Posté le : 17 avr. 2024 à 23:24:27
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Les capitaines pharois étaient fidèles à leur réputation peu enviable de pirates, mais cela n’était pas pour déplaire aux Jashuriens. Ces derniers savaient pertinemment à qui ils avaient à faire et n’imaginaient pas que leurs interlocuteurs se comportassent autrement qu’en dignes représentants de la piraterie moderne en complets gris et cirés jaunes. La délégation jashurienne était cependant bien consciente qu’un pas vers les Pharois était un prérequis à une amélioration de la capacité commerciale vers les routes nordiques, un point que leur envieraient certainement leurs propres alliés de l’Organisation des Nations Commerçantes.
Car il ne fallait pas s’y tromper. Sous leurs dehors affables et leurs manières élégantes, les Jashuriens avaient tout appris des Fortunéens et faisaient preuve d’une virtuosité certaine dans l’art délicat de manger à tous les râteliers sans se faire pincer. Pire encore, si les Pharois passaient pour des ogres mangeurs d’enfants auprès de nombreuses nations, les Jashuriens n’étaient pas en reste, mais avaient su cacher de nombreuses exactions avec brio, si bien que leur image à l’international était celle d’une nation bien sous tous rapports.
C’était bien entendu si l’on omettait le pillage de l’or du Plantar, les négociations en sous-main pour s’assurer du contrôle des îles limésiennes tenues par le Fujiwa, les tentatives de déstabilisation de Macao, l’humiliation publique des forces armées listoniennes, l’extorsion d’un port-franc au Mokhai, l’intervention au Prodnov, les réseaux d’espionnage aux quatre coins du monde, les prisonniers militaires loduariens, les connivences avec le Kah, le rapprochement diplomatique avec le Suprême de Thidarie, la disparition du Centron suite à l’apparition d’un drone de reconnaissance, l’échec du premier congrès des nations afaréennes, le largage en beauté du Prodnov, le financement de l’Union des Travailleurs de Kotios et l’organisation du Port de Nulle-Part, …
La République des Deux Océans était loin d’être aussi immaculée qu’elle ne le laissait paraître, mais ces scandales étaient suffisamment discrets pour que peu s’en émeuvent. Cela permettait aux Jashuriens de continuer leurs affaires en toute quiétude tandis que le reste du monde brûlait. Mais les Pharois étaient loin d’être dupes des faux-semblants jashuriens et il paraissait de moins en moins utile de maintenir les masques, sauf pour un aspect purement performatif et de bonnes convenances.
Le Premier Ministre jashurien avait beau être un politicien discret, il n’était pas arrivé à son poste en serrant des mains et en offrant de beaux sourires à son peuple. Sans se départir de sa bonhomie naturelle, il répondit avec honnêteté au Capitaine Gabriel :
”Vous avez parfaitement saisi notre problème. Bien que l’Organisation des Nations Commerçantes soit attentive, elle n’est pas omnisciente … D’ailleurs, qui pourrait affirmer contrôler l’ensemble des routes, mmmmh ?”
Une petite pique inoffensive à l’adresse du Capitaine Gabriel. Car si la surveillance de l’ONC n’était pas complète … elle jouissait de l’appui de tous ses membres. Le Pharois, lui, était relativement isolé, ou s’appuyait sur des pays dont la capacité de contrôle restait douteuse. Certes, le poids économique et militaire du Pharois était incontestable … mais lui aussi ne pouvait avoir un navire militaire derrière chaque cargo.
”L’idée de sécuriser une voie commerciale partant d’Agartha jusqu’au Pharois est des plus enthousiasmantes. Le développement de la plateforme logistique de Destanh avec le Banairah et le port-franc de Galiya au Mokhai nous offre un appui stable à partir duquel sécuriser un accès jusqu’au détroit et au-delà. Oh, bien sûr, il aurait été préférable d’avoir un point d’appui au port de Nevskigorod, mais malheureusement, il n’y a plus de Jashuriens dans la ville pour une raison qui m’échappe, ce qui est bien dommage …Mais il parait qu’il y a un charmant port prodnovien nommé Peprolov qui serait idéal pour faire mouiller nos navires. Nul doute que si de sympathiques Capitaines au nez fin faisaient jouer leurs relations et offraient à nos transporteurs une zone de mouillage là-bas, des Jashuriens bien inspirés ouvriraient grandes les portes de leurs plateformes logistiques. Néanmoins, nous attendrons que les tensions soient retombées … Nous ne voudrions pas brusquer les choses, n’est-ce pas, monsieur le Premier Ministre ?” déclara Lalana Preecha d’un ton doux.
Cela faisait des années que les Jashuriens investissaient dans les ports et les plateformes logistiques de l’océan des perles et ils étaient à leur aise dans ces eaux, mais la possibilité de profiter des installations portuaires de Peprolov et d’un accès direct à l’économie pharoise était beaucoup trop tentante, malgré les remarques du Premier Ministre sur l’image du pays, qui serait irrémédiablement ternie si les Jashuriens discutaient ouvertement avec le régime prodnovien à peine Staïlgad reprise. Mais … la Première Ambassadrice savait que ces tensions ne seraient que de courtes durées. Sitôt la poussière retombée et le Prodnov réunifié, le business reprendrait … et les Jashuriens pouvaient aisément profiter de l’influence pharoise pour obtenir des contrats de mouillage plus qu’intéressants.
Le Premier Ministre lui lança un regard éloquent. Le Hall des Ambassadeurs avait largement plus d’influence que l’exécutif jashurien sur les questions internationales et à ce titre, même si Nantipat Sisrati n’était pas né de la dernière pluie, c’était bien la Première Ambassadrice et ses sbires qui menaient la danse jashurienne à l’international. Bien que leurs relations de travail aient toujours été au beau fixe, il arrivait que leurs violons ne soient pas parfaitement accordés. Si Nantipat recommandait plutôt une scission claire avec les intérêts prodnoviens pour éviter l’ire des collaborateurs de l’ONC, Lalana, elle, envisageait clairement repositionner les intérêts jashuriens sitôt que les esprits se seraient calmés et que le commerce pourrait reprendre.
Quant à la question … officieuse …
”Il est vrai que les mers et les océans sont dangereux … ”
Il plongea son regard au-dehors. La pluie ne cessait toujours pas et les nuages semblaient toujours aussi lourds.
« Nous n’allons pas vous cacher qu’il s’agit-là d’une proposition des plus intéressantes, qui permettraient à nos deux pays de s’enrichir sans se porter mutuellement préjudice. Quelque chose de tout à fait profitable en somme … A supposer qu’il existe toujours des imprudents pour se risquer à braver les nouvelles règles du jeu. »
La proposition pharoise était des plus alléchantes, sur le court terme. Car dès lors que les pavillons n’arborant pas le drapeau blanc barré de cyan auraient disparu comme les baleines rouges, il ne resterait peut-être plus suffisamment de navires à piller. A moyen terme, le risque était de devoir payer une redevance aux capitaines pour éviter les attaques sur les navires battant pavillon jashurien, si d’aventure plus aucun navire de transport n’osait franchir la Mer Blanche. Mais les Pharois pratiquaient la piraterie depuis des siècles. Ils connaissaient parfaitement la manière dont gérer leur écosystème et savaient quels fils tirer pour générer suffisamment de trafic étranger pour pouvoir délester quelques navires sans affoler les autorités internationales et régionales.
”Ce type d’arrangement nous convient parfaitement. Il n’y pas meilleur accord que celui où nous sommes mutuellement bénéficiaires.”