11/05/2017
16:06:48
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[Grand Kah/Velsna] Costa del Sol

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On avait proposé aux Velsniens de se rendre à Chan Chimù, ce qui revenait en quelques sortes à les envoyer en vacances et ce malgré l'importance stratégique de certains des sujets qu'ils devaient évoquer avec les kah-tanais. C'est que si c'était La Cité des Anges, plus au sud du pays, qui avait été le sujet d'un intense effort de modernisation de ses studios, Chan Chimù demeurait un lieu hautement attractif. Ce qu'on appelait, dans le jargon kah-tanais, un "attrape devise". En d'autres termes une forte activité de tourisme s'y était développée. C'était d'ailleurs à ce titre qu'on avait logé les velsniens dans l'un des meilleurs hôtels de la ville, véritable palace situé dans le quartier de l'Exposition de 1936. Si on devinait que la ville grouillait, comme le reste de l'Union, d'une activité politique et économique fébrile, quelque chose dans le climat, l'organisation du plan urbain, l'attention toute particulière portée à la propreté des façades et à leur couleur, la dotait d'une qualité plus douce : tout ici sonnait comme un après-midi fainéant. Une journée sans responsabilités.

La représentante kah-tanaise qui fut chargée de mener les discussions avec les velsniens était d'une énergie toute autre. Elle étaient de ces gens un peu étranges et pas toujours très dégourdis dont enthousiasme farouche frôlait dangereusement la frontière des conventions diplomatiques sans jamais pleinement l'outrepasser. C'était une artiste, et aussi la princesse héritière de l'empire kah-tanais. La Citoyenne Rai Itzel Sukaretto était aussi et surtout une personne extrêmement volubile et, du reste, assez peu conventionnelle. Elle avait accompagnée les velsniens de leur hôtel au Centre de Conférence de la ville, une structure élégante et circulaire, et n'avait eut de cesse de parler durant le trajet. Pas qu'elle était inintéressante : c'était ce genre de personne qu'on pouvait écouter monologuer sans trop de difficulté. Et elle même faisait de son mieux pour ne pas monologuer, relançant ses invités, faisant des traits d'humour. Une hôte charmante, malgré ses habits assez éloignés du tailleur attendu d'une représentante étatique. Au bout d'un temps, enfin, elle ménagea un silence. Dans la cabine d'un ascenseur de verre dont la monté révélait progressivement une avenue allant du quartier des expositions à la mer.

"J'étais à Vesna, vous savez. Lors que l'intronisation du Triumvirat."

Elle était pensive. A l'époque personne ne croyait vraiment au risque d'une guerre. On envisageait des assassinats politiques, quelques rixes entre partisans d'un triumvir ou d'un autre. Mais l'éclatement de la République ? Non, ce n'était pas l'éclatement de la République. Elle tenait bon, la vieille. C'était sa classe politique qui ne savait plus combien elle chaussait. La cabine s'arrêta et elle guida ses hôtes jusqu'à une grande salle de réunion baignée de lumière, aux murs ornés de statues néoclassiques du plus bel effet. Malgré l'immensité des lieux il y régnait une atmosphère cosy.

"Bon en tout cas j'y retournerai avec plaisir quand la situation le permettra. Mais installez-vous !, elle fit un geste en direction de la table de réunion, où se trouvait déjà un homme. Âgé, un peu bedonnant. Très bien habillé. Ses sourcils ressemblaient à des chenilles processionnaires et Rai faisait un effort visible pour ne pas les fixer. Et d'ailleurs je vous présente Ernesto Mollari, représentant du Fonds Tomorrow. Qui sera là... Pour le représenter.
- Oui, oui. Tout juste citoyenne. Mes chers amis, très heureux d'enfin vous rencontrer !"

L'homme avait un regard de requin et le sourire innocent de vendeur de calendriers. Sa façon d'être et d'agir avait quant à elle quelque chose de... Velsnien. De terminalement Velsnien, même. Il avait ce quelque chose, cet air, on aurait pu l'imaginer à la tribune, défendant courageusement les opinions d'un influent mécène avec la sincérité comique d'un prêcheur de rue. Il se leva pour serrer la main des Velsniens.

"Quelle vie, quelle vie ! Vous avez traversé la moitié du monde pour nous rejoindre. Et maintenant il faut se demander par quoi commençons nous ! Le culturel ou l'économique ? Vous avez une préférence ?
- Mettons cet instant à profit." Rai leva une main vers le fond de la pièce, où attendait une jeune femme à côté d'un chariot. "Vous voulez boire quelque chose ? Nous avons du pulque, du mescal, des vins divers et divers thé. De l'eau, aussi."

L'évocation de l'eau fit très vaguement hausser un sourcil au représentant du Fonds.
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La "riviera" kah tanaise


Une petite révolution était en train de se jouer à Cerveteri ces jours-ci, au-delà des aléas d’une guerre civile dont on tardait à deviner le vrai visage tragique. La guerre attire avec elle son lot d’artistes : photographes, cinéastes, peintres… Aussi triste soit cette situation, il faut bien avouer que la guerre est un thème universellement compréhensible, et que la capture de ses images reste souvent gravée dans les mémoires. Aussi, dés les évènements du 2 mai passés, les triumvirs se sont empressés de s’entourer de ces individus qui proviennent d’un tout autre monde que le leur, et qui estiment davantage la valeur des mots, des gestes et la symbolique de l’image. Dino Scaela s’est par exemple entouré du réalisateur Carmine Gallone, connu pour un certain élitisme et un nationalisme originel landrin qu’il cultive pour flatter l’égo d’une ancienne classe aristocratique qui tient sa légitimité et ses origines supposées des exilés de Léandre. Son dernier film, Léandre en flammes, ayant marqué quelques esprits au dernier grand festival du cinéma, était une ode à ces origines mythiques et à la flatterie de ces gens. Alors lorsqu’il apprit que son plus féroce critique et concurrent était pleinement engagé dans une machine de propagande, le réalisateur et metteur en scène Alessandro Savonarole réagit d’une façon des plus curieuses : il alla voir l’homme de cette République qui certainement, était le moins sensible à la puissance des images, une personne totalement insensible à toute forme d’art, qui se montre totalement indifférent devant les sculptures des fontaines de la Basilique San Stefano, qui n’éprouve que peu de choses devant l’architecture baroque velsnienne, et qui à vrai dire n’a jamais vu le moindre de ses films.

Savonarole se présenta ainsi à Matteo DiGrassi, après un déplacement périlleux à Cerveteri, en réponse au massacre du 2 mai qui lui souleva le cœur. Sans la moindre motivation apparente, il offrit gratuitement ses services à DiGrassi pour toute la durée de la guerre. Pourtant, tout n’a pas toujours été rose entre Savonarole et DiGrassi. Avant la guerre, ce créateur iconoclaste qui avait fait de la thématique de la vertu en politique le centre de ses œuvres, le considérait comme un politicien comme les autres, faisant partie de la machine républicaine, jouant fidèlement un rôle dans un système politique qu’il condamnait. Son travail lui a valu un triomphe au Festival du cinéma avec Le Diner du fratricide, au grand dam de Gallone, tenant des vieilles reconstitutions historiques velsniennes. DiGrassi n’avait pas vu ce film non plus. Mais curieusement, à Cerveteri, le courant passa davantage que prévu entre les deux hommes, bien que Savonarole vît encore en DiGrassi un individu froid et passionné par…pas grand-chose à vrai dire, et que leurs idées politiques n’étaient pas totalement en phase. Les deux hommes s’étaient mis d’accord pour que le réalisateur fasse de la campagne militaire du triumvir une grande fresque prenant la forme d’un documentaire.

Ainsi, nous nous retrouvons aujourd’hui dans cette situation, où le réalisateur, devait se rendre dans un haut lieu du cinéma mondial, en compagnie d’une personne presque aussi peu passionnée par la question culturelle que DiGrassi : la fille de DiGrassi. A leurs côtés, un homme peu bavard et qui a passé la majeure partie du trajet en avion à potasser des fiches à l’écriture illisible. Girolamo Biaggi, un sénateur extirpé de justesse de massacre du 2 mai, et dont on disait de lui qu’il était devenu l’économiste maître à penser de DiGrassi à Cerveteri. Enfin, le dernier et également le moindre, le très discret ambassadeur de Velsna au Grand Kah : Ricardo Pedretti, infatigable fidèle de Matteo DiGrassi, dont les préoccupations récentes avaient été de savoir adapter l’attitude de Velsna vis-à-vis du conflit opposant le Grand Kah à Communaterra. Trouver les mots d’un soutien subtil tout en ne n’engageant pas plus que nécessaire dans cette querelle qui ne regardait en rien la République, et qui selon Biaggi, ne lui apporterait guère beaucoup de perspectives de profits.

Tel était cet ensemble étrange et hétéroclite qui embarquait pour la Costal del So, Kah Tanaise. Nul doute que des quatre membres de cette équipe, Savonarole était le plus familier de l’endroit et se trouvait dans un univers dans lequel lui seul aurait voulu rester. Le cinéma quasi industriel de « l’Union » était très loin des réalités de l’artisanat velsnien, sans nul doute, mais ce dernier avait constitué sa part d’influence qui lui avait valu les éloges d’un grand nombre de cinéastes de la cité sur l’eau…et les railleries d’autres. Dans un cas comme dans l’autre, les films produits ici ne laissaient pas les eurysiens indifférents, bien que le gouvernement velsnien avait à une certaine époque tenter tout son possible pour restreindre discrètement la diffusion de certains films kah tanais, les plus « politiquement engagés et faisant la promotion d’une idéologie mortifère », selon les dires des sénateurs les plus vieux et prévenants de Velsna.

Gina DiGrassi elle…n’avait pas vu autant de paillettes et de robes de styliste depuis l’intronisation du Triumvirat. Elle, à qui le père avait donné le choix au départ de velsna, de rejoindre la vie militaire ou de rester à Cerveteri, n’avait pas eu le temps de s’adonner à ce genre de distraction que le triumvir DiGrassi qualifiait de « perte de temps stupide ». Mais, pour la première fois depuis le départ de Velsna, cette dernière se rendait à une rencontre officielle sans son uniforme d’aide de camp du 1er régiment des chasseurs de Strombola. Tout juste avait-elle pris la peine de le remplacer par un accoutrement à peine moins sobre, un simple tailleur et un pantalon long qui était le témoin d’une faible prise en compte du climat tropical kah tanais. Aussi, cette journée risquait d’être relativement inconfortable. Les deux seuls détails qui pouvaient laisser deviner son affiliation politique et culturelle étaient deux petites broches accrochées à son tailleur : un lys rouge pour Velsna et un profil du héros Ménéon, un personnage semi-mythique symbole de Strombola, la cité natale de la famille DiGrassi.

La petite délégation velsnienne rejoignit le lieu de rencontre, et se laissa guider par leurs hôtes jusqu’au lieu des tractations. Sukaretto eut peut-être l’occasion de remarquer que sa parlotte complétait bien le caractère taciturne de Gina DiGrassi. Mais pour la parlotte, il y avait toujours ce « cher » Savonarole, qui lui, n’hésitait pas à commenter tout ce qu’il voyait, critiquant et complimentant par alternance, posant le genre de questions auxquelles l’hôte n’avait peut-être pas prévu de répondre. L’ambassadeur Pedretti, qui avait passé une année entière à son poste au Grand Kah, avait décrit aux trois autres membres de la délégation les kah-tanais comme étant des individus « inquiétants » et « stressants » , « trop polis et aimables pour ne rien vouloir de nous ». Mais curieusement, le Kah avait choisi d’être représenté par une personne qui « rend bien ». Mollari avait l’air rassurant, pour une fois, et ses yeux étaient honnêtes. D’une poigne ferme, la jeune femme salua le représentant du « fond demain », et les velsniens lui emboitèrent le pas dans un tour de table, avant de prendre leur place pendant que le réalisateur et l’économiste disposèrent de leurs notes et matériel informatique :
Ce fut la jeune femme qui ouvrit le bal :
- Excellences, messieurs et mesdames. C’est un plaisir d’être reçus ici. Le cadre est…agréable. Mais j’ai par-dessus tout le plaisir de constater que nous entrons directement dans le vif du sujet. J’apprécie. Pour le sujet à aborder en premier, l’endroit de réunion nous prédispose à aborder le volet culturel en premier, si vous le voulez bien. Ainsi, nous pourrons lâcher notre cher Savonarole plus tôt. Ce sera juste de l’eau pour moi, merci. Puisque nous sommes invités, je pense que c’est à vous d’établir la base de travail de l’accord à venir. Nous attendons vos propositions. Pour ce qui sera du volet économique, gardez en tête que nous avons déjà exprimer par courrier des réserves concernant ce « fond demain », nous attendons donc des explications précises sur ce point, mais concentrons-nous sur la partie facile dans un premier temps.

Le réalisateur n’eut pas de réaction notable à sa remarque, il était des quatre hôtes le plus nonchalant, peut-être même un peu trop détendu. Il répondit aux propositions de Sukaretto de la même manière que sa posture le laisse deviner :
- Va pour du vin, si vous avez du Saliera, je ne dis pas non, mais je serai surpris si c’était le cas. A défaut, du local fera tout à fait l’affaire. En revanche, j’aurais une question : est-ce que vous prévoyez une pause pendant la réunion, pour les amateurs de poison ? – Il montra en tapotant son étui à cigarettes en même temps qu’il finit sa phrase -
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Le bref passage de Rai Itzel Sukaretto dans la grande République et les nombreuses discussions qu’elle avait pu tenir à son sujet avec sa très chère amie Actée lui avait appris une chose : il n’existait pas une Velsna. Au même titre qu’il n’existait pas un Grand Kah. Si chaque pays brillait de toute façon par sa diversité, un loduarien du nord restait différent d’un loduarien du sud et ce malgré les efforts du régime, si, en fait, il n’existait pas deux voisins similaires, si un communaliste ne pouvait pas croire à l’unicité du genre humain en tant que tel, le matérialisme historique nous apprenait une chose : il existait des conditions matérielles d’existence, et ces conditions avaient un impact sur la façon de voir les choses, ainsi que de les vivre. Les régimes confédéraux ou fédéraux, proposant des cadres politiques plus diversifiés, permettaient ainsi l’émergence de façon plus ouvertement différente de les vivre. Enfin, la composante clanique du système Velsnien, qui faisait la part belle aux grandes familles, tendait aussi à sacraliser ces traits distinctifs.

En d’autres termes elle avait toujours trouvé amusant qu’un pays aussi chaleureux, chaotique, en proie aux caprices du commerce et des hommes d’influence, ait été représenté au Grand Kah par son pendant minoritaire, les quelques-uns ascétiques, taiseux, forts de peu de mot. Peut-être, jugea-t-elle, que c’était bien ces spécificités qui leur permettait de travailler avec les kah-tanais. Peut-être aussi qu’on leur avait uniquement présenté les kah-tanais qui, à l’image d’Actée, étaient de l’école de la « franchise kah-tanaise », cet impérialisme silencieux, souriant, propre sur lui, dont la franchise ne tenait en somme qu’à son terrible sentiment de supériorité, et à l’apparente distinction de ses membres. Elle-même était une personnalité autrement plus lumineuse, colorée, si elle s’était occupé de la politique diplomatique de l’Union, aurait-elle soutenu les mêmes clans au sein de la République ?

Naturellement, oui. Le choix d’Actée ne se basait pas sur des préférences personnelles mais sur des intérêts partagés, des concessions politiques acceptables. DiGrassi et les siens étaient le choix optimal. Peut-être, cependant, qu’ils auraient déployés d’autres représentant pour entretenir le contact avec les communes.

Elle sourit à Savonarole en avisant de son étui de cigarette. On fumait peu, au Grand Kah. Les velsniens, eux, semblaient beaucoup fumer. Une caractéristique que n’avait pas manquée de noter Actée après l’intronisation du Triumvirat. Elle s’était plaint – en ses termes toujours si euphémiques – de la vague odeur de tabac qu’une visite prolongée des jardins avait laissée à ses vêtements.

« Des pauses seront organisées. Elle orienta son regard en direction des baies vitrées de la salle, qui donnaient sur autant de balcons puis haussa les épaules, ce qui eut pour effet de faire cliqueter ses nombreux bracelets. Bon de toute façon nous travaillons selon des modalités assez flexibles, les comités ne sont pas des conseils d’administration. »

Mollari se redressa sur son fauteuil et fit un vague geste de main en direction du chariot.

« Pour le vin je vous conseille le Tuscaneo, si vous n’avez pas déjà eu l’occasion d’y goûter. C’est un très bon pays landrin. »

Il suivit vaguement l’approche de la jeune femme, qui à l’aide d’une collègue qui semblait d’être soudain matérialisée dans la salle, disposa verre, bouteille, fit le service, puis reconcentra son attention sur les velsniens. Pour le moment il allait rester en retrait. Pas qu’attendre l’embêtait. En effet, il était d’un naturel très tranquille. Si certains de ses camarades considéraient assez passivement que la révolution finirait inévitablement par triompher, que c’était une vérité mécanique, il observait pour sa part la machine complexe des marchés sans mysticisme, mais avec la conscience aiguë d’une chose : il existait une véritable domination industrielle kah-tanais. La troisième puissance économique mondiale était la plus dynamique des nations dans le Top Cinq, et son influence économique, qui s’étendait sur tout les pays qui le permettaient, finirait inévitablement par atteindre les autres. Ils ne pouvaient littéralement pas éviter le marché kah-tanais, ni opposer une concurrence digne de ce nom à son réseau ou à ses standards de production. Le protectionnisme était un effort sain mais assez inutile et, pensa-t-il, c’était pour cette raison qu’il ne fallait pas brusquer les velsniens. Ils réaliseraient, peut-être, ce que l’avenir réservait aux marchés. Ils accepteraient peut-être quelques accords simples, suffisant pour leur permettre de faire partie de cet avenir. Enfin, à terme, ils enrichiraient le Grand Kah, et profiteraient à leur tour de cet enrichissement. Le Grand Kah croyait réellement aux offres mutuellement profitables. C’était sa force, défendre une naïveté touchante, avec les armes des grands empires.

Il remercia d’un geste la jeune femme qui venait de remplir son verre, en but une gorgée, et orienta son regard vers la citoyenne Sukaretto. Celle-là s’était assise, une position qui ne semblait pas naturel chez elle : il était évident qu’elle aurait préférée se tenir debout, parcourir la salle tout en parlant, faire des gestes. Il y avait quelque chose d’eurysien chez cette fille de la noblesse.

« Je ne vous fatiguerai pas de grandes considérations artistiques : d’une part je sais que vous n’êtes pas ici pour ça, de l’autre je représente un État et une industrie, nos discours feront pâle figure face à ce que pratique un authentique créateur tel que le citoyen Savonarole. Nous autres kah-tanais apprécions la praxis, alors... Un petit rire. Par contre nous persistons à penser que le cinéma et les arts visuels s’érigent maintenant en langage universel, développant progressivement une vraie sémantique de la narration commune et rendant des marchés très différent hautement compatibles. C'est pour ça que le cinéma kah-tanais a réussi à s’exporter dans de nombreux pays au gré d’accord avec des diffuseurs mais aussi d’efforts d’implantation locale. Si certains dénoncent la popularité de nos productions comme une forme d’impérialisme culturel nous pensons pour notre part qu’il n’en est rien. Le cinéma industrialisé s’est normé de telle façon que nous parlons tous le même langage, et suivons des problématiques communes, humaines, revenant aux atomes élémentaires de notre condition : qu'importe qu'un film soit d'ici ou d'ailleurs. S'il s'adresse au dénominateur commun il parle la même langue et, probablement, de la même manière.

Le cinéma plus précis, plus "auteurisant", que je préfère pour ma part considérer comme étant un cinéma proprement de "terroir", continue d’exister, de trouver son public local et étranger, et la popularité du cinéma industriel kah-tanais ne peut pas le menacer car il ne remplit pas les mêmes fonctions. De même, le cinéma intimiste, auteurisant, punk, précis, de l’Union ne vient pas remplacer mais compléter ces films.

En sortant maintenant des considérations culturelles il nous faut aussi considérer l’aspect purement économique du problème : au Grand Kah le cinéma représente plusieurs centaines de milliers d’emploi et plusieurs milliards d’unité internationale de recette. Je n'ai pas de chiffre sur ce que représente cette industrie chez vous mais je la suppose importante ou au moins susceptible de le devenir.

La question est donc : qu’est-ce que le Grand Kah pourrait vouloir à Velsna, et inversement.
 » 

Elle vida son verre d’eau et se resservit avant d’acquiescer, les yeux plissés.

« Vous savez je trouve que l’eau n’a pas le même goût d’une région à l’autre. C’est une chose qui fait qu’on sait qu’on est chez soit, ou ailleurs.

La Grande République, donc. ELle jouit d’une industrie cinématographique vivace, comptant de nombreux talents mais pouvant encore s’étendre. Cette industrie génère une production riche et présentant un intérêt certain pour la critique et les publics kah-tanais. Le public velsnien, pour sa part, est nombreux et avide de films. Enfin la Grande République présente des paysages et des architectures diverses et uniques. Nos films ont soif de ces décors.

Les intérêts du Grand Kah sont donc multiples : nous souhaiterions pouvoir trouver des accords avec vos diffuseurs pour leur vendre les droits d’exploitation des productions kah-tanaises les intéressant. Nous aimerions aussi travailler de concert avec eux au financement et à la construction de nouvelles salles dans des territoires susceptibles d’accueillir une plus grande offre. Nous aimerions aussi pouvoir exporter des supports physiques de films et séries kah-tanaises. Tout ceci est déjà possible mais serait rendu plus facile si des accords d’échelle nationale facilitaient ces interactions soit par des facilités fiscales soit par des accords gagnant-gagnant. Dans le même cadre nous aimerions pouvoir importer des films velsniens et participer à l’expansion de votre industrie par des co-productions manifestées soit par des apports financiers, soit par des apports en industries – nous pourrions ainsi permettre aux coopératives de production kah-tanaise d’apporter du matériel de haute qualité, des équipes techniques ou de post-production, faire profiter votre cinéma de notre expertise, de nos masse de travail et de nos technologies et faire profiter nos publics de vos productions. Nous avons aussi ouverts plusieurs grands studios dont l'accès pourrait être rendu plus compétitif pour vos productions. C'est une formalité pour nous, vraiment.

Dans l’ensemble ces accords permettraient d’ouvrir de nouveaux publics à nos cinémas, à nos productions de profiter de nouveaux décors potentiels, aux vôtres de profiter de l’expertise technique et artistique de nos techniciens et artistes.

Comme vous pouvez le voir tout ceci est en fait très simple. Oui ?
 »

Mollari haussa un sourcil et pivota vers Rai, qui venait d'imiter un de ses tics de langage les plus reconnaissable. Il n'avait cependant rien à ajouter, aussi se contenta-t-il d'acquiescer d'un air badin.
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Cette discussion n’était pas du monde de Gina DiGrassi de toute évidence. Combien de films kah tanais avaient vu ces cinq dernières années ? Combien de films tout courts ? Peut-être légèrement plus que les doigts des deux mains, mais pas de beaucoup. Le processus de production d’un film, l’esthétique du montage…rien de tout cela n’éveillait de la sensibilité, alors autant laisser parler les acteurs du milieu. Savonarole était certes un « petit con prétentieux » de l’avis d’un certain nombre de personnes de l’entourage du triumvir Matteo DiGrassi, mais jamais n’aura-t-il été aussi utile que maintenant. La jeune femme avait conscience en apprenant la tenue de cette rencontre qu’elle serait avant tout la garante des intérêts de la Grande République et du triumvir, pas une source de propositions. Elle semble accepter cette place. Une fois que Sukaretto ait terminé son bref tour d’horizon de la question de la collaboration des industries cinématographiques des deux pays, Gina fit un rapide signe de tête au réalisateur, qui régit aussitôt :
- Oui, le vin landrin fera l’affaire, vous connaissez les goûts du pays au moins. Savez vous que les espèces de vignes que l’on rencontre dans la région de Léandre sont pratiquement identiques à celles que l’on trouve dans la plaine velsnienne ? Fascinant, on pense que ce sont les premiers colons qui les ont apportés avec…

La jeune femme l’interrompit aussitôt :
- Savonarole, vous digressez. Encore.
- Ah, euh. Eh bien, je trouve ce que vous dites assez curieux, mais intéressant. Pourquoi serais-je épuisé par des considérations artistiques propres au cinéma. Ne sommes-nous pas là pour ça ? A moins que je me trompe de réunion. Qu’est ce qu’un cinéma de masse et qu’est-ce qu’un cinéma de terroir, cela aussi, c’est une bonne interrogation ? Les films, qu’ils soient « d’auteur » ou « normés » par des cahiers des charges de grands studios n’ont-ils pas tous la même fonction ? Nous bousculer, nous mettre mal à l’aise, apporter une nouvelle approche technique, que ce soit par des exercices de mise en scène inédits ou par un montage « révolutionnaire », sans mauvais jeu de mot avec le Grand Kah et ce qu’il est supposé être.
A titre personnel, si je devais accorder des facilités de distribution à des films kah tanais, je le ferais pour des œuvres comme celle qui a été présentée à Villablanca il y a quelques mois que du produit d’usine. « Que du Chaos », si mes souvenirs sont bons ? Pour ma part, je pense qu’il aurait mérité la statuette, j’ai dû faire pression au jury velsnien pour qu’il daigne l’inscrire dans notre liste. La distribution de ce film était déplorable à Velsna, une véritable honte… Bref, vous voyez où je veux en venir. Je ne suis pas producteur, et je ne suis pas économiste, mais à mon sens, si on veut du film normé et soumis à des codes qui sont éternellement les mêmes, nous pouvons déjà nous rabattre sur des merdes comme la Prisonnière de Tcharnovie chez nous…ou pire, des films tanskiens. Vous saviez, vous, que ça existait le cinéma tanskien ? Moi non plus, première nouvelle. Et c’est aussi horrible que l’on peut se l’imaginer : cela ressemble à n’importe quelle merde qui nous vient de l’Alguarena, de Lofoten ou de Fortuna. A part pour la figure du héros qui curieusement, se focalise sur des personnages de fonctionnaires.


Le réalisateur fut repris immédiatement par la fille du triumvir :
- Savonarole. Il suffit. On n’est pas à Villablanca ici, nous sommes à une rencontre entre Etats souverains. Un peu de tenue. Et la Prisonnière de Tcharnovie n’était pas si horrible que ça.
- Je vous en prie ! Cette série était dégueulasse, excellence, si je puis me permettre. J’avais rarement vu autant de stéréotypes racistes en aussi peu de temps d’écran. Et si seulement ces réflexes racistes bénéficiaient d'une mise en scène audacieuse je voudrais bien, mais là... Bref, de toute façon j’ai bien conscience que mon avis sera pris en compte après que l’on ai écouté celui de notre « ami » économiste ici présent…


Il était difficile de passer après une prise de parole aussi « démonstrative » pour l’économiste velsnien. Ce dernier paraissait être tout le contraire de son homologue, si on pouvait toutefois les considérer comme tels. Plus réservé sur son jugement, il tente de remettre au centre de la discussion la question économique et commerciale :
- Hum. Après cet interlude…artistique et des observations pertinentes, je pense que nous pouvons revenir à nos moutons. Votre proposition est extrêmement intéressante. Nous avions prévu l’éventualité d’accords de distribution, aussi nous avons pris en préalable à cette réunion la liberté de contacter différentes maisons de production et de distribution de la Grande République. Autant dire qu’ils étaient intéressés par cette perspective. Toutefois, les divers acteurs de l’industrie ont également émis des réserves que nous nous devons d’apaiser, à l’image de celles que monsieur Savonarole ici présent a fait. Ainsi, la Convention des métiers du spectacle audiovisuel de Velsna, représentée en partie par monsieur Savonarole ici présent, nous a fait savoir en aval de la réunion qu’un quota de productions distribuées devait être défini tous les cinq ans par un comité composé d’acteurs des différentes branches de notre secteur, et présidé par...monsieur Savonarole, c’est vous avez le lien visio je présume ? Nous allons mettre en contact nos amis kah tanais avec le directeur de la Convention des métiers du spectacle audiovisuel.
- Ah. Vous voulez dire, lui. Je vois. Bon, je préviens, il est d’humeur misanthrope, peut-être davantage que moi, pour dire
- Le temps que notre confrère réalisateur contacte notre homme, nous pouvons régler les derniers points que vous avez évoqué. Pour ce qui est des accès à de nouveaux décors, nous pouvons nous arranger pour procurer aux sociétés de production kah tanaises des passe-droits fiscaux, à condition que Matteo DiGrassi sorte victorieux des…évènements qui secouent Velsna en ce moment. Bien entendu. En échange de quoi, peut-être pourrions nous nous pencher sur la location de plateaux de tournage situés au Grand Kah. Ces installations sont remarquables, et nous voudrions si possible en profiter.


L’économiste fut rapidement coupé en fond par le réalisateur :
- Des décors tout neufs pour que ce médiocre de Carmine Gallone fasse ses péplums à la con…Quel gâchis. Hâte de voir la dixième itération de la chute de Léandre en HD 4k...
- Bref, angle de travail suivant – reprit l’économiste – Pour revenir à cet accord de distribution, la proposition, comme dite est très intéressante. Cependant, vous raisonnez comme si nos structures économiques dans l’industrie du cinéma étaient de même taille. Ce n’est pas le cas. Et dans cette configuration, l’accord tel que vous le proposez ne sera pas « gagnant-gagnant », car dans une logique de marché, le gros l’emporte toujours sur le plus petit. C’est pourquoi j’ai une contreproposition à faire. Comme vous l’avez précisé, l’industrie du cinéma kah tanaise, dont ses sociétés de distribution sont bien développées, et je suppose, sont implantées dans des pays où les produits sortis du cinéma velsnien n’ont pas encore preneurs.

- Œuvres, pas « produits ». – coupa encore le réalisateur -
- Oui, les œuvres. Notre demande est donc la suivante : il s’agirait non seulement de distribuer ces œuvres sur le territoire du Grand Kah, mais aussi sur les marchés internationaux où les sociétés de distribution kah tanaises sont déjà implantées. Pensez-vous que c’est possible ?

Alors que le sénateur était sur le point de conclure son intervention, Savonarole intervient à nouveau, le ton plus pinçant qu’il y a quelques instants :
- Excellence Biaggi, je crois que j’ai réussi à faire le contact. Messieurs et mesdames, laissez moi vous présenter le président de la Convention des métiers du spectacle audiovisuel, Dino Pétrola. Il pourra vous parler plus en détail de cette histoire de quota et de comité.

Savonarole retourna l’écran de son ordinateur portable en direction de ses homologues kah tanais. La petite lumière de la webcam se mit à clignoter avant qu’un homme apparaisse à l’écran. La légende en personne, le visage s’approchant de l’objectif de la caméra, la voix étouffée par une longue vie de fumeur et par l’âge :
- Y’a quelqu’un ? On me reçoit ? Marche pas cette foutue machine.
- Si si, on te reçoit Dino. Tu es en présence de la délégation du Grand Kah, tu sais, pour les quotas. Dis leur bonjour.

Petrola répondit en tirant sur son cigare, le suspens était insoutenable…


La légende
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Le citoyen Mollari eut l'air peiné de ne pas en apprendre plus sur les espèces de vignes d'Eurysie occidentale. C'est que pour cet homme le temps était une donnée fongible, et chaque rencontre une bonne occasion de passer un moment agréable. Il était à l'antithèse de cette (supposée) austérité kah-tanaise qui faisait, aux yeux d'une part de la diplomatie mondiale, de ces libertaires de froids petits idéologues. Dans les faits, et pour dire les choses franchement, une grande partie du succès économique de Mollari venait du fait qu'il connaissait les goûts eurysiens en matière de nourriture, les partageait et s'arranger pour en faire profiter ses hôtes. Seulement l'ambiance n'était pas à la bonne chair.

Du côté de Rai Sukaretto, il y eut un changement discret de comportement. On l'avait mal renseigné sur les velsniens, qu'elle s'était présentée comme de brillants marchands, un peuple aux aspirations principalement pécuniaires. Elle avait donc parlé de cinéma comme on en parlait aux producteurs et autres capitalistes voisins du monde de l'art. En termes de chiffres, d'audience, de rentabilité. Si c'était bien l'aspect culturel qui l'intéressait - tant pour sa propension à répandre un idéal révolutionnaire que par vocation réelle et sincère à permettre une meilleure diffusion de la culture dans son sens le plus noble, elle avait jugé bon de devoir faire passer la pilule en appâtant le chaland capitaliste. Une erreur, mais pas une erreur totale, car la réponse de son interlocuteur confirma au moins un autre de ses biais : il existait une forme réelle de mépris de classe dans la conception velsnienne de la culture. C'était attendu et elle savait que le monde entier souffrait de cette façon de concevoir l'art en oeuvres nobles et oeuvres populaire. N'y avait-il pourtant pas des choses à dire sur les médias consommés par la "masse" ? Des choses à dire, aussi, sur leur origine ? Consommait-on ce que l'on nous présentait ou est-ce qu'on nous présentait ce qu'on voulait consommer ? Offre et demandes n'existaient pas dans le vide et si on pouvait créer la demande, y compris pour des récits, il y avait tout de même, quelque part, dans les spectateurs, un esprit de classe discret et silencieux s'exprimant en choix. Tout était système, maintenant, et elle reconnaissait que les films "de merde" étaient souvent des objets in-inspirés, pauvres, captant par accident les faits de la société. Des témoignages de l'ère du temps plus que des discours sur celui-là. On ne pouvait pas rendre au cinéma populaire sa place légitime dans l'esprit des théoriciens et critiques sans démonter le capitalisme en imposant la consommation. Le cinéma populaire réel et légitime devait se construire dans une optique de lutte, c'est à dire certes pour divertir et plaire, mais séparé d'impératifs marchands normant les méthodes de travail et les résultats conçus. Il devait, lui aussi, briser ses chaînes.

Il l'avait déjà fait au Grand Kah, mais cela était impossible à exprimer sinon en études longues et sourcées, ou sous une forme trop inélégante pour cette réunion. "Notre cinéma d'action, nos comédies, nos récits d'horreur et de romance, ces films plaisent aux gens parce qu'ils sont légitimes, et chez nous, sont produits pour les mêmes raisons". Un débat dont elle doutait hélas de l'utilité.

Quand la partie plus strictement économique du sujet fut abordée, Rai se mit à prendre des notes. De façon tout à fait notable elle écrivait – droit – sans avoir besoin de baisser les yeux. Ses doigts traçaient seuls une élégante suite de calligraphie discrète, du syncrelangue écrit en caractères nippons. On devinait aussi des chiffres. Le quota de production importées était attendu et ne présentait ni surprise ni complication. La question des plateaux de tournage lui arrache un sourire et un vif acquiescement, elle se targua d'un unique commentaire.

"Oui, bien sûr. De toute façon l'hypothèse de mon gouvernement est celle d'une victoire de monsieur DiGrassi."

Les affaires étrangères n'étaient cependant pas de son fait. C'était Actée – sa chère, sa tendre Actée – qui se coltinait tous ces épais dossiers diplomatiques, ces milliers de fiches, de rapports, de réflexions. C'était elle, aussi, qui avait désigné DiGrassi comme un acteur d'intérêt à surveiller et soutenir. Le modèle type d'un dirigeant non-aligné. Dans un monde d'hégémonie, les non-alignés étaient des alliés naturels pour le LiberalIntern. Les penchants révolutionnaires de l'organisation, soigneusement camouflés sous sa nature de pur pacte défensif, lui attirait systématiquement les amitiés des pays déçus par l'interventionnisme violent de l'OND et le mépris assumé de l'ONC. La mécanique de l'Histoire était ainsi faite : quiconque ne prenait pas parti, quiconque ne prenait pas parti en conscience, finissait ami du Grand Kah. Du reste, elle soupçonnait que son amie éprouvait une sincère admiration pour ce bonhomme austère, travailleur et intelligent. Il était sans doute une image type, un stéréotype de leader efficace, qui correspondait bien plus à ses attentes que les dictateurs excentriques et les élus cyniques.

Finalement elle posa son stylo et jeta un regard – précis et bref – sur ses notes, avant d'acquiescer, puis releva les yeux vers l'ordinateur et, après un long moment de silence, se pencha en avant pour mieux voir ce qu'affichait l'écran. Pour dire les choses franchement, la citoyenne semblait un peu sur le cul. Derrière elle, le citoyen Mollari buvait une nouvelle gorgée de vin, faisant de son mieux pour ne rien laisser paraître.

Enfin, Rai se redressa, acceptant lentement qu'elle ne pourrait tout simplement pas se lever, parler en marchant, sous peine de sortir du chant de vision de l’honorable vieillard. Elle leva un pouce approbateur et pris son ton le plus guilleret.

"Nous vous recevons PARFAITEMENT monsieur Pétrola!" La citoyenne toussota avant de reprendre. "Votre contre-proposition n'est pas seulement... On est sûr qu'il m'entend ? Ok bien. Votre contre-proposition est non-seulement possible mais souhaitable. Le Grand Kah n'a pas une vision hégémonique du cinéma. Bien entendu nos industries doivent vivre, et bien entendu nous faisons de notre mieux pour trouver et diffuser le plus largement possible les œuvres de nos artistes les plus intéressant. Mais la vérité c'est que si nous concevons le cinéma comme un art populaire, c'est à dire un moyen de faire passer des messages et d'organiser la communication avec les citoyennes et citoyens du monde entier, nous pensons aussi que la communication n'est pas une affaire solitaire. Réflexe de libertaire, si vous voulez.
— Nous diffusons déjà beaucoup de productions étrangères, fit remarquer Mollari.
 Voilà. Personne n'aime les missionnaires armés et puisque tout œuvre dit quelque chose il faut bien que nous fassions de la place à d'autres voix et à d'autres sensibilités."
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Petrola vient à nouveau chercher l’inspiration de sa parole avec son cigare. Il y a un court silence, avant que celui-ci ne reprenne la parole :
- Libertaire ? ça me rappelle ce film que j’avais fait dans les années soixante…
- La Kah-tanaise ? – répondit Savonarole, soupirant d’une légère lassitude –
- Oui, la Kah-tanaise. Pas mon meilleur celui-là, et dire qu’on pensait encore qu’il s’agissait d’un horizon politique à cette époque…mais bref, je sais comment fonctionnent les libertaires. A vrai dire, j’ai émis des réserves sur le bien-fondé d’une entente, c’est Girolamo que vous devriez remercier d’avoir eu l’idée. Après tout, que ne ferait-il pas pour servir l’ordre établi…
- Oh je t’en prie, tu ne vas pas recommencer Dino ! Tu sais très bien que c’est un bon accord. Et on avait besoin de DiGrassi pour le faire.
- Si tu le dis, quand j’aurais une idée de film de propagande à faire je t’appellerai… C’est comme quand tu bardes tes films de zooms horribles. Tu sais que j’ai toujours détesté le zoom, c’est une astuce de marchand de tapis et de publicitaire. La preuve, c’est la télé qui l’utilise le plus.


Gina DiGrassi émit un raclement de gorge comme pour dire aux deux réalisateurs de se recentrer sur la conversation.
- Messieurs, retour à la discussion.
- Si vous ne voulez pas parler de cinéma madame DiGrassi, vous pouvez toujours sortir de cette pièce.
– lui rétorqua sèchement Petrola dans un ton que peu d’individus auraient adopté vis-à-vis de la fille du Triumvir. – Laissez nous le cinéma, nous vous laissons la guerre et le massacre. A ce qu’il paraît Savonarole adore filme ce genre de choses. Et après tout je ne vais pas dans des fermes pour apprendre aux paysans à bécher.

Pétrola revint à ses interlocuteurs kah-tanais :
- Mais c’est intéressant ce que vous dites sur le cinéma « populaire ». Donc selon vous, un cinéma populaire doit se résumer à une « industrie » où on doit donner aux spectateurs ce qu’ils veulent voir et ce qu’ils veulent entendre ? Ils ne sont pas assez intelligents pour appréhender une nouvelle manière de concevoir l’image ? Réfléchir de cette manière ne peut que conduire à appauvrir le langage que l’on transmet par l’image à mon avis. Mais soit, je ne suis pas là pour mettre en exergue les faiblesses inhérentes à ce genre de propos. Savonarole s’échine à trouver de l’argent, et à ce que je vois, votre cinéma s’échine à trouver des idées…aussi passons sur ce qui vous intéresse.

La convention des arts audiovisuels que je représente sera ravie de conclure un arrangement selon ces termes.
Concernant l’accord, je suis certain que beaucoup de cinéastes velsniens seront ravis de filmer dans des décors en carton. Alors qu’ils pourraient très bien filmer dans le métro, filmer dans un musée, dans une usine, dans un des endroits qui représente 90% de l’activité productrice des velsniens. Mais c’est l’avis de notre convention, aussi je vais m’y plier.

Une dernière chose, Savonarole: l’hégémonie prend toujours des formes auxquelles on ne s’attend pas. Si vous faites entrer le loup de la médiocrité dans la bergerie, vous serez responsable.

Sur ce, j’aurais le plaisir de vous laisser à Savonarole et votre fasciste de DiGrassi. En passant Savonarole, votre « Diner du fratricide » était un travail de faquin.


Dino Petrola tira une dernière fois sur son cigare avant de disparaître de l’écran. Savonarole, se levant de son fauteuil glissa un : « Mais quel sale con… » avant de se diriger vers la sortie. Avant de partir il adressa un mot à ses interlocuteurs kah-tanais : « Considérez que tout est bon de notre côté messieurs, je vous laisse régler l’accord avec notre « très cher » économiste. On se voit sur la croisette messieurs dames. »


Ce fut Gina qui reprit le contrôle de la conversation pour la première fois depuis le début de l’entrevue :
- Bon. Sur ce, maintenant que le sujet des arts a été abordé, il est temps de voir d’autres aspects de notre relation de travail, si je puis dire. Cela pourra vous sembler inopportun, mais nous avons une requête de nature politique à vous faire connaître. Un sujet somme tout assez secondaire. Notre ambassadeur au Grand Kah, nous a fait état d’un ressortissant velsnien semant bien du trouble en Paltoterra en ce moment. Par « bien du trouble », nous entendons un soutien avéré de Vittorio Vinola qui se promène en roue libre à travers tout le continent. – Elle se tourna rapidement vers l’ambassadeur Pedretti en lui demandant – Il s’appelle comment déjà ce type ?
- Toni Herdonia, excellence.

L’économiste se tourna vers ses deux compères :
- Je crois que j’ai déjà entendu ce nom. La fondation Herdonia c’est bien ça ? Il avait essayé de négocier des subventions à la charité et à la cause humanitaire avec le Bureau des Balances.
- Qu’est ce que faisait ce type pour demander une subvention pour mission humanitaire ?
– demanda Gina –
- Alors. Trafic d’êtres humains, travail infantile, détournement de fonds, contrebande et paris illégaux.
- Vous voyez le profil.
– renchérit la jeune femme – Nous somme dans la situation où un individu est en train la réputation diplomatique de notre République du seul fait de ses actions, ce qui est relativement impressionnant de sa part, je dois l’admettre. Mais le triumvir mon père a le désir de faire savoir que la fête est finie à Velsna, et qu’il est temps de rentrer. Aussi, en plus de vous soulager d’un grand problème pour votre continent, parce que je vous confirme que cet individu est un problème, nous de notre côté serions ravis de voir un soutien financier de Vinola entre nos mains. Ambassadeur, vous aviez parlé de pistes. Vous pourriez en dire plus à nos hôtes ?
- Euh oui excellence. Nous avons entendu dire qu’il s’était lancé il y a quelques mois qu’il avait lancé une « entreprise » qui extorquait les réfugiés de guerre du Muzeaj en échange d’un passage jusqu’à Sylva. Dernièrement, nous savons également qu’il a massivement financé l’expérience libertarienne de Port Mogan, en Sylva. Les gens sur place ont peut-être des informations…
- …S’ils ne sont pas encore crevés de faim ou dévorés par les jaguars.
– reprit la fille du triumvir – Mais bref, tout cela pour dire que nous cherchons un homme dans une partie du monde où nous n’avons pas ou peu de réseau diplomatique, et peut-être que le concours de vos services pour le retrouver serait souhaitable. Pensez-vous que c’est possible.
- Sans compter que lorsqu’il est passé à mon ambassade il y a quelques mois pour demander des renseignements sur l’obtention de visa à Sylva…il m’a volé ma montre.
– rajoute l’ambassadeur Pedretti, un peu gêné -
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Rai avait écoutée le président de la Convention des métiers du spectacle audiovisuel avec un mélange latent de fascination et de rejet instinctif. Il y avait bien des aspects sur lesquels elle aurait aimé le reprendre, débattre même, mais il lui semblait d'une part que le moment ne s'y prêtait pas, de l'autre que la vie de cet homme approchait de sa fin, et qu'il n'aurait pas été pertinent de tenter de le convaincre : même en cas de succès, il n'aurait eu le temps d'en faire quoi que ce soit d'utile. L'hégémonie culturelle libertaire attendrait. C'était de toute façon une affaire de jeunes gens.

Elle se contenta donc d'observer le discours, les digressions, les échanges de politesse d'un air aussi intéressé que possible, mais en se gardant d'exprimer ou de laisser deviner quoi que ce soit. A côté d'elle, le bon Mollari se demandait sans doute ce qui pouvait pousser les artistes à autant de fiel. Lui-même regardait poliment ses fiches, semblait y trouver quelques informations du plus grand intérêt. Lorsque la communication coupa, il releva les yeux et acquiesça pensivement. Rai se contenta de sourire puis de saluer Savonarole d'un signe de tête. Si tout était bon, elle était satisfaite. Elle se reconcentra ensuite vers la DiGrassi.

Toni Herdonia.

Le nom ne lui était pas inconnu. Des gens de la fondation Sukaretto l'avaient vaguement alerté à son sujet. Ou bien c'était lors d'une des réunions de Comité concernant la situation humanitaire en Communaterra. Cependant elle ignorait le pendant libertarien de l'affaire. Ou même tout le reste. Elle s'imagina un instant l'ambiance qu'une telle mission ne manquerait pas de créer au sein des équipes du Commissariat Suppléant à la sûreté, et frissonna. Elle n'enviait vraiment pas ce type.

Le regard toujours fixé sur l'ambassadeur, qu'elle n'avait ne fait pas quitter des yeux depuis sa remarque sur le vol de montre, la kah-tanaise finit par acquiescer. Elle prit son ton le plus aimable et son air le plus radieux, et serra ses mains l'une contre l'autre.

"Franchement," déclara-t-elle toute sourire, "ce type a l’air effroyable. Je suis sûre qu'il y a moyen de le retrouver. De toute façon s'il se trouve au Paltoterra il ne devrait pas être très difficile à retrouver. Un riche humanitaire avec deux montres ça ne cours pas les rues."
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L’ambassadeur Pedretti eut ces paroles sages, voyant que les kah-tanais prenaient, de son point de vue, le problème "Toni Herdonia" avec une certaine légèreté :
- "Pas très difficile" n'est pas le degré de contrainte que j'emploierais pour qualifier l'ampleur du cas. Nous avons affaire à une personne qui a réussi à pervertir tous les mécanismes de la justice velsnienne à son avantage. Juridiquement, il ne détient pas de facto les activités dont nous l'accusons, et le problème est là. L'intégralité de son chiffre d'affaires est réalisé par des "franchises" locales, comme il les appellent, qui ne sont pas sa propriété, et la Fondation Herdonia à Velsna ne sert que de façade pour le blanchiment d'argent. Le secret des affaires étant ce qu'il est, selon la loi velsnienne, nous sommes coincés. Nous n'avons là pas affaire à un élève en détournement de fonds mais au professeur. Quand Vinola cherche des florius pour financer son armée de putschistes, c'est à lui qu'il fait appel. Ce type est un professionnel qui a échappé au fisc de trois pays différents. C'est la seule personne que j'ai vu se vanter dans les journaux vendus au kiosque d'avoir ri au nez des renseignements teylais dans le cadre d'un interrogatoire. Donc je ne saurais vous inviter à être prudent dans la discrétion dont vous devrez faire preuve lors de son arrestation, sans quoi vous aurez la visite de la plus grand armée d'avocats tanskiens que n'a jamais connu le Grand Kah. Naturellement, nous feront confiance à vos services, mais la prudence est de mise, je serais pas étonné de le voir débarquer au Sénat de Velsna dans deux ans avec un sourire jusqu'aux oreilles et les poches bourrées de couronnes kolisiennes. N'hésitez pas à nous faire signe dés que vous aurez la main dessus, je ne doute pas qu'il causera des problèmes. Aussi, nous nous portons garants d'une extradition immédiate, où nous le garderons sous cloche jusqu'à savoir quoi en faire.

(HRP: voir dans les topics activités étrangères de Paltoterra pour se tenir au fait des activités d'Herdonia dans les prochaines semaines et le traquer)


Sur ce fait, Gina DiGrassi reprit le flambeau de la parole dans ce match de ping pong que jouaient entre eux les velsniens. Celle-ci avait reprit de son attention depuis que le sujet des échanges culturels avait été réglé. Aussi, elle afficha davantage d'assurance que depuis le début de la réunion.
- Bon, sujet suivant. Nous allons vite en besogne, et en plus nous travaillons bien, c'est une bonne chose. Devrions nous maintenant parler d'économie ? Sur ce sujet, nous vous laissons ouvrir la discussion. Après tout, c'était l'un des sujets abordés dans votre courrier d'invitation.
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"Sō ka." Elle acquiesça et se pencha un peu en avant, prenant un air plus concentré. "Je comprends."

Rai sembla réfléchir, puis un sourire froid se matérialisa sur ses lèvres. Quand elle repris la parole ce fut d'une voix parfaitement détendue.

"Permettriez-vous que je vous raconte une histoire ? Elle est assez brève et est en lien avec notre sujet. Indirectement. Vous voyez, après la révolution notre pays a dû faire face à une tâche immense : traquer et capturer les criminels de guerre du régime de mon cher papa. Ces hommes et femmes avaient fui avec des fortunes colossales et estimaient assez naïvement qu’ils pourraient se cacher derrière de nouvelles identités, des réseaux de corruption, des frontières éloignées. Ils étaient discrets, malins, et très organisés."

Elle inclina légèrement la tête.

"Nous n'avions pas vraiment de service secret organisé, à l'époque, mais ça ne nous a pas empêché de faire le nécessaire. Nous avons collaborés avec des agences internationales, déployés nos réseaux. Chaque traque a été une opération minutieuse, exigeant patience et discrétion. Aucun détail n’était trop petit, aucune piste trop insignifiante. Nous avons infiltré des réseaux, déchiffré des codes, et traqué ces individus jusqu’aux confins du monde. Cela aura pris le temps, mais... Nous avons retrouvé chacun de ces types. Ils pensaient pouvoir échapper à la justice. Ils avaient peut-être raison car ce qui les a trouvé s'apparentait plus à de la vengeance, dans le fond. Au final nous avons réalisé qu'ils étaient plus utiles vivants que morts, et avons simplement infiltrés leurs réseaux après avoir cueillis ceux nous la survie nous était le plus insupportable. Et c’est là que je fais le lien avec Toni Herdonia. Malgré toute son ingéniosité criminelle, il n’échappera pas à nos services et ce pour la simple et bonne raison que nous sommes les plus expérimentés en matière d'exfiltration d'ordures. Nous savons comment démasquer ceux qui se cachent derrière des façades respectables. Nous avons les compétences nécessaires pour infiltrer ses réseaux et démanteler ses opérations."

Elle fixa ses interlocuteurs puis frappa ses mains l'une contre l'autre.

"Je prends tout ça avec beaucoup de sérieux, ne pensez pas que je le sous-estime. De toute façon le type donne dans le traffic d'humain : nos cœurs tendres de socialistes supportent assez mal ce genre d'activités." Elle haussa les épaules. "C'est tout en ce qui me concerne. Mollari ?"

L'homme se redressa d'un coup et joignit ses mains devant lui. C'était comme si quelqu'un avait appuyé sur un bouton d'activation, quelque part à l'intérieur de sa corpulente carcasse. Il sourit de toutes ses dents, avec cet air de vendeur de meuble d'occasion.

"Oui, oui. Parlons économie. Nous avons constaté une saine forme de protectionnisme de la part de la Grande République, qui accompagnée à la volonté qu’à votre père," il fit un geste en direction de Gina de ne pas aligner trop fermement les intérêts de votre pays avec ceux d’un quelconque grand groupe d’intérêt en font un partenaire de choix pour le Grand Kah.

En temps normal je devrais sans doute vous bassiner sur les besoins de reconstruction qui suivront la guerre civile mais d’une part ces besoins n’affecteront à priori que la métropole et de l’autre vous saurez où trouver ce dont vous avez besoin à ce moment. Ce que nous venons vous proposer – c’est-à-dire une participation au Projet d'Intégration Structurel Paltoterra-Leucytalée, élément Eurysien du Collier de Perle Mondial – ne s’apparente pas à une tentative rapace de profiter de la guerre comme des charognards, mais bien à une proposition pour le long terme.
"
Il prit une gorgée de vin avant de reprendre.


"Ce projet vise à améliorer les infrastructures de transport et de commerce pour stimuler la croissance économique mondiale. Concrètement nous souhaitons connecter les régions productrices de ressources et de biens pour maximiser le potentiel du commerce international et surmonter les limitations actuelles dues au manque d'infrastructures modernes et d’institutions commerciales ne servant pas directement ou indirectement d’armes néo-coloniale.

Ce projet compte plusieurs composants visant respectivement à faciliter le développement de réseaux ferroviaires et de hubs ferroviaires, la construction de terminaux portuaires adaptés au commerce transcontinental. Très implanté en Eurysie du Sud nous avons aussi quelques routes en Tanska mais manquons encore d’un grand port sur la façade de la Manche Blanche permettant de relier les industries du sud du continent et les ports du nord.

À terme nous espérerions ainsi obtenir une augmentation des flux commerciaux avec des accords préférentiels pour la flotte commerciale et les intérêts privés de Velsna permettant à la République d’accéder au marché et aux infrastructures transcontinentales élargies que nous avons construit sur les cinq continents des dix dernières années. Cela permettra évidemment de créer de nombreux emplois, à la fois pendant les travaux et à long terme pour l'entretien et la gestion des infrastructures.

Le Grand Kah apporte pour sa part l’expertise technique dans la production énergétique, les télécommunications et les infrastructures de transport ce qui se traduira en un accès pour vos citoyens et entreprises à des biens et service de haute technologie produits par l'Union.

En cas de signature d’un quelconque accord une part importante des travaux serait financée par le Fond Tomorrow et agencé selon les besoins spécifiques de la Grande République.

Dans l’ensmeble ce projet inclura des investissements divers dans un cadre de partenariat public-privé et un important suivit diplomatique et gouvernemental : ma création, si possible, d’antennes locales du Fonds visant à manager les chantier et la mise en place de procédures et de normes communes, l’envoie à notre ambassade sur votre sol de délégués économiques dédiés à la cogestion de la route, etc.

Vous l'aurez compris, donc. Nous parlons de gros, gros oeuvre.
"
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Le sujet de la recherche du fugitif parut clos avec cette prise de parole bien convaincante qui ne nécessita plus qu'on y fasse allusion. Les jours de Toni Herdonia étaient certainement comptés. Sur ce, la jeune femme se lança sur la question la plus épineuse, certainement, de cette réunion:


- Oui, en effet – répondit Gina – Les étrangers, en particulier les onédiens, ont souvent pour habitude de considérer Velsna comme une vulgaire plate forme de libre service pour faire fructifier des capitaux loin de toute forme d'imposition. Ce n'est pas tout à fait le cas cependant. Si l'implication actuelle du gouvernement de notre Sénat dans l'économie est particulièrement faible en théorie, cela ne signifie pas que l’État ne garde pas un rôle d'arbitre dans ces rapports. Velsna est une économie ouverte pour qui sait se soumettre à ses règles, tout comme vous autres communalistes devez avoir les vôtres. A ce titre, en effet la prospérité de notre cité repose sur un non-alignement parmi tous ces blocs politiques trans-nationaux que le Triumvir mon père qualifie souvent de « bidules sans âme ». Velsna doit rester seule comme elle l'a toujours été, c'est indéniable, et nous n'avons pas refusé les multiples propositions de Vittorio Vinola de nous inféoder aux onédiens pour finir dans les bras du liberaltern. Et cela non seulement dans une perspective politique qu'un perspective économique. Pour résumer: votre proposition est flatteuse, et certains points sont intéressants, voire acceptables, mais d'autres sont impensables. Et si d'aventure je mettrais ma griffe à votre proposition sur les infrastructures en télécommunication par exemple, j'aurais mieux fait de courir loin de Velsna le plus vite possible pour échapper au courroux du Triumvir mon père. Je vais laisser la parole au sénateur Biaggi qui va vous éclairer les termes d'un éventuel accord bien mieux que je ne le fais.

C'était là venu le moment pour le sénateur Girolamo Biaggi d'intervenir. Derrière ces petites lunettes rondes, il y avait la pensée du programme économique que Matteo DiGrassi entendait mettre en œuvre à l'après-guerre. Si il était du même camp conservateur de son protecteur, ce dernier appartenait à une école de pensée économique fort peu commune à Velsna. Pour lui, il était temps d'abandonner la politique de l'offre à la faveur de celle de la demande, et d'engager des investissements importants dans des pans de l'économie. Aussi, le discours du Kah lui avait fait le rappel d'une douce musique. Il était temps d'expliquer le fonctionnement interne d'une économie dont les étrangers étaient parfois désarçonnés. Il se racle la gorge clairement, et baisse des lunettes sur son nez en sortant quelques fiches avant de débuter ce qui ressemble déjà à un exposé particulièrement ennuyeux pour le commun des mortels:

- Voyez vous, excellences. L'économie de la République est depuis l'avènement du système boursier comme une sorte de...de mille feuilles ? Oui, un mille-feuilles, c'est bien ça – il prend un crayon et dessine ce qui ressemble davantage à un artichaut qu'un gâteau feuilleté – Première option d'investissement, il y a la bourse de Velsna, où comme toutes les autres places boursières du monde capitaliste, vous pouvez y placer votre capital et le faire fructifier. MAIS, une participation au capital dans certains secteurs doit être arbitrée par le Sénat, en temps normal, d'autant que beaucoup des sénateurs sont en fait les mêmes individus qui composent les conseils d'administration de ces entreprises. Vous l'aurez deviné : il est hors de question pour le Triumvir DiGrassi qu'un État étranger puisse prendre le contrôle d'une entreprise que le Sénat considère comme relevant d'un intérêt national. Je prends l'exemple du secteur de l'énergie que vous avez évoqué, qui pour le Triumvir DiGrassi est intrinsèquement liée à la notion de souveraineté qui constitue la différence entre nous et nos voisins onédiens. Il y a plusieurs entreprises qui composent ce pan de l'économie, mais je vais en prendre qu'une seule: le C.H.E.U.M (Cercle des honnêtes énergéticiens d'Umbra et de Munda), spécialisé dans l'exploitation gazière. Suivant votre proposition d'acquisition du capital, le Sénat et en période de Triumvirat, son excellence DiGrassi, pourront éventuellement procéder au blocage d'une offre considérée comme dangereuse.

Deuxième option d'investissement, deuxième et troisième couche du mille feuille: l'implantation d'une entreprise kah-tanaise sur le territoire de la République, qui semble par ailleurs de vos dires, l'option que vous envisagez. Deuxième parce que parce qu'il vous faudra encore une fois l'accord du Sénat afin de procéder à l'implantation dans le cadre de la réunion que nous tenons, et troisième parce qu'il vous faudra ensuite négocier les parts que vous souhaitez prendre dans un marché précis avec les acteurs déjà existants, ce qu'on appelle des conventions de secteurs et qui sont des assemblées des entreprises qui s'entendent sur la venue d'un nouveau concurrent, comme vous, sur les fourchettes de prix à appliquer sur certains produits. A Velsna, le gouvernement arbitre, mais les entreprises ont toujours le dernier mot. Exemple comme un autre d'entreprise étrangère qui a dû se soumettre à ces spécificités : nos amis d'Apex. Ces derniers ont voulu s'engager dans la filière pétrolière velsnienne. Par conséquent, ils se sont implantés uniquement avec l'accord des autres entreprises du secteur de l'énergie et ont prit une part minoritaire dans le CHEUM.

Voilà, maintenant que je pense avoir résumer les étapes administratives auxquelles vos ferez face, penchons nous sur vos propositions.
Biaggo recale ses lunettes avant de reprendre dans un second souffle, et avec un verre de vin dans le gosier:
En premier lieu, votre proposition d'accord portuaire. C'est de loin la proposition que je juge la plus intéressante. Cet accord préférentiel inclut-il une baisse drastique des droits de douane communs à nos installations portuaires ? Si tel est le cas, nous sommes en accord avec cette idée. Évidemment, il faut que cet accord soit donnant donnant et que ces tarifs soient identiques aussi bien dans un port velsnien que dans un port kah-tanais. Nous enverrons notre feu vert et ferons en sorte que la convention de secteur affectée par votre proposition soit favorable à un éventuel investissement. Encore une fois, nous attendons du Grand Kah que cette facilité d'investissement se fasse également dans l'autre sens. Nul doute que les capitaux débloqués à la suite du décès ou de la saisie des sénateurs adversaires de son excellence DiGrassi suite à la guerre provoquera une flambée d'investissements de notre part. Excellence Gina, à combien s'élèvent le prévisionnel de la saisie des avoirs des sénateurs rebelles ?

- Euh...il faut que je retrouve les chiffres dont le Triumvir mon père m'a fait part du chiffre de...
- elle zapotte son stylo de manière frénétique - si on compte les 51 sénateurs morts pendant le massacre...ceux morts sur le champ de bataille...et en comptant la saisie des avoirs des éventuels traîtres affiliés à Scaela...378 sénateurs dont les capitaux seraient entièrement saisis par la République d'ici la fin de la guerre pour un total estimé de 189 milliards de florius.

- Comme vous le voyez – reprend l'économiste – cela fait une sacrée somme qui va être réinvestie, non seulement dans les infrastructures détruites par le conflit, mais également dans la redistribution de cadeaux aux citoyens des classes censitaires inférieures ET, aux investissements à l'étranger. Autrement dit, nous aurons de l'argent à dépenser dans l'économie kah-tanaise, tout comme vous en avez pour Velsna. C'est là une part importante du plan de redressement économique d'après guerre voulu par son excellence DiGrassi: une saisie massive d'actifs des traîtres et des perdants de cette guerre au service de la reconstruction, de loin le plan d'investissement le plus ambitieux depuis les guerres zélandiennes, certainement. Dans ce cadre, votre proposition tombe à pic, même si nous la trouvons bien trop audacieuse, voire impudente. Il est par exemple hors de question de laisser des étrangers prendre une telle place dans le secteur des télécommunications.

En revanche, je pense que nous pouvons discuter d'un éventuel investissement dans le secteur des BTP et des transports. Le Triumvir DiGrassi vous donnera potentiellement son feu vert à une prise de participation minoritaire dans un certain nombre d'entreprises de ces secteurs, et vous permettra d’autoriser les négociations en vue d'une implantation de groupes kah-tanais en tant qu'entreprises minoritaires avec l'autorisation, bien évidemment des autres entreprises existantes. Pardonnez notre manque de confiance, mais ce système a été conçu à l'époque des guerres zélandiennes pour éviter toute OPA étrangère hostile, et il a fait ses preuves. Ces zélandiens ont toujours eu la mauvaise habitude de mettre leurs gros doigts maladroits partout, des puissances ont essayé de faire vaciller notre cité avec l'argent par le passé, en particulier ces derniers. Je pense, qu'il ne sera pas nécessaire d'implanter une quelconque agence ou des antennes de votre fameux « Projet Demain ». Comprenez bien qu'une quelconque intégration à un programme d'une telle ambition signerait la fin d'une forme de neutralité économique que nous voulons voir perdurer. Une prise de participation, minoritaire, vous intéresserait malgré tout ? En échange de quoi, quelques portes pourraient être ouvertes à Velsna dans l'hémisphère sud, à bon entendeur.
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Mollari acquiesça longuement, et sembla méditer les propos de ses interlocuteurs. Il aurait pu défendre point à point les positions kah-tanaises et expliquer pourquoi il ne s'agissait, en fait, pas de s'inféoder au LiberalIntern. Pourquoi ces démarches économiques étaient mutuellement bénéfiques : les technologies de l'un permettant à l'autre de développer sa base industrielle et infrastructurelles, les structures possédées, même partiellement, par le Fonds, ne servant que d'accélérateur à la croissance de l'autre. Mais il savait que Velsna profitait encore d'une qualité rare dans le monde libéral : une certaine forme de patience. Plus spécifiquement, l'appât du gain était, à l'échelle du gouvernement, tempéré par la xénophobie. On acceptait pas toute promesse de richesse, pas si celle-là venait avec le risque, même lointain, de se lier au destin d'un autre.

Il pouvait le respecter. Et de toute façon ses objectifs était en premier lieu de générer de la richesse. Le Fonds, bien que pur organe impérialiste, dominait par l'économie, et n'avait jamais visé le contrôle total et officiel des nations où il s'implantait. Son réseau renforçait le Grand Kah, mais la relation avec les pays hôtes était moins parasitique que symbiotique. Chacun y gagnait. Pour autant il fallait aussi que chacun y trouve son compte et, du reste, que chacun l'accepte.

Il sourit et inclina la tête sur le côté.

"Ne vous trompez pas sur nos intentions. Notre prérogative est marchande et nos intérêts économiques. Vous me dites que certains secteurs sont fermés à l'investissement ? Soit ! Vous me dites que d'autres y sont ouverts, sous conditions, très bien. Ce qui nous intéresse ce sont les dividendes et les retours sur investissements or, à cette fin, toute tentative d'influence est superflu tant que votre gouvernement désir rester non-aligné. Votre présence ici témoigne déjà de notre position à ce sujet : nous parions sur le cheval DiGrassi parce que nous cherchons un partenaire.
– [b]Sans quoi
, soupira Rai, nous aurions fait la courte-échelle à l'un de vos concurrents. Pour mieux le poignarder dans le dos."

Puis elle afficha un sourire délicat et acquiesça.

"Mais nous avons un faible pour les non-alignés et beaucoup de respect pour votre famille. Cette alliance est une alliance de raison, soit, mais nous espérons à terme en faire une alliance d'amitiés. Le temps nous donnera peut-être raison.
– Vous êtes une sensible, Rai.
– Oui."

Il acquiesça, souriant.

 Bon, eh bien reprenons. La complexité administrative ne nous inquiète pas particulièrement et en ce qui concerne la situation de nos investissements chez vous, leur rentabilité est notre seul souci. Maintenant je vais répondre point par point, que nos gouvernements s'entendent là où cela est utile, oui ?

Concernant les ports, oui. Nous sommes opur une baisse mutuelle des droits de douane de façon à assurer la compétitivité des routes reliant nos deux territoires. Il y a déjà, il me semble, une forme de lien précurseur entre l'Union et certaines de vos cités libres, nous sommes donc très confiants sur la position qu'adopteront les coopératives concernées quand le sujet sera évoqué devant elles. Quant aux investissements sur le sol kah-tanaise, le système économique de notre Union rend tout cela assez contre-intuitif mais c'est une possibilité : Thylacine a certains de ses plus grands laboratoires sur notre sol, par exemple

Pour le reste nous verrons pour investir dans la mesure du possible les secteurs du BTP et du transport. Il faut cependant que je revienne sur la question des collaborations technologiques : même si vous avez balayé – pour des raisons tout à fait compréhensibles – l'éventualité d'une participation kah-tanaise dans les secteurs de la télécommunication, je tiens à insister sur la nature unique de notre expertise dans les secteurs des composants électroniques, du hardware et du software. Nous parlons ici d'investir massivement pour aider votre économie et votre secteur industriel à atteindre des sommets – à l'échelle de l'Eurysie, du moins – de méthode et de technique. Cela étant, c'est un discours que le Fonds réservera aux acteurs des secteurs ciblés, lesquels pourront eux-mêmes juger de la pertinence d'une participation de notre part. Sans quoi je suppose qu'il sera toujours possible d'exporter nos technologies et expertises selon un rapport marchand plus classique.
"

Il leva les mains et secoua la tête, avant de hausser les épaules.

"Une participation minoritaire d'acteurs velsniens serait tout à fait intéressante pour nous. Comme je le disais en préambule, le principal objectif du Fonds est de permettre l'émergence de routes commerciales capables d'absorber les flux de biens et de données inhérentes au commerce moderne. Si notre méthode privilégiée consiste à mettre les infrastructures des pays partenaires aux normes technologiques kah-tanaise, nous avons confiance en la capacité de votre République de prendre part à ces routes, d'autant plus avec les accords portuaires que nous évoquions. Le Fonds est un outils, mais nous pouvons remplir ses objectifs par des moyens détournés, respectant les sensibilités propres à Velsna.

Est-ce que cela vous convient ?
"
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Les interlocuteurs paltoterrans en plein exposé, cela n’empêchait pas l'économiste de continuer, discrètement, de donner des indications et des corrections quant aux chiffres avancés par la jeune femme:
- C'est pas 378 sénateurs je crois. C'était 371...
Laquelle ne répondit pas le moins du monde et restait les yeux braqués sur Mollari. Celle-ci eu la politesse de le laisser terminer avant de le reprendre sur le sujet des télécommunications:
- Je tiens tout d'abord à rassurer son excellence Rai, si je puis vous appeler "excellence", peut-être préférez vous "camarade", quant à la façon dont le gouvernement Kah Tanais est perçu outre océan. Cette prudence dont nous faisons preuve n'est pas la marque d'une méfiance spécifique vis à vis de vos personnes, ou même des entités que vous représentez respectivement. Pour preuve, et comme vous votre partenaire l'a indiqué: la cité libre de Cerveteri est en situation de traité avec certaines de vos communes, ce qui souligne en premier lieu une importance que vous accordez à la parole donnée. Le problème dans cet aspect "alerte" n'est pas tant vous, paltoterrans qui avez sans doute l'habitude d'un contexte géopolitique plus détendu sur votre continent, que nous le concevons en Eurysie. Mis à part quelques éberlués qui ont eu la volonté de supprimer le concept monnaie et de recourir au travail forcé en Communaterra. Ce faisant, je suppose que vous êtes beaucoup plus enclins à accorder votre confiance en des étrangers pour être les objets de vos investissements dans tout type de secteur. Mais la situation géographique de Velsna est bien différente de la votre. Il ne s'agit pas seulement là de système économique. Il nous est égal de négocier avec une puissance socialiste d'un côté, et avec Rasken de l'autre, tant que ces rapports ne deviennent pas déséquilibrés. Nous sommes contraints à cette prudence, principalement par le contexte géopolitique dans lequel la Grande République évolue.

Nous sommes entourés de blocs politiques puissants qui n'attendent depuis des décennies qu'une simple faiblesse pour détruire un système politique dont ils ne sont pas capables de saisir une fraction de sa bonne compréhension. Alors à défaut de le comprendre, ils entendent le détruire ou l'assimiler dans leur propre bloc politique. Ils ne conçoivent pas qu'un groupe de personnes peut avoir des aspirations autres qu'un autre. Notre cité est entourée de barbares: les teylais sont des hypocrites et des conspirateurs, dont les activités d'espionnage à Velsna, en particulier par le biais des télécom, sont légion. Sans compter que ces donneurs de morale sont moins regardants quand il s'agit de vivre dans un système monarchique qui place la sang au dessus du mérite. Les onédiens, dans leur ensemble, sont des mesquins qui attendent le moindre prétexte de renverser des gouvernements. Les loduariens sont des brutes ensauvagées par un tyran. Les kolisiens sont des idiots, dont on se demande comment ces têtes de pierre ont pu se maintenir à un niveau de civilisation suffisant pour maîtriser des formes de communication autre que des grognements. Et pour finir, les achosiens sont des revanchards qui entendent ne pas oublier le moindre affront subit il y a 800 ans, lorsque le monde n'avait pas encore inventé l'imprimerie. Au milieu de tout cela: nous. Notre cité est riche, elle est belle...et elle attire l’œil aussi sûrement qu'une cantatrice de music-hall caratradaise. Comme vous pouvez le voir, la géopolitique eurysienne n'est pas une promenade de santé, vos alliés communalistes de Mahrénie le savent sans doute déjà. Voilà donc pourquoi en vertu de ce passif chargé, excellences, nous ne pouvons pas laisser un acteur politique étranger maintenir une forme quelconque de contrôle dans un secteur aussi important que celui des communications, qui par ailleurs a déjà été l'objet d'opérations de subversion étrangère. Ce faisant, je tiens à clore ce sujet, en vous ayant je l'espère, rassurés sur la haute opinion que le Sénat se fait déjà de partenaires tels que vous.

Dans les autres secteurs, en particulier ceux dont le but premier est de satisfaire une consommation domestique, nous sommes tout à fait prêts à vous donner le feu vert pour y débuter des opérations d'investissement, en respectant bien entendu les termes des conditions fixées plus tôt. Concernant les investissements au sein du Grand Kah, nous sommes prêts de notre côté, à nous tenir tout aussi bien dans le respect des vôtres. Mais vous vous doutez bien que la troisième économie mondiale va attirer les yeux des velsniens les plus aventureux, n'est-ce pas ? Si ces derniers doivent pour cela collaborer avec les communes qui assument le gros de votre activité économique, ils le feront. Et si ils n'entendent pas respecter vos spécificités, tel un Toni Herdonia, nous les ferons plier. Le Sénat réussit toujours à faire plier.

Sur ce, doit-on commencer à rédiger le traité, mes excellences ? Partenariat culturel et économique donc ? Avec traque de Toni Herdonia en prime ? Ai-je fait le résumé ?
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