
"Ce que j'ai vu en un mois ? La couardise, la trahison et le mensonge. Que Dieu préserve notre peuple, il n'y a plus que Lui pour les empêcher de s'entretuer."
Piotry Husak.

I HATE THEM ALL, SO MUCH.
Au début du XXIe siècle, le Royaume d'Estalie apparaissait aux yeux de ses partenaires internationaux comme un Etat stable, prospère et modérément conservateur. Monarchie parlementaire solidement établie depuis la Constitution de 1905, l'Estalie avait traversé le XXe siècle sans connaître ni dictature, ni révolution, ni occupation étrangère durable. Son architecture institutionnelle reposait sur un équilibre apparent entre les pouvoirs mais en réalité, le monarque jouissait de prérogatives plus étendues que dans la plupart des monarchies libérales eurysiennes. Bien qu'il n'intervienne presque jamais directement dans la gestion quotidienne du pays, le souverain conservait un droit de véto suspensif sur les lois adoptées par le Parlement ainsi que la capacité de nommer le Premier Ministre parmi les députés élus. La Constitution reconnaissait un parlement monocaméral, le Parlement, élu au suffrage universel tous les cinq ans. Dans les faits, le système électoral favorisait largement le Parti Libéral et les découpages électoraux étaient biaisés afin de verrouiller durablement la vie politique. Le choix d'un parlement monocaméral, conformé par référendum populaire lors de la réforme constitutionnelle de 1905, reflétait une volonté largement partagée d'éviter la duplication institutionnelle et les lenteurs bureaucratiques. Dans un pays dont la mémoire politique restait marquée par les blocages du bicamérisme en Kartalie (qui avait adopté un régime constitutionnel à deux chambres en 1861 qui avait ralenti le gouvernement kartalien durant la Grande Guerre d'Estalie), l'idée d'une représentation unique du peuple, forte et centralisée, paraissait moderne et plus démocratique. Ce rejet d'une seconde chambre, perçue comme un outil d'obstruction par les aristocrates ou les grands propriétaires fonciers, s'était imposé comme un symbole de la souveraineté populaire rationalisée, avec un souci d'efficacité législative et de responsabilité politique directe. Le compromis retenu était donc celui d'un régime à chambre unique, mais encadré par le pouvoir monarchique, garant théorique de la stabilité.
Depuis la mise en place de la Constitution de 1905, un parti s'était imposé comme le coeur du jeu politique estalien : le Parti Libéral. Issu d'une coalition de réformateurs modérés, d'anciens monarchistes progressistes et de centristes économiques, il parvenait à incarner à la fois la stabilité, la prospérité et l'ordre constitutionnel. Mais son hégémonie ne tenait pas seulement à sa ligne politique : elle reposait sur un ensemble de mécanismes structurels, juridiques et électoraux qui paralysaient toute alternative. D'abord, le mode de scrutin majoritaire à un tour dans des circonscriptions uninominales favorisait mécaniquement les grands partis établis, au détriment des formations minoritaires, même relativement populaires. Ensuite, l'accès à la campagne électorale était strictement encadré par une législation sur le financement politique qui imposait des seuils élevés de représentativité pour obtenir des subventions publiques ou du temps de parole médiatique. A partir des années 1970, on assistera par ailleurs à une large privatisation des médias qui appartiendront par la suite à des groupes proches du Parti Libéral, lesquels relayaient à longueur d'année les figures centristes les plus consensuelles tout en marginalisant les opposants. Enfin, les commissions électorales, sous couvert d'indépendance, appliquaient strictement des critères de "viabilité politique" qui rendaient presque impossible l'émergence de partis alternatifs en dehors des logiques déjà instituées. En Estalie, le Parti Libéral avait beau ne pas être seul au Parlement, il absorbait régulièrement ses concurrents les plus modérés et ostracisait les plus radicaux, réduits à une poignée de sièges ou à la clandestinité politique. Le débat public se réduisait donc à des variantes internes du libéralisme dominant, tantôt plus conservateur, tantôt plus social, mais sans jamais remettre en question le cadre fondamental : monarchie parlementaire, économie de marché, libéralisme constitutionnel. Cette situation, d'apparence pluraliste mais profondément verrouillée, nourrissait une frustration croissante chez une jeunesse qui se sentait exclue du jeu politique réel, et chez des classes populaires de plus en plus précarisées, sans débouché institutionnel pour faire entendre leur voix.
Socialement, l'Estalie bénéficiait encore au tournant du siècle d'une situation que beaucoup de pays, surtout en Eurysie de l'Est, lui enviaient. Le chômage structurel y demeurait faible, rarement au-dessus des 4,5%, et les périodes de récession ont étés particulièrement rares dans l'histoire économique estalienne au XXe siècle. La dette publique était longtemps restée sous contrôlée, fluctuante entre 45 et 65% du PIB selon les cycles et le pays affichait régulièrement des excédents budgétaires jusqu'à la fin des années 1990. Cette santé financière apparente reposait sur trois piliers : un système bancaire dynamique, une classe moyenne très large issue de l'expansion industrielle des années 1950-1980 et un secteur immobilier constamment soutenu par des politiques publiques d'accession à la propriété, considérée comme fondement du lien civique estalien. La majorité des ménages, même modestes, étaient propriétaires ou en voie de l'être, soutenus par des dispositifs de prêts bonifiés et une fiscalité orientée vers la valorisation patrimoniale. L'accès au logement individuel, surtout en périphérie urbaine, était vu comme un droit implicite et presque sacré. Les infrastructures publiques, bien que vieillissantes, restaient fonctionnelles et correctement entretenues. Mais derrière cette façade d'efficacité, l'appareil d'Etat souffrait d'un désengagement progressif entamé dès les années 1970. La vague de privatisations successives avait touché tous les secteurs : l'énergie, les télécommunications, les transports ferroviaires et même certaines composantes de l'éducation secondaire et supérieure. L'accès à ces services dépendait donc fortement du pouvoir d'achat individuel, et bien que la majorité de la population ait pu s'en accommoder pendant les décennies de croissance, la moindre défaillance du système économique exposait brutalement les plus fragiles.
Le système de santé en offrait l'exemple le plus emblématique : officiellement "mixte", il reposait dans les faits sur une logique quasi-marchande. Les établissements publics de santé, maintenus dans un état de sous-financement chronique, assuraient un service minimal et souvent médiocre, cantonné aux urgences et aux soins de base. Le reste, que ce soit les consultations spécialisées, les soins lourds ou la prescription de médicaments récents, étaient pris en charge par des assurances privées dont les tarifs grimpaient régulièrement. Plus de 65% des ménages recouraient à une complémentaire santé privée, condition quasi obligatoire pour accéder à un standard de soins jugé correct. La médecine devenait ainsi un marché concurrentiel, où le patient était un client et où la qualité des soins dépendait directement du portefeuille. Ce modèle était souvent vanté par les gouvernements libéraux estaliens successifs comme un gage de performance et de liberté de choix mais en pratique, il créait des clivages sociaux de plus en plus visibles : entre ceux qui pouvaient accéder aux cliniques privées modernes et ceux qui faisaient la queue pendant des heures dans des dispensaires surchargés. Le marché du logement obéissait à une logique similaire. Les aides sociales, quant à elles, étaient réduites au strict minimum. L'assurance-chômage, par exemple, était fondée sur un système de cotisations par points et excluait de fait les jeunes sans emploi ou les travailleurs précaires sans carrière stable. Les indemnités versées étaient plafonnées à des niveaux relativement bas, dégressives dans le temps, et souvent conditionnées à des exigences de mobilité ou de réinsertion rigides. L'allocation de revenu minimum, le Kredyta-Prozhita, n'existait que sous la forme d'un crédit d'impôt négatif, souvent inopérant pour ceux qui ne payaient déjà pas d'impôt sur le revenu. L'ensemble du système reposait donc sur un modèle de responsabilisation individuelle, où chacun était sommé de s'en sortir par l'effort, l'entrepreneuriat ou la débrouille. Les discours officiels valorisaient ainsi la culture du mérite et l'économie de la récompense mais ce récit n'avait plus grand-chose à offrir à ceux que le système rejetait ou broyait.
La doctrine dominante, assumée aussi bien par les libéraux que par les conservateurs, tenait en une formule : l'Etat n'a pas vocation à compenser l'échec, seulement à garantir la compétition. Cette philosophie avait structuré l'ensemble de la législation économique estalienne : allégement de la fiscalité sur le capital, contrats de travail ultra-flexibles, liberté quasi-totale laissée aux entreprises pour licencier, sous-traitance encouragée et subventions à l'automatisation. Le syndicalisme, bien que légal, était muselé : la part des salariés syndiqués était tombée à moins de 7%, les grèves étaient strictement encadrées et les conventions collectives avaient étés atomisées par secteur, souvent renégociées entreprise par entreprise. L'idée même de négociation collective nationale avait été progressivement démantelée par une jurisprudence favorable aux employeurs, qui considéraient les grandes conventions comme des obstacles à l'agilité et à l'innovation.
Dans ce contexte, la jeunesse née après 1990 grandissait dans un monde plus inégalitaire que celui de ses parents mais aussi plus cynique, plus brutal, plus déraciné. Elle assistait à la montée inexorable de la précarité, à la normalisation des stages non rémunérés, à la disparition de la perspective d'un emploi stable. Beaucoup étaient surdiplômés mais sous-employés, ou contraints à l'expatriation. L'idéal méritocratique, s'il avait un jour eu une valeur de vérité, apparaissait désormais pour ce qu'il était : une promesse creuse, une façade pour un système de reproduction oligarchique. Et pourtant, cette génération était radicalement plus politisée, plus informée, plus consciente des mécanismes systémiques que ses aînés. Elle n'attendait plus de réforme venant d'en haut.
Le Parti Populaire Estalien : de la dissidence libérale à la matrice révolutionnaire
Lorsqu'il claque la porte du Parti Libéral en 1995, Bondarenko n'est encore qu'un député de province à la réputation marginale. Issu d'un courant réformateur du centre-gauche, il s'est heurté aux limites infranchissables d'une formation politique vieillissante, arc-boutée sur la défense de la monarchie constitutionnelle et de l'ordre néo-libéral établi. En Novembre 1994, sa tribune dans la Voix de Mistohir, un célèbre journal de la capitale, appelant à "tourner la page d'un millénaire d'absolutisme symbolique" et à entamer une transition vers une République estalienne moderne, déclenche un tollé. Accusé de trahir l'esprit de la Constitution de 1905, il est exclu du parti dans les semaines suivantes. Loin de se retirer, Bondarenko transforme cette disgrâce en point de départ. Il entame alors une tournée dans les grandes villes estaliennes, où il multiplie les conférences publiques, souvent dans les amphithéâtres universitaires ou les foyers ouvriers.

Avec l'émergence d'Internet en Estalie à la fin des années 1990, Bondarenko saisit l'occasion pour diffuser ses idées en contournant les canaux médiatiques traditionnels, largement contrôlés par des groupes fidèles à la Couronne ou à l'establishment libéral. Des forums politiques anonymes à la diffusion virale de ses interventions filmées, il devient une figure incontournable de la scène politique contestataire. En 1997, sa popularité le pousse à fonder le Parti Populaire Estalien (PPE), d'abord conçu comme un mouvement républicain légaliste, prônant l'abolition pacifique de la monarchie, la démocratisation du pouvoir exécutif et un renforcement du parlementarisme. Mais très vite, le PPE échappe à son créateur. La montée en puissance de Pyotri Husak, vice-président du parti, change radicalement la ligne du PPE. Charismatique, intransigeant et doté d'une vision stratégique aiguë, Husak critique dès 1999 la modération de Bondarenko, qu'il accuse d'idéaliser des institutions pourries de l'intérieur. Il affirme que la monarchie, loin d'être une survivance symbolique, est le cœur idéologique du système oligarchique estalien et qu'on ne pourra jamais instaurer la souveraineté populaire tant qu'un roi incarne l'unité nationale. Ce glissement s'accentue encore après l'assassinat mystérieux de Bondarenko en 2001. Retrouvé mort dans sa chambre d'hôtel à Suvishir, officiellement victime d'un infarctus, le leader républicain devient le martyr fondateur du PPE. Husak accuse ouverte ouvertement la Stevka, la police politique de la royauté, de l'avoir éliminé. L'enquête est classée en quelques semaines. Husak, lui, monte sur scène.
En quelques mois, il s'empare de la direction du parti. Il dissout les anciennes commissions, réécrit la charte idéologique et transforme le PPE en organe de combat. Sous sa direction, le Parti adopte un virage marxiste assumé, prônant l'abolition de la propriété privée des moyens de production, la collectivisation du capital industriel et agricole, la planification centralisée et la création d'un Etat prolétarien. La rhétorique du PPE devient ouvertement insurrectionnelle. Il ne s'agit plus de réformer le régime monarchique : il s'agit de le renverser. Ce virage radical entraîne son interdiction légale en 2005. Les membres sont traqués, les locaux fermés, les publications interdites. Le PPE entre alors en clandestinité. Loin de le faire disparaître, cette répression galvanise la base. Le parti se restructure en cellules militantes, adopte une communication cryptée via des réseaux parallèles et renforce ses liens avec les syndicats indépendants et les comités de quartiers. Entre 2006 et 2009, le PPE devient le cœur souterrain de l'opposition révolutionnaire, gagnant progressivement l'adhésion d'une jeunesse estalienne désabusée par l'ultralibéralisme ambiant et la stagnation politique.
C'est après les émeutes de Mistohir en 2009, réprimées dans le sang par les forces de l'ordre, que Husak franchit un nouveau cap idéologique. Il affirme que l'erreur de l'eurycommunisme fut de remplacer une élite par une autre, de recréer une structure hiérarchique étatiste qui trahissait l'idée même de libération. En 2010, il publie le Manifeste de l'Anarchisme Estalien, texte fondateur qui réoriente profondément la doctrine du PPE. Inspiré par le communalisme kah-tanais autant que par les réalités estaliennes, Husak y développe une vision originale qu'il appelle l'Anarchisme Renouvelé : un socialisme libertaire et fédéraliste, enraciné dans la démocratie directe mais profondément marqué par le militarisme et le collectivisme. L'anarchisme tel que formulé par Husak est une synthèse inédite. Il rompt avec l'image classique d'un anarchisme pacifiste ou post-moderne. Il assume la violence révolutionnaire comme outil de libération ; il promeut un fédéralisme armé, dans lequel chaque commune, chaque collectivité populaire, détient un droit d'organisation politique autonome. Il récuse le nationalisme mais affirme que l'Estalie a une mission historique universelle, issue de son isolement historique et de la pureté de sa culture populaire, pour guider les peuples du monde vers une libération totalisante. Il défend le collectivisme intégral des moyens de production et de reproduction sociale, tout en affirmant la valeur centrale de la famille traditionnelle, de la mémoire historique et de la liberté de culte. Pour Husak, il n'y a pas de contradiction entre la spiritualité et la révolution, entre l'universalité et l'ancrage local, entre la discipline populaire et l'autonomie communale. Cette vision séduit une génération entière.
La crise financière de 2012 : le début de la fin



Nous sommes alors le 12 Septembre 2013. Cela fait désormais un peu plus d'un an que le Royaume d'Estalie est plongée dans une crise financière catastrophique pour tous les pans de l'économie nationale. Le chômage, alors naturellement faible en Estalie tout au long du XXe siècle, atteint des records historiques jusqu'à 38% de taux de chômage pour le mois d'Août 2013. L'origine de cette débâcle réside dans une bulle spéculative immobilière d'ampleur nationale, nourrie depuis plus d'une décennie par des dynamiques structurelles internes à la société estalienne. La dérégulation financière entamée au tournant des années 2000, sous les différents gouvernements libéraux successifs, avait encouragé la généralisation du crédit facile, notamment à destination des jeunes primo-accédants. La propriété individuelle, dans une société estalienne où l'Etat social est embryonnaire et où la sécurité passe par le patrimoine privé, était promue comme un impératif moral et économique. L'arrivée massive sur le marché du travail de la génération née après le boom démographique du début des années 1980 coïncida avec une volonté fébrile d'accéder rapidement à un logement, parfois dès 21 ou 22 ans. Poussés par un imaginaire collectif exaltant l'indépendance matérielle et la réussite personnelle, mais sans revenus stables, ces jeunes adultes eurent recours en masse à des crédits hypothécaires à taux variables. Les banques privées, à commencer par la Faboruya Bank, profitèrent de cette dynamique pour étendre leur portefeuille de créances sans la moindre retenue. Des produits de titrisation très opaques regroupant ces créances furent massivement vendues à d'autres institutions financières, internes comme étrangères, sans contrôle de solvabilité centralisé : la Banque Royale estalienne, théoriquement garante de la stabilité monétaire, était alors vidée de toute capacité de régulation directe sur les établissements de crédit.
A cela s'ajoute une seconde vague spéculative portée sur les épargnants estaliens de la classe moyenne et supérieure : voyant l'immobilier comme le placement le plus sûr dans une économie aussi libéralisée que l'économie estalienne, ils investirent dans des logements secondaires ou locatifs par pure anticipation de hausse des prix. Entre 2004 et 2011, les prix de l'immobilier grimpèrent de plus de 250% dans les grandes métropoles, sans aucune corrélation avec les revenus moyens. Cette inflation artificielle finit par rencontrer ses propres limites à la fin de l'année 2011, lorsque la dynamique de surconstruction dans les villes moyennes engendra une offre excédentaire. La chute des prix fut brutale dès janvier 2012. En quelques semaines, des centaines de milliers de ménages se retrouvèrent en défaut de paiement, incapables de rembourser leurs crédits alors même que la valeur de leurs logements chutait parfois de 30 à 40%. Les créances devinrent insolvables à grande échelle et le 7 Juin 2012, la Faboruya Bank annonça son incapacité à couvrir ses engagements. La panique s'installa immédiatement sur les marchés : plusieurs banques régionales suspendirent les retraits, et les plus petites institutions financières entrèrent en faillite. Le Parti Libéral, alors au pouvoir, refusa toute intervention directe, convaincu que l'autorégulation du marché finirait par absorber le choc. Le gouvernement considérait qu'une intervention étatique risquerait de créer une dépendance artificielle à la dépense publique et refusait de nationaliser tout ou partie du secteur bancaire, malgré les appels répétés de certains économistes et de figures de l'opposition.
Ce refus aggrava la crise : la Faboruya Bank fut suivie par la Bachaïa Investments puis ce fut la plupart du secteur bancaire qui va suivre la Faboruya Bank dans la tombe et leurs débiteurs, c'est-à-dire la plupart des entreprises privées qui constituaient le tissu économique principal du pays, voient alors leurs crédits se resserrer rapidement. Mais les conséquences de cette crise immobilière dépassèrent rapidement le secteur financier. Les entreprises, très dépendantes des crédits à court et moyen terme pour assurer leur trésorerie, virent leur accès au financement coupé du jour au lendemain. En quelques mois, des dizaines de milliers d'entreprises déposèrent le bilan. Les vagues de licenciements s'accumulèrent : dans l'industrie, les services, les transports, la construction. La consommation s'effondra, le PIB recula de 9,3% en 2012 et l'ensemble des recettes fiscales fondit. L'Etat, pourtant déjà peu protecteur socialement, se retrouva contraint d'augmenter les dépenses sociales d'urgence pour contenir l'explosion de la misère. Malgré l'absence de véritable Etat-providence, des mécanismes d'assistance sociale fragmentaires existaient, notamment dans les grandes métropoles, soutenus parfois par des collectivités locales ou par des partenariats public-privé. Ces mécanismes, pensés pour amortir les accidents de parcours individuels dans un monde de plein-emploi, furent submergés. L'assurance-chômage privée, très répandue en Estalie, s'effondra également : la plupart des assureurs avaient investi leurs fonds de garantie dans des actifs bancaires désormais toxiques. De facto, des millions d'Estaliens se retrouvèrent sans emploi, sans revenu et sans assurance. Et alors même que les tensions sociales montaient, le Parti Libéral restait paralysé, incapable de s'entendre sur une ligne directrice claire : le pays entrait dans la plus grave récession de son histoire moderne.

Face à l'ampleur de la catastrophe, le gouvernement libéral tenta, tardivement et sans réelle cohérence, de réagir. Dès la fin de l'année 2012, une série de plans d'urgence furent rédigés dans la précipitation mais les décisions concrètes mirent plusieurs mois à émerger. L'attentisme ne résultait pas d'un aveuglement pur mais bien d'une paralysie interne au Parti Libéral lui-même. En théorie dominant confortablement le Parlement, le Parti Libéral était en réalité déchiré depuis plusieurs années par une guerre larvée entre factions. En l'absence d'alternance politique crédible (les autres partis, marginalisés par des décennies de domination libérale et par un système électoral taillé sur mesure, n'avaient jamais réussi à faire émerger une opposition structurée), les divergences idéologiques se cristallisèrent à l'intérieur du parti. On distinguait ainsi un courant néolibéral pur jus, hostile à toute forme d'intervention étatique, adepte de la "liquidation naturelle des mauvaises acteurs économiques" et un autre, plus pragmatique, qui prônait temporairement des mesures de sauvetage encadrées, à condition qu'elles ne dénaturent pas le dogme fondamental du marché souverain. A cela s'ajoutaient les conservateurs traditionalistes, généralement proches de la monarchie, qui voulaient prioritairement préserver l'ordre social plutôt que stabiliser les marchés. Le Premier Ministre Vasilievitch (en poste entre 2010 et avril 2013) s'était révélé incapable de trancher : chaque décision gouvernementale devenait un compromis bancal destiné à ne froisser aucune aile du parti. Cette paralysie culmina en février 2013 avec le vote du plan de recapitalisation bancaire. Celui-ci prévoyait l'injection directe de 112 milliards de Jovyz (la monnaie royale de l'époque) dans 84 établissements financiers jugés systémiques, via l'émission de titres de dette publique à long terme garantis par la Banque Royale. L'objectif était théoriquement de restaurer les fonds propres et de rassurer les marchés. Mais dans les faits, ce plan fut un désastre. Aucune structure d'assainissement des bilans ou société publique de défaisance ne fut créée pour reprendre les actifs pourris. Les banques recapitalisées continuaient donc de porter des créances douteuses dans leurs livres, sans capacité réelle de relancer le crédit. Pis encore, les mécanismes d'allocation des fonds étaient complètement opaques : la moitié des banques secourues étaient en réalité déjà insolvables, plusieurs d'entre elles liées à des personnalités influentes du Parti Libéral ou de la haute aristocratie économique, dans un maillage incestueux entre politique, finance et anciens réseaux monarchiques. En quelques mois, 25 des 84 établissements ainsi "sauvés" firent faillite, entraînant la perte intégrale de l'aide publique et ruinant des dizaines de milliers de déposants supplémentaires.
Ce fiasco acheva de ruiner la crédibilité du Parti Libéral auprès de la population mais aussi auprès de ses propres relais économiques. Le secteur privé, étouffé par le resserrement du crédit, l'effondrement de la demande intérieur et les faillites en cascade, n'attendait plus rien d'un Etat jugé incohérent et dépassé. Le tissu entrepreneurial, composé essentiellement de petites et moyennes entreprises (très peu protégées par le droit du travail, habituées à une logique ultra-concurrentielle) s'effondra sur lui-même. En six mois, le taux de faillite des PME atteignit 29%. Le chômage s'étendit à tous les secteurs, y compris les plus qualifiés. Les régions traditionnellement dynamiques, comme les zones industrielles de l'Est ou les bassins commerciaux de l'Horistia, furent les premières touchées, suivies des grandes villes universitaires et enfin des campagnes qui dépendaient fortement des flux d'approvisionnement logistique. Le pays sombra dans une récession structurelle dont aucun indicateur ne laissait espérer une sortie à court terme. Sur le plan budgétaire, les conséquences furent abyssales. L'Etat, déjà fragilisé par la perte de recettes fiscales, vit ses dépenses exploser. Le déficit public frôla les 19% du PIB à la fin de l'exercice 2012 et la dette nationale bondit à 194% du PIB, niveau jamais atteint historiquement dans l'histoire économique estalienne. L'Estalie, pourtant traditionnellement réticente à recourir à des bailleurs de fonds internationaux, fut contrainte d'émettre massivement des obligations souveraines, qui furent achetées presque exclusivement par un cercle restreint de créanciers privés, principalement issus de fonds privés d'Eurysie occidentale et du Royaume de Teyla, réunis au sein du CCE (Conseil Créancier d'Estalie). Ce dernier, fort de son poids, imposa rapidement une politique de rigueur drastique en contrepartie de la poursuite des rachats de dette. Dès le printemps 2013, les premières coupes dans le budget public furent votées à la majorité absolue, sans même un débat de fond : réduction de 40% du budget universitaire, licenciement de 27% du personnel éducatif, suppression de subventions municipales aux hôpitaux semi-publics, gel des pensions militaires, fermetures de lignes ferroviaires secondaires.
Le peuple, déjà précarisé, commença à s'agiter. Mais malgré les premières manifestations, le gouvernement libéral, désormais dirigé par Schetosky (un technocrate austère, remplaçant en avril 2013 Vasilievitch après sa démission), persista dans sa logique d'obéissance aveugle au marché et aux créanciers. Pour Schetosky et ses alliés, toute tentative d'intervention directe ou de relance budgétaire risquait de faire fuir les investisseurs, de déclencher une panique sur les marchés obligataires et d'enfoncer le pays dans le chaos. Ironiquement, cette obsession de la stabilité ne fit qu'aggraver l'instabilité. Tandis que les banques vacillaient, les entreprises licenciaient, les jeunes fuyaient les universités fermées et que les retraités voyaient leurs maigres pensions fondre, l'Estalie devenait une cocotte-minute prête à exploser.
Le brasier social : la jeunesse se mobilise

TOUT LE MONDE DETESTE LA POLICE FASCISTE.
L'université estalienne, longtemps vitrine de prestige plus que véritable moteur d'ascension sociale, fut le premier secteur à s'embraser. Dans un pays où l'enseignement supérieur reposait largement sur une logique de concurrence entre établissements semi-autonomes, souvent financés par des fondations privées ou des partenariats d'entreprise, le choc budgétaire de 2013 fut brutal. Lorsque le Premier Ministre annonça par décret le 4 Août 2013 le licenciement immédiat de milliers de personnes dans le secteur académique sur l'ensemble du territoire, notamment dans les filières non-rentables comme les lettres, les sciences sociales ou les arts, la nouvelle s'abattit comme un couperet. D'un seul coup, plusieurs centaines de milliers d'étudiants virent leur semestre suspendu, leurs facultés fermer ou leur cursus être brutalement réduits. La promesse d'un avenir, déjà incertain dans une économie en ruine, s'effondrait dans le silence glacial des amphithéâtres désertés. Mais cette précarisation brutale ne s'explique pas uniquement par les licenciements. Depuis le début des années 2000, l'université estalienne avait vu s'opérer une lente mais profonde transformation : l'introduction progressive de frais d'inscription différenciés selon les filières, l'externalisation de la gestion administrative, la privatisation croissante des logements universitaires ou encore la dépendance accrue aux partenariats avec le secteur privé, avaient fait de l'étudiant estalien un client plus qu'un citoyen en formation. Nombre de campus, en particulier dans les grandes villes comme Mistohir, Pendrovac ou Fransoviac, ressemblaient davantage à des zones franches commerciales qu'à des lieux de savoir. Cette marchandisation de l'enseignement supérieur, acceptée par les gouvernements successifs, avait profondément dénaturé le lien entre jeunesse et institutions publiques. Ainsi, lorsque l'Etat se retire brutalement de son rôle d'arbitre et de garant, c'est tout un équilibre déjà fragilisé qui implosa.
L'étincelle vint de la faculté de sociologie de Pendrovac qui refusa collectivement d'appliquer le décret de licenciement en bloquant physiquement ses locaux et en organisation un sit-in permanent. L'événement fit tâche d'huile. En quelques jours, la presque totalité des campus du pays rejoignirent le mouvement, transformant es salles de cours en quartiers généraux d'une contestation naissante. Les étudiants, nombreux à avoir déjà perdu leur emploi étudiant, leur bourse ou leur logement universitaire, virent dans cette mobilisation une dernière possibilité de reprendre la main sur leur avenir. Très vite, des coordinations locales se créèrent, réunissant des assemblées générales quotidiennes, traduisant un retour de pratiques autogestionnaires qui avaient étés interdites dans la plupart des campus depuis les années 1970. La majorité des manifestants n'étaient affiliés à aucun parti politique. Ce caractère spontané, horizontal, chaotique, fut à la fois la force et la faiblesse du mouvement. Ce mouvement étudiant, bien que massivement pacifique à ses débuts, se heurta immédiatement à une posture de fermeté de la part des autorités. La ministre de l'Education, Valina Kroda, issue de l'aile dure du Parti Libéral, déclara le 17 Août que "l'université n'est pas une tribune révolutionnaire" et ordonna l'évacuation de plusieurs sites universitaires en faisant appel aux forces de police. Les premières charges des brigades d'intervention dans les dortoirs des universités, les images de jeunes tabassés à la matraque ou traînés au sol par les cheveux circulèrent en boucle sur les réseaux sociaux. En 48 heures, l'image du gouvernement basculait d'un technocratisme froid à la brutalité policière répressive. L'indignation fut nationale.
Mais il serait faux de croire que seule la jeunesse diplômée se mobilisa. En réalité, les étudiants n'avaient pas le monopole de la colère. Leurs revendications (maintien des cours, embauche des enseignants, accès gratuit aux services de base) étaient reprises dans les rues par des franges de plus en plus larges de la population : jeunes sans diplôme, travailleurs précaires, salariés licenciés, intérimaires, livreurs, soignants sous-payés. La crise sociale était telle que toute tentative de cloisonnement échouait. L'Etat, quant à lui, semblait perdu. Le Premier Ministre Schetosky multipliait les déclarations rassurantes sur le retour de la croissance et la nécessaire purification du marché universitaire mais personne n'y croyait. Les syndicats étudiants, historiquement faibles et largement coopératifs avec le pouvoir, furent court-circuités par des collectifs spontanés bien plus radicaux, souvent influencés par des idées libertaires. Ce fut le retour sur le devant de la scène d'un certain nombre de figures intellectuelles et militantes autrefois cantonnées à la marge mais désormais célébrées comme les porte-voix de cette jeunesse sacrifiée. Dans cette effervescence politique nouvelle, le nom du Parti Populaire Estalien, toujours interdit mais jamais oublié, recommença à circuler. Le 23 Août, lors d'un rassemblement massif à la place Sarganov de Mistohir, plusieurs orateurs reprirent les mots d'Husak et appelèrent à "balayer non seulement le gouvernement mais aussi tout le système". Cela marqua un tournant car le pouvoir n'était plus seulement contesté, il était devenu illégitime aux yeux de la population.
Alors que la contestation universitaire s'enracinait, la scène politique fut percutée par un autre séisme : la résurgence publique du Parti Populaire Estalien. Longtemps relégué à la clandestinité, réduit à des cellules informelles, à des réseaux cryptés et à des circulations souterraines d'écrits militantes, le PPE commença à réapparaître ouvertement à travers les rassemblements populaires. Des tractés signés de son sigle réapparurent dans les gares, dans les universités, dans les quartiers populaires. Des figures jusque-là anonymes, formées dans l'ombre des prisons, des squats ou de l'exil, se mirent à tenir des meetings sur les places publiques, à participer aux AG étudiantes ou à prendre la parole dans des occupations d'usines. Au centre de cette résurgence, la figure d'Husak, indéboulonnable, projetait son nombre sur tout le pays. Toujours officiellement exilé, probablement dans la zone urbaine sud de Fransoviac, sa voix résonnait par l'intermédiaire de vidéos piratées, de podcasts diffusés depuis des émetteurs mobiles ou même de vieux enregistrements réédités sur cassettes. Le Manifeste de l'anarchisme estalien, rédigé trois ans auparavant, refaisait surface dans les réseaux militants comme dans les salons intellectuels. Dans les villes périphériques de la capitale, Mistohir, dans les campaggnes désindustrialisées de l'Horistia, chez les jeunes enseignants, les soignants, les ouvriers agricoles ou les anciens étudiants, le PPE n'était plus perçu comme un danger terroriste mais comme un repère idéologique : parfois confus mais toujours explosif.
Face à cela, le pouvoir s'effritait à vue d'oeil. Le Parti Libéral, pourtant encore numériquement majoritaire au Parlement, était paralysé. Les différentes factions internes se livraient à une guerre d'influence intestine, incapable d'articuler une ligne politique cohérente. Certains députés désertèrent même leur poste. En trois semaines, six textes de loi d'urgence furent rejetés, deux commissions s'auto-dissolurent et le président du Parlement, Alis Kropanova, donna sa démission en direct, accusant le gouvernement d'être "un cadavre qui ne sait pas qu'il est mort". Le Premier Ministre Schetosky, homme de dossiers sans charisme, tentait tant bien que mal d'assurer la continuité administrative. Mais à mesure que les préfets des provinces refusaient de faire remonter les ordres, que les forces de police se déclaraient en sous-effectif, que les juges repoussaient les audiences pour des "raisons de sécurité", le pouvoir central perdait toute efficacité. Un vide s'ouvrait dans lequel s'engouffrèrent des centaines de comités locaux, d'assemblées de quartier, de cercles syndicaux, de milices communautaires parfois armées. Ce chaos relança inévitablement la question de la monarchie. Le roi Svelaskia Ier, jusqu'alors discret, se retrouva propulsé sous les feux de la rampe. Depuis le début de la crise, il s'était enfermé dans un mutisme prudent, laissant le gouvernement porter seul l'impopularité. Mais le vide créé par l'effondrement progressif du Parti Libéral obligea la population à poser frontalement la question de son rôle : chef de l'Etat ou simple ornement ? Svelaskia, élevé dans une monarchie constitutionnelle figée, ne maîtrisait ni les outils de commandement ni les arcanes politiques. Sa seule tentative d'intervention, un discours télévisé le 26 Août dans lequel il appelait "à la patience, la modération et le respect des institutions" fut vécue comme une insulte par des milliers de manifestants qui voyaient leurs logements saisis et leurs proches sans travail. Les réseaux sociaux tournèrent son discours en dérision.
Mais le plus grave pour Svelaskia n'était pas la perte du soutien populaire : c'était la division croissante de l'armée. L'état-major de l'armée royale, théoriquement fidèle à la Couronne, fut progressivement gagné par des fractures irréversibles. La 1ère Région militaire, basée à Bolioska, exprima son refus d'intervenir contre les manifestants. Son commandant, le général Karel Drovin, s'opposa frontalement à toute répression, appelant au contraire à un dialogue national pour éviter la guerre civile. A l'inverse, la 2ème Brigade Mécanisée, positionnée autour de Mistohir, affichait une ligne dure : son chef, le général Anton Rudaviak, fidèle absolu de la monarchie et nationaliste convaincu, estimait que la Nation était au bord du péril rouge et considérait le PPE comme un groupe terroriste. Il commença à faire manoeuvrer ses blindés autour des artères de la capitale et tint des réunions informelles avec certains députés conservateurs pour préparer une possible reprise en main. Ces divisions militaires ne faisaient que refléter la fragmentation générale de la société estalienne. Dans plusieurs régiments, des soldats refusaient d'obéir, évoquaient la nécessité d'un droit à l'insubordination. Des dépôts d'armes furent subtilisés dans l'est du pays, des officiers supérieurs adressèrent à la Couronne des lettres publiques appelant à une réforme immédiate des institutions, des écoles d'officiers furent fermées dû aux manifestations de leurs propres élèves.
Septembre Noir : l'Estalie bascule

Face à l'indécision de Schetosky, les éléments conservateurs et nationalistes du pays se retrouvaient affolés face à l'instabilité des grandes villes. Le gouvernement de Schetosky était détesté de tous, de la gauche jusqu'à la droite. Or, la droite conservatrice voyait alors la recrudescence des activités du PPE comme une menace claire envers la monarchie auquel les conservateurs étaient très attachés. Cette frange conservatrice était particulièrement virulente chez les hauts gradés de l'armée royale.
Le 4 Septembre 2013, à 17h12, Léon Hugaski, jeune militant anarchiste de 24 ans, est abattu d'une balle dans la gorge sur l'avenue centrale de Mistohir, à deux pâtés de maisons du campus universitaire. Il ne portait pas d'arme, seulement un drapeau noir et rouge enroulé autour du poignet. La scène, filmée par un étudiant en direct, est brutale : un groupe de manifestants court pour éviter une charge policière ; Hugaski trébuche ; un agent de la police royale se retourne et tire une seule fois, presque mécaniquement. La balle le frappe de face, il s'effondre sur le bitume sous les cris de panique. La vidéo devient virale en quelques heures. Elle est relayée par les réseaux clandestins du PPE, par les chaînes étudiantes locales puis par des journalistes étrangers. Les chaînes officielles d'Etat tentent d'étouffer l'affaire en parlant d'une "altercation tragique lors d'une opération de dispersion" mais le mal est fait. La mort de Hugaski devient immédiatement un point de cristallisation symbolique : l'image de son visage tuméfié circule partout, imprimée sur des affiches, peinte sur les murs et projetée sur les façades. Dans les heures qui suivent, des veillées funèbres s'organisent spontanément dans toutes les grandes villes.
Le lendemain matin, le 5 Septembre, la ville de Mistohir est en état de siège non déclaré. Les rumeurs circulent : certains disent que la police a reçu l'ordre d'arrêter tous les meneurs étudiants, d'autres qu'un régiment serait en route pour renforcer la sécurité autour des institutions. En réalité, la situation est plus chaotique encore : les ordres se contredisent, certains commissariats (indignés par la mort de Hugaski) refusent d'obéir, les réseaux téléphoniques publics sont saturés. Le gouvernement est paralysé par la peur de déclencher une escalade. Le Premier Ministre Schetosky est introuvable, certains affirment qu'il aurait déjà quitté la capitale. A 14h47, un groupe d'environ 150 manifestants anarchistes et syndicalistes, organisés en délégation mixte, parvient à franchir le cordon de sécurité du Parlement. La police recule brièvement sous la pression de la foule. Des grilles sont forcées, des cocktails molotovs lancés sur les véhicules d'intervention. Les manifestants, casqués, armés de barres de fer et de boucliers artisanaux,, envahissent la cour du Parlement et brisent les portes principales. Plusieurs députés présents à l'intérieur sont exfiltrés en urgence par des issues secondaires. L'hémicycle est en session lorsque les insurgés entrent : une session exceptionnelle visant à faire voter une réforme constitutionnelle étendant les pouvoirs de l'armée en cas d'urgence intérieur grave (une disposition alors absente de la Constitution de 1905). Le hasard, ou l'Histoire, fait que c'est précisément à l'instant où l'un des articles les plus controversés permettant à l'armée d'établir sa propre justice martiale indépendamment de toute justice civile que les manifestants font irruption. Ils interrompent en direct une session retransmise sur l'ensemble du territoire. Un jeune insurgé, le visage masqué par un keffieh, une grenade fumigène dans une main et un drapeau noir dans l'autre, bondit sur l'estrade et lance, face caméra : "Plutôt mort qu'enchaîné !". Le choc est immense, l'image est reprise dans tous les médias du pays et à l'international. En quelques secondes, ce cri devient le mot d'ordre de toute une génération. La scène marque un basculement, l'Estalie vient de perdre symboliquement le contrôle de sa propre représentation. L'espace sacralisé du Parlement est violé. L'organe suprême de la monarchie parlementaire, lieu de la souveraineté royale tempérée par la loi, devient théâtre d'insurrection. Le gouvernement, déjà fragilisé, perd toute crédibilité : comment prétendre au maintien de l'ordre lorsque le Parlement lui-même est envahi par la foule. Le choc est politique mais surtout psychologique. C'est un coup politique mais aussi médiatique absolument magistral qui provoque un redoublement de l'intensité des manifestations. Celles-ci ne se contentent plus d'étudiants protestant contre l'austérité budgétaire et l'immobilisme gouvernemental mais c'est bien tous les corps sociaux du pays qui commencent eux aussi à descendre dans la rue.
Le 8, face à une telle agitation et une demande accrue d'adhésions au sein du PPE, Pyotri Husak énonce un discours à Pendrovac, en face de la statue du Mémorial de la Bataille de Pendrovac. Ce discours est volontairement anti-monarchiste et anti-capitaliste, désignant le secteur de la finance, les banques, la haute finance internationale et les bourgeois comme la cause première de la souffrance du prolétariat. Sans inciter explicitement à prendre les armes, Husak calomnie entièrement la monarchie et le Parti Libéral qui "devront répondre de leurs actes devant le peuple libre d'Estalie". C'est ce discours qui va provoquer la réaction d'une armée royale alors attentiste.
Le 10 Septembre 2013 à 06h43, les habitants de Mistohir se réveillent au bruit sourd des chenilles d'acier. La 2ème Brigade Mécanisée de l'armée royale, stationnée d'ordinaire à 110 kilomètres au sud de la capitale, entre en colonne par les grands boulevards sud, drapeaux royaux hissés sur les tourelles, moteurs à plein régime. Elle est dirigée par le général Anton Rudaviak, connu dans l'armée pour sa rigueur impitoyable et sa fidélité sans faille au vieux code militaire monarchiste. A 08h00 précises, un communiqué est lu à la radio militaire par un officier de l'état-major de l'armée royale : le général Rudaviak proclame l'instauration d'un gouvernement militaire provisoire, au nom de Sa Majesté le Roi Svelaskia Ier pour "garantir la sécurité intérieure, préserver l'unité de la Couronne et éradiquer la subversion révolutionnaire qui menace l'âme même de l'Estalie". Le pronunciamento est préparé depuis des semaines, peut-être des mois. Une partie des officiers supérieurs, effarés par la paralysie du pouvoir politique, par l'image du Parlement profané et surtout par le spectre d'un effondrement complet des institutions, a rallié Rudaviak dans les coulisses. La Stevka et les renseignements militaires avaient depuis l'été informé certains hauts gradés d'un rapprochement grandissant entre des unités de conscrits et les réseaux militants du PPE. Pour Rudaviak, il s'agit d'un point de non-retour : si l'armée ne réagit pas immédiatement, c'est la révolution, puis le chaos.
La capitale est quadrillée en quelques heures. Le Palais royal est placé sous protection renforcée, les ministères occupés, les voies ferrées coupées. Des blindés s'installent autour de la télévision publique où un présentateur visiblement tremblant lit à 09h15 la déclaration de Rudaviak dans son intégralité. La réaction est immédiate : dans certaines casernes, des soldats refusent de monter dans les camions. A Fransoviac, un bataille quitte même son poste et fraternise avec les manifestants. Mais dans Mistohir, la sidération domine, les foules sont silencieuses, les gens attendent, ils regardent passer les chars alors que le drapeau noir et rouge flottant encore dans certains quartiers de la ville sont retirés de force par les soldats. La peur s'installe. A 10h02, les blindés de la 2ème Brigade encerclent le Parlement. La Garde Parlementaire, réduite à deux compagnies et qui semble complètement désorganisée et démoralisée, offre une résistance symbolique. Un échange de tirs éclate à l'entrée ouest. Une demi-heure plus tard, les soldats de Rudaviak prennent d'assaut l'enceinte, délogent les derniers députés restés sur place, détruisent les caméras et vident les bancs de l'hémicycle. La bannière tricolore, arborant l'armoirie de la famille royale, est hissée sur le toit. A midi, Anton Rudaviak entre dans l'hémicycle vide, escorté par des officiers, et fait une allocution enregistrée. Face caméra, dans un calme glacial, il déclare :
Le ton est martial, sans détour. Les médias étrangers commencent à parler de putsch militaire. Mais en Estalie, personne ne sait encore comment nommer ce qui est en train de se produire. Ce n'est pas tout à fait une dictature, ce n'est pas encore la guerre civile, c'est un entre-deux, une suspension du droit, une parenthèse de plomb entre deux régimes. Le roi Svelaskia Ier, retranché dans le Palais royal, ne fait aucune déclaration. Il ne condamne pas le putsch. Il ne l'endosse pas non plus, il se tait. Ce silence royal est interprété de mille manières : prudence, faiblesse, complicité. Dans les jours qui suivent, les premières mesures sont prises. Le PPE est officiellement classé comme organisation terroriste, l'état d'urgence est décrété sur l'ensemble du territoire, un couvre-feu est instauré à 21h00 dans les grandes villes. Plus de 12 000 arrestations ont lieu entre le 10 et le 15 Septembre, des bâtiments universitaires sont fermés manu militari. Des syndicalistes, des journalistes, des enseignants, des prêtres critiques sont interpellés tandis que dans les caves des prisons militaires, on installe des cellules spéciales pour les détenus politiques. On torture, on exécute, officieusement, par précaution.
La chute du régime et la naissance de la Fédération :

Les jours suivant le Coup d'Etat militaire du 10 Septembre sont sanglants. Le régime de Rudaviak, conscient de son isolement politique, cherche à frapper fort et vite pour briser la contestation dans l'oeuf. Dans les deux premières semaines, on compte déjà 2400 morts, abattus dans les rues des grandes villes, dans ce que les ONG internationales nomment rapidement les Purges d'Automne. Les soldats tirent à balles réelles sur les cortèges, raflent les quartiers étudiants, encerclent les zones ouvrières. Des hélicoptères militaires survolent les places publiques, des escadrons de policiers et de militaires masqués procèdent à des arrestations nocturnes ciblées. Le PPE, bien sûr, est en ligne de mire mais pas seulement : des centaines de libéraux, de syndicalistes réformistes, de monarchistes constitutionnels et de prêtres pacifistes sont arrêtés, torturés, parfois exécutés sommairement. Les prisons militaires tournent à plein régime, les camps de détention improvisés dans les gymnases municipaux s'emplissent de figures locales.
Mais Rudaviak se trompe de siècle. Ce n'est plus l'Estalie monarchique du XIXe siècle où l'armée pouvait rétablir l'ordre à coup de baïonnette. Ce n'est plus un peuple silencieux et isolé que l'armée affronte car l'irruption d'Internet, la politisation massive de la jeunesse, la désagrégation des classes moyennes et la radicalisation accélérée par la crise ont changé la donne. Rudaviak pensait faire peur mais il ne fait que jeter de l'huile sur un feu déjà hors de contrôle. Rapidement, son autorité se délite. Le Roi Svelaskia Ier, pourtant encore formellement chef des armées, adopte une posture ambiguë. Il ne condamne pas le putsch mais refuse d'apparaître publiquement aux côtés du général. Aucun discours, aucune signature officielle. Pour les officiers les plus modérés, c'est un signe de prudence. Pour les radicaux, c'est une trahison. L'état-major se fracture en silence. Dans plusieurs régions du pays, les garnisons reçoivent des ordres contradictoires, certains officiers se murent dans l'attentisme, d'autres organisent des purges internes. A Mistohir même, l'ambiance dans les casernes devient délétère : on enferme les conscrits soupçonnés de sympathies pour le PPE, on surveille les communications, on isole les cadres subalternes. Cela n'empêchera évidemment pas le régime de poursuivre pendant le mois de septembre et d'octobre une sévère répression : on estime au total que 4720 personnes sont mortes à cause de la répression de Rudaviak.
Puis survient le tournant décisif. Le 24 Octobre 2013, la 1ère Brigade Blindée, l'unité la mieux équipée de l'armée royale, stationnée à Fransoviac, capitale industrielle de l'Estalie orientale, se soulève. Le colonel Goras Jankev, autrefois loyaliste, fait pendre en place publique ses officiers supérieurs favorables au régime puis ouvre les portes de la caserne aux manifestants massés depuis des jours. Les blindés sortent en ville, non plus pour réprimer, mais pour fraterniser avec la population. Les soldats, visiblement soulagés, retirent leurs insignes royaux de leurs uniformes pour arborer des foulards rouges et noirs. La scène est filmée par téléphone et diffusée en direct sur les réseaux sociaux, partagée des millions de fois. C'est un électrochoc. En quelques heures, dans l'est du pays, des dizaines de garnisons refusent de suivre les ordres. Les conscrits désobéissent, les sous-officiers se mutinent, des colonnes entières de soldats prennent les routes pour rejoindre les grandes villes insurgées.
Le 30 Octobre, depuis Fransoviac (bastion ouvrier entièrement aux mains de la révolution), Husak réapparaît publiquement. Son discours improvisé prononcé depuis le pupitre de l'ancienne assemblée régionale, devant des centaines de citoyens en armes, est retransmis en direct par les chaînes locales :
Le signal est donné. Les anciens réseaux clandestins du PPE, les syndicats révolutionnaires, les collectifs étudiants, les milices rurales prennent les armes, appuyés par des unités entières de l'armée régulière. Mistohir devient un champ de bataille souterrain. Les commandos révolutionnaires infiltrent la ville par le sud et l'est, organisent des cellules d'action. Le 1er Novembre, à l'aube, un groupe de partisans mené par le capitaine Derys Melov, transfuge des forces spéciales royales, pénètre dans le Parlement. Les combats sont brefs, violents. Rudaviak, retranché dans ses appartements, refuse de se rendre. Il est abattu de trois balles dans la poitrine et ses fidèles sont exécutés sur place ou capturés. Le 2 Novembre, au matin, le drapeau noir et rouge du PPE est hissé sur le toit du Parlement, les foules envahissent les rues et les soldats distribuent les armes saisies aux dépôts militaires aux ouvriers et aux paysans. Le roi Svelaskia Ier, dont le silence devient accablant, fuit la capitale par hélicoptère avant d'être à son tour capturé par les commandos, il se réfugie rapidement au au consulat estalien en Kartvélie. Le 3 Novembre, dans un Parlement rempli à ras bord, non de députés élus mais de militants, de soldats, de syndicalistes, de paysans et d'étudiants ; Husak proclame, dans un tumulte inouï, la naissance officielle de la Fédération des Peuples Estaliens. Son discours est interrompu dix fois par des acclamations. La liesse est totale, des danses éclatent dans les places publiques, les cloches de toutes les églises de la capitale sonnent à l'unisson, les drapeaux royaux sont brûlés, les statues du roi déboulonnées.
Mais au milieu des cris de victoire, certains visages restent graves : le pays n'a plus de gouvernement, plus d'armée, plus d'institutions. Le vieux monde s'est effondré. Le nouveau, encore informe, est à inventer. La Révolution est victorieuse mais elle doit encore passer par des étapes bien douloureuses.