25/06/2015
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Activité intérieure dans les territoires de l'AD

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Vie dans le Port-en-Truite de l'Armée Démocratique

Nous sommes le 13 avril 2012. Le beffroi de la gare de Port-en-Truite, vestige de l'époque coloniale, sonne 16 heures.

Eripsoë Makosso sortit de chez le quincaillier avec ses 6 000 Kw encore en poche, et de fait il n'avait rien acheté. Il cherchait précisément une pile AA jetable, et il n'y en avait dans cet établissement de la place Sainte-Marie-des-Pêcheurs. En fait, il n'y en avait jamais eu, d'aussi loin qu'il s'en souvienne. Mais avec les démocrates au pouvoir, on s'attendait à tout, et on attendait d'eux beaucoup. Alors autant tenter.
Sorti dans la rue et sa commission faite, Makosso se trouva désœuvré. Jusqu'à il y a quelques mois, il était fonctionnaire des postes. Il travaillait à l'office de la Rue Motombo, en face du Temple Évangélique et derrière la Chambre de l'Artisanat. Les soldats de l'Armée Démocratique s'y étaient rendus pour la première fois le 19 décembre. Il s'en souvenait bien, c'était mercredi et il tenait exceptionnellement le guichet. Il avait lu plus tard que les rouges étaient entrés à Port-en-Truite le lundi précédent, le 17. Lui n'en savait rien : il ne les avait encore jamais vu dans son quartier, et les journaux ne circulaient plus depuis quelques jours. Mais il savait bien que ça allait arriver, tout le monde ne parlait plus que de ça, de l’abandon du gouvernement. Alors il n'avait pas été franchement surpris quand il avait vu des hommes en treillis, qui n'avaient pas l'air de Pitsi, portant béret et brassard rouges, faire irruption dans le bureau l'arme à la main et exiger qu'on leur livre le directeur. Ils avaient ensuite intimé l'ordre à tous ceux qui se trouvaient là de partir, et de ne pas revenir avant qu'on ne les recontacte. Makosso avait obéit et ne se rendait plus au travail ; les PTT étaient la propriété personnelle de l'Armée révolutionnaire jusqu'à nouvel ordre. Il n'avait pas été payé depuis cinq mois.

Il résolu que marcher ne pourrait pas lui faire de mal, alors qu'il avait passé l'hiver à se morfondre chez lui. Il décida que la Rue Cassier lui plaisait bien, avec ses bananiers plantés de sorte à ombrager les trottoirs. Il l'emprunta en direction du Nord. Autrefois, cette rue était celle des maraîchers, et Makosso avait grand-peine à s'y promener sans que l'envie ne le prenne d'acheter un fruit ou une glace. Mais les boutiques étaient toutes fermées à présent. Le gouvernement provisoire de la ville avait prit la décision de verser à chacun une portion alimentaire chaque semaine. Cela avait l'avantage de soulager ceux qui, comme Eripsoë Makosso, n'étaient plus payés à cause de l'arrêt des activités économiques, et de l'autre, de promouvoir le système socialiste. Voilà pourquoi Makosso ne mourrait pas de faim et se permettait de dilapider son argent dans des piles AA. Les "paniers alimentaires" n'étaient pas de simples ration : c'était de la quantité et de la variété suffisante. Pour les plus modestes en tout cas. L'estomac de Makosso s'en satisfaisait très bien. Mais lui n'avait pas prit part à la révolte des pêcheurs. On voyait dans cette réussite nutritionnelle une révolution majeure : territoire qui avait frisé la famine à une époque - les années 1970 - où les Sud du Gondo mourrait bel et bien de faim, l'opulence actuelle était présenté comme le succès des investissements "internationaux" dans l'agriculture.

Il n'y avait pas beaucoup de passants le long de la Rue Cassier. De fait, l'activité économique tournait au ralenti depuis cinq mois, et cette rue était le grand axe commerçant de la capitale Pitsi. Arrivé au croisement avec le Boulevard de l'Indépendance, en face du Théâtre, il regarda à droite en se disant qu'il tournerait bien de ce côté ; mais il se ravisa bien vite quand sa vue lui rappela dans quelle état elle se trouvait. Le grand axe de Port-en-Truite qui courait sur sept-cents mètres jusqu'au port était encombré par des étales, des cabanes construites en tôle, on ne pouvait pas y marcher sans se prendre les pieds dans une tenture rouge ou sans bousculer un marxiste surexcité. Bien sûr, il était impensable d'y rouler, même à vélo. C'était en effet là que l'effervescence révolutionnaire avait élu domicile : des gens partout (ceux qui parmi les pitsi avaient épousé la cause démocrate), agitant des drapeaux du Gondo, des estrades pour des débats, des cabanes où l'on trouvait formateurs militaires, cours de lecture et d'écriture, mais aussi toute l'économie contrôlée par l'Armée Démocratique. Les rations étaient distribuées ici, et les commerces chapeauté par révolutionnaires occupaient l'espace. Et au loin, vers la mer, on apercevait la grande estrade qui tenait lieu de point centrale de la Démocratie. Quand l'AD l'expérimentait avec les peuples "nouvellement libérés", tout ce décidait ici. Makosso n'y était allé qu'une fois ou deux. Il n'y était jamais retourné, car en réalité on y décidait pas grand-chose. Pour l'instant. Il fallait dire que la vie n'avait pas tellement changé à Port-en-Truite depuis l'arrivée de l'AD ; ou plutôt pas beaucoup par rapport à l'état de siège qui précédait.

Makosso ne s'attarda donc pas à cet endroit et traversa le carrefour pour continuer sur la Rue Carrier. Il savait bien, lui, que la majorité s'en fichait comme il le faisait de cette guerre de régime. Il arriva au niveau du Palais de Justice, rare monument public à n'avoir pas été déserté. Un tribunal y siégeait, mais sans grande purge. En effet les récents événements n'étaient pas une révolution marxiste mais plutôt une conquête. L'AD n'avait pas encore d'État, c'est-à-dire pas de Loi. Les anciens magistrats étaient invités à siéger (beaucoup avaient refusé) pour la comparution des voleurs à-la-tire, des fauteurs de troubles, des criminels. Avec peu d'efficacité, il fallait bien l'avouer. La police avait été invitée à conserver ses fonctions. Elle avait refusé. On avait confisqué leurs armes aux fonctionnaires de la défense, qui étaient confinés chez eux. En fait, les pouvoirs publics n'avaient que partiellement collaboré à la continuité de l'État dans la ville après la conquête. Le maire PND Aimé Beaujours était resté, mais seule une minorité de son camp au conseil municipal l'avait imité. Par esprit d'apaisement après sa première conquête, Sangaré avait conforté Beaujours dans sa position et invité à conserver son poste. C'était surtout pour assurer les charges courantes laborieuses que la Mairie restait ouverte, car l'Assemblée Démocratique du port court-circuitait largement son fonctionnement. Désespéré de réussir à satisfaire tout le monde par des élections dans la situation actuelle, le Conseil Municipal avait été conservé tel quel. Beaujours n'y avait donc pas la majorité. Les décisions étaient embourbées dans cette institution dépassée par les événements. "Une affaire décidément bien compliquée" pensa Makosso en passant devant la mairie, un bâtiment des années cinquante de taille modeste. Là, il changea de trottoir pour ne pas passer devant la caserne du centre-ville. Faute de gardiens de la paix, des miliciens cornaqués par l'AD maintenaient l'ordre. Un ordre tout relatif. En effet l'Armée était partie, avec Sangaré disait-on, hors la ville. Et Makosso n'avait pas envie d'avoir affaire à la milice. Beaucoup d'entre eux étaient réputés être des soldats indépendantistes Pitsi. Makosso était Kumas. Certes on avait pas de preuves que la milice avait jamais fait de discrimination ethnique. Mais mieux valait rester prudent.

Makosso en eut assez de voir sa ville tantôt explosante d'énergie rouges, tantôt endormie. Il prit un bus, qui eux continuaient à circuler. Gratuitement. On avait voté ça à l'Assemblée. Le bus le conduit au port, puis longea la côte. Assis côté vitre, Eripsoë Makosso resta pensif. On avait continué à vivre à Port-en-Truite. Mais les révolutionnaires n'avaient pas apporté le progrès avec eux. Pas en ville en tout cas. Donc on vivait comme avant. Mais dans un esprit nouveau.
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La journée du Général

Tous les matins, six heures trente, lever, au son du clairon. Toilette, habillage, puis à sept heures, rassemblement. Dans la cour de la caserne, le général passait la Garde en revue, et son adjoint, le colonel Bafetou, transmettait les instructions. Cette routine durait depuis trois ans. Le commandeur de l’Armée Démocratique Yahnik Sangaré avait créé spécialement ce corps d’élite, la Garde Républicaine, comme une sorte de cercle rapproché autour de lui. Comme une sorte de réflexe de défense. Étonnant.
Il avait placé les locaux de la Garde dans l’ancienne caserne de l’ARL (l’armée du Sud) à Port-en-Truite. C’était loin d’être un des endroits les plus confortables de la ville. Dans sa petite casemate de général, la « légende au béret rouge » cultivait son image. Mais il se satisfaisait aussi, car condamné à l’inaction, il sentait ce besoin de retrouver le contact avec le terrain.

Le général Sangaré avait été le fondateur de l'armée démocratique en 1991, il y a un peu plus de vingt ans. Jeune général au sein de l'armée républicaine du Gondo (ARG), c'est-à-dire les forces favorables à un État pluriethnique et dont plusieurs fondateurs étaient carrément des Blancs, Sangaré avait fait carrière dans cette organisation et était chargé des forces spéciales pour la IIIe République du Gondo. Le Premier ministre Paul Bihalon avait alors trahi ses engagements. Il n'y avait aucune raison que l'armée continue à légitimer son projet autocratique. Il était parti, entraînant l'essentiel des officiers dans son sillage. Mais il n'avait jamais réussi à prendre l'ascendant sur la RDLG. Il avait essayé. Il avait joué avec ses valeur. Il avait pactisé avec le diable, souvent. D'abord, en adoptant le marxisme, lui qui était plutôt socialiste réformiste. Ensuite, en approuvant l'arrivée des volontaires internationaux, qui avaient fini par mettre en place, malgré lui, un État-laboratoire du communalisme kah-tanais. Avec les clovaniens enfin, qui venaient de rompre son accord de non-agression. Jamais son armée n'avait semblé aussi puissante. Et jamais il n'avait été aussi désabusé.

Cette petite mise en scène avec la Garde à Port-en-Truite l'aidait à garder le contrôle sur son environnement, à défaut d'en avoir encore sur le territoire contrôlé par l'AD. Il n'avait pas demandé lui-même à entrer dans Cap-Franc. Tout juste avait-il approuvé lorsque Marc Moke, le "caporal" qui dirigeait les corps de volontaires internationaux, avait proposé au grand conseil de guerre de suivre cette stratégie. Il avait aussi prévu de le faire, de toute façon.
L'armée démocratique, même renforcée des volontaires internationaux, était toujours sous son commandement. Ce qu'il ne maîtrisait pas, c'était la tournure politique des événements. Le communalisme à la kah-tanaise était pour lui un moyen de réunifier le Gondo sous un État indépendant et débarrassé des fractures ethniques que le Parti National Démocrate et le Mouvement de Libération Likra instrumentalisaient. Il n'avait pas envisagé que l'établissement de communautés communalistes en pays Pitsi pourrait l'empêcher, à terme, de rétablir la république. Force était de le constater : ce scénario était plus plausible que jamais.

Les assemblées des communalistes décidaient désormais de tout. L'opinion se rangeait derrière le même idéal. Certes, très marginalement. Mais le rejet des valeurs traditionalistes promues par la Clovanie faisait effet de catalyseur pour les rouges.
Sanagré était-il rouge ? Il n'aurait pas su lui-même répondre à cette question. Sangaré était un officier. Il faisait son devoir en menant tant bien que mal sa barque à bon port. Lors des négociations pour la paix à Icemlet, Sangaré avait entrevu l'opportunité d'établir une république démocratique sans avoir à se compromettre avec le Kah. C'était désormais impossible.

Soucieux, le général conduit les exercices de la Garde dans la forêt jouxtant la caserne. Soucieux encore, le général prit sont déjeuner. Soucieux toujours, le général présida le comité stratégique de l'armée, sans Moke ni Bafetou, repartis dans la matinée pour Cap-Franc. Mais sur les coups de seize heures, le courrier arriva. Sangaré ne lisait plus la presse. Il n'avait donc pas vu le message publique que Fêtnat Ongalolu lui avait adressé. En revanche, il put lire sa lettre. Il était regaillardi. Il avait une idée pour reprendre la main sur l'agenda politique lors de son déplacement du lendemain à Cap-Franc.
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