Posté le : 05 jui. 2024 à 04:09:37
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Ce terrible bon vieux temps
Certains matins elle était encore surprise de ne pas se réveiller à Nekompromisa. Elle voulait marcher dans les rues de la capitale, ressentir l'effervescence de ce lieu où les hommes de vision se libéraient chaque jour des chaînes de la médiocrité que le reste de l'empire exaltait. Elle voulait s’arrêter près des quais, humer l’air. Respirer le parfum salé de la mer et du port.
Ces jours étaient loin derrière elle.
Elle se souvenait encore des slogans qu'avaient criés les miliciens attaquant la boutique de son père. Le bruit du verre brisé la hantait. Tout ça pour une question de sang, et d'argent. Des brutes fanatiques. Envieuses, avec ça. Si l'empire avait toujours été dur, la guerre civile l'avait rendu cruel. Ils avaient dû se cacher, entrer dans la clandestinité, partir à l'Est. Tout ça à cause de la bigoterie mesquine des masses.
Gabrielle Rosenthal refoula une vague de sentiments contradictoires. Le passé appartenait à ceux trop faibles pour affronter l'avenir. Et elle n'était pas faible. La richesse que sa famille avait perdue durant la guerre était peut-être considérable, mais l'expérience qu'elle y avait acquise valait bien plus encore : ne jamais faire confiance à la foule. Au fond, Gabrielle savait qu'elle reprendrait ce qui lui avait été volé par ces parasites. Elle le reprendrait avec dommages-intérêts.
Si la fuite avait été terrible, la ville où elle avait atterri ne l'était pas. Artopolis était éblouissante et devenait chaque jour plus audacieuse, tandis que le reste du monde s'enfonçait de plus en plus dans la mollesse. Certes, la ville avait ses propres superstitions et subissait notamment celle du socialisme, mais c'était un mal beaucoup plus apprivoisé que l'anarchisme débridé de l'Ouest du pays, et que ce nouveau protestantisme, au sud. Avec un peu d'effort, elle pourrait un jour ressembler aux paradis que quelques valeureux construisaient au nord, derrière la frontière du duché.
Gabrielle pensa à ce qu'aurait été sa vie si la guerre civile n'avait pas eu lieu. Aurait-elle simplement hérité de l'entreprise de son père et poursuivi ses fonctions à sa tête ? Tout bien considéré, il semblait que la Révolution l'avait aidée à gravir les échelons, puisqu'elle était maintenant l'une des membres les plus hauts placés de la Convention Générale du gouvernement provisoire.
Peut-être existait-il un destin, et peut-être avait-il des plans pour elle. Elle quitta son lit, ragaillardit par cette idée.