27/03/2015
07:07:45
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[Chronique] Vers un Paradis Afaréen - Acquisition des territoires par l'Union

1. Trajet

Le soleil commençait lentement à quitter son zénith, accablant la région d’une lumière qui deviendrait bientôt rougeoyante et qui projetait déjà de grands éclats lumineux sur le fleuve et ses rives. C’était comme une peinture néo-impressionniste. Sans exactement distordre le tableau, l’effet conjugué de la chaleur et de la lumière brouillait la vision et transformait l’ensemble à un agglomérat indistinct de formes et de couleurs. Si l’on se penchait sur les détails on ne devinait qu’un air bouillant, vague. Le spectacle pris dans sa totalité, maintenant, offrait quelque chose de cohérent, et de beau.

Cachée sous une ombrelle, un foulard autour du crâne et emmaillotée dans des vêtements de lin clair adaptés à la chaleur, la citoyenne Meredith observait le paysage défiler. Elle était sur la proue du Cherche Espoir, un navire blanc, appartenant à la commune supérieure de Gokiary et qui avait été prêté au Comité de Volonté Public pour cette occasion. Le Cherche Espoir descendait paresseusement le cours du fleuve Somagoumbé, depuis les grands lacs du nord aux territoires récemment intégrés à l’Union. Le rythme lent du navire tenait de la croisière, mais le spectacle qu’offrait le paysage n’en faisait pas pour autant sourire la citoyenne.

Elle ne rêvait que d’industrie, pour son pays. D’ailleurs elle le savait très bien : on était loin d’un biais inconscient, animant ses faits et gestes politiques par réflexe. Elle était une citoyenne, une femme conscience – tant que possible – des réalités de la carte et du territoire. Fussent-celles de l’Union ou de sa propre intériorité. Elle était active. On la surnommait la Voix mais elle même se voyait plutôt comme une observatrice. Quant à son amour pour l’industrie il répondait à une logique plus froide encore. Il fallait gagner la guerre, et elle se gagnerait pas des moyens que l’humanité abandonnerait peut-être un jour. Avec un peu de chance. C’était son réalisme qui la coupait des agrariens. Son réalise ou peut-être son désir de continuer à lutter contre le monde capitaliste, plutôt que de s’en faire oublier. Plutôt que de retourner à la calme discrétion d’une vie rurale. Ils ne nous laisseront jamais faire, savait-elle. La ruralité, la faiblesse industrielle, c’était l’invitation faite aux autres de se faire envahir. Cette région, justement, en portait toutes les marques. Même sans toucher le sol elle le voyait bien : des routes de terre, des ponts de taule rouillés, abandonnés depuis leur installation. Des bâtiments décrépits, entassés là sans planification particulière. Une économie qui suffisait à peine à survivre. Des manufactures aux airs de taudis, l’activité lente et fainéante des régions où s’agitait ne servait à rien, ou il était structurellement impossible de s’en sortir. Des grandes prisons, finalement. Des régions entières transformées en bagnes.

C’est pour ça que Meredith ne souriait pas. Elle faisait face à un immense gâchis, qui demanderait des années d’efforts continus pour être réparé. Et ce serait la même chose pour chaque région qui intégrerait un jour l’Union, qui quitterait la barbarie pour l’Humanité. Pour chaque morceau de territoire que la lutte arracherait au monde impérial, capitaliste, inhumain. Pour chaque kilomètre carré pris à l’ennemi. Elle aurait pu en pleurer, si elle n’avait fait depuis longtemps le deuil de la victoire. Les choses se feront selon un temps céleste, un cycle qui la dépassait, elle et tous les autres. Elle soupira et raffermit sa prise sur son ombrelle, puis la fit lentement tourner entre ses mains, fixant son regard sur l’ombre qu’elle projetait sur le pont du navire.

« Kah est une roue. »

Elle aperçut quelque-chose dans le coin de sa vision et se redresse pour faire face au citoyen Caucase. L’homme au visage profondément scarifié ne s’était pas séparé de son habituel uniforme à col Mao. Il ne semblait pas non-plus souffrir de la chaleur. Cela rajoutait à son aspect si étrange. Car Caucase, à tout point de vue, était une personne étrange, sauvée d’une popularité immense par l’énergie qu’il dépensait à rester discret. Tout le reste, chez lui, le promettait pourtant à la gloire. Il la salua d’un signe de tête et elle lui fit signe d’approcher.

« Tu profites du paysage ?
— Cette région est une friche. Je ne suis pas sûr que les moyens des Affaires Exclaves suffisent à le moderniser.
— Ce n’est pas la Mährenie, nous ne pouvons pas organiser un gouvernement local. Ils ne nous le pardonneraient pas. »

Elle acquiesça. Par « ils », Caucase voulait parler des populations locales, celles qui se réjouissaient à cette heure même d’avoir retrouvé leurs frères et sœurs, d’être enfin membre d’un même pays. On ne pouvait pas contingenter la région à une administration provisoire sans donner aux autochtones et à leurs frères kah-tanais le sentiment intense d’une trahison. L’intégration se ferait depuis l’intérieur de l’Union. Ce n’était qu’une formalité administrative. Elle fixa Caucase et orienta son ombrelle pour le couvrir.

« Tu vas brûler si tu restes au soleil.
— Merci. »

Il lui sourit puis regarde à son tour le grand pont routier sous lequel le bateau s’apprêtait à passer. Il y avait de nombreux bacs tout le long du Somagoumbé. Ces ponts répondaient à d’anciens besoins industriels ou miniers, aux chemins qu’avaient tracés des industriels, un siècle plus tôt, pour acheminer leur production jusqu’aux régions voisines. Depuis un mélange de désinvestissement économique et politique avait réduit l’activité minière et industrielle à son plus strict minimum. Malgré les investissements kah-tanais au Pontarbello, qui avaient modernisé tout un pan d’infrastructure sur la rive Ouest du fleuve de façon à relier les communes exclaves au territoire Listonien, le gros de la région restait arriéré. Le royaume de Moron en avait certes fait son grenier à grain, mais le système économique en place et la faible densité de population avaient empêché tout nouveau développement. En bref, tout stagnait. Meredtih repris.

« C’est de la campagne, ici. J’ai lu les premiers rapports du cadastre. Des champs, des zones de pêche. Rien n’est réellement organisé même si on compte beaucoup de petites et moyennes entreprises. Et bien entendu il y a les sections locales des entreprises nationales moronaises.
— J’en ai parlé au Chiffre, dit-il d’un ton aimable qui lui fit réaliser qu’elle ne lui apprenait rien. La nationalisation ne sera pas trop coûteuse. La distribution des terres assez facile et les liens ancestraux entre les communautés kah-tanaises et celles des rives faciliteront l’intégration politique. On pourrait aussi proposer à des citoyens du reste de l’Union de s’installer pour travailler sur les chantiers et dans les structures coopératives qu’il faudra créer.
Oui sur le principe, non dans la forme. Il ne faut pas acculturer les populations régionales. Nous ne devons pas reproduire les erreurs des puissances coloniales, même si nos objectifs sont différents. »

Il sembla réfléchir. Caucase, pour être un grand défenseur de la ruralité et l’homme qui avait publiquement critique les nombreux manquements de l’Union en terme d’intégration infrastructurelle et économique de ses plus petites communes, n’était pas pour autant très sensible aux questions culturelles. Plus spécifiquement, il ne percevait pas les cultures comme des choses précieuses en soi, mais comme des continuums mouvants. Il considérait platement qu’importer des centaines de milliers de travailleurs dans une région pour en améliorer les perspectives économiques et, par conséquent, la qualité de vie, était un choix cohérent. Si la culture d’origine des habitants s’en retrouvait diluée ce n’était de toute façon pas son problème et, du reste, une nouvelle culture syncrétique finirait pas émerger, si à un rythme peut-être plus soutenu que dans le reste du monde où de tels échanges se faisaient de toute façon constamment.

Pour autant, il acquiesça. Moins parce qu’il considérait important de préserver les cultures sous une forme fossilisée que parce qu’il avait conscience des susceptibilités politiques que pouvaient éveiller ces questions.

« Proposons à des afaréens du nord-ouest, dit-t-il enfin. Leur culture est similaire à celle des riverains et ils pourraient vouloir quitter leurs pays pour une terre d’accueil plus juste. La question de la citoyenneté serait gérée par les comités locaux, ce qui éviterait les problèmes accompagnant l’import de kah-tanais possédant déjà des droits civiques.
Je soumettrai ton idée au commissariat, » approuva simplement Meredith.

Puis elle lui tendit son ombrelle, qu’il refusa d’un geste de tête, et tout deux s’éloignèrent du bastingage. À l’intérieur il faisait beaucoup plus frais. Plusieurs membres du comité et autres représentants discutaient au sein d’un salon qui occupait le gros de cet étage. Il y régnait une ambiance tranquille, un peu vieillotte. On était loin de l’intérieur moderne d’un des zeppelins Paltoterra. Une scène parfaitement similaire aurait pu avoir lieu dans cet espace, vingt, trente, peut-être soixante ans plus tôt. De quoi croire que l’élégance changeait en fin de compte assez peu d’un siècle sur l’autre, hypothèse à laquelle Meredith, bonne relativiste qu’elle était, ne croyait pas.
Dans l’une des nombreuses loges qui composait le salon se trouvaient deux des citoyens les plus discrets du comité. Styx Notario et Arko Acheampong, respectivement en charge des services secrets et de la police pour Styx, et des affaires économiques élargies pour Arko, surnommé à ce titre « Le Chiffre ». Tous deux savaient qu’ils allaient avoir beaucoup de travail dans la région. Les premiers rapports faisaient état d’une situation sécuritaire et économique profondément préoccupante. D’une part des mouvements terroristes orthodoxes et communistes menaçaient l’intégrité territoriale des territoires moronais, y compris les versants du fleuve Somagoumbé, de l’autre ces mêmes versants représentaient au mieux une économie agraire en retard d’un demi-siècle.

Pourtant ce n’était pas ce qui les préoccupait. Le Chiffre était bon professionnel. Ce petit nazumis à lunette avait traversé de nombreuses crises sans se défaire d’une forme toute relative de calme et, plus important, de son efficacité. Chaque défi que son commissariat rencontrait n’était jamais qu’un problème à régler. Un puzzle ou un casse-tête dont il arrivait à voir chaque pièce, à agencer les pièces grâce aux formidables moyens mis à sa disposition par les organes de planification et de précision de l’Union. Rien ne lui faisait peur, dans le cadre de ses fonctions. Ce qui l’inquiétait plus, maintenant, c’était ce qui sortait du cadre normal de ses fonctions. L’intégration territoriale et politique d’un peuple étranger, par exemple.

Styx, pour sa part, n’avait pas peur de cette intégration. Elle connaissait l’inquiétude, oui, et à plus d’un titre. C’était sa quasi-paranoïa qui faisait d’elle une maître-espion efficace, aimait-elle penser. Elle n’était pas la seule à le croire. Cependant elle n’aimait pas apparaître. Pas publiquement. Peut-être que c’était pour cette raison que Le Chiffre avait décidé de lui faire part de son mécontentement. Peut-être simplement à cause de son air à la fois souriant et froid, qu’elle arborait toujours. Faute de pouvoir faire un véritable poker face, elle présentait cet air serpentin, affichait le froid de son sang à la face du monde, en même temps qu’un sourire sans joie.

Arko grogna à nouveau.

« Est-ce vraiment utile de nous donner en spectacle ?
On ne peut pas y couper. Ils veulent nous voir.
Nous ne sommes personnes. »

Personne, il savait que c’était faux. Il savait qu’aux yeux du monde ils étaient tout le contraire de personne. Ils incarnaient l’Union. Mais il refusait d’y croire. Sa conception politique des choses, son éthique personnelle, son modèle de pensée exigeait qu’il persiste à se voir comme un rouage de l’ensemble. Il rectifia son affirmation en haussant les épaules. Styx le fixait sans se départir de son sourire.

« Nous ne sommes que des représentants.
Ils ont subi la monarchie, mon vieux. Ils finiront pas comprendre qu’un homme n’est qu’un homme. Mais en attendant il leur faut du symbole. »

Puis elle détourna le regard pour observer Meredith et Caucase. Les deux s’étaient avancés au centre de la pièce. La citoyenne refermait son ombrelle et la plaçait sons son bras pendant que son collègue se dirigeait vers les escaliers qui amenaient aux bureaux. Styx cligna des yeux puis détourna les yeux quand Meredith fit mine de se retourner vers elle. Un réflexe, il n’y avait rien, vraiment, qui justifiait qu’elle évite le regard de la citoyenne. Arko avait remarqué, il ne dit rien à ce sujet, continuant comme si de rien était.

« C’est ta première fois en Afarée je crois ?
On m’a proposé de visiter nos communes, mais je n’ai jamais trouvé le temps. »

Mensonges évident. Elle voulait bien-sûr parler des panopticons, ces réseaux d’espion qu’elle avait fait fleurir partout à travers le continent. Même les tulpas, ces agents indépendants et autonomes s’il en était, avaient parfois envie de voir leur « cheffe », de s’assurer par sa présence qu’ils n’étaient pas totalement abandonnés par la maison. Qu’on surveillait encore leur action. Styx ne croyait pas en la nécessité de ces missions, même si elle trouvait toujours le temps de rencontrer un ou deux agents à l’occasion. Ceux-là portaient ensuite sa voix à travers le monde sans qu’elle n’ait besoin de quitter les administrations de Lac-Rouge. Il fallait l’avouer, elle était terminalement citadine et, d’une certaine façon, trop sédentaire pour apprécier de tels voyages. Sa présence ici relevait presque de l’anomalie, d’autant plus qu’elle était des quelques-uns qui s’étaient opposés à la vente d’armes. Le Royaume de Moron n’était pas un pays allié, il ne devait pas obtenir de tels équipements. Le Grand Kah ne devait pas se désarmer, même en se débarrassant de vieilleries. Autant s’en débarrasser chez des puissances alliées. Enfin, les rives du fleuve Somagoumbé représentaient des revendications irrédentistes auxquels elle ne croyait pas. Il aurait été plus simple, moins coûteux, d’agiter les populations locales. De les pousser à l’action directe. De provoquer une révolution rattachiste. Moins coûteux, oui, mais aussi plus long. On avait préféré se presser. Depuis quand le Grand Kah se presse, se demanda-t-elle ? Puis la réponse lui vint aussitôt. Les élections approchent. Ce gain territorial montre l’action des comités modérés. Ils renvoient les radicaux dans les cartes en lorgnant sur leurs revendications, mais pas sur leurs façons de faire. C’est ambitieux.

Comme s’il avait deviné le fond de sa pensée, Le Chiffre fit un signe vers la fenêtre, indiquant moins quelque chose de précis que le fleuve, la région dans son ensemble.

« Les nomades seraient partis en guerre pour l’obtenir.
Je ne crois pas. »

Styx crut voir de l’incrédulité dans ses yeux. Et pourquoi pas, après tout ? La vérité c’est qu’Arko, par le biais de l’économie, disposait d’information beaucoup plus à jour que les siennes sur ce qui se passait au sein même de l’Union. Les dossiers du Commissariat Suppléant à la sûreté, les rapports que lui écrivaient ses centaines de tulpas, concernaient des affaires extérieures, des pays étrangers. Elle ne s’intéressait pas aux ethnies mais aux mouvements politiques, aux courants économiques, aux gestes de l’Histoire et à leur écho dans le temps. Le Grand Kah, la Citadelle, comme elle aimait l’appeler selon une vieille maxime radicale, n’était pas exactement le sujet de ses préoccupations. Elle protégeait ses enceintes mais ce qui se passait en leur sein était l’affaire de ses camarades. Contre son instinct, elle décida que l’avis du Chiffre était important, et qu’elle devait l’écouter avec respect. Lui fixait désormais les rives du fleuve, bras croisés. Ce devait être grave, jugea-t-elle.

« Ils s’agitent, Styx. Ils s’agitent comme rarement en deux siècles d’Histoire. »

Maintenant c’est elle qu’il fixait, se penchant un peu dans son fauteuil et lui parlant plus bas, comme pour lui dire une vérité que nulle-autre ne devait entendre. Derrière ses lunettes, ses yeux étaient animés d’une intensité rare. Il y avait quelque chose. Quelque chose qu’il n’arrivait pas encore à cerner, mais qu’il ressentait clairement. Dans les rapports de l’économie. Dans les tendance des cours. Dans les échos de l’administration. La structure était comme organique, vivante, et elle commençait à s’agiter. La cause était inconnue, la conséquence encore invisible. Mais cela inquiétait l’homme qui se trouvait face à Styx, et dû lutter pour ne pas se laisser contaminer. C’eut été irrationnel. Il fit la moue puis parla encore, et encore plus bas.

« Aucun des échos qui me remonte n’est rassurant. En fait c’est tout le contraire. Ils s’apprêtaient à partir en guerre et sans nous le dire. À contourner l’Union. »

Un secret de polichinelle, en fait. Mais qu’on osait pas prononcer, comme si mettre les mots sur le danger pouvait l’invoquer, l’aider à s’incarner dans le réel, à s’y ancrer pour de bon. Les choses étaient pourtant ce qu’elles étaient. On ne parlait pas d’un risque mais d’une réalité : il fallait accepter de voir les choses en face. Détourner les yeux était une erreur d’humain. Le Grand Kah, son administration, ses mécaniques, devaient s’élever au-dessus de ça. Par conséquent ses agents devaient tous avoir le courage de l’action. C’était l’idée qu’en avait Styx, qui était pourtant et de loin la plus consciente de ses propres limites humaines, et de façon peut-être plus inconsciente une tenante de la théorie des grands hommes. L’Union avait besoin de grands hommes, capables d’incarner les citoyens dans leur ensemble. Pas tant des bâtisseurs d’Histoire que des incarnations de volonté commune ou, peut-être, celles et ceux capables d’endosser la charge d’Être, réellement, les porteurs du Message.

Elle n’était pas cette femme, elle n’était que l’œil des services secrets. Son pouvoir, démesuré, était au service de l’ombre. Elle en servait d’autres, plus courageux, plus forts. Des Meredith, des Caucase, avant eux des Edgar Alvaro Maximus de Rivera. Comment la raison aurait-elle réagi aux nombreuses crises qu’avaient surmontés ses successeurs? Parfois elle regrettait le vieil homme.

Il lui revint à l’esprit que c’était lui, aussi, qui l’avait jetée en pâture à l’Inquisition quand ses pouvoirs lui avaient semblé trop importants, et elle rectifia sa pensée. Parfois elle regrettait le vieil homme, mais parfois seulement. Tout de même, lui n’aurait pas parlé des nomades en chuchotant. Elle fixa le Chiffre et lui répondit d’un ton calme.

« C’est grave.
Oui. Très grave.
Et récupérer ce fleuve, est-ce que ça a changé les choses ? »

Un silence s’installa, puis se prolongea. Le regard de la citoyenne se perdit sur les rives du fleuve, où des pêcheurs finissaient de décharger des barques de bois peintes de couleurs vives. Certains s’arrêtèrent pour saluer le navire. Ce peuple, ces futurs citoyens, n’étaient pas indifférents à ce qui se passait. Mais même l’Histoire ne pouvait perturber la banalité de leur quotidien. C’était un luxe que l’Union finirait par leur offrir, cependant.

Le Chiffre s’était redressé dans son fauteuil. Il avait désormais les bras décroisés et un air ironique.

« Il faut l’espérer. En fait il y aura tellement à faire que ça les tiendra immobilisés un moment. Et ces mouvements terroristes qui menacent la région ? Je pense que ça absorbera leur agressivité. »

Elle lui sourit, et sincèrement cette fois. Sa façon de voir les choses était teintée d’un cynisme qu’elle jugeait extrêmement adapté. Appréciait ses camarades quand ils oubliaient leur propre humanité et se mettaient à exploiter celle des autres. L’Histoire était faite pour les humains, mais était trop immense pour être traitée avec des considérations empathiques. Pas à cette échelle, en tout cas. Pour maximiser le bonheur il fallait parfois le prendre comme une donnée à part, et chercher à le réaliser par des voies détournées, des moyens efficaces. Elle fit rouler ses épaules et s’étira.

« On va mettre les nomades en charge de la région ?
Les Comités décideront mais c’est le plus logique, non ? On ne veut pas envoyer des gens des communes centrales, ça ferait colon. »

Elle acquiesça et il continua ce qui, désormais, prenait la forme d’une liste, une énumération de faits qu’il lui soumettait dans un exercice de réflexion commune.

« On ne peut pas non-plus uniquement s’appuyer sur des représentants et citoyens locaux. Nous avons des sympathisants, en fait nous n’avons que ça, mais ils ne sont pas encore prêts. Ils doivent apprendre et il leur faut des professeurs.
Une situation de tutelle.
Au sens premier du terme. Au sens... Noble, du terme.
Noble. »

Il fit comme s’il n’avait pas remarqué la façon particulièrement ironique qu’elle avait eu de reprendre ses mots. Noble n’était peut-être pas le terme le plus adapté, oui. Ni tutelle. De toute façon il n’y avait pas de belle manière de dire ce qui allait se passer : on allait devoir apprendre à huit cent mille personnes à devenir des citoyens. Qu’est-ce que cela impliquait ? Qu’il allait falloir les former. Leur apprendre. Dans son esprit des calculs se firent, à nouveau. Il les avait déjà fait à l’aide du commissariat, il ne faisait que vérifier les comptes, s’assurer une énième fois que tout était en ordre. Combien d’adultes dans ces personnes. Combien d’enfants. Combien de vieux. Tant, tant et tant. Combien de dev-lib pour former chaque individu, combattre l’illettrisme, améliorer les infrastructures, la situation sanitaire, racheter puis moderniser l’ensemble des entreprises du territoire. Combien de temps pour y arriver, théoriquement. Tout semblait cohérent, tout semblait dans les comptes, tout semblait faisable. La question du comment tenait plus de la politique que de son application. L’application, elle, était toute vue. Il repris sa liste.

« Ils accepteront d’être aidés par les nomades parce qu’ils sont leurs frères et sœurs. En fait ils se considèrent déjà comme le même peuple.
Nous ne devons pas trop jouer sur cette corde sinon nous allons réveiller des revendications ethniques.
Oui, c’est évident.
Mais ce n’est pas comme ça que nous pensons, fit remarquer Styx en se redressant un peu dans son fauteuil. Nous sommes des kah-tanais. Ces questions traditionnelles ne sont pas dans notre mode de pensée.
Cela fait deux siècles que nous décolonisons le monde un territoire à la fois. Nous avons de l’expérience. Ne parts pas perdante, Styx, il n’y a aucune raison pour laquelle ça se passerait mal. »

Elle acquiesça, avant de hausser les épaules et les sourcils.

« Aucune raison ? Aucune raison, vraiment ? Arko, de toi à moi, il n’y a que ça, des raisons. Mais je comprends ce que tu veux dire. »

Styx décida d’en rester là. Les problèmes se présenteraient les uns après les autres, et ils se régleraient par ordre et sans difficultés. Deux siècles d’expérience. Au moins sur ce point le camarade ne se trompait pas. Deux siècles à régler des problèmes. L’assurance du succès ne signifiait pas que celle-là se ferait sans efforts. Peut-être l’avait-il oublié, peut-être considérait-il simplement ces difficultés comme de l’ordre normal des choses. Peut-être que par « aucune raison », il voulait en fait dire qu’il n’y aurait pas de problèmes extérieurs au Grand Kah et ça, elle était bien décidée à s’en assurer. C’était de sa responsabilité, après tout.

Elle détourna les yeux et vit que la citoyenne Meredith s'approchait d'eux. Elle s'était débarrassée de son ombrelle et affichait un air serein qui attestait qu'elle ne venait probablement pas vers eux avec un but en tête. Styx se leva pour l'accueillir. Ils devaient être bientôt arrivés.
2. Arrivée

« Il y aurait pu y avoir un mort sur le bateau, dit enfin Rai sur le ton d’une proposition. Une proposition qui eut le dont d'alarmer la citoyenne Actée Iccauthli, laquelle se retourna vers son amie pour la toiser d’un air sombre.

« Je te demande pardon ?
— Un mort. » Elle lui sourit de toutes ses dents et se passa une main dans les cheveux avant de détourner le regard pour le jeter sur paysage. « Tu sais, comme dans un film. Une bande de dignitaires dans un grand bateau blanc, au milieu d’une contrée exotique et étouffante. Coincés en petit comité. Et là, un mort. Ils doivent enquêter pour trouver le tueur.
— Rai, pardon de te demander ça mais qu’est-ce que essaye d’articuler ?
— Je dis juste que ç’aurait été intéressant. Et peut-être qu’il y aurait eu en fait plusieurs morts. Les enquêteurs disparaissent les uns après les autres, le navire prend des allures de vaisseau fantôme, et à la fin, grande révélation sur le fond de l’affaire. Ou bien il n’y a qu’un mort et à la fin la grande révélation a un vrai goût de victoire pour l’enquêteur. Mais une victoire un peu triste, tout de même. Le tueur aurait été quelqu’un de touchant. »

Actée sembla d’abord chercher une réponse adaptée, son visage d’habitude impassible passa par différents stades de réflexion puis d’abandon, aucune des phrases qui ne lui venait ne semblait réellement adaptée ou, plus précisément, satisfaisante. Pas qu’elle manquait de répondant, mais plutôt qu’il n’y avait rien à répondre à Rai pour l’amener vers les réactions qu’Actée aurait souhaité obtenir. Aussi la cheffe de la diplomatie kah-tanaise se contenta-t-elle finalement de fixer son amie en silence, puis de s’en désintéresser totalement. Rai déglutit et regarda ailleurs.

« Je ne sais pas. Le voyage aurait été plus amusant. »

Pas qu’elle s’était ennuyée, évidemment, mais elle trouvait simplement que ce petit rassemblement avait des aspects grotesques. L’Union n’avait pas besoin de déplacer l’ensemble de son comité pour cette affaire d’acquisition territoriale. Une déclaration officielle, l’envoi d’une poignée de délégués, ç’aurait suffit, et ç’aurait aussi évité de créer un précédent pouvant dans deux, trois, dix, vingt ans créer des jalousies imbéciles. « Somagoumbé a eut droit à tout le Comité. Pourquoi pas nous ? »

Bien sûr, c’était à cause des élections. Il fallait faire corps et faire de l’instant une grande victoire, d’ailleurs c’en était une. Et même s’ils ne disaient rien, ils n’avaient que ça à l’esprit. Ils faisaient mine de parler de l’organisation du territoire, des façons dont on pouvait l’intégrer au mieux et au plus vite au reste de la Confédération, mais même là, les élections entachaient le reste. Elle savait reconnaître ce qui tenait de la proposition honnête et ce qui tenait du plan. La majorité de ce que préparaient ses chers camarades pouvait être remis en question par une victoire des radicaux, alors ils le prenaient en compte et préparaient des structures qui survivraient à leur défaite électorale.

Défaite électorale potentielle, rectifia-t-elle en son for intérieur. Ils donnaient encore l’air de croire à leur victoire et il fallait leur accorder ça. Elle, pour sa part, était profondément ennuyée par tout ça. Elle avait de toute façon décidée de disparaître de la sphère politique dès son mandat terminé. Pas qu’elle s’y ennuyait, mais elle était une femme faite pour le changement et la création artistique. Les temps extrêmement durs qui se profilaient à l’horizon n’étaient pas pour elle, il y aurait des citoyens mieux qualifiés pour tenir la barre. Elle pourrait remplir d’autres rôles, à la tête de sa fondation, loin de la surveillance de l’administration.

En attendant, son horizon immédiat était d’une jolie couleur de début de fin de journée. Quelque chose qui lui parlait déjà beaucoup plus et lui rappelait même son enfance, les rares souvenirs heureux qu’elle s’autorisait à en garder, du moins. La nature était apolitique, elle pouvait encore chérir les nombreuses balades que son statut de princesse lui autorisait. Quant au reste...

« Citoyennes, nous arriverons à quai d’ici quelques minutes. »

Elle se retourna en même temps qu’Actée vers la soldate qui venait de passer le seuil du salon, et lui sourit en remerciement. Sa collègue se leva.

« Merci. »

Quant la garde eut quittée les lieux, Rai se leva à son tour et approcha de son amie. Actée n’appréciait pas beaucoup la chaleur, aussi retardait-elle au maximum le moment où il faudrait se confronter au monde extérieur. Rai était beaucoup moins affectée qu’elle par le climat, et appréciait le soleil. Ce qui la dérangeait, maintenant, c’était autre chose. Une chose qui n’échappait pas totalement à leur contrôle.

« Qui était en charge du protocole ?
— Les affaires exclaves. » Elle haussa un sourcil. « On a revu les détails ensemble. Il y a un problème ?
— Je trouve que c’est trop militarisé, je ne suis pas sûre que ça renvoi le bon message.
— Aux populations locales ?
— Et au monde. »

Actée acquiesça et Rai considéra qu’elle avait sans doute dû évoquer le sujet avec les gens du commissariat aux affaires exclaves. Sans avoir jamais été en charge des protocoles — même au sein de son commissariat elle avait toute une série d’assistants pour organiser les détails des rencontres diplomatiques en son nom — elle faisait très attention aux moindres détails de chaque évènement public et à l’image qu’ils pourraient renvoyer à l’internationale. Elle avait sans doute adaptée son discours à la présence de gardes dans les rangs de la délégation d’Axis Mundis, trouvé les mots juste pour éteindre les flammes qui pouvaient émerger de cette présence. Oui, se dit Rai. Nous ne voulons pas que le reste du monde nous voit comme des envahisseurs. Pas un seul instant.

« Ce n’est pas grave.
— Ils sont ici parce que la situation l’impose. Il y a des risques. »

Elle se détourna et commença à se diriger vers la sortie du salon. Des risques, oui. Les mouvements terroristes. Un mélange curieux d’eurycommunisme et de religion, l’avantage de la seconde revendication était qu’elle décrédibilisait la première, au moins aux yeux du mouvement international qui aurait pu avoir du mal à comprendre que l’Union s’en prenne à une guérilla communiste. Bien entendu, c’était le contraire, mais il y en aurait toujours pour prendre les choses à l’envers. Encore que cela dépendrait beaucoup de leurs moyens d’action. S’ils pratiquaient l’attentat, par exemple...

Rai réalisa alors une chose qu’elle oubliée. Ce Comité avait déjà été la cible d’un attentat. Meredith avait échappée de peu à la mort et Actée avait été hospitalisée. Elle était absente, à cette occasion, apprenant les informations par la presse, et n’avait pas eu le temps de s’inquiéter : sa position de représentante lui avait permis d’obtenir en quelques minutes des informations de première main, et plus que rassurante. Ensuite les tireurs avaient été appréhendés, leur réseau démantelé. L’affaire avait été classée par la justice, et aussi dans l’esprit de la Princesse Rouge pour qui tout cela tenait maintenant de l’anecdote. Mais Rai, les autres, en avaient peut-être gardés un profond traumatisme. Elle rattrapa son amie lui posa une main sur l’épaule.

« Tout ira bien de toute façon.
Oui. »

Elle ne comprenait pas, ou faisait mine de ne pas comprendre. L’amitié qui les liait était une amitié étrange en ça qu’elles s’appréciaient énormément et profondément, sans pour autant se ressembler et, souvent aussi, sans se comprendre. Rai appréciait simplement la finesse et l’humour discret de celle qu’elle avait rencontrée toute jeune femme lors de la révolution. Elle lui devait aussi sa survie, ou du moins la seconde chance que la révolution lui avait offerte malgré son ascendance.

Actée, elle, faisait preuve d’une certaine forme de fidélité envers elle. S’il était difficile de clairement déterminer ce qu’elle appréciait chez elle, elle lui avait demandé conseils sur de nombreux aspects, notamment concernant son image publique, et passait une part importante de son temps libre en sa compagnie, ce qui n’avait pas manqué de faire naître des suppositions plus ou moins embarrassantes sur la vraie nature de leur relation.

« Actée, tout sera sûr. Tu le sais très bien.
— Oui, bien entendu que je le sais. »

Elle haussa les épaules mais lui sourit avec reconnaissance, puis se dégagea doucement de sa prise.

« Nous devons descendre, maintenant. Ils nous attendent.
— La garde a dit quelques minutes, je n’ai entendu personne nous appeler depuis.
— D’accord mais nous devons tout de même descendre. »

Un regard furtif en direction de la baie vitrée du salon. La lumière de plus en plus rasante du soleil illuminait la rivière comme si elle avait pris feu. Un incendie d’une rare beauté, qui préfigurait peut-être à ce qui allait suivre. D’une manière ou d’une autre.

« Le soleil est assez bas, je devrais survivre. »

Actée haussa les sourcils puis passa la porte du salon. Rai l’imita après avoir jeté un dernier coup d’œil sur le Somagoumbé. Il brillait, doucement. Cet incendie, servirait-il de métaphore aux chroniqueurs qui avaient fait le trajet ? Sans doute. Pour tout leur désir de véracité historiques, ces écrivaillons ne résistaient pas à la tentation post-classique de voir des métaphores partout. Ils encombraient leur texte de cette lourdeur, que d’aucuns traitaient en élégance. Elle y croyait assez peu. Mais encore, elle était une femme moderne, et tout ce qui ne l’était pas la renvoyait à l’Empire. À cette réalité où elle aurait porté la couronne, et où l’Union aurait été son fief.

Rai s’arrêta sur le pas de la porte et lui lança un regard interrogatif, aussi la suivit-elle sans perdre de temps. Qu’est-ce que les chroniqueurs auraient écrits sur son règne, s’il avait eu lieu ? Plus important peut-être : qu’écriraient-ils sur ce jour ?


Installé à l’ombre d’une terrasse bordant le port, Federel passait un excellent moment. La nature et l’environnement lui faisaient dont d’une beauté magnifique qu’il avait pris un soin tout particulier à retranscrire, notamment la façon toujours aussi charmante que le soleil avait de frapper l’eau, et d’y faire naître plus de couleurs que ce qu’un peintre eut été capable de retranscrire avant la fin de l’évènement.

C’est qu’il avait déjà enregistré le reste, qu’on ne pouvait donner qu’une certaine quantité de mots sur la liesse populaire avant que celle-là ne devienne lassante. Il aurait sans doute pu se perdre encore un peu dans la foule venu de toute la région assister à la transition officielle d’administration, écouter plus attentivement le vocabulaire des uns et des autres dans les bars et les cafés, se camoufler plus profondément encore dans la masse qui composait la foule, qui composait le peuple qui, bientôt, deviendrait citoyens. Il aurait pu faire toutes ces choses et d’autres encore, mais la vérité, c’est qu’il n’était pas un scribe du détail. C’était un fait connu, dans l’ordre, il était bon pour les grands mouvements et les ambiances naturelles, et au delà des informations qu’il consignait scrupuleusement, comme le voulaient les méthodes de son Ordre ancien, ce qu’il prenait la peine d’écrire, d’écrire réellement, d’écrire pour être lu, avait une qualité systématiquement macroscopique. Peut-être avait-il besoin d’une loupe pour mieux percevoir l’humain. Peut-être, oui.

Encore qu’il arrivait très bien à le percevoir en petit comité. Par exemple il n’avait aucune difficulté à se faire une place partout où il allait, et c’était ainsi qu’il avait intégré les populations de Makendisi quelques années auparavant. Et à l’époque il ne savait pas qu’il y aurait cession des territoires : il l’avait fait parce qu’il pensait sincèrement la région intéressante dans ses dynamiques sociales et économiques. Aussi, l’Ordre n’avait personne d’autre dans la région et il avait pris la décision de rectifier cette erreur. Être le premier scribe dans la région ne lui avait apporté aucune forme de privilège, et ses nombreuses demandes d’intégrer la suite des représentants de la Convention n’avaient finalement rien données, sans que cela ne puisse réellement le surprendre. Il devait s’y faire, supposa-t-il avec une certaine lassitude. La Convention avait déjà ses agents, et ceux-là voyageaient dans le grand navire blanc, près des très grands de l’Union, notant leurs propos et leurs actes. Ce seraient-eux qui seraient à l’arrière-plan, cachés sous la scène, qui écriraient le moment Historique sous cet angle qui ferait tant plaisir aux historiens. Lui il écrirait l’avant-scène. Voir même la cours et le public. Et c’était un privilège en soi : l’Histoire n’appartenait ni à ses acteurs les plus éminents, ni aux masses, et il était bon que l’Ordre quantifie les deux à part à peu près égales, encore qu’il y avait fait à parier que de très nombreux autres scribes avaient rejoint le Somagoumbé à l’occasion de cette cession de territoire. Federel s’en moquait bien, il passait un excellent moment. Sur sa table des fiches éparses, un enregistreur, un petit ordinateur portable et un appareil photo. Un verre à moitié vide d’eau. Devant lui une rue qui terminait dans le fleuve, des maisons carrées, de deux ou trois étages, à la peinture décolorée par le temps, s’arrachant en gros morceaux par endroit. Plus loin, les quais où allait s’arrêter le Cherche Espoir, couvert d’une masse qui patientait derrière des rangs de gardes et de policiers. Les policiers. Ceux-là finiraient au chômage avant que l’on ne les réintègre à la Magistrature. La transition serait un moment très étrange, jugea-t-il en attrapant son verre pour en boire une petite gorgée. Très étrange, ça oui, et qui lui donnait de bonnes raisons de rester en ville, alors même qu’il commençait à envisager de changer d’air.

Pas qu’il n’appréciait pas l’Afarée, mais le royaume de Moron était de ces pays pauvres et destinés, pouvait-on croire, à le rester. Pas par un quelconque dieu cruel mais bien pas l’inanité de son administration. Oh ce n’était jamais qu’une fatalité mécanique liée à l’Histoire, oui. Sous ces latitudes, beaucoup de pays n’arrivaient tout simplement pas à s’élever sans que le commun des mortels n’arrive clairement à se l’expliquer. De nombreux articles très intéressant détaillaient bien la nature de cette faillite économique et politique, mais pour y avoir accès il fallait du temps et une solide éducation, ce dont la population était globalement privée par la situation même. Boucle infernale qui, donc, semblait promettre Makendisi mais aussi l’ensemble de la région fluviale à un avenir de stagnation. Plus maintenant. Les choses avaient changé.

La proue blanche du Cherche Espoir venait d’apparaître devant lui, sur le fleuve. Le navire manœuvrait lentement pour s’orienter vers le quai, provoquant une réaction assez immédiate au sein de la foule qui l’attendait. Des cris de joie et des acclamations.

Le scribe rassembla minutieusement ses fiches, jetant des coups d’œil rapide à ses notes. Il les connaissait par cœur, bien que les ayant écrits dans la journée. Il avait déjà repéré les formules qui lui plaisaient particulièrement et les informations réellement utiles. Elles furent rangées précautionneusement dans une pochette dédiée, l’ordinateur portable en rejoint une autre, l’enregistreur terminé dans une poche de sa sacoche et l’appareil fut enfilé en bandoulière. Il laissa une pièce sur la table et se leva, pensant rêveusement que ce serait peut-être la dernière fois qu’il paierait — au sens traditionnel et capitaliste du terme — une consommation, ici. D’ailleurs les classes moyennes et les boutiquiers allaient sans doute représenter un obstacle à prendre en compte pour ces braves gens des comités.

Il fit un signe de main au tenancier, qui attendait derrière son bar. Depuis le temps c’était presque devenu un ami, ou au moins une figure habituelle de sa vie ici, puis il se dirigea à petits pas vers le quai. Il connaissait bien les rues et savait estimer le temps qu’il faudrait pour y arriver, à pieds et à ce rythme. Il y serait avant que le navire n’ait terminé son approche. Quant au fait d’être excentré plutôt qu’au cœur de la foule, ce n’était pas bien grave tant qu’il pouvait prendre ses notes et immortaliser l’instant. Arrivé sur les lieux, il constata que la foule était importante pour les standards régionaux, mais sans doute pas autant que celle qui attendait sur la grande place de la ville où aurait lieu le reste de la cérémonie. Au milieu des afaréens se trouvaient aussi des descendants de colons et des étrangers, quelques nazumis, plusieurs blancs. Ceux-là ne célébraient sans doute pas le rattachement de la terre historique des nomades au cœur spirituel et politique de leur peuple. Peut-être étaient-ils des sympathisants communalistes, ou peut-être simplement des curieux. C’est que la région ne comptait que quelques centaines de milliers d’habitants, la ville —  selon des standards étrangers — était modeste voir même petite. Il ne s’y passait pas grand chose et ce qui était en train d’avoir lieu, de par sa nature historique, devait bien rassembler des gens y compris assez opposés au projet même. D’ailleurs ce dernier point était tellement évident que les forces de police assurant la bonne tenue du cordon de sécurité étaient épaulés par un certain nombre de miliciens nomades, dans leurs tuniques traditionnelles, et d’agents — plus discrets mais reconnaissables pour qui avait l’œil — de l’Égide.

C’était une bonne chose, estima le scribe. Personne ne voulait que la situation tourne au carnage, même si les martyrs pouvaient avoir un impact fort et positif sur l’Histoire.

La foule poussa un cri renouvelé. Le bateau avait enfin accosté et on avait déployé une passerelle permettant de descendre de la coque jusqu’au sol, où s’étaient dégagés une poignée de dignitaires locaux. Il y avait des représentants des communautés religieuses — catholiques, musulmans, animistes — des représentants de grandes familles de notable, une figure voilée de la tête aux pieds dans des vêtements colorés traditionnels des peuples du sable et, évidemment, le maire et ses élus locaux, lesquels devaient avoir conscience que l’administration de transition s’appuierait sur eux. De façon intéressante, nota Faradel, il n’y avait pas de nobles en vue. Ceux-là avaient sans doute fui la région dès que la transition s’était effectuée. Au moins pour ce qu’il avait entendu, l’Union ne comptait pas tant les exproprier que racheter leurs biens. C’était une façon de faire propre à éviter les tensions inutiles, jugea-t-il tout en se demandant ce qui se passerait pour celles et ceux qui refuseraient de vendre.

Il verrait bien, supposa-t-il. Devant, des figures commençaient à descendre du Cherche Espoir. Il les compta, sept. Les sept membres du comité. La Volonté Publique s’était déplacée au grand complet. Malgré la distance et les tenues claires qu’ils portaient pour la plupart, bien éloignées de la tendance toute kah-tanaise à se différencier les uns des autres par ses vêtements, il arrivait à peu près à distinguer chaque individu. Les nombreux membres de leur suite, qui débarquèrent dans un second temps, faisaient pour leur part tous office d’inconnus. De là où il se trouvait, Faradel ne pouvait pas réellement entendre ce que se dirent les kah-tanais et les représentants locaux. Sans surprise ce furent les citoyens Caucase et Meredith qui parlèrent le plus et reçurent les honneurs, poignées de main, révérences. Puis le maire fit un geste en direction de la grande avenue qui se trouvait dans le prolongement du quai, et la citoyenne Rai Sukaretto dit quelque chose — très fort mais pas assez pour couvrir le bruit de la foule — qui sembla beaucoup amuser tout le monde à l’exception des citoyennes Styx et Actée, lesquelles se trouvaient d’ailleurs un peu en retrait. Le maire répondit quelque chose en souriant, fut repris par la figure voilée du peuple du désert, et le petit groupe se mit en route à travers la foule, laquelle se poussa pour les laisser passer et s’organiser assez naturellement en longue ligne pour les suivre. Federel attendit patiemment que les représentants des comités soient à sa hauteur, reculant tout juste pour éviter d’être poussé par le service d’ordre, puis intégra à son tour le cortège. Quelque part, une fanfare reprit le chant des peuples et emplit l’avenue de la musique joyeuse et entraînante de cette marche de paix.

C’était, dans tous les sens du terme, une manifestation. Federel se dit qu’il n’y avait peut-être pas meilleurs moyen de signifier que l’Union était là et pour de bon. Ce bain de foule offert aux populations locales visait probablement à les rapprocher des citoyens du comité, à marquer une proximité que l’administration devrait ensuite rendre plus tangible encore.

La nuit continuait de tomber et désormais il faisait presque frais. La foule s’en moquait bien, elle vibrait d’une joie solaire.
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