Le Tertre-aux-cerfs était le nom donné à un relais de chasse en rase campagne, près de la forêt de Marfesque, dans le Vauginois, une région très gallèse du sud-est du Comté de Noncligor. La région est réputée pour sa forte activité agricole, la plus dense du comté, pourtant il y subsiste des vallons boisés comme celui de Gulez, la commune qui borde Marfesque et dans laquelle se trouve justement le domaine du Tertre-aux-cerfs. Il s'agissait d'une demeure bien proprette, datant du XVIIIe, située au bout d'une allée en gravier cerclée de haies taillées. Tout autour, une forêt plutôt bien entretenue. Les lieux étaient la propriété de la famille Trëvenon, en particulier de Lewig Trëvenon, élu municipal à Gulez. Cet homme chaleureux, apprécié dans la région, avait la particularité d'être le cousin de Michal Trëvenon, Président du Conseil des Ministres de Gallouèse. Le dirigeant du pays. Et aujourd'hui, le Président était au château. La berline noir garée dans l'allée entre deux vans et deux motos en témoignait. Le Tertre n'était pas une résidence officielle du président, mais c'était tout comme pour Trëvenon, qui se sentait chez lui dans cette terre paysanne où il avait grandi, au cœur de la circonscription où il était élu, encore aujourd'hui.
Lewig Trëvenon était en vacances, la propriété était donc libre pour le président qui avait choisi de s'y installer depuis l'ajournement du gouvernement. Il avait fui Ligert dans la plus grande discrétion, et donnait quelques nouvelles de temps en temps pour ne pas attirer les journalistes. Il avait plus que tout besoin de tranquillité. Avec son premier conseiller politique et ami, Serge Lecanië, il était assis à la table en bois rustique de la cuisine du rez-de-chaussée. Toutes les liqueurs avaient été sorties. Il n'y avait personne d'autre dans la pièce.
— Arrête de boire, Michal...
— Ouais.
Il prit une autre gorgée de Layon.
— Non mais sérieusement... Tu crois que ça va changer quoi ? T'es toujours aux affaires je te signale. T'as l'après à préparer, y'a du boulot mon gars ! Allez !
— L'après ? Eh. L'après quoi : l'après moi.
— Rho non... L'après-crise enfin. Fais pas exprès, s'il te plaît.
Le technocrate avait adopté un ton pédagogue, sans presser le politicien désemparé en face de lui. Trëvenon faisait évidemment du mauvais esprit. Tant qu'il gardait son verre dans le main, il ne fallait pas espérer autre chose.
— Tu crois, Serge, que l'après-crise va se faire avec moi ? demanda le président comme pour lui-même en regardant au fond de son verre.
Il y eut un blanc.
— T'as vu le dernier rapport de la Chambre des Comptes ? Le déficit, bah putain... ajouta le chef du gouvernement en regardant son interlocuteur dans les yeux.
— T'es en train de me dire que toi, Michal Trëvenon, tu te considère comme le problème ? répondit Serge avec une malice à peine dissimulée.
— Ah non ! s'indigna Trëvenon en se dressant sur sa chaise. Puis, se raffaissant : Je suis victime de la Fortune, du Cosmos... mais ça ne veut pas dire que je fais partie de la solution pour autant.
Il y eut un nouveau blanc.
— Alors pourquoi ne pas démissionner ?
— Le faire maintenant n'avancerait à rien...
— Non. le coupa Lecanië, hors de question que tu t'enfermes là-dedans. Tu t'es construit une majorité, tu as le pays derrière toi, tu le sais, alors tu vas pas te faire de la bile pour des questions de politique étrangère.
— Ce n'est pas que ça, tu le sais bien...
— Développe.
— C'est un tout... j'ai perdu le contrôle en fait, et sur tous les fronts. À quoi sert un chef qui ne contrôle plus rien ?
— Développe ! s'agaça Lecanië.
— Déjà, j'ai littéralement perdu le contrôle puisque je ne suis pas au Conseil Exécutif...
— Ça, c'est toi qui l'a demandé, justement pour pouvoir continuer à travailler.
— Oui, mais n'empêche. Ils n'avaient pas besoin de moi pour résoudre cette crise. Tu sais, je suis lucide. J'ai fais des erreurs, notamment des erreurs de politique intérieure, qui ont influencé la politique extérieure. Loïc, il est bien gentil avec ses cocos, mais il fricote trop avec la Loduarie. Geraert le paye, c'est sûr, mais ça j'aurais dû m'en rendre compte avant. Parce que maintenant, on est dans une configuration politique où j'ai besoin des communistes. Donc j'ai beau me mettre en retrait de l'international, je m'en prends plein la gueule. Deuxième perte de contrôle.
— Oui, bon...
— Attends, j'ai pas fini. Tu voulais que je développe. Bon. De deux. La troisième : le parti. Je ne suis plus le boss. Dans le Clëron, ils arrêtent pas de dire que je dois laisser la main, que tout le monde réclame de l'alternance. Là tu vois, on a un CE cent pour cent Flashßaque, avec Kard à la continuité et au budget. Ma ligne a presque complètement disparu. Et tu dis "pas de politique extérieure", mais c'est justement ça le problème ! J'ai négligé les affaires étrangères, et maintenant on me le reproche, et on me reproche la dette, et le protectionnisme, et tout ce qui fait mon identité ! Ce qui m'amène au quatrième dérapage : le pays. Le pays a perdu le contrôle. On a pas vu le Monde changer, Serge. Maintenant, on a deux puissances mondiales à nos frontières. L'une d'elle joue le militarisme, invite tous ses potes à une partouze de missiles et de tanks, et on a le droit de rien dire sous prétexte que c'est une démocratie. Et là on va avoir la guerre, sans avoir rien pu faire, sans compter qu'on se fait irradier ! Et quand tu vois les réactions à toutes les merdes qui se passent dans cette région de tarés, la Gallouèse est ignorée, méprisée, elle passe pour un pays du tiers-monde. À partir de là, comment tu veux faire de la politique intérieure ? À un moment donné il faut des rentrées d'argent !
Nouveau blanc. Le président resta pensif, puis vida son verre cul-sec.
— Enfin bon ! Pour toutes ces raisons, je décrète que je ne sers plus à rien et que je vais me coucher. Encore deux ans à tirer, ensuite je me représente pas et je coule des jours heureux dans ce paradis...
— Tututu. Tu te stoppe tout de suite, l'interrompit le conseiller. Et tu s'assoies. On discute.
Trëvenon, faisant la tête d'un enfant prit en faute, se rassit.
— Tu as dit plein d'énormités. La Gallouèse, déconsidérée ? Par les onédiens oui. Par le reste du Monde il ne me semble pas. La coalition que Bardiou a eu le courage de lancer ? C'est pas une réussite ça ?
— Ce n'est pas ma ligne. J'ai prôné le pacifisme pendant vingt ans. Je vais pas changer aujourd'hui...
— Arrête de réécrire l'histoire, s'il te plaît. Qui a insisté pour lancer le programme de réarmement en 2006 ? Qui a poussé pour rejoindre l'UNIL en 2010 ? Tu es un caméléon Michal. Tu es pragmatique, et c'est ça ta force. Est-ce que tu dévies de tes valeurs, de ta "ligne", pour autant. Non ! Elle est là, toujours présente, tellement ancrée dans l'identité politique du pays que Bardiou n'a fait que l'appliquer et que Farche s'est même senti obligé de la suivre ! Le Duché va bien aujourd'hui, et c'est grâce à toi ! Tu parles de la dette, mais c'est toi la réforme SONB qui nous protège pour toujours de la faillite. Le premier qui voudras l'enlever, soit il devra emprunter, soit appliquer une politique d'austérité dont personne ne veut. L'armée aussi va mieux. Tu as commencé à relancer le commerce. Et enfin, les communistes sont plus obligés de te suivre que l'inverse. Même si Geraert paye Trémeneur, celui-ci ne peut pas continuer sa tambouille sans être élu, et pour être élu il a besoin de toi. Regarde les dernières législatives et redis-moi en face que tu n'es pas le patron à gauche.
Trëvenon ne semblait pas totalement convaincu pat cette dithyrambe. Lecanië calma son ton pour poursuivre.
— Tu me l'as dit cent fois alors je le sais : tu crois que tout ce que tu fais depuis 2010 sont des renoncements à ta politique des débuts. Moi je ne pense pas. Tu ne fais que l'appliquer dans tout ce qu'elle a d'intelligent. Parce qu'il n'a jamais été dit que le trëvenisme ne saurait s'adapter aux aléas de l'époque. Alors bien sûr, je ne remets pas en cause ton choix de laisser la main aux prochaines législatives, on était tombé d'accord là-dessus. Mais entretemps, Trëvenon n'est pas un mort qui expédie les affaires courantes. Trëvenon a encore la force de gouverner. Donc maintenant tu te sors les doigts du cul bordel.
Le président buvait ses paroles. Il acquiesça en silence finit son verre et monta se coucher. Lecanië attendit patiemment que son travail porte ses fruits. Et effectivement, deux heures plus tard, quand Trëvenon redescendit de sa chambre, ce fut pour donner des instructions au téléphone. Plusieurs chantiers étaient levés, le Duc lui-même était mobilisé. Si le Président gallèsant semblait avoir perdu le contrôle, Trëvenon, lui, serait toujours là.