Posté le : 11 mai 2024 à 17:06:30
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Le bref passage de Rai Itzel Sukaretto dans la grande République et les nombreuses discussions qu’elle avait pu tenir à son sujet avec sa très chère amie Actée lui avait appris une chose : il n’existait pas une Velsna. Au même titre qu’il n’existait pas un Grand Kah. Si chaque pays brillait de toute façon par sa diversité, un loduarien du nord restait différent d’un loduarien du sud et ce malgré les efforts du régime, si, en fait, il n’existait pas deux voisins similaires, si un communaliste ne pouvait pas croire à l’unicité du genre humain en tant que tel, le matérialisme historique nous apprenait une chose : il existait des conditions matérielles d’existence, et ces conditions avaient un impact sur la façon de voir les choses, ainsi que de les vivre. Les régimes confédéraux ou fédéraux, proposant des cadres politiques plus diversifiés, permettaient ainsi l’émergence de façon plus ouvertement différente de les vivre. Enfin, la composante clanique du système Velsnien, qui faisait la part belle aux grandes familles, tendait aussi à sacraliser ces traits distinctifs.
En d’autres termes elle avait toujours trouvé amusant qu’un pays aussi chaleureux, chaotique, en proie aux caprices du commerce et des hommes d’influence, ait été représenté au Grand Kah par son pendant minoritaire, les quelques-uns ascétiques, taiseux, forts de peu de mot. Peut-être, jugea-t-elle, que c’était bien ces spécificités qui leur permettait de travailler avec les kah-tanais. Peut-être aussi qu’on leur avait uniquement présenté les kah-tanais qui, à l’image d’Actée, étaient de l’école de la « franchise kah-tanaise », cet impérialisme silencieux, souriant, propre sur lui, dont la franchise ne tenait en somme qu’à son terrible sentiment de supériorité, et à l’apparente distinction de ses membres. Elle-même était une personnalité autrement plus lumineuse, colorée, si elle s’était occupé de la politique diplomatique de l’Union, aurait-elle soutenu les mêmes clans au sein de la République ?
Naturellement, oui. Le choix d’Actée ne se basait pas sur des préférences personnelles mais sur des intérêts partagés, des concessions politiques acceptables. DiGrassi et les siens étaient le choix optimal. Peut-être, cependant, qu’ils auraient déployés d’autres représentant pour entretenir le contact avec les communes.
Elle sourit à Savonarole en avisant de son étui de cigarette. On fumait peu, au Grand Kah. Les velsniens, eux, semblaient beaucoup fumer. Une caractéristique que n’avait pas manquée de noter Actée après l’intronisation du Triumvirat. Elle s’était plaint – en ses termes toujours si euphémiques – de la vague odeur de tabac qu’une visite prolongée des jardins avait laissée à ses vêtements.
« Des pauses seront organisées. Elle orienta son regard en direction des baies vitrées de la salle, qui donnaient sur autant de balcons puis haussa les épaules, ce qui eut pour effet de faire cliqueter ses nombreux bracelets. Bon de toute façon nous travaillons selon des modalités assez flexibles, les comités ne sont pas des conseils d’administration. »
Mollari se redressa sur son fauteuil et fit un vague geste de main en direction du chariot.
« Pour le vin je vous conseille le Tuscaneo, si vous n’avez pas déjà eu l’occasion d’y goûter. C’est un très bon pays landrin. »
Il suivit vaguement l’approche de la jeune femme, qui à l’aide d’une collègue qui semblait d’être soudain matérialisée dans la salle, disposa verre, bouteille, fit le service, puis reconcentra son attention sur les velsniens. Pour le moment il allait rester en retrait. Pas qu’attendre l’embêtait. En effet, il était d’un naturel très tranquille. Si certains de ses camarades considéraient assez passivement que la révolution finirait inévitablement par triompher, que c’était une vérité mécanique, il observait pour sa part la machine complexe des marchés sans mysticisme, mais avec la conscience aiguë d’une chose : il existait une véritable domination industrielle kah-tanais. La troisième puissance économique mondiale était la plus dynamique des nations dans le Top Cinq, et son influence économique, qui s’étendait sur tout les pays qui le permettaient, finirait inévitablement par atteindre les autres. Ils ne pouvaient littéralement pas éviter le marché kah-tanais, ni opposer une concurrence digne de ce nom à son réseau ou à ses standards de production. Le protectionnisme était un effort sain mais assez inutile et, pensa-t-il, c’était pour cette raison qu’il ne fallait pas brusquer les velsniens. Ils réaliseraient, peut-être, ce que l’avenir réservait aux marchés. Ils accepteraient peut-être quelques accords simples, suffisant pour leur permettre de faire partie de cet avenir. Enfin, à terme, ils enrichiraient le Grand Kah, et profiteraient à leur tour de cet enrichissement. Le Grand Kah croyait réellement aux offres mutuellement profitables. C’était sa force, défendre une naïveté touchante, avec les armes des grands empires.
Il remercia d’un geste la jeune femme qui venait de remplir son verre, en but une gorgée, et orienta son regard vers la citoyenne Sukaretto. Celle-là s’était assise, une position qui ne semblait pas naturel chez elle : il était évident qu’elle aurait préférée se tenir debout, parcourir la salle tout en parlant, faire des gestes. Il y avait quelque chose d’eurysien chez cette fille de la noblesse.
« Je ne vous fatiguerai pas de grandes considérations artistiques : d’une part je sais que vous n’êtes pas ici pour ça, de l’autre je représente un État et une industrie, nos discours feront pâle figure face à ce que pratique un authentique créateur tel que le citoyen Savonarole. Nous autres kah-tanais apprécions la praxis, alors... Un petit rire. Par contre nous persistons à penser que le cinéma et les arts visuels s’érigent maintenant en langage universel, développant progressivement une vraie sémantique de la narration commune et rendant des marchés très différent hautement compatibles. C'est pour ça que le cinéma kah-tanais a réussi à s’exporter dans de nombreux pays au gré d’accord avec des diffuseurs mais aussi d’efforts d’implantation locale. Si certains dénoncent la popularité de nos productions comme une forme d’impérialisme culturel nous pensons pour notre part qu’il n’en est rien. Le cinéma industrialisé s’est normé de telle façon que nous parlons tous le même langage, et suivons des problématiques communes, humaines, revenant aux atomes élémentaires de notre condition : qu'importe qu'un film soit d'ici ou d'ailleurs. S'il s'adresse au dénominateur commun il parle la même langue et, probablement, de la même manière.
Le cinéma plus précis, plus "auteurisant", que je préfère pour ma part considérer comme étant un cinéma proprement de "terroir", continue d’exister, de trouver son public local et étranger, et la popularité du cinéma industriel kah-tanais ne peut pas le menacer car il ne remplit pas les mêmes fonctions. De même, le cinéma intimiste, auteurisant, punk, précis, de l’Union ne vient pas remplacer mais compléter ces films.
En sortant maintenant des considérations culturelles il nous faut aussi considérer l’aspect purement économique du problème : au Grand Kah le cinéma représente plusieurs centaines de milliers d’emploi et plusieurs milliards d’unité internationale de recette. Je n'ai pas de chiffre sur ce que représente cette industrie chez vous mais je la suppose importante ou au moins susceptible de le devenir.
La question est donc : qu’est-ce que le Grand Kah pourrait vouloir à Velsna, et inversement. »
Elle vida son verre d’eau et se resservit avant d’acquiescer, les yeux plissés.
« Vous savez je trouve que l’eau n’a pas le même goût d’une région à l’autre. C’est une chose qui fait qu’on sait qu’on est chez soit, ou ailleurs.
La Grande République, donc. ELle jouit d’une industrie cinématographique vivace, comptant de nombreux talents mais pouvant encore s’étendre. Cette industrie génère une production riche et présentant un intérêt certain pour la critique et les publics kah-tanais. Le public velsnien, pour sa part, est nombreux et avide de films. Enfin la Grande République présente des paysages et des architectures diverses et uniques. Nos films ont soif de ces décors.
Les intérêts du Grand Kah sont donc multiples : nous souhaiterions pouvoir trouver des accords avec vos diffuseurs pour leur vendre les droits d’exploitation des productions kah-tanaises les intéressant. Nous aimerions aussi travailler de concert avec eux au financement et à la construction de nouvelles salles dans des territoires susceptibles d’accueillir une plus grande offre. Nous aimerions aussi pouvoir exporter des supports physiques de films et séries kah-tanaises. Tout ceci est déjà possible mais serait rendu plus facile si des accords d’échelle nationale facilitaient ces interactions soit par des facilités fiscales soit par des accords gagnant-gagnant. Dans le même cadre nous aimerions pouvoir importer des films velsniens et participer à l’expansion de votre industrie par des co-productions manifestées soit par des apports financiers, soit par des apports en industries – nous pourrions ainsi permettre aux coopératives de production kah-tanaise d’apporter du matériel de haute qualité, des équipes techniques ou de post-production, faire profiter votre cinéma de notre expertise, de nos masse de travail et de nos technologies et faire profiter nos publics de vos productions. Nous avons aussi ouverts plusieurs grands studios dont l'accès pourrait être rendu plus compétitif pour vos productions. C'est une formalité pour nous, vraiment.
Dans l’ensemble ces accords permettraient d’ouvrir de nouveaux publics à nos cinémas, à nos productions de profiter de nouveaux décors potentiels, aux vôtres de profiter de l’expertise technique et artistique de nos techniciens et artistes.
Comme vous pouvez le voir tout ceci est en fait très simple. Oui ? »
Mollari haussa un sourcil et pivota vers Rai, qui venait d'imiter un de ses tics de langage les plus reconnaissable. Il n'avait cependant rien à ajouter, aussi se contenta-t-il d'acquiescer d'un air badin.