Posté le : 25 avr. 2025 à 18:35:06
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Compte-rendu d’ouvrage
Un monde en partage : Récits d'une rencontre Orient-Occident dans le Sud-Est nazumi (XVIe-XVIIe siècle)
Introduction
Publié en 2011, Un monde en partage : Récits d'une rencontre Orient-Occident dans Le Scintillant (XVIe-XVIIe siècle) est un ouvrage fondamental de Mibu Tadauji, directeur de recherche au Centre de recherches historiques à Siwa lors de la publication dudit ouvrage, spécialiste du Sud-Est nazumi et du Scintillant, ainsi que des processus de colonisation. Cet ouvrage a marqué un tournant dans les études historiques maronhiennes sur les interactions entre Nazumis et Eurysiens, en se concentrant sur des « récits croisés ». Il a été récompensé par le prestigieux Prix Nissho en 2012, consacrant ainsi sa contribution méthodologique et épistémologique aux sciences historiques. Ses travaux postérieurs poursuivent cette réflexion méthodologique en explorant les perspectives croisées et les récits des acteurs, dans la continuité de son engagement pour une lecture connectée des événements historiques globaux.
Le courant historiographique dans lequel Mibu Tadauji inscrit son ouvrage explore les interactions, les circulations, et les connexions entre espaces géographiques et cultures. Inspirée par des travaux pionniers de Chikanari Oganiwa, il conteste les approches cloisonnées des rencontres. Dans cette perspective, Tadauji réévalue les récits de ces rencontres en adoptant une posture d'« égalisation des voix ». Il met l’accent sur l’analyse des sources nazumies (burujoises, jashuriennes, wanmiriennes notamment), souvent négligées dans les récits occidentaux, et propose une approche multipolaire. Organisée en une série d’études de cas, son travail s’efforce alors d’explorer des interactions emblématiques en mettant en lumière les adaptations mutuelles, les négociations commerciales et les malentendus culturels
Un monde plus vaste
Tadauji examine le contexte politique des iles et de la cote la corne Sud-Est nazumie, carrefour commercial majeur, ce au moment de l’arrivée des Eurysiens. L’une des dynamiques centrales de la région est le conflit entre les pangeran (aristocrates) et les ponggawa (marchands et administrateurs locaux). Ce conflit reflète les tensions internes d’un pouvoir où les élites aristocratiques cherchent à contrôler les ressources économiques et les routes commerciales, tandis que les marchands aspirent à une plus grande autonomie, ce en plus d‘une divergence de valeur sur les rapports à l’argent, aux mœurs ou aux traditions locales avec une zone de contact entre bouddhisme et islam notamment. Ces rivalités ont fragilisé les structures locales, rendant l’intervention étrangère plus probable, que ce soit sous la forme de diplomatie commerciale, comme l’ont pratiqué les Listoniens dans la seconde moitié du XVIe siècle, ou d’interventions plus agressives, comme celles d'autres puissances eurysiennes au XVIIe siècle. Ceux-ci observaient avec étonnement les formes de gouvernance. Les élites dirigeantes pour beaucoup, dans ce contexte, se méfiaient des influences mystiques, craintes pour leur potentiel de division sociale. La tension entre mystique et politique était une constante, les dirigeants cherchant à limiter l’importance des courants ascétiques et les tentations personnelles de connaissance du divin pour préserver l’unité sociale et le pouvoir politique. Tadauji met ici en lumière des thématiques communes aux textes eurysiens et nazumis, telles que le tyrannicide, l'inspiration mystique ou le rôle de l'astrologie en politique. Cette comparaison révèle la proximité inattendue des modèles politiques des deux mondes, avant le « tournant anti-mystique » de l'Eurysie au XVIIe siècle, montrant que l’exotisme réside parfois davantage dans notre propre passé qu'ailleurs. La méthode d’histoire symétrique démontre ainsi sa pertinence.
L’arrivée de nouvelles puissances eurysiennes dans la région à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, si marquante dans leurs récits d'aventure, n’a pas la même résonance dans les sources locales. Tadauji souligne que, pour les Nazumis du Sud-Est, habitués à un environnement d’échanges intensifs et anciens, l’apparition de nouveaux acteurs et concurrents est perçue comme un événement parmi d’autres. Contrairement à ce que suggèrent les récits eurysiens, qui traitent cette arrivée comme une rupture historique majeure, les archives wanmiriennes ou jashuriennes n’en font pas un sujet central. La région, déjà en contact avec des marchands burujois, ushongs, banairais et listonniens, intégrait l’arrivée de nouveaux acteurs sans les sacraliser. Les acteurs de ce monde se reconnaissaient d’ailleurs, non par des identités religieuses, mais principalement par leur allégeance personnelle à un protecteur, leur appartenance à des corps constitués comme des confréries, guildes ou milices, ou encore leur affiliation à une cité spécifique. Tadauji démontre ainsi que l’étude minutieuse d’événements locaux peut s’articuler efficacement avec une compréhension des flux globaux.
Il éclaire également la compétition féroce entre les diverses puissances eurysiennes sur le plan technologique et scientifique, notamment en matière de cartographie et d’instruments de navigation. Les Listonniens, grâce à leurs décennies d’expansion maritime, avaient accumulé un savoir considérable, qu’ils considéraient comme un secret d’État. Les cartes listoniennes de cette partie du monde étaient précises et détaillées, permettant aux navigateurs de s’orienter dans cet archipel complexe. Mais les puissances nouvellement entrées sur la scène maritime mondiale entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècles, cherchaient à rattraper leur retard. Nombre d'expéditions marquent une étape clef de cette course au savoir. Bien qu’elle ait été une catastrophe sur le plan humain et économique — pertes humaines massives dues au scorbut et conflits avec les locaux — elle a permis à quelques une de ces puissances de collecter des informations essentielles sur les routes commerciales et les ports nazumis. Tadauji montre comment cette expédition a non seulement permis aux pays eurysiens de mieux comprendre les réalités nazumies, mais a également renforcé leur ambition maritime. En effet, plusieurs de ces acteurs eurysiens ont utilisé cet échec apparent pour mobiliser armateurs, marchands et autorités publiques autour de l’idée d’un empire commercial, transformant une débâcle en triomphe symbolique. Tadauji montre que cet échec apparent a été réinterprété comme une victoire politique et symbolique.
Imaginaires et perceptions
Un autre aspect crucial exploré par Tadauji est la manière dont les habitants du Sud-Est nazumi, et plus largement du Scintillant, ont perçu et jugé les Eurysiens. Ces derniers étaient souvent réduits à des stéréotypes basés sur les comportements de certains d’entre eux. Par exemple, les marins, souvent indisciplinés et motivés par des gains rapides, se sont rendus coupables d’actes de brigandage, notamment en attaquant des navires marchands jashuriens ou burujois. Ces actions, bien que commises par des individus ou de petits groupes, ont contribué à forger une image négative des Eurysiens, perçus comme brutaux, cupides et indignes de confiance. Tadauji souligne que cette essentialisation n’est pas un phénomène unilatéral : de même que les Eurysiens projetaient des stéréotypes sur les populations nazumies, ces dernières interprétaient les actions eurysiennes à travers leurs propres cadres culturels. Ce processus montre comment les interactions interculturelles étaient façonnées par des perceptions mutuelles.
Les Eurysienss abordent souvent les sociétés sud-est nazumies au prisme de récits de voyage marquants. Ces récits, remplis de descriptions exotiques et parfois fantastiques de l’Orient, contribuent à modeler une vision des locaux comme des adversaires redoutables et stratèges redoutés. Cette perception est en partie nourrie par l’inconnu. La plupart de ces récits, par exemple, soulignent la richesse et la sophistication des cours nazumies, mais exagèrent souvent leurs pouvoirs et leurs ambitions. Les objets et les animaux venus rapportés de ces contrées jouent aussi un rôle crucial dans la construction de l’image eurysienne de la région. Des produits comme les épices, textiles, objets en laque, et porcelaines, mais aussi des animaux exotiques tels que les perroquets ou les singes.
Pour rendre compte de ce qu’ils observent, certains acteurs eurysiens recourent à des analogies familières. Par exemple, le Cantais Gijsbert Sap, en décrivant dans ses récits de voyage ce qui constitue aujourd'hui la partie listonienne de ce Sud-Est nazumi, établit une comparaison erronée avec Roune. Il dépeint la vie politique comme une forme de municipalité démocratique idéale, un lieu où règnent ordre et prospérité sous une organisation politique « comparable » à celle d’une grande ville eurysienne. Ce prisme d’analyse projette sur les réalités Sud-Est nazumies des conceptions eurysiennes, négligeant les particularités locales telles que le rôle des élites marchandes (les ponggawa) ou les luttes de pouvoir avec l’aristocratie (les pangeran). Loin d’être une démocratie municipale à l’eurysienne, l'archipel qu'il dépeint au cours de son voyage est une mosaïque complexe d’intérêts concurrents. Dans l’autre sens, quelques philosophes eurysiens illustrent l’erreur opposée en décrivant les quelques sultanats installés plus à l'ouest comme des théocraties despotiques dépourvues de droits ou d’organisations sophistiquées. Cette vision ignore cependant les systèmes juridiques locaux, notamment les formes coutumières de droit comme l’adat, qui régissent les rapports sociaux et commerciaux.
Un récit wanmirien étudié par Tadauji évoque une dimension spirituelle pour comprendre le rapport de ces Nazumis des iles et de la corne sud à la colonisation. Ce texte décrit un plan cosmologique mystique, dans lequel la puissance étrangère n’a pas de place durable. Cette vision s’inscrit dans une cosmologie où la défaite matérielle face à des forces coloniales n’annule pas la permanence d’un ordre spirituel supérieur. Ce récit reflète l’importance accordée au monde immatériel et à l’ascèse, valeurs spécifiques à l’aristocratie locale, notamment les pangeran. Ces élites privilégiaient une quête mystique, inscrite dans des pratiques d’autodiscipline et d’éloignement volontaire du pouvoir temporel, qui leur permettaient de transcender la domination étrangère.
Les récits insulindiens ont intégré des personnages de conquérants antiques eurysiens, connus jusqu'en Extrême-Orient, des personnages centraux dans les échanges culturels islamiques et Sud-Est nazumis. Ces représentations, largement diffusées via des traductions et adaptations du Coran et de récits de conquérants, mêlent des éléments historiques à des motifs mythologiques. Un héros peut y être perçu comme un roi universel, unificateur des terres et protecteur des peuples contre les forces du chaos. Ces récits l’intègrent dans une cosmologie où il incarne un héros quasi-divin, mais aussi un acteur associé à des valeurs perçues comme « occidentales » : la conquête, la rationalité et la maîtrise des éléments. Dans le contexte qui est le notre, cette image a été utilisée pour comprendre et interpréter l’arrivée des Eurysiens. Ceux-ci, bien que perçus comme puissants et capables, n’étaient pas toujours assimilés à des figures extraordinaires. Au contraire, ils pouvaient aussi incarner des forces perturbatrices, des opposants aux ordres cosmologiques locaux.
Certains acteurs eurysiens étaient associés à des figures monstrueuses ou chaotiques dans les récits populaires et artistiques. Ceux-ci étaient parfois représentés comme des raksasa (ogres) ou des démons, figures mythiques du théâtre d’ombres wayang kulit. Ces associations traduisaient des perceptions locales de la violence ou de la brutalité des étrangers, notamment à travers des récits de brigandage maritime ou de comportements brutaux des marins. Dans le théâtre d’ombres, les Eurysiens étaient figurés par des marionnettes grotesques, mettant en avant des traits physiques exagérés ou perçus comme déformés. Les nez proéminents, les vêtements incongrus ou les comportements irrévérencieux des marins étaient caricaturés, soulignant l’altérité de ces acteurs dans un univers cosmologique structuré.
Penser la rencontre
Dans les archipels de ce monde Sud-Est nazumi, les échanges commerciaux et diplomatiques s’appuient sur un cadre linguistique complexe. Tadauji met en lumière l’importance du jashurien comme langue d’échange majeure, utilisée largement par les communautés locales pour commercer entre les îles. Ce rôle linguistique facilite les interactions entre marchands wanmiriens, jashuriens, burujois, et autres acteurs régionaux, créant un socle de communication partagé. Cependant, les nouveaux arrivants eurysiens se trouvent souvent démunis face à cette réalité linguistique. Incapables de parler le jashurien, ils doivent parfois recourir à des membres d’équipage parlant le listonien, qui reste une langue comprise par certains marchands et aristocrates locaux en raison de l’ancienneté de la présence listonienne dans la région. La difficulté majeure des ces nouveaux Eurysiens est de parvenir à s’insérer dans des réseaux déjà établis sans une maîtrise adéquate des outils de communication locaux, ce qui contribue à leur sentiment d’étrangeté et de dépendance.
Un autre obstacle pour les nouveaux venus est la complexité des systèmes d’étalonnage utilisés dans le commerce. Les Wanmiriens et Jashuriens emploient des mesures spécifiques, souvent différentes selon les types de produits échangés : poids pour les épices, dimensions pour les textiles, ou encore volumes pour les denrées alimentaires. Ces variations ajoutent à la confusion des Eurysiens, qui perçoivent souvent ces pratiques comme une tentative de tromperie de la part des marchands locaux, déjà accoutumés à ces systèmes. Tadauji met ici en avant le problème de la commensurabilité : comment des mondes aussi différents peuvent-ils établir des bases communes pour le commerce ? Cette difficulté pratique illustre un enjeu plus large des rencontres interculturelles, où des systèmes de valeurs et de normes divergents entrent en conflit.
Contrairement à la navigation en haute mer, celle dans les eaux des archipels Sud-Est nazumis demande une connaissance fine des côtes, des courants et des passages étroits. Les Eurysiens découvrent rapidement que les cartes marines traditionnelles, utiles en pleine mer, sont insuffisantes dans ce contexte. Ceux-ci doivent alors adopter des pratiques locales, comme le kidnapping de pilotes locaux. Ces derniers, experts des zones géographiques spécifiques, sont forcés de guider les navires eurysiens jusqu’à une certaine destination. Une fois arrivés, un nouveau pilote local est kidnappé pour poursuivre le voyage. Cette dépendance montre à quel point la navigation en ce milieu exige une mémoire visuelle détaillée et une expérience intime du territoire. Pour pallier leurs lacunes, les explorateurs eurysiens commencent à produire des dessins de profils côtiers, des représentations visuelles des côtes servant de points de repère. Ces croquis deviennent des outils précieux pour naviguer dans des eaux où les cartes conventionnelles échouent.
Parallèlement, les Eurysiens découvrent les avancées technologiques locales. Les cartes impressionnent par leur précision, démontrant une compréhension avancée des dynamiques maritimes régionales. Les Nazmis de la régions ne se limitent pas à la cartographie : leur expertise en construction navale se révèle également remarquable. Les navires jashuriens, souvent vastes et solidement bâtis, symbolisent non seulement une capacité technique, mais aussi une puissance politique et économique. Les puissances eurysiennes doivent constamment adapter leurs méthodes et techniques pour s’insérer dans ce monde déjà structuré et compétitif. Voulant donc rendre compte des conditions de la rencontre sans prendre un point de vue qui serait parti pris, Tadauji entend « naviguer » entre les deux mondes, faire un mouvement de va-et-vient de l’un à l’autre.
Conclusion
La portée de l’ouvrage est finalement considérable : Tadauji réévalue les récits de la première mondialisation en insistant sur la pluralité des points de vue et sur l’importance des dynamiques locales. Il privilégie une approche centrée sur l’exploration thématique et la mise en parallèle des perspectives plutôt qu’une comparaison structurelle rigide. Ce choix méthodologique s’avère efficace pour repenser les premières rencontres de la période moderne. En mobilisant une histoire des pratiques, Tadauji met l’accent sur les outils, les instruments et les perceptions des acteurs en interaction, permettant ainsi de restituer ces échanges dans toute leur complexité. Certaines limites peuvent être au bout du compte mises au jour. Si la reconstitution des récits locaux enrichit la compréhension des événements, l’inégalité des sources disponibles entre ces sociétés reste un défi méthodologique ; l’interprétation appuyée par une recherche anthropologique et ethnologique doit alors combler le vide. Par ailleurs, la focalisation sur des cas d’étude spécifiques peut laisser dans l’ombre d’autres dynamiques importantes, comme les interactions entre acteurs nazumis eux-mêmes. En somme, cet ouvrage marque une étape importante dans la manière d’appréhender les interactions entre sociétés, tout en ouvrant la voie à de nouvelles interrogations sur la complexité des échanges culturels et politiques dans un monde interconnecté.
Par Horie Uesato, maitre de conférence en histoire moderne à l'Université de Fujiao.