ici, n’avait pas déjà participé aux chantiers Damann ou Pharois ? Non, vraiment, il n’y avait pas de quoi pleurer.

En tout cas c’était ce que le bon Steven MacQueen avait expliqué à ses "gars", et ceux-là avaient plus ou moins approuvé. De toute façon c’était bien simple : ils n’avaient pas le temps de se plaindre. Il fallait construire, vite et bien, un camp digne de ce nom. On avait des plans préparés par quelques architectes dans les locaux nazuméen de la boîte, courtoisie de la section opérationnelle de Shihai Keiretsu, en rapport à un contrat avec l’Union. Arrivé sur place le plan avait été adapté aux réalités concrètes du terrain : certaines zones ne présentaient pas une terre assez solide pour y poser des fondations. D’autres demanderaient des travaux de drainage ou de consolidation. Sans parler des champs expérimentaux que souhaitaient monter Hortense Vallotton et Maxime Trudeau. Les deux franciens étaient les experts en biologie du camp, et ils avaient passé les 24 dernières heures à planter des sondes dans la terre et à fureter autour des chantiers pour voir s’ils pouvaient récupérer des racines ou des plantes arrachées par les énormes machines-outils.

Du haut de son dirigeable de fret, Maria Mihnea eut un petit rire et les pointa du doigt.

« En fait je sais. On dirait des coyotes.
Pardon ? »

Le capitaine Xilocoh releva les yeux de la console sur laquelle il était penché, et suivit le doigt tendu de la jeune femme jusqu’à s’arrêter sur les deux points noirs occupés à creuse la terre fraîchement labourée par un bulldozer. Il haussa un sourcil. Elle jugea utile de préciser sa pensée.

« Les coyotes. T’en as déjà vu ? Ils attendent que les gros prédateurs aient finis de chasser pour manger les restes.
Ah. Des charognards. »

Le guerrier haussa les sourcils, puis acquiesça avant de retourner à sa console. Il était difficile de dire si la démonstration l’avait convaincu, mais Maria ne s’en inquiéta pas outre-mesure. Ces types étaient de grands stoïques, pas de quoi s’alarmer. Elle préférait que les mercenaires en charge de sa sécurité aient le sang-froid. La dernière fois qu’elle avait pilotée pour un groupe d’excités ça s’était terminé en fusillade avec un seigneur de guerre local, avant même d’arriver à destination. Ce qui, pour reprendre le terme d’usage, faisait bien chier la bite. L’autre grogna et leva une main.

« Dérive de 0.5° sur l’est.
Roger that. »

Ses mains se positionnèrent sur le manche de contrôle après avoir activé une série d’interrupteurs. Tout ici était vieux, antique même. Mais d’une part elle avait déjà fait voler des coucous de la dernière guerre, du reste les normes kah-tanaises étaient anciennes, et un certain nombre de choses permettaient de relier des appareils séparés de plusieurs décennies au sein d’une même famille. En l’occurrence, de ce qu’elle avait entendu, la Corp’ avait rachetée les plans d’une douzaine d’engins du siècle précédent. Le genre sans électronique embarqué. Donc elle volait avec des instruments très rudimentaires et sans ordinateur de bord, même si on lui avait indiqué l'existence de quelques tentatives visant à en construire protégés du monde extérieur par des cages de Faraday. En attendant, la mode était au mécanique. Tout ce qui fonctionnait par la force pure des sciences inviolables de la physique était bon, juste et - surtout - en mesure de résister à cette putain de forêt. L’autre avantage était, évidemment, qu’on pouvait facilement réparer ces machines. Elles dataient d'une réalité ancienne où le monde avait du sens, où on pouvait, en ouvrant le capot d’un engin, voir et comprendre son fonctionnement. Loin de l’informatisation complète du moindre appareil. Même les cafetières avaient des puces, c’est sûr qu’on allait pas faire long-feu dans Pădure. Pas avec ça.

Au sol, plusieurs soldats entouraient la piste de terre battue et observaient l’énorme filet qui pendaient du ballon dirigeable. Un opérateur situé à plus de dix mètres au dessus du sol actionnait le treuil qui retenaient les caisses en l’air, et les faisait progressivement descendre vers le sol. Le vent qui soufflait constamment à cette saison faisait tanguer l’ensemble, mais pas assez violemment pour que celui-là n’échappe aux stabilisateurs du zeppelin, que luttait envers et contre le climat pour faire du surplace. Enfin, il y eut un Clang ! sonore. Le filet avait touché le sol. Les soldats en approchèrent. Ce fut Celine Obst qui grimpa le filet pour le décrocher de la corde, avant de lever un bras vers l’opérateur pour lui indiquer qu’il pouvait remonter le treuil. Celui-là s’exécuta moins parce qu’il avait vu le signe que parce que le commandant Huitzilin lui avait envoyé le signal convenu par radio. On libéra les différentes caisses du filet puis on les identifia. Pour le moment les soldats et guerriers du projet faisaient surtout office de manœuvre au sein du camp. Ce qui, en soit, ne les dérangeait pas particulièrement. Il fallait bien se rendre utile, et c’était du temps gagné pour les équipes de constructeurs. Du reste, plusieurs membres de la section en arme étaient issus de corps du Génie. Ils savaient manier les engins de chantiers et participaient pleinement à l’édification de la Porte-Baser Ether.

Ce n’était pas le cas de tout le monde. Et si on ne pouvait pas en vouloir aux médecins du camp de se retrouver les bras ballants une fois leur installation achevée, la décision qu’avait pris Quehuitl Auspex en sortant une guitare et des enceintes avait fait hausser quelques sourcils. De toute façon on ne pouvait pas vraiment empêcher le docteur de jouer. On avait déterminé jusqu’à où porteraient ses accords, et ce n’était pas beaucoup plus loin que les bruits des engins de chantiers et des hélicoptères. Du reste, un vote à main levée avait permis de déterminer que, malgré les commentaires sarcastiques, personne ne s’opposait à avoir un peu de musique. Un début de groupe s’était donc composé autour de Quehuitl, pour le moment concentrant les individus n’ayant pas moyen d’être utiles sur les chantiers, et ils réfléchissaient à la nature de ce qu’ils pourraient jouer. Chacun venait avec son prorpe bagage musical. Elektra Kostopoulou, par exemple, avait été membre d’une formation jazz et post-punk. Bien que, à l’en écouter, les deux styles demandaient d’un batteur des choses d’une similarité troublante. Personne n’osa trop remettre en question cette affirmation. Il ne se trouvait pour ainsi dire personne d’autre au sein de la porte-base cumulant une expérience dans ces deux styles.

Au final, l’émulation et le bruit offraient au camp de base la chaleur que le climat lui refusait. On pouvait y vivre, ou au moins se faire à l’idée d’y vivre. Si la nature nous rappelait à chaque instant sa présence et qu’un simple regard au-dessus des tentes suffisait à se sentir écraser sous le poids des montagnes verdoyantes, l’ensemble pouvait passer pour folklorique, charmant. On pouvait nier, l’espace d’un instant, la rivalité concurrentielle avec les autres initiatives coloniales, avec la forêt même, avec ses habitants supposés.

Et à ce stade, seul le corps des éclaireurs n’avait pas le privilège de cet oubli. Concentrés autour de Ishido Toshimi, un "coureur des jungles" de la garde communale, les hommes et femmes de ce petit groupe de têtes brûlées arpentait dors-et-déjà la forêt, plaçant balises et repères, établissant les bases de ce qui pourrait devenir des sentiers, dessinant des débuts de cartes. On s’était juré de revenir avec des outils de mesure modernes, mais pour l’heure les méthodes traditionnelles suffisaient. Pas qu’on se croyait plus malin que ceux qui, des siècles durant, n’avaient pas réussi à pénétrer les bois avec ces mêmes méthodes. Mais on devait bien tenter d’avancer. De percer la brume, de désépaissir les secrets du Pădure.

Les cinq éclaireurs ne dormiraient pas dans la forêt. Pas encore. Pour le moment il s’agissait encore d’établir un périmètre. De tourner autour de ce camp dont on entendait les échos. Mais il ne faisait aucun doute que leur mission les amènerait, très prochainement, à s’éloigner du bruit, des voix, de la chaleur, et à entamer pour de bon le début de l’expédition.
Haut de page