09/07/2016
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[Activités Intérieures] Lutte pour le pouvoir en Paltoterra Oriental

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Mais je vous aime par-dessus tout, vous les phares :
Dans l'orage et la tempête, vous marchez seuls,
Depuis les horizons inhabités, vous êtes vus par tous.
- Aleksei Gastev

"New Planet" (1921) by Russian painter Konstantin Yuon

La révolution puis la guerre n'avait épargné personnes, de telle façon qu'il ne restait en somme qu'une seule catégorie d'individus disposant d'une certaine audience et n'ayant pas été éliminés, poussés à l'exil ou condamnés pour un crime lié à la Communaterra : les artistes. Dans la région cela n'avait cependant pas grand-chose de nouveau et l'une des "zones" les plus pacifiées de l'ancien Communaterra avait été dirigée par une étrange alliance entre brigadiers internationaux restés après la guerre civile et artistes s'improvisant politiciens révolutionnaires. Le dispositif proposé par le gouvernement provisoire, alliant conseillers kah-tanais et figures de proue issues du monde des arts, proposait en somme une expérience relativement similaire. C’était en tout cas ainsi qu’on avait rationalisé un choix bien moins maîtrisé qu’il n’était imposé par les évènements. Mais on ne pouvait admettre que la victoire militaire ne débouchait pas sur une victoire politique, et celle-là ne pouvait être qualifiée ainsi sans l’illusion, au moins, d’un contrôle total de ses débouchés. Il n’en était rien et les kah-tanais savaient qu’il n’était pas possible de réellement calmer la bête. La Communaterra était une enfant terrible, mais l’enfant de circonstances qui n’avaient pas évoluées. On avait expurgé le mouvement, arraché ses racines et décapité le corps comme un vieux monarque, mais il y avait le reste : cette radicalité révolutionnaire, ce désir de Nouveau, si fort, si unique, qu’il avait de quoi effrayer jusqu’aux plus minoritaires des partis kah-tanais. La vérité c’est que ceux-là avaient depuis longtemps colonisé l’imaginaire politique et militant de la région, et qu’après le Communaterra, c’était peut-être bien à eux de s’élever, de faire là-bas ce qu’ils n’avaient pas pu faire à la maison. De faire dans ce pays brisé ce qu’un Grand Kah trop fonctionnel n’avait jamais rendu possible. La Révolution totale, la remise en question de chaque chose.

C’était une autre interprétation, en tout cas. Peut-être naïve, ignorant là encore la part importante de hasard qui avait amené à la recomposition actuelle du territoire. Ignorant aussi les efforts particuliers d’une femme, Iris Leonid Pavalanti, qu’un opportunisme à toutes épreuves et une saine dose d’intelligence avaient amenées au sommet de cette jeune administration. Dans un pays qui avait soumis aux leaders régionaux et aux logiques de culte, elle n’avait jamais brillé qu’en tant que femme de l’ombre. Des débuts de la révolution à la déclaration de guerre, elle avait été la femme de main de Fridà Kalò, la présidente du Comité Populaire de la Zone d'Artadozonejo. C’est depuis les commissariats d’Artopolis qu’elle avait observée le mouvement se déliter, se bouffer de l’intérieur, et acquis une conviction qui lui avait sans doute sauvé la vie : ils étaient tous fous. Fous à lier. Les Fridà, les Lyudmila Pavlitchenko, les Xaïomara. Tous les présidents de zone, les membres de Comité, les "militaires", représentants, voix et visages du mouvement. Ils étaient tous fous. Elle les aimait car ils étaient ses camarades, elle les aimait, car elle avait vaincu les vieux régimes avec eux, mais elle savait. Savait pour les purges. Savait pour les fosses communes. Savait aussi pour la défaite qui s’annonçait : elle avait un regard extérieur sur les évènements. Un regard dépassionné. C’était peut-être sa plus grande qualité, d’ailleurs. Cette absence de passion.

Elle les avait vu, durant les réunions. Ces teigneux colériques, ces menteurs décomplexés, qui répétaient sans cesse que l’on pouvait gagner la guerre ; qu’un quelconque miracle révolutionnaire balayerait les kah-tanais, provoquerait la fin du vieux monde, dépasserait jusqu’aux lois de la physique. Ils faisaient mine d’ignorer que la victoire n’était pas une question de plan, de méthode, de stratégie, mais de chiffres, et qu’aucun de ceux-là n’était en la faveur de la Communaterra.

Celle qui, pendant quelques années, avait tenté d’organiser l’éducation et la culture du mouvement savait qu’il ne restait donc qu’assez peu de solutions : sauver la révolution d’elle-même, ou acter son écrasement militaire et sa subversion par l’étranger. Le choix du moins pire s’imposait. Faute d’égo ou de passion, elle ferait le nécessaire.

La vérité, bien-sûr, c’est qu’elle avait peur. Mais elle ne pouvait pas le dire ni se l’avouer ainsi. Il ne s’agissait pas de prudence, pour elle. Ni même de sa propre survie. Non. C’était pour le bien commun. Incidemment, il s’avérait que le bien commun et le bien d’Iris Leonid Pavalanti coïncidaient parfaitement.

Elle avait eu peur très tôt, en fait. Lors de la révolution qu’elle avait rejointe malgré sa stature de bourgeoise éduquée, lors des premières purges, puis des suivantes aussi. Lorsque des hommes d’Anarka avaient tentés d’entrer au sein Artadozonejo, que des brigadiers internationaux les en avaient empêchés, que cela avait provoqué une crise sur tout le territoire. Peur lorsqu’elle voyait, tout autour d’elle, des gens disparaître dans le silence, l’indifférence ou l’ignorance feinte. Lorsqu’elle comprit sur a survie ne tenait peut-être qu’à son amitié auprès de Frida. Celle-là avait le mérite de ne pas s’intéresser à la politique des Républiques, fût-elle fédérale ou extérieure. Elle régnait sur son petit domaine et protégeait les siens de ses impétueuses camarades, lesquelles la voyaient comme une modérée tout juste tolérable en vue de sa popularité.

Elle avait dû donner d’autres gages pour ne pas finir comme Alexandre Verlumino. Le président du Comité Prolétaire de la Zone de Riĉaĵlando avait été tué par les forces de la répression, dans sa capitale même. On avait saccagé Athéopolie : une émeute contre-révolutionnaire, prétenduement. On en avait surtout profité pour tuer des lettrés, d’anciens propriétaires terriens, des universitaires divergents ou des journalistes modérés. Seule Artadozonejo restait sûre. Et pour combien de temps encore ? Si Alexandre Verlumino avait été tué, c’est parce qu’il était à la fois populaire et modéré. Lorsqu’on proposa à Iris de prendre sa place à la tête de sa Zone, elle fut terrifiée, comprenant très bien qu’un jour ou l’autre, ce sera à son tour de finir assassinée en pleine rue, son corps retrouvé en plusieurs morceaux de chair et d’os brisés, dans les caniveaux de la ville nouvelle.

Elle fit mine de refuser. Trop humble. Puis la tension grimpa avec le Grand Kah, et son instinct de survie lui dicta de prendre dès que possible des mesures pour survivre à la guerre. Elle savait qu’il y en aurait une. Elle savait que ni l’égo ni la radicalité de ses amies ne leur permettrait une autre ligne de conduite que la guerre.

Alors elle avait finalement accepté de prendre la tête de la zone puis, parce que la situation le permettait, parce qu’elle en avait besoin, parce qu’elle savait très bien comment les choses fonctionnaient ici-bas, les ayant observées depuis sa position privilégiée, elle se prépara à survivre.

Elle organisa ses propres milices, éleva quelques fidèles qu’elle rassembla au sein de comités et d’une garde républicaine. Prépara la défense de son territoire, sans jamais préciser contre qui, et donna des gages à tous ceux qui en exigeaient : les modérés terrifiés de ce qui allait suivre, les radicaux qui n’avaient plus d’yeux que pour la guerre. Quand elle se déclencha enfin, elle laissa les présidents de Zone se rassembler en réunions stratégiques et meetings, assista sereinement au déclin rapide de leurs moyens d’action et de leur santé mentale. Combien de ces réunions s’étaient finis en disputes violentes ? Combien d’autres en crises de nerfs, en invectives, en vœux pieux ? « La guérilla aura raison d’eux ». « Un des nôtres vos cents des leurs ». « Les kah-tanais sont des imbéciles, ils tomberont dans nos pièges ». Et la réalité, sourde à ces discours, d’une ligne de front qui reculait, se fracturait. De forteresses cachées bombardées sans interruptions. De tunnels éventrés. De champs de mine passés et déblayés.

D’un naturel pessimiste, Iris ne donna que quatre mois à la Communaterra contre les six qu’elle prit finalement à tomber. Elle prit rapidement contact avec les kah-tanais, démontra qu’elle n’était pas liée aux grands crimes que l’Union reprochait au mouvement, puis s’associa aux envahisseurs. Ils avaient besoin d’une administration d’occupation, elle pouvait leur fournir. Elle s’y prit vite et très bien.

Ce n’était pas bien compliqué de prendre le pouvoir, quand il n’y avait personne pour s’y opposer. Les fous l’avaient regardé faire sans comprendre. Elle siégeait dans sa capitale, mais étendait ses réseaux de l’autre côté des territoires pris par l’Union. Quand celle-là arriva sur son sol, elle rendit les armes sans combattre et partit en campagne. Le plus difficile, elle le savait, serait de devenir une héroïne plutôt qu’une traitresse. Pas que la population s’en soucierait vraiment. Elle voulait la paix et accepterait son visage quel qu’il soit. Mais Iris avait besoin des radicaux. Besoin de leur obéissance. Besoin qu’ils ne se brusquent pas et l’admettent à leur tête. C’était ça, ou prolonger inutilement la guerre civile.

C’était si bizarre. Si facile, aussi. La femme de l’ombre dépassionnée, la cheffe de zone depuis quelques mois à peine, ce visage morose et concentré, s’était métamorphosée en une leader populiste. Derrière les lignes, les kah-tanais se souciaient assez peu de politique. Ils menaient cette guerre sans importuner les comités, lesquels continuaient lentement de se désagréger. Sans la contrainte de la Communaterra, plus rien ne les obligeait à suivre son système d’organisation, lequel avait provoqué famines et effondrement économique. Cependant le mal était déjà fait et de telle façon que les comités étaient presque incapables de se relever seuls. Le pays dans son ensemble devenait un taudis. Les kah-tanais avaient des options et des solutions à proposer pour résoudre la crise humanitaire, mais on avait du mal à les accepter, de peur que quelques fanatiques de la communaterra, passés dans la clandestinité n’assassinent quiconque attrape cette main tendue. Iris se composa auxiliaire de l’occupant et, avec son soutien, mis son armée privée au service des comités libérés. Sa « garde républicaine » devint une formidable milice, s’organisa en épine dorsale de l’effort humanitaire. Et montée sur un camion, Iris traversait le pays, donna des discours, proclamant tour à tour la fin de la Communaterra, de la disette, les prochaines grandes réformes qui amélioreraient la vie de tout le monde. On ne savait pas précisément pourquoi les kah-tanais la laissaient faire, mais on s’en moquait bien : pendant qu’un régime pourrait à l’Ouest de la ligne de front, quelque chose d’autre naissait à l’est du pays. Pendant six mois de guerre, Iris créa sa propre administration sur les ruines de la Communaterra, élimina ses concurrents, fit disparaître les pires radicaux. Elle ramena le peuple au sein des villes, justifia l’existence d’une administration indépendante auprès des kah-tanais, lesquels lui imposèrent d’abord des politiques économiques, puis lui laissèrent progressivement de plus en plus de marge de manœuvre. Enfin, quand les derniers jours de la guerre furent proches, elle déploya ses miliciens derrière la frontière. Ses anciens camarades la haïssaient pour beaucoup, mais la réciproque n’était pas vraie. Elle voulait cependant assurer la paix et, pour cela, devait les empêcher de nuire. Devait les garder sous sa protection, loin des kah-tanais qui les tueraient à coup sûr, loin aussi d’une liberté qu’ils exploiteraient pour continuer leur lutte imbécile.

Dans les derniers jours de la guerre, elle arriva à enlever quelques-uns des derniers cadres de la Communaterra et, en participant aux derniers assauts contre les places fortes du mouvement, couvrit son gouvernement de sang. Maintenant la Communaterra la haïssait. Maintenant les Kah-tanais étaient satisfaits. Elle avait sacrifié le sang de ses frères et de ses sœurs à ce nouveau Dieu, ce nouveau Soleil. Repu, il consentit à la laisser exister. Fit d’elle la gardienne de cette terre meurtrie. On la laissa libre d’y faire ce qu’elle voulait. Despote et vassal. Une fois de plus soumise aux caprices d’une entité dont dépendrait toute son existence.

L’instinct de survie d’Iris n’était que provisoirement satisfait et, elle le savait, ce qui suivrait lui serait entièrement imputé.
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La foule attendait, dehors. Elle était venue de toutes les communautés rurales environnant l’ancienne capitale à bord d’autocars, de camionnettes, des rares trains qui roulaient à nouveau. Elle s’était massée dans les rues, redécouvrant avec surprise les rues propres et déblayées de Nekompromisa. Un effort important avait été mis en œuvre pour que le moment soit à la hauteur de l’enjeu historique et les services de communication kah-tanais s’étaient pour leur part montrés très avenant en prêtant le matériel et les techniciens nécessaires à son immortalisation. Le reste dépendrait en grande partie d’Iris, laquelle faisait présentement les cent pas dans le grand salon orné du capitole. Elle s’était préparée à ce moment, passant plusieurs nuits à rédiger et corriger son discours. Du reste elle connaissait la foule pour avoir passé les derniers mois à son contact. Traverser le pays pour rencontrer ses citoyens, leur tenir des discours fiévreux sur l’avenir de la nation et la survie de son peuple.

Cette fois, cependant, c’était très différent. Les citoyens étaient venus à elle, à son appel, et elle s’adresserait à tout le pays. Plus spécifiquement, elle officialiserait la nouvelle forme de son administration et de ses emblèmes. Elle entrerait dans l’histoire non pas comme une figure de la révolution ou comme une artisane de la paix avec les kah-tanais, mais bien en tant que cheffe d’État. Et ensuite ? Ensuite il faudrait réparer les milliers d’erreurs que ses prédécesseurs avaient faits. Mais ce n’était pas ce qui l’agitait à ce point. Pas ce qui la poussait à traverser, encore et encore, l’immense hall, piétinant son tapis rouge sous le regard inquisiteur des portraits officiels.

Tout son état-major était là. Les chefs de la garde républicaine, installés près d’une table où l’on avait placé de l’alcool dans des bouteilles de cristal, les figures qui avaient émergées au sein de son administration d’urgence, celles et ceux qui composeraient les rangs de son cabinet gouvernemental. Une belle bande de seconds couteaux, s’il fallait être honnête.

Et dans un angle lointain de la pièce, Mauve. Elle regardait toute la scène d’un air parfaitement neutre, faisant parfaitement mine d’ignorer qu’un certain nombre de celles et ceux qui se trouvaient ici avaient célébrés la mort de son prédecesseur. Lothar Nal Meliorus. Ses peintures de guerre, formant une croix rouge caractéristique, suffisait à rappeler ce fâcheux incident à toutes les personnes présente.

Les portes doubles du salon s’ouvrirent sur Ehara Kagami. La pièce centrale de la garde républicaine et, à tout point de vue, l’âme damnée d’Iris. Celle-là s’arrêta nette et pivota dans sa direction, acquiesçant alors qu’elle avançait vers elle.

« Oui ?
Tout est sûr. On ne te tirera pas dessus au balcon.
– Et pour le reste ? »

Elle secoua la tête. Mauve haussa un sourcil mais ne dit rien. Iris acquiesça. Elle ne semblait pas beaucoup plus apaisée.

Estele Zorita entra depuis le balcon. Ancienne peintre, elle avait pris la relève d’Iris à la tête de sa Zone lorsqu’elle avait pris la route. Pour beaucoup son pouvoir était indissociable de cette anarchiste veste. Elle fut rapidement rejointe par Macos Cortés, autre figure importante de la modération politique qui se contenta d’acquiescer. Estele frappa ses mains l’une contre l’autre.

« Ils sont prêts à te voir.
– J’entends ça.
– Ils attendent ce moment depuis des semaines. »

Iris acquiesça et se dirigea vers le balcon, ses sergents sur les talons. Mauve croisa les bras et leur adressa un vague signe de tête alors qu’ils passaient les rideaux pour déboucher à l’extérieur.

Dehors une marrée humaine couvrait la place, dressant des bannières et des pancartes. Des projecteurs installés sur des bâtiments voisins projetèrent leurs faisceaux sur la place puis remontèrent sur le balcon. Positionnée derrière son micro, Iris avait dressée les bras pour réclamer le silence.

« Camarade !

Très chères citoyennes et citoyens du Paltoterra oriental ! Je viens à vous aujourd’hui non pas comme celle qui viendra mettre un terme à la révolution mais bien comme celle qui ayant pris conscience de ses limites et de tous nos échecs, espère l'amener à son accomplissement ! 

Nous sommes réunis ici et en ce jour sur le siège de nos vieilles institutions, non pas comme un peuple divisé et meurtri mais comme ce que nous avons toujours été et toujours appelé, de nos vœux, à devenir ! Des prolétaires unis ensemble contre nos ennemis véritables ! La disette, la pauvreté, la souffrance ! Et luttant ensemble pour obtenir enfin ce qui, au-delà d'être nos objectifs, est ce que chaque être humain mérite et ce que nous avons combattu pour mériter ! La justice, l'égalité, un toit, à manger, du pain et pas de discours ! 

Il me faut hélas adresser un mot à toutes celles et ceux que l'expérimentation du Communaterra aura meurtri et blessé. Combien de centaines d'entre nous, combien de miliers, ont perdu la vie ? De faim, de maladie ? Dans cette guerre imbécile où nous avons été traînés par la folie d'une minorité ?

Nous avons voulu courir avant d'apprendre à marcher.

Nous nous sommes trop empressés et en avons payé le prix. Nous avons prêché, prêché jusqu'à plus soif, les avenirs chantants, mais n'avons pas pris la peine de les réaliser. Nous avons cru que la rhétorique, que l'idée amènerait le fait. Alors que l'idée doit alimenter le fait et ne pas se passer de lui. Ah ! Comme je comprends celles et ceux qui, par-delà nos frontières, ont ironisé, puis ont craint. Comme je comprends celles et ceux qui nous voyaient comme des bêtes. Mais nous ne sommes pas des bêtes. Nous n'avons jamais été des bêtes. Nous sommes des êtres humains libres, et plus libres encore que beaucoup de celles et ceux qui ironisaient sur notre sort.

Nous sommes des Communes unies. Des Soviets. Des comités. Des conseils. Des syndicats. Des républiques ! Nous sommes un peuple immense et unifié, nous sommes un peuple libéré ! Et nous sommes un peuple qui attend l'avenir. Et au-delà de l'attendre, un peuple qui le fera, advenir !

Nous avons le courage de nos besoins, de nos ambitions. Nous avons maintenant les moyens d'y parvenir. La vieille garde est morte éliminée par cette guerre qu'elle a tant voulue et provoquée, la vieille garde a été balayée ! Et combien sont morts pour la protéger ? Beaucoup ont cru que ce serait la fin de notre rêve. Beaucoup de nos ennemis ont espéré que ce serait le cas. Beaucoup de nos amis ont pleuré cette fin. Aujourd’hui, la situation a évolué : une jeune garde prendra la relève. Je le sais-je ne suis moi-même pas tout à fait une nouvelle venue sur la scène, à la Tribune. Et beaucoup ont déjà vu mon visage.

N'ai-je pas été chef d'une zone ? Officiée à l’Est du pays puis partout ailleurs pendant six mois de guerre ? Mais si j'ai autant travaillé, si j'ai tant été visible, c'est qu'il fallait bien que quelqu'un ici se dresse et dise, dise à nos ennemis militaires que la guerre n'était pas une fatalité ! Et que parce que nos ennemis sont communs, la fin, l'injustice, l'iniquité, parce que nous combattons les mêmes démons, alors une entente était possible ! Et c'est plus qu'une entente que je vous apporte ! C'est la promesse d'un renouveau de grandes choses !

Oui, nous nous dirigeons enfin vers de grandes choses. Et j'y veillerai personnellement. Je ferai en sorte enfin que le Paltoterra oriental s'érige non pas comme une puissance de guerre, non pas comme une force qui renversera la table et qui brûlera le vieux monde qui l'écrasera dans un sang, dans une marée radicale de destruction, mais. Comme quelque chose de tout autre.

Oui, nous voulons tuer le vieux monde. Ce n'est pas pour tuer tous ses fils, toutes ses filles. Tuer le vieux monde ne veut pas dire noyer le monde sous le sang. Nous ne noierons personne.

Au contraire nous construirons. Construirons des routes, des villes, des industries, nos planterons des champs et des jardins. Les fleurs pousseront dans le sillon que creusent nos pas. Et nous marcherons d'un pas décider vers un devenir qui sera celui que nous avons décrété de construire, celui que nous souhaitons voir advenir ! Plus question, ici, plusquestion de nous soumettre à quelques leaders d'opinion, à une petite masse d'avant-gardistes prétendant mieux connaître que tout le monde ce qui devrait être fait pour le bonheur de chacun ! La révolution s'est faite sur des promesses : que chacun aurait son mot à dire, qu’il n'y aurait plus de chef de guerre, de noblesse, de petits rois insupportables !

Et nous avons failli. Nous avons failli parce que nous avons cru, réellement cru que nous représentions à nous, à nous seuls, La Révolution, une forme réelle et objective d'avant-garde révolutionnaire. Nous pensions pouvoir incarner mieux que tous les autres la matérialité historique nécessaire à l'accomplissement de ce que nous attendons pourtant tous ! Le fait est que nous avons manqué de vision, peut-être. OU au contraire nous avions trop de visions, trop de vision pour nos moyens, trop de vision aussi pour nos méthodes et nous avons appris dans le sang.

Ainsi je ne pleure pas la mort de mes camarades. Oui, nous avions fait la révolution ensemble. Et oui, ils sont morts en pensant sincèrement nous défendre. Encore que je crois voir un certain cynisme dans celles et ceux qui ont provoqué cette guerre que nous ne pouvions gagner. Et au contraire, je me dois de remercier ceux qui, ayant gagné cette guerre, ont fait tout le nécessaire pour ne pas nous humilier. Car enfin, si j'ai tout fait, tout organisé avec la révolution et les révolutionnaires pour mettre un terme à la faim. Si j'ai tout fait pour ramener les gens dans les villes, si j'ai tout fait pour arrêter les purges, pour qu'on ait plus peur de ceux qui purgeaient, si j'ai tout fait pour ramener la paix et rétablir l'équité au sein de nos belles communes… Aurais-je pu le faire sans la bienveillance des kah-tanais ? Aurais-je seulement le faire sans l'accord de la Confédération ?

Ne prétendons pas une seule seconde que nous avons repoussé nos adversaires ! Non, ils ont gagné, puis ils nous ont laissé reconstruire, car ils n'ont jamais été nos ennemis et que nous sommes dressés face à eux comme un peuple uni certes, mais à cause d’un mensonge. Et je sais que ces paroles ne font pas plaisir à tous et chacun. Je sais que ces paroles me font de nouveaux ennemis, mais je ne les crains pas, car il faut dire la vérité et que contrairement avait prédécesseur, je ne mentirais pas . Jamais. Je suis là pour dire les choses, je suis là pour faire la révolution et je suis là pour reconstruire un monde, et on ne construira pas un monde sur des mensonges : nos bases sont réalistes, matérialistes et vérifiables.

Alors, j'ose le dire. C'est parce que le Grand Kah nous a adressé une aide humanitaire formidable, c'est parce que des milliards de dev-Lib ont été investis dans notre économie. C'est parce que des médicaments sont rentrés massivement avec les forces d'occupation qu'aujourd'hui vous êtes vacciné, qu'aujourd'hui vous n'avez plus faim, plus soif et qu'aujourd'hui vous pouvez réinvestir ces villes dont vous a chassé de force il y a 3 ans.

Et ne pensez pas une seule seconde que cela me fait plaisir. Ne pensez pas une seule seconde que je suis heureuse de vous dire que celles et ceux qui ont tué 30 000 de nos braves soldats pour mettre un terme au crime de mes prédécesseurs sont aussi responsables de notre survie. Ne pensez pas que je ne préférerais pas vous dire que nos médicaments viennent notre belle commune. Que notre nourriture vient de nos champs, que nos vêtements viennent de nos industries. Oui ! C'est pas que je préférerais vous dire.

Ne pensez pas que je ne préférerais pas vous dire que tout ce que nous recevons vient de chez nous et que notre autarcie est réelle. Seulement notre autarcie n'a jamais fonctionné. Autarcie a mené à la famine, aux maladies, aux épidémies. Alors que pouvons-nous faire, que devons-nous faire ? Eh bien, ce que nous avons toujours espéré faire :construire.

Nous construirons des hôpitaux encore pour commune, des cliniques, des centres de soins. Nous construirons des écoles, des maisons, des logements pour toutes celles et ceux qui n'ont plus rien. Distribueront des vêtements. Nous bâtiront nos industries textiles, nous répondrons enfin de nouvelles méthodes pour gérer l'économie, et nous mettrons un terme à ce besoin impétueux que nous avons d'être aidés par le Grand Kah.

Nous recouvrerons notre indépendance économique, et alors nous pourrons enfin dire que la révolution a été accomplie par nos propres moyens. Mais en attendant, nous sommes leurs obligés et en attendant, nous devons reconnaître que nous avons été vaincus et que le temps n'est certainement pas à la vengeance, car notre pays même ne supporterait pas, non, ne pourrait pas survivre à la vengeance.

C'est pourtant la vérité. Elle ne me fait pas plaisir. Mais si nous désirions seulement nous venger si nous venait l'idée stupide, imbécile de nous dresser contre ceux qui nous ont tendu la main, qui resterait-il de notre pays ? Vraiment ? Nous nous noierions dans le sang et les larmes. Le Grand Kah a balayé nos forces pour éliminer nos anciens tyrans. Quelques extrémistes radicaux qui manquaient de vision, qui manquaient de finesse, qui manquaient à vrai dire de tout espoir de faire advenir la révolution réelle. Ce qui pourrait lui arriver demain, si, après une telle défaite, nous prenions le chemin de la vengeance, ce serait l'écrasement fort et simple de notre nation. Le Grand Kah nous laisse reconstruire, mais est attentif. Et il n’est pas seul : si nous le faisions afin d’accomplir une vengeance, pensez-vous seulement que le Duché au Nord nous laisserait faire ? Pensez-vous que l’NOD n'enverrait pas ses bâtiments de guerre nous écraser dans le sang ?

Nous devons ranger notre ego, ravaler notre douleur et nous concentrer sur nos objectifs réels. Le nationalisme est une perte illusoire et nous le savons. Nous concentrer sur les idées nationalistes, c'est nous concentrer sur la perte de notre nation, mais aussi sur la perte de nos intérêts véritables. C'est une chose qui alimente les fascismes, qui alimente ces fausses démocraties, ces oligarchies. C'est une chose dans laquelle nous devons pas nous perdre. Alors nous devons oublier le nationalisme et oublie cette fierté imbécile qui nous a déjà guidé la catastrophe une fois. Ne pas la laisser guider la catastrophe une seconde fois. Pour cela j'espère pouvoir porter une voix, celle d'un gouvernement provisoire, qui étendra ensuite à devenir un gouvernement je l'espère perpétuel, juste, équitable et parfaitement démocratique. Ce gouvernement provisoire n'existera que le temps de quelques missions qui seront gérées par des commissions. Ces commissions seront gérées par des experts et des méritocrates, des individus hautement révolutionnaires, mais aussi, surtout, hautement pacifiques, dont le seul intérêt sera celui non-pas d'idéologies, mais des habitants, des citoyens. Des héros qui ne chercheront pas à s’élever plus haut que nos montagnes et qui se rappelleront que l'on doit marcher avant de courir. Qui se rappelleront que l'on doit régler des problèmes de la faim et régler les problèmes de la maladie. Que l’on doit régler les problèmes du logement, que l’on doit régler les problèmes de la criminalité, que l'on doit faire en sorte qu'il y ait des routes entre chaque ville et des villes pour chaque habitant commue, et dans ces villes de logement pour chaque citoyen.

Et que chaque assiette de chaque habitant soit pleine et que chaque enfant de chaque habitant soit éduqué et que chaque habitant ait son mot à dire dans chaque commune. Et que chaque territoire ait ses communes, et ses syndicats, et ses républiques. Et que notre Union ne soit plus seulement une idée révolutionnaire mais un fait accompli, vérifiable et matériel. Que l'expérience révolutionnaire devienne pas un tombeau, une fosse commune immense.

Oui ! Que ce faux départ ne soit pas l'avortement de notre révolution, mais une expérience de laquelle nous apprendrons pour nous redresser plus fort que jamais. Oui, la vérité c'est qu'il faut craindre, il faut craindre, car nous avons encore beaucoup de choses à apprendre et de très nombreux ennemis. Oui ! La République socialiste de Loduarie a installée un régime fantoche au large de nos îles. Et qui sait ce que ce régime accueil ? J’ai ouï dire qu’il pourrait accueillir Anarka, qui était en mission en Loduarie.

Elle est mon adversaire proverbial, sans doute parce qu'elle était le plus radical de ceux qui nous ont menés à la perte. C'est une amie, une vraie camarade. Je lui souhaite aucun mal, alors je lui dis et je lui demande de lâcher une bonne fois pour toutes les rênes de ce pouvoir qui lui a été offert par ces monstres eurysiens. Je lui demande de nous rejoindre lorsque nous lui tendons la main et de marcher à nos côtés. Oui, il faut impérativement que cette que ce régime fantoche insulaire prenne fin, sans quoi cela pourrait être des navires de guerre, des missiles, des armes pointées dans notre direction, et jamais nous l'atteindrons la paix.

J'ai aussi, oui, dire qu'il y avait en Sylva des gens qui voulaient exploiter notre économie, profiter de notre défaite monstrueuse pour nous imposer un système capitaliste que nous désirons pas. Mais Sylva n'est pas tout à fait le danger que vous voulait en faire mes prédécesseurs, Sylva peut être raisonner. Sylva a des intérêts qui peuvent se joindre aux nôtres. Sylva veut des ressources que nous pouvons lui vendre, Sylva à des capitaux que dont nous pourrions profiter. La vérité, c'est que nous devons accepter le commerce avec ces gens.

Enfin, il y a la Mahronie. Ce pays crypto-fasciste, dirigé par une clique d’oligarque et se rapprochant sans cesse un peu plus des monarchies les plus brutales du Nazum. Eh bien, à ces gens nous disons : La paix ! Nous ne voulons que la paix et nous ferons en sorte de n'avoir que la paix. Qu'ils se gardent calme, qu'ils se tiennent calmes et nous garderons calme et nous tiendrons calme. Nous voulons la paix et nous ferons en sorte de la maintenir. Notre technique ne sera plus celle de la guerre, mais celle de la négociation, de la diplomatie.

Nous ne prétendrons pas , parce que nous avons des protecteurs puissants au sein du Grand Kah, être autorisé à mener toutes les guerres que nous le souhaitons, et nous n’en souhaitons de toute façon aucune. Si nous restons avant tout révolutionnaires, et si nous restons avant tout internationalistes, cette révolution mondiale que nous souhaitons voir advenir n’adviendra pas par les moyens qu’ont envisagés nos ancêtres. Il ne s'agira pas d'une espèce de guerre mondiale où des milliards de prolétaires en armes s'abattront sur les rives de milliards de pays, et d'oligarchie, et de Royaumes infâmes.

Non, non, cette vision est déplacée. Cette vision date d'une époque. Nous n'avions pas idée que la guerre pouvait être industrielle. Nous ne savions pas que la guerre pouvait faucher non pas quelques centaines de milliers de morts, mais il y a des millions et des millions de morts. Cette vision d'une guerre totale contre le capitalisme est une vision ancienne, une vision utopiste si j'ose utiliser un terme pareil pour désigner une chose si terrible. La révolution mondiale aura lieu car nous prouverons par l'exemple que nous sommes le modèle supérieur. Le Grand Kah. Ce pays pourtant socialiste et craint de beaucoup. Et peut-être celui qui attire le plus d'immigration chaque année. Et des millions et millions de gens ont, à travers l'histoire, choisi notre modèle et l'ont rejoint. Et les régimes les plus solides parmi ceux-là tiennent à travers l'histoire. Comme ces régimes libertaires qui se dressent depuis deux siècles parfois, tandis que les régimes plus autoritaires, se prétendant du socialisme armé, du socialisme qui mènera la révolution par la guerre, ne durent que quelques années avant d'être balayé par leur propre peuple.

Bien souvent, nous ne devons pas faire l'erreur de croire que nous pourrons vaincre par les armes, où qu’il serait souhaitable de vaincre par les armes. Nous devons assurer notre propre défense et assurer la solidité du modèle internationaliste à l'international. Nous devons obtenir des alliances décisives avec tous ceux qui respectent notre ligne de conduite et nous assurer une bonne fois pour toutes que la révolution tienne et que les peuples fassent leur propre révolution. Fussent-elles une révolution citoyenne par les urnes, une révolution armée contre l'injustice ou une révolution syndicale par la grève ! Il existe des milliers de leviers d'action et ce que nous puissions faire, c'est éduquer les peuples pour les aider à faire comme nous leur révolution, mais en aucun cas leur imposer selon des modalités qui leur conviendraient pas.

Cela étant, il est encore trop tôt pour parler de telles choses, car notre pays, malgré sa capacité d'action renouvelée, en est encore au stade de sa propre reconstruction et nos besoins sont très nombreusx. Aujourd’hui e compte vingt-quatre millions de nos concitoyens et c'est vingt-quatre millions de bouches à nourrir. C’est aussi vingt-quatre millions de personnes qui ont été traumatisées par la violence terrible d'une révolution qui s’est adonnée à des purges, à des conflits ignobles. Et je dois tirer à mon tour le constat et faire la critique du culte de la personnalité qui a eu lieu et que mes amis ont entretenu, peut-être contre leur gré, mais avec des résultats que nous regrettons encore un seul jour.

C’est pour cela que je dois saluer celle qui était avant moi la cheffe d'État de ce régime. Qui a tenté, dans les brefs mois de son règne, d’établir une ligne diplomatique plus claire, plus neutre, plus apaisée. Mais qui a raté tant par la force de ses propres convictions, qui la poussaient toujours vers la radicalité que par celle de son entourage dont elle ne s'était pas séparée. Et par là, j'entends que je ne compte pas m'entourer d'une bande d'exaltée et de névrosés. Et que je lutterai sans cesse contre la contre l’immodération, la radicalité imbécile. Contre ce qui pourrait nous pousser non pas à amener cette belle et nouvelle union de communes vers un avenir glorieux, mais la tirer dans ses vieux penchants sordides.

Alors oui ! Je m'adresse à vous non pas comme la fossoyeuse de cette radicalité, mais comme celle qui espère lui donner un nouveau visage. C'est à dire que nos objectifs doivent être pris à la racine et menés à leur fin par des moyens logiques. La guerre que voulaient certains n'était pas logique. La révolution par les armes que voulaient certains n'était pas logique. Et si leuri politique d’armement aurait pu être légitime elle n’aurait pas dû être accompagnées des crises diplomatiques successives qui étaient provoquées par leurs propres paroles. En d'autres termes. Je me presse face à vous, pour porter une forme d'espoir et cette forme d'espoir, je vous le dis, porte le nom du gouvernement provisoire.

De nouveaux étendards noir et rouge porteront haut et fiers le symbole de cette gouvernance. Et des députés en mission seront envoyées dans tout le pays pour aider à recréer ce qui doit l'être et à réorganiser entièrement la structure de notre gouvernance. La Garde républicaine qui a fait son office devient dès maintenant. La carte rouge intercommunale, la garde noire confédéral. Ces 2 entités distinctes assureront la sécurisation du pays contre les poches de résistance de celles et ceux qui encore trop radicaux pour accepter notre offre de paix, trop radicaux pour comprendre nos efforts, prêts à mourir en imbéciles, luttant contre la réparation de notre pays et de notre révolution. Nous mettrons un terme à toute forme d'adversité extérieure par la diplomatie, nous mettrons un terme à toute forme d'adversité intérieure, par les mains tendues, par le pardon, mais s'il le faut absolument, par le contre le terrorisme et l'extermination de nos adversaires.

Enfin, nous ferons en sorte qu'il n'existe dans ce pays plus de faim, plus de soif, plus de froid, plus de haine, et que cette horrible chose qui a été notre deuil quotidien depuis maintenant plus d'un siècle, depuis la colonisation, depuis bien avant la révolution et qui a contaminé la révolution, qui en a fait ce bourbier infâme, cette fosse commune, que cette tristesse infâme, que cette injustice prenne fin. Je ne vous promets pas des jours heureux, car il n'existe pas de jour heureux. Je ne vous promets pas une joie de vivre renouvelée, car la révolution n'est pas la joie de vivre. Elle est la justice. Il est le rôle de chacun de trouver sa propre joie de vivre, mais le rôle de tous d'assurer la justice. Alors voilà ce que je vous promets, la justice et l'équité. Et voilà ce que mon gouvernement vous propose, la justice et l'équité.

Le reste dépend entièrement de vous, car nous sommes un peuple libre et nous sommes un peuple démocratique et nous sommes ensemble. Le nouveau phare et la nouvelle lumière du continent. Oui, mes amis, ensemble, camarade, nous y arriverons, et nous marcherons vers la victoire ! Maintenant, citoyens et citoyens, peuple des communes, lève-toi, lève-toi et chante avec moi, car le sang de nos ancêtres à huilé la roue de l'histoire, et la sueur de nos efforts l'huilera à nouveau ! 
»

Elle s'essuya le front, et leva une dernière fois le poing vers la foule, qui entamait un chant révolutionnaire à la suite de militants proches du nouveau régime.
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Ce terrible bon vieux temps

Certains matins elle était encore surprise de ne pas se réveiller à Nekompromisa. Elle voulait marcher dans les rues de la capitale, ressentir l'effervescence de ce lieu où les hommes de vision se libéraient chaque jour des chaînes de la médiocrité que le reste de l'empire exaltait. Elle voulait s’arrêter près des quais, humer l’air. Respirer le parfum salé de la mer et du port.

Ces jours étaient loin derrière elle.

Elle se souvenait encore des slogans qu'avaient criés les miliciens attaquant la boutique de son père. Le bruit du verre brisé la hantait. Tout ça pour une question de sang, et d'argent. Des brutes fanatiques. Envieuses, avec ça. Si l'empire avait toujours été dur, la guerre civile l'avait rendu cruel. Ils avaient dû se cacher, entrer dans la clandestinité, partir à l'Est. Tout ça à cause de la bigoterie mesquine des masses.

Gabrielle Rosenthal refoula une vague de sentiments contradictoires. Le passé appartenait à ceux trop faibles pour affronter l'avenir. Et elle n'était pas faible. La richesse que sa famille avait perdue durant la guerre était peut-être considérable, mais l'expérience qu'elle y avait acquise valait bien plus encore : ne jamais faire confiance à la foule. Au fond, Gabrielle savait qu'elle reprendrait ce qui lui avait été volé par ces parasites. Elle le reprendrait avec dommages-intérêts.

Si la fuite avait été terrible, la ville où elle avait atterri ne l'était pas. Artopolis était éblouissante et devenait chaque jour plus audacieuse, tandis que le reste du monde s'enfonçait de plus en plus dans la mollesse. Certes, la ville avait ses propres superstitions et subissait notamment celle du socialisme, mais c'était un mal beaucoup plus apprivoisé que l'anarchisme débridé de l'Ouest du pays, et que ce nouveau protestantisme, au sud. Avec un peu d'effort, elle pourrait un jour ressembler aux paradis que quelques valeureux construisaient au nord, derrière la frontière du duché.

Gabrielle pensa à ce qu'aurait été sa vie si la guerre civile n'avait pas eu lieu. Aurait-elle simplement hérité de l'entreprise de son père et poursuivi ses fonctions à sa tête ? Tout bien considéré, il semblait que la Révolution l'avait aidée à gravir les échelons, puisqu'elle était maintenant l'une des membres les plus hauts placés de la Convention Générale du gouvernement provisoire.

Peut-être existait-il un destin, et peut-être avait-il des plans pour elle. Elle quitta son lit, ragaillardit par cette idée.
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Parut un cheval d'une couleur pâle. Celui qui le montait se nommait la mort

Les rues de Bastión étaient d’une propreté toute relative : si la ville était nouvelle, et en grande partie neuve, le pouvoir d’usure de ses habitants avait de quoi surprendre. En un mot comme en mille, les Communes Unies du Paltoterra Oriental, ou CUPO, étaient un pays turbulent. La fin de la guerre et la mise en place d’un nouveau régime « de reconstruction » n’y avaient rien changé, et l’approche prochaine d’élections plaçait chaque habitant dans un état d’excitation latent, dont on pouvait résumer la cause en une simple question : est-ce que le régime survivrait à l’exercice démocratique ?

Pour beaucoup ce n’était pas évident. On évitait soigneusement de parler politique, depuis les violents évènements ayant amené à l’écrasement de la Communaterra, et un sentiment latent de mécontentement entourait la politique de la Haute-Commissaire Iris Leonid Pavalanti, laquelle avait fait de son mieux pour réparer un pays brisé, mais n’avait pas joui à cette fin d’une aide suffisante de la part de ses mécènes étrangers. C’était en tout cas le diagnostic de ses plus proches sergents, lesquels regrettaient que l’exercice de « reconstruction révolutionnaire » de leur cheffe puisse être impacté négativement pas un problème aussi matériel qu’un simple manque de financement. La vérité c’est que l’artiste géniale qui avait sorti le pays du marasme et autorisé sa survie, celle à qui on avait donné les pleins pouvoirs et un parlement sur-mesure, avait laissé la pensée contre-révolutionnaire s’infiltrer dans les rangs de la nation. Des libéraux, des nationalistes, de la racaille capitaliste et réactionnaire s’arrogeaient maintenant le droit de vivre parmi le peuple libre. A contrario, le bloc communaliste était en proie à des dissensions internes de plus en plus évidentes, Et tout le monde savait que le Parti Communaliste unifié n'en aurait bientôt plus que le nom. Les communalistes sociaux et démocratiques faisaient chambre à part au sein d'une faction réformiste et révolutionnaire, un parti "communaliste du paltoterra" était apparu à la marge, rassemblant les avant-gardistes et les futuristes lassés de la "raison" de la commissaire, des démocrates représentatifs avaient fondé un club des "populistes de fauche", mouvement bêtement nationaliste et agrarien, puis restait la Garde Républicaine.

Ehara Kagami était à leur tête, en sa qualité de commissaire à l’intégrité territoriale. Et s’il le fallait, elle mourrait pour la Haute Commissaire. Seulemnent, et c’était ce qu’Iris avait négligée, elle tuerait pour le Paltoterra.

C’est ce qu’elle avait dit à ses troupes. Pendant la guerre ils avaient fait leur part, mais il restait beaucoup de « dossiers à traiter », selon le vocabulaire policé et gentiment technocratique de son organisation. Oui. Beaucoup d’affaires à traiter. De réfractaires juste assez dangereux pour justifier de dépasser la simple intimidation pour la stérilisation. Le pays était une ruine, le retour à l’ordre était difficile à accomplir, et il fallait beaucoup de force et de courage pour le mener à bien.

La vérité c’est que si la garde était « républicaine », ses hommes et femmes étaient des anarchistes qu’une position minoritaire dans les cercles de pouvoir, liée à un fanatisme ardent et à un monopole de la violence légitimes, avaient changés en authentique gang. Un gang dont les intérêts étaient strictement idéologiques.

Ehara ne s’en souciait pas. Elle avait vécu toute sa vie dans un univers d’une violence inaccessible à la plupart des habitants du monde développé. Même les délégués kah-tanais les plus radicaux ne pouvaient imaginer ce que c’était de grandir dans la haine. La haine de soi, des autres. La haine d’un système, de chacun contre chacun. Ehara avait observée ces milices monarchistes, leur fonctionnement. Elle les avait vu tuer des femmes, car elles aimaient des femmes, des hommes, car ils aimaient des hommes. Étendre leurs organes encore chauds, les clouer sur la porte de leurs boutiques. Elle avait vu les incendies de vitrine, juifs, musulmans, d’abord des prétextes religieux puis, progressivement, raciaux. Nazumis, afaréens. Elle avait vu la petite bourgeoisie devenir monstrueuse pour s’élever au niveau de la noblesse. Elle avait vu ses frères et ses sœurs mourir quotidiennement dans des usines, des plantations, puis sur le pavé qu’ils battaient.

Son souvenir d’enfance le plus marquant était une douche prise pour se débarrasser d'éclats de cerveau et d'os. Ceux d’un jeune homme, pas même adulte, abattu par un policier en pleine rue. Elle connaissait le coût de la violence, elle l’avait aussi parfaitement intériorisé. Ainsi, chez elle, « plus jamais » rimait avec « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». Il en allait de même pour la plupart de ses agents.

Alors oui, les rues de Bastión étaient d’une propreté toute relative. Derrière les façades flambant-neuves et les éclairages urbains derrières ces rues relativement remplies, que l’on animait d’évènements culturels et politiques, derrière ce masque de sophistication, cette citée idéale que l’on essayait de faire surgir du sol et des esprits pour alimenter le reste du pays, se cachait une crasse qui refusait de partir. Comme des traces de sang sous les ongles, après une baston un peu trop violente. Un sang impur, qu’il fallait frotter avec force pour l’extirper.

La commissaire fit signe à ses gars, pour attirer leur attention. Elle n’était pas aussi impressionnante qu’eux, eux qui respiraient la force de la jeunesse et de la conviction. Pourtant elle avait autant de sang sous les mains qu’eux. Autant de sang sous les ongles. Peut-être plus. Ce dont elle avait l’air, c’était d’une femme flexible. En excellente condition physique, et dont le visage était rendu totalement indéchiffrable par l’alliance de lunettes de soleil parfaitement opaques et d’une expression un peu pincée. Le sens du style particulier des gojigans avaient surpris beaucoup d’étrangers, mais ici personne ne s’émouvait particulièrement de l’uniforme particulier de la cheffe des forces de défense.

Ses hommes la fixaient désormais. Elle savoura l’instant quelques secondes encore. N’était-ce pas improbable, de détenir le pouvoir de donner des ordres ? De savoir, de savoir d’un regard à peine, que ces types iraient massacrer qui elle voudrait, quand elle le voudrait ? Et pourquoi ? Parce qu’il semblait évident à beaucoup d’entre-eux qu’elle avait la vision. Qu’elle savait discerner précisément qui représentait un danger pour la révolution, pour la paix. Qui allait tenter de se dresser contre la Haute Commissaire, Iris. Qui cachait des sympathies réactionnaires.

Elle leur fit passer des fiches de nom, expliquant sommairement ce que chacun avait fait. Il y avait eu des enquêtes, et un comité opaque dédié aux questions judiciaires avait donné son autorisation pour la mise en place d’une garde à vue et d’enquêtes approfondit. L’Inquisition kah-tanais empêchait l’Escadron de faire ce qui était réellement nécessaire, alors on se contentait de harcèlement administratif et judiciaire.

Chaque garde avait ce qu’il lui fallait, une adresse, un nom, un motif. Il était désormais temps d’y aller. Ehara les regarda grimper sur leurs motos, dans leurs grands imperméables noirs, matraques et pistolets mitrailleurs à la ceinture. Des chevaliers. Tous autant qu’ils étaient, des chevaliers. C’était tout ce que le Grand Kah avait accepté, d’ailleurs. Pas d’armée, mais une police militarisée, sous la forme d’une protection civile. Une nouvelle noblesse, d’âme et d’idée, des paladins de la révolution plutôt qu’une armée de métier.

Ehara avait assez rapidement décrété que les kah-tanais ne pouvaient pas comprendre son pays et, au moins jusqu’à un certain stade, ne cherchaient pas à le comprendre. Ils voulaient le conformer sans s’attarder sur la réalité du terrain, sur la recrudescence de l’activité ennemie. Sur sa présence malsaine, qui s’infiltrait partout où on lui en laissait l’occasion. Malgré tout elle les aimait bien, ces gens du nord. Ces révolutionnaires accomplis. Trop accomplis. Elle les aimait bien parce qu’ils vivaient comme elle espérait vivre un jour. Détachée de la crainte, repue d’avoir éliminé la réaction, sauvée du mal millénaire. Ils avaient bien décapité leurs nobles, eux. Et s’ils avaient eu raison d’interrompre le bain de sain Communaterranos, ils se trompaient sur le reste. L’esprit du pays était à la violence. La garde républicaine l’avait bien comprise, et s’assurerait que cette violence aille vers les bonnes personnes.

Les motos démarrèrent les unes après les autres, et quittèrent la cour du commissariat. Ehara grogna. Fut un temps elle serait parti avec eux, aurait fracassé à coup de crosse des ennemis de la révolution, mais ce temps était révolu.

L’heure reviendrait, où on aurait besoin de violence. Et elle, plutôt que d’y goûter, la coordonnerait. Mais pour l'instant, elle le savait, malgré ses efforts et ses envies, malgré les airs qu’elle se donnait, bien que s'espérant faucheuse de la réaction, elle n’était rien qu’un flic.
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Entracte

Le fumoir, tendu de velours fané, exhalait l’odeur familière des cigares et du cognac. Au centre, autour d’une table de chêne massif, étaient rassemblés les membres du cabinet directeur du Club pour la Liberté du Peuple. Le chef de file, Alexandre Pozner; un vieil homme à l’élégance surannée, le visage creusé par les soucis, lança sa dernière pensée d’une voix rauque.

« Les gauchistes ont accaparé le pouvoir. Il va falloir, pour arriver à nos fins, briser cette cohésion. »

Un silence pesant, marqué seulement par le crépitement des braises, parcourut la pièce. La question, certes, avait été posée maintes fois, et chacun avait pu longuement l’analyser. Mais, comme toujours, la répétition offrait un aperçu du problème. Les communalistes avaient réussi l’union sacrée, et il fallait, à l’évidence, en défaire les composantes pour que les libéraux parviennent à nouveau au pouvoir. La situation, il fallait le dire, s’avérait d’une rare complexité. Les hommes politiques présents n’avaient pas manqué de s’interroger sur l’état de leur pays, ses faiblesses, ses failles. Ils en connaissaient les causes. Leur but : les utiliser.

« Il faut qu’elle perde, pour de bon, quelques soutiens. Les plus radicaux. » affirma, d’un ton grave, le chef du cabinet en posant son verre à demi-vide. La fumée s'enroula autour de son visage.

Le problème, c’est qu’on savait fort bien quelle était l’humeur de leurs plus puissants ennemis. Les communalistes avaient beaucoup plus de sympathisants et de miliciens que les libéraux, que toutes les oppositions rassemblées, même. De plus, tous ceux-ci étaient d’une violence et d’une détermination dont les vieux caciques ne se sentaient pas forcément capables. Il fallait jouer fin, subtil. Sans courir le risque de créer une catastrophe irrémédiable. Que faire ?

Le chef du cabinet, comme les autres, connaissait ce sujet, et passa, une nouvelle fois, en revue les options disponibles. Il y avait, bien-sûr, la corruption. Offrir de l’argent, des emplois, quelques biens, était une méthode efficace. Elle avait aussi ses limites. L’honnêteté, les liens fraternels, ne manquaient pas chez leurs adversaires. Ils avaient déjà échoué en tentant de payer des chefs de zones communales pendant la République du Communaterra. Ils ne recommenceraient pas. D'autant moins qu'il est évident qu'en ce Paltoterra, si les ennemis ont tout un panthéon, ils ont aussi les instruments nécessaires à la fabrication de martyrs.

« Et les Îles du Goïda ? » Intervint brusquement un jeune homme.

Un silence se fit. La proposition était d’une audace qui frappa toutes l'ensemble des vieux. Pour l’instant, les Îles du Goïda étaient tenues par une dictature communiste installée par la Loduarie. Le pouvoir était certes affaibli par des luttes internes et une situation de pénurie généralisée, mais les loduariens allaient sûrement réagir violemment à la moindre tentative du gouvernement provisoire. Ils n’allaient sûrement pas supporter de voir leur satellite s’écrouler. Il suffirait d’empoisonner l’atmosphère pour créer une crise : on offrait aux loduariens la solution de leurs problèmes à travers une solution qu’elle n’accepterait à aucun prix. De plus, les communistes à la base auraient, dans la Convention, une position qui leur amènerait à exiger la guerre contre les pirates et la fin de la colonisation, pour les alliés communistes de ce pays. Ce devait être suffisant pour ébranler le bloc.

« Il suffirait... de quoi exactement ? » demanda Alexandre. L’idée était folle, mais il aimait toujours à la considérer avant d'abandonner toute proposition. Il appréciait particulièrement, aussi, d'imaginer les réactions de ceux qui auraient commis l'erreur de l'exprimer : ainsi la petite main ayant osé la prononcer, désormais confrontée aux regards méfiants de la haute bourgeoisie, sentit sa gorge se serrer. Sa langue s'était libérée d'elle-même : une véritable calamité.

Le jeune homme répondit, calmement : « De faire en sorte que l'indépendance de l'archipel soit reconnue. De faire en sorte, de nous poser comme le gouvernement légitime. »

Une petite partie du problème de l'équilibre social du pays résidait dans les prises de pouvoir en dehors du circuit traditionnel. La prise des Îles du Goïda était une promesse du régime communaliste : il serait facile de les aider à établir leur indépendance sans devoir faire plus. Les libéraux se poseraient, ainsi, comme le seul parti capable d’agir, permettant à Leonid de former de nouvelles alliances. Si tant est que son aile gauche la lâchait bien sur cette question.

Le vieux chef de file plissa les yeux, silencieux pendant quelques instants. Un sourire amer étira ses lèvres.

« Et les conservateurs ? Se joindront-ils ? » s’enquit, sur un ton faussement léger, un autre membre de la réunion, déridant la morosité ambiante.

Le rire sarcastique qui salua la question traversa la pièce, dissipant un peu l’atmosphère sombre qui planait depuis des heures. Ils n'avaient rien en commun. Leurs héritiers des monarchistes, ne s’intéressaient qu’à préserver les quelques lambeaux du pouvoir colonial dont les restes d’Aristocrates étaient titulaires.

« Cela devra suffire. Ou à tout le moins, il va falloir faire avec. Il faut leur apporter cette déception. »

Dans un coin du fumoir, Gabrielle Rosenthal écoutait le déroulement de la discussion, serrant silencieusement les poings. L'arrogance des hommes. Elle n'approuvait pas ce plan : une action de ce genre pouvait se retourner contre eux, un jour. Mais le moment n'était pas encore venu de remettre ces schémas en question. De leur imposer une nouvelle vision. Pour l’heure il fallait les subir. Ils parleraient encore, et encore, comme de vulgaires joueurs aux dés, mais elle gardait sa part pour plus tard. Ce n’était que partie remise. Un jour, les hommes seraient enfin libres.

Elle salua ses proches et quitta les lieux. Alexandre lui fit un commentaire élogieux avant son départ.


Le bitume de Bastión luisait sous la pluie persistante. En sortant du fumoir, Gabrielle Rosenthal ressentit une sensation étrange, comme si son propre corps avait été vidé de son essence. Les paroles, les stratégies, les rictus affectés du Club pour la Liberté du Peuple résonnaient encore en elle, mais la conviction avait disparu. Elle se sentait minuscule, insignifiante – un simple rouage dans la vieille machine rouillée du parti libéral, et, au-delà, de tous ceux qui prenaient part à l’administration. Il n’y avait plus, désormais, ni foi, ni gloire, mais une lente agonie. Elle leva les yeux vers les façades nouvellement construites, peintes de couleurs vives pour effacer la mémoire de la guerre. Bastión, pensée pour incarner la modernité et la promesse d’un avenir commun, la décevait. C’était une ville possible, oui, avec ses ambitions démesurées et ses financements massifs. Elle avait songé, plus d’une fois, à y avoir un appartement. Des bureaux. Un cabinet, dans un endroit élégant. Où elle pourrait se concentrer sur ses idées. Sur la liberté, sur l’individu, sur la puissance de la raison. La cité n'était pas une prison. N'était pas la soumission à l'ordre ou à l'idéologie : elle était, par essence, la matrice qui avait le pouvoir de faire s'épanouir son être. Le temps lui manquait cruellement. Elle avait le sentiment d’avoir abandonné sa propre utopie aux autres, d’avoir laissé la liberté aux bras d'esclaves qui ne voulaient pas se la donner, ou encore de lui faire faire ses propres erreurs.

Ce ne serait que partie remise : elle devait partir. Elle rejoignit le grand boulevard désert, dans l’espoir de trouver un taxi. La pluie s’intensifiait, balayant la ville d’un voile gris. Une patrouille de la Garde Nationale à cheval, reconnaissable à ses uniformes noirs, dériva lentement dans sa direction. Un sentiment de panique l’étreignit. N’avaient-ils donc jamais fini ? Jamais disparu ? La "dictature" cesserait-elle un jour de régner en ce Paltoterra, un jour de s'imposer par la menace du pistolet ? La rue déserte devint subitement menaçante, ses pas résonnant dans le vide. L’air chargé de gouttelettes avait un goût de cendres, le même goût qui se dégageait des fosses communes. Les ombres semblaient danser, se fondre en des formes menaçantes. Sans y réfléchir, elle glissa la main dans son sac, cherchant l’arme de poing qu’elle avait finit par acquérir après sa déconvenue avec le Comité d’Artopolis. Si les accusations portées contre elle avaient toujours été fausses, l'acharnement judiciaire dont elle était victime pouvait se prolonger jusqu'à la mort.

L’ombre du Capitole, que l’on sentait pourtant s'étendre depuis son balcon, ne disparaissait plus à son gré et les agents de la Garde s’approchaient de plus en plus. Ce n'étaient pourtant pas eux. Deux hommes en costume impeccables, surgirent. Des costumes : c’était la première fois, depuis longtemps, qu’elle voyait des hommes en costumes et savait qu’elle était, devant eux, obligée de paraître la parfaite bourgeoise éduquée. Elle repéra rapidement leurs gardes du corps, massifs, impassibles, postés à distance. L'Inquisition ? Peu probable. Les agents kah-tanais s'étaient faits très discrets depuis leur arrivée, bien nul n'ignorait le nombre des hommes qu'ils employaient et le rôle qu'ils jouaient.

Avant qu’elle n’ait pu articuler un mot ou préparer une réaction, l’un des hommes, grand et aux cheveux grisonnants, s’inclina légèrement et, d’une voix douce et posée, la salua.

« Mademoiselle Rosenthal ? »

Il tendit une carte de visite. Elle la prit, sentant, de façon très étrange, un filet d'espoir. Le nom frappé sur le carton était sec et court : Aegir Commodities.
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Et Bonne Année

La nuit était chaude sur Bastión. Une chaleur lourde, enveloppante, moite comme seules les nuits d’été en Paltoterra savaient l'être. Dehors, au-delà des vitres impeccablement propres du grand bâtiment administratif à l'architecture futuriste, les festivités du Nouvel An battaient leur plein. Des milliers d’habitants, venus des quatre coins du territoire, dansaient sous les éclats éphémères des feux d'artifice, s'agitant joyeusement sur les grandes avenues parfaitement alignées de cette cité moderne sortie du néant quelques années auparavant, symbole d'un avenir promis mais encore lointain. Bastión était censée représenter une renaissance après la guerre civile. Une ville nouvelle, construite sur des plans rationnels, pensée pour incarner la paix et la reconstruction. Pourtant, pour Julian Antanez et Eva Morales, Bastión était surtout devenue le décor d’une lutte politique féroce, à peine voilée derrière ses larges avenues bétonnées et ses élégantes façades de verre.

Julian, leader reconnu du Club des Populistes de Gauche, regardait la foule depuis une terrasse intérieure aménagée au dernier étage, les mains croisées dans son dos. Chaque explosion de feux d'artifice illuminait son visage marqué par l’amertume et la fatigue d’années de lutte. Il sentait, à chaque cri joyeux, à chaque détonation colorée illuminant le ciel nocturne, combien son combat semblait dérisoire, loin, trop loin du quotidien de cette foule heureuse. Comment pouvait-il prétendre diriger ces gens, ces femmes et ces hommes qui, cette nuit au moins, voulaient simplement oublier la politique, la guerre et les morts ?

À ses côtés, Eva Morales, cheffe du Parti Communaliste du Paltoterra - Eurysiens, observait elle aussi les feux d’artifice, mais avec une expression très différente. Figée dans son long manteau sombre, à la silhouette rigide et militaire, elle donnait l’impression d’une statue sévère, observant ce spectacle populaire avec une moue à la fois froide et vaguement méprisante. Pourtant, Julian voyait autre chose. Une fissure à peine perceptible dans son attitude assurée, comme si elle était moins sûre d'elle-même que ce qu'elle voulait bien laisser croire.

Il savait très bien à quel point elle le méprisait. Lui, le social-démocrate aux discours idéalistes, celui qu’elle qualifiait en privé de "vendu au capital" ou, pire encore, de "traître mou". Il détestait cette appellation. Ces imbéciles confondaient méthode et mollesse. De son côté, Eva incarnait tout ce qu'il haïssait dans la politique révolutionnaire : la rigidité doctrinaire, l’intransigeance sectaire, la brutalité de ceux pour qui la fin justifie toujours les moyens. Leurs partis respectifs se combattaient depuis des années, depuis bien avant l’arrivée des Kah-tanais, depuis l’époque où la Communaterra n’était encore qu’un espoir brûlant.

Mais ce soir, ils n’avaient plus le choix. Les désillusions accumulées, les victoires d’Iris Pavalan, la domination des Kah-tanais avaient réduit leurs partis à l’état de figurants dans leur propre pays. S'ils continuaient ainsi, dans quelques mois, leurs partis seraient intégrés de force ou simplement anéantis. Julian savait qu'Eva en était consciente autant que lui, même si elle ne l’admettrait jamais ouvertement.

Je n’aime pas ça non plus, finit-il par lâcher d’une voix fatiguée mais claire. Mais tu sais aussi bien que moi qu'on ne peut plus continuer à prétendre que tout va bien.

Eva détourna lentement les yeux des festivités. Sa voix était froide comme une lame :

Tu as besoin de moi, Julian ? De moi, qui incarne tout ce que tu méprises ? Mais où va le monde.

Il hocha lentement la tête, sans plaisir.

Oui. J'ai besoin de toi. Et toi aussi, tu as besoin de moi. Nos partis sont en train de mourir, Eva. Tu as beau afficher cette façade de petite Lorenzo des tropics, je sais que derrière tes grands discours et tes défilés militaires, ton parti est en crise. Tu n'as plus ni les effectifs, ni le soutien populaire que tu prétends avoir. Tes discours révolutionnaires ne prennent plus, tes partisans désertent. Regarde cette ville. Ils célèbrent quoi, à ton avis ? La paix, la stabilité. Pas la révolution. Pas les purges. Pas tes discours enflammés.

Eva resta silencieuse, ses yeux légèrement baissés, ses lèvres pincées. Julian insista doucement, conscient d’avoir touché juste :

Tu peux continuer à prétendre le contraire, mais nous savons tous deux que nos partis se meurent. Nous sommes des dinosaures, des vestiges d'un passé récent mais déjà révolu. Mais ensemble, nous pourrions inverser ça.

Elle releva lentement les yeux vers lui, une colère sourde dans le regard.

S'unir à toi ? Pour quoi faire ? Devenir une caricature social-démocrate, ramper aux pieds d’Iris pour avoir quelques miettes de pouvoir ?

Julian avança légèrement, maîtrisant soigneusement son ton :

Non. Pour retrouver un poids politique. Pour peser réellement contre Iris. Pour ne plus être seulement des spectateurs impuissants de sa victoire totale. Je déteste cette femme. Je la déteste autant que toi, mais elle a compris quelque chose avant nous : seule l'unité, même opportuniste, garantit la survie. Nous avons échoué parce que nous nous sommes combattus, Eva. Nous avons échoué parce que nous pensions avoir raison chacun de notre côté, chacun dans notre coin. Et pendant que nous nous détruisions, Iris prenait tout.

Eva détourna le regard, les mâchoires serrées. Elle le savait aussi bien que lui. Elle savait combien il avait raison. Sa voix fut soudain très basse, presque murmurée.

Je ne peux pas tout oublier. Je ne peux pas oublier les purges, les camarades perdus, les trahisons.

Il y eut un silence pesant entre eux. Dehors, les feux d’artifice redoublaient d’intensité, illuminant le visage fatigué de Julian.

Moi non plus, répondit-il enfin d’une voix très calme. Moi non plus. Mais nous n’avons plus le luxe de choisir nos alliés. Regarde-les, dit-il en indiquant d'un signe de tête les habitants dehors. Ils sont heureux aujourd'hui. Mais demain, quand Iris leur demandera davantage, quand les Kah-tanais exigeront leur dû, ils se réveilleront à nouveau dans un pays occupé, ruiné, sans alternative réelle. Qui sera là pour leur proposer autre chose que la soumission ou le chaos ? Toi seule ? Moi seul ? Non. Personne, Eva. Personne.

Elle demeura longtemps silencieuse, observant Bastión, cette ville née des ambitions d’autres, cette ville qui symbolisait un futur qu’ils avaient été incapables de construire eux-mêmes.

Tu as un plan, finit-elle par dire, avec réticence.

Julian hocha lentement la tête, conscient de l’importance cruciale de ce moment.

Oui. Un vrai plan. Pas juste un discours. Pas une utopie. Un vrai plan politique, pragmatique, matériel. Mais il ne pourra fonctionner que si les deux factions du Parti Communaliste du Paltoterra nous soutiennent. Sans leur coopération... nous échouerons encore, et peut-être pour la dernière fois.

Eva ferma brièvement les yeux, puis elle soupira, presque imperceptiblement. Lorsqu’elle les rouvrit, son regard avait légèrement changé, peut-être teinté d'une résignation, ou d'une lucidité nouvelle :

Explique-moi, Julian. Je t'écoute. Je t’écoute parce que, pour la première fois depuis longtemps, je crois que tu as peut-être raison.

Julian sentit un poids immense quitter ses épaules, mais la gravité de la situation ne le quittait pas. Il savait que ce n'était que le début d'une discussion plus longue, plus dangereuse encore. Pourtant, en cet instant précis, devant les lumières vives et joyeuses de Bastión, quelque chose venait peut-être enfin de bouger. Peut-être que cette nuit chaude et festive n'était pas entièrement un mensonge.

La route serait encore longue, semée d'embûches et de doutes. Mais au moins, ils avaient commencé.

Eva détourna lentement le regard de Julian, semblant peser chaque mot, consciente de jouer avec quelque chose de fragile, prêt à se briser à tout instant. Elle semblait en fait chercher à se convaincre elle-même.

Admettons que tu aies raison, Julian, murmura-t-elle finalement. Ton plan ne pourra fonctionner sans l'appui des deux factions du Parti Communaliste. Mais même si je parviens à convaincre les miens, je ne peux pas garantir que les futuristes accepteront aussi facilement. Tu connais leur leader... Mon cher camarade est... Ailleurs. Perdu dans ses utopies et ses visions technocratiques. Pas sûr qu'il accepte de se salir les mains avec nous.

Elle eut un sourire amer, presque douloureux. Il avait été le plus brillant architect du parti. Mais maintenant ? Une figure déclinante, au mieux. Elle décida de se montrer magnanime.

Il aime rêver. Et les rêveurs sont souvent difficiles à convaincre lorsqu'il s'agit de descendre dans la réalité.

Julian acquiesça lentement. Il connaissait trop bien cette vérité. Le silence retomba entre eux, brutalement interrompu par une violente explosion de couleurs, dehors, une pluie dorée se répandant lentement dans le ciel nocturne.


Non loin de là, perché sur le toit-terrasse d'un immeuble à l’architecture élégante, typiquement rationaliste, un homme d’une quarantaine d’années était assis seul sur une chaise métallique, son carnet de cuir noir posé sur ses genoux. Ignacio Billion, chef du courant futuriste du Parti Communaliste, était absorbé dans la contemplation du ciel en fête. Il traçait des lignes rapides au fusain, reproduisant sur le papier blanc, presque machinalement, l’envolée des fusées lumineuses, les éclats multicolores des feux d'artifice qui explosaient dans la nuit chaude et chargée de Bastión.

Ignacio aimait cette ambiance étrange, suspendue entre joie collective et solitude profonde. Depuis sa jeunesse, il avait toujours cherché refuge dans les visions de l’espace, des étoiles, imaginant d’autres mondes, d’autres réalités possibles. Ce soir, les explosions de couleurs dans le ciel lui semblaient presque être des reflets lointains d’un avenir qui n'existerait jamais. Mais ça n'empêchait pas de rêver.

Sa main continuait à dessiner mécaniquement, sans quitter les lumières vives du regard. Ignacio pensait à cette grande république technocratique galactique qu'il aimait tant imaginer dans ses moments de solitude. Une république immense, rationnelle, où des peuples alliés mettaient leur intelligence collective au service du bien commun. Des sociétés qui auraient dépassé leurs propres limites, leurs faiblesses intrinsèques, leurs rivalités primitives. Un rêve doux, agréable, mais infiniment lointain.

Ignacio toussa soudainement, interrompu dans ses pensées. La quinte, profonde, résonna douloureusement dans sa poitrine. Il posa son fusain sur le carnet, sa main tremblant légèrement sous l’effort. Il soupira, conscient de la fragilité pénible de son corps humain, de cette faiblesse insupportable qui, depuis des années déjà, lui rappelait sans cesse son impuissance face aux réalités biologiques. Il consulta rapidement sa montre, et avec un sourire désabusé, sortit une petite boîte de pilules blanches de la poche intérieure de son veston léger.

"Médicaments...", murmura-t-il pour lui-même, en avalant deux comprimés avec une gorgée d'eau tiède. Il observa un instant le flacon, pensif. La faiblesse du corps humain était une métaphore amère de leur faiblesse collective. Cette incapacité chronique à construire une société réellement fonctionnelle, libérée des vieux démons de l’autoritarisme, de la démagogie ou du populisme. Peut-être que la biologie dictait la politique autant que la politique influençait le corps. Peut-être qu'une espèce différente, ailleurs dans l'univers, avait résolu ces problèmes depuis longtemps. Peut-être même, qu’ils étaient déjà parmi les étoiles, à contempler les mêmes couleurs vives mais sans y voir la même mélancolie qu’il ressentait ce soir.

Il avala les pilules avec une gorgée d'eau fraîche, grimaçant légèrement. Puis il retourna à son dessin, observant le ciel d’un œil distrait. En pensant soudain aux autres chefs politiques de Bastión, il eut une expression amusée, férocement ironique.

Julian et Eva, se parler, coopérer ? Il secoua doucement la tête. Quelque chose avait dû changer dans l’air pour que ces deux-là envisagent sérieusement de s'allier. Peut-être les humains pouvaient-ils changer, après tout, se dit-il. Il avait assez peu d'espoir pour ces deux individus en particulier mais, après tout, il avait bien le droit de se montrer rêveur, pour une fois.

Lui, Ignacio Billion, serait-il prêt à les rejoindre dans leur danse politique dangereuse ? À renoncer à ses propres rêves de machine et de méthode pour descendre dans l'arène boueuse du pouvoir ?

Il observa encore un instant les lumières brillantes, magnifiques et éphémères dans le ciel sombre, puis murmura pour lui-même, doucement, mélancolique :

Peut-être. Peut-être pas.

Une autre quinte de toux le coupa dans son murmure. Il referma doucement son carnet, serra les mâchoires, et se redressa péniblement.

La nuit était loin d'être finie.


Ehara Kagami se tenait debout, appuyée contre un pilier orné de fines sculptures abstraites typiques de Bastión. Ses yeux sombres ne quittaient pas Iris Leonid Pavalan. La Haute-Commissaire paraissait, pour une fois, dénuée de la sévérité et de la prudence habituelle qui accompagnaient chacun de ses gestes. Iris riait légèrement, librement, discutant de façon détendue avec Mauve, la commissaire kah-tanaise dont l'air austère avait lui aussi disparu, remplacé par une expression de complicité rare. Cette image, loin de rassurer Ehara, lui inspirait un très profond sentiment de mal à l’aise.

Ehara avait toujours admiré Iris. Mais ce soir, quelque chose lui pesait. Peut-être était-ce ce sentiment, insupportable, que tout cela, toute cette joie et ces lumières, n'était qu'un masque posé sur les décombres de ce pays. Elle ressentait une tristesse confuse, mêlée à une colère sourde. Un état émotionnel typique de l’idéologie froide et intransigeante de l'Escadron : le peuple avait besoin de discipline et de vérité, non pas de cette joie factice. Une joie construite, trompeuse. Elle ressentait l'envie profonde de rappeler à tous ces gens dehors, dansant, souriant, qu'ils étaient là grâce à la discipline imposée par Iris, grâce aux sacrifices imposés aux camarades tombés durant la guerre. Ils célébraient la nouvelle année lorsqu'ils devraient remercier leur leader.

Près d'une grande fenêtre, légèrement isolé, le citoyen Macos Cortés, joyeux compagnon opportuniste, amusait la galerie avec un enthousiasme presque grotesque. Ehara détourna brièvement les yeux, dégoûtée par ce spectacle. Le commissaire aux affaires extérieures représentait tout ce que l'Escadron méprisait : le compromis, la faiblesse, l'absence totale de volonté politique claire. Un homme dont la seule qualité était de savoir précisément quand sourire et devant qui. Un parasite utile, mais parasite quand même.

La commandante de la Garde républicaine ferma brièvement les yeux, respirant profondément pour contrôler sa colère montante. Elle sentait ce soir-là tout ce qui séparait son propre fanatisme discipliné, son idéologie sans compromis, des discours conciliants et modérés d’Iris, des rires détendus de Mauve, des gesticulations clownesques de Cortés. L’Escadron qu'elle avait battit de ses mains avec ses camarades lui avait, en retour, enseigné que la révolution ne tolère aucun relâchement, aucune faiblesse, que chaque moment de joie et d'insouciance pouvait devenir une brèche par laquelle le chaos et la décadence s'infiltrent. Ce soir, elle avait l'impression d'être la seule à se rappeler la fragilité absolue de leur pouvoir.

Ehara fut soudain tirée de ses pensées par une voix familière, chargée d’une pointe de panique :

Ehara ! Camarade, j'ai besoin de toi !

Elle se tourna vers Estela Zorita, commissaire aux affaires culturelles, visiblement excédée. Ancienne peintre devenue commissaire par hasard, Estela agitait nerveusement une main couverte de bagues colorées.

Un problème, camarade commissaire ?

Estela roula des yeux, exaspérée.

C’est Noé. Me crois-tu si je te dis qu'elle est proprement insupportable, ce soir ? Elle recommence à nous bassiner avec sa théorie absurde sur "l’État spontané". Elle dit que toute autorité centrale est réactionnaire, que nous, les cadres administratifs, sommes de futurs tyrans potentiels, des dictateurs déguisés. Je n’arrive pas à le remettre à sa place seule. Bref : viens, j’ai besoin de renfort.

Ehara eut un bref sourire glacial, presque cruel, tout en jetant un dernier regard vers Iris, toujours absorbée dans une discussion légère avec Mauve. Elle laissa échapper un soupir froid. Elle aurait préféré rester ici à surveiller sa Haute-Commissaire plutôt que de se lancer dans un débat stérile avec un acéphale doctrinaire, mais son devoir était ailleurs ce soir.

J’arrive, lâcha-t-elle finalement en rajustant sa veste sombre.

Traversant rapidement la salle décorée de manière festive, elle rejoignit Estela dans un coin où s’étaient rassemblés quelques cadres du parti. Noé Cazalle, éternellement vêtu de son long gilet gris élimé et coiffé de sa chevelure ébouriffée, continuait de parler d’un ton passionné, provocateur, à peine audible à cause des explosions de feux d’artifice qui continuaient de secouer la nuit dehors.

Je vous le redis encore une fois, camarades : tant qu’il y aura un État, même prétendument révolutionnaire, nous n’aurons rien appris des erreurs de la Communaterra. Un vrai communalisme, un vrai communalisme, ne peut naître que d’une autonomie totale des communes ! Ce gouvernement transitoire, c’est déjà une trahison !

Ehara s’approcha lentement, lançant froidement, mais sans agressivité excessive :

Noé, ta théorie est charmante, mais absurde. Sans centralisme, sans ordre, comment comptes-tu empêcher nos ennemis de nous détruire encore une fois ? La Communaterra est morte précisément parce qu'elle refusait toute discipline réaliste.

Noé se retourna vivement vers elle, visiblement contrarié mais pas surpris de son intervention :

Je reconnais bien là l’Escadron, Ehara. Toujours le même discours : discipline, ordre, soumission. À croire que vous regrettez presque la vieille armée impériale...

Elle serra les mâchoires, sentant une nouvelle vague de colère froide monter en elle. Pourtant, elle se contenta d'un sourire dur, glacial.

C’est grâce à cette discipline que tu peux encore tenir tes discours idéalistes sans risquer de te faire assassiner, camarade. Ne confonds pas faiblesse et liberté. Sans structure, nous serions déjà tous morts.

Elle sentit à ce moment précis une présence dans son dos et tourna légèrement la tête. Mauve, plus loin, fixait intensément leur petit groupe, son regard étrangement méfiant. Ehara soutint ce regard silencieusement, consciente que chaque mot, chaque geste ce soir avait des conséquences. Le Grand Kah observait toujours, même quand il semblait ne pas s'intéresser à leurs querelles idéologiques.

Elle finit par détourner les yeux, retournant vers Noé avec un soupir agacé.

Cette discussion ne mène nulle part, déclara-t-elle sèchement. Reprends tes théories abstraites demain, camarade, quand nous aurons fini de stabiliser ce pays.

Noé ouvrit la bouche pour répliquer, mais une nouvelle série d'explosions de feux d'artifice couvrit complètement ses mots. Ehara se détourna, reprenant sa place initiale, près d'Estela qui lui sourit, reconnaissante.

Elle jeta de nouveau un regard vers Iris. Celle-ci riait toujours avec Mauve, complètement indifférente à ces querelles internes qui menaçaient pourtant la coalition. Ehara serra discrètement le poing. Ce pays était fragile, trop fragile, et cette nuit de célébrations, cette parenthèse de joie artificielle, ne changerait rien aux véritables luttes qui continuaient de se livrer, même ici, même maintenant, dans la douce chaleur de Bastión.


La foule célébrait bruyamment l’année nouvelle, et les lumières chaleureuses des feux d’artifice dessinaient des arabesques multicolores dans le ciel étouffant de Bastión. Alexandre Pozner observait le spectacle depuis une salle située au troisième étage de l'hôtel "Avenir", confortable refuge discret choisi par le Club pour la Liberté du Peuple, loin des grandes fêtes officielles. Les visages radieux qui chantaient et dansaient dans les rues lui semblaient presque irréels, comme des personnages d’un film vu trop souvent. Il sourit légèrement, cynique mais bienveillant, comme s’il comprenait que les illusions avaient elles aussi leur utilité.

À côté de lui, Gabrielle Rosenthal demeurait silencieuse. Son regard dur et analytique balayait la foule avec une froideur distante. Ses yeux sombres fixaient les éclats colorés des feux d’artifice, mais son esprit était ailleurs, plongé dans ses propres souvenirs douloureux. Alexandre remarqua ce léger tremblement dans ses mains, qu'elle s'efforçait pourtant de cacher soigneusement en les serrant discrètement l'une contre l'autre.

Il savait précisément ce qu'elle ressentait. Lui-même n’avait plus grand-chose à perdre, ni grand monde à aimer. Tous deux partageaient cette étrange fraternité née dans la solitude absolue : l’absence totale de famille. Cette situation n’avait rien d’exceptionnel dans ce pays meurtri par la guerre civile, mais elle n'en était pas moins douloureuse. Lui, Alexandre Pozner, homme d’affaires aux manières impeccables, vétéran des coulisses politiques du pays depuis des décennies, avait appris à accepter cette solitude. Mais il comprenait bien que Gabrielle, malgré son masque de froide détermination, n'avait pas encore tout à fait réussi à s'y faire.

Il tourna légèrement la tête vers elle, laissant un sourire discret se dessiner sur ses lèvres fines :

C'est étrange, Gabrielle. Tous ces gens fêtent une renaissance, alors qu'en réalité ils sont tous des orphelins d’un monde disparu.

Elle hésita un moment, avant de lui répondre d'une voix qu'elle espérait assurée.

Je n'ai plus de famille non plus, Alexandre. Plus rien qui me lie vraiment à ce pays, en tout cas.

Elle marqua une pause. Son regard glissait au-dessus de la foule, fixant vaguement un groupe de jeunes qui lançaient des fusées colorées avec des cris joyeux. Son visage restait figé, sans expression apparente. Lorsqu'elle reprit, sa voix s'était faite plus basse, presque introspective.

C'est une drôle de sensation. Ne plus rien avoir à perdre, je veux dire. Ça libère. Mais je ne suis pas sûr que nous soyons fait pour ça. Nous autres les humains, j'entends.

Alexandre acquiesça lentement, presque paternellement. Il tira doucement une cigarette de son étui d'argent, la porta à ses lèvres et l'alluma avec calme. L'homme âgé observait Gabrielle, évaluant soigneusement sa détermination et ses faiblesses. Il connaissait bien cette posture bravache, ce mélange complexe d'assurance et de vulnérabilité.

J’ai vécu la même chose que toi, jeune femme. Ma famille entière a été emportée par les purges. Mon fils a choisi le mauvais camp. Ma femme n’a pas survécu aux premières répressions. Depuis, je n’ai plus eu que ça. Il fit un geste vers la ville, la politique, le pays. Je me suis accroché à tout ça parce que c’était ce qui me restait. Mais aussi parce que c’est tout ce qu’on peut espérer contrôler dans un monde pareil.

Gabrielle le regarda, un instant surprise de cette sincérité inhabituelle venant d’un homme réputé pour son pragmatisme froid. Quelque chose chez Pozner lui inspirait pourtant du respect. Elle voyait bien en lui le dernier représentant d'une politique ancienne, d'une manière dépassée de gérer les affaires, faite de compromis secrets et de calculs mesurés. Mais justement, peut-être était-ce exactement ce dont ils avaient besoin en ce moment : quelqu’un capable de leur redonner pied dans la réalité, loin des utopies violentes ou idéalistes qui avaient presque tué le pays.

Pourquoi êtes-vous encore là ? finit-elle par demander avec une curiosité sincère mais prudente. Pourquoi n’avez-vous pas quitté tout ça ? Vous auriez pu partir avec votre argent, vivre ailleurs, vivre en paix. Profiter du fruit de votre labeur; Or, vous êtes ici.

Alexandre tira lentement sur sa cigarette, laissant la fumée s'échapper doucement de ses lèvres avant de répondre avec une certaine douceur.

Parce que ce pays m’appartient encore, Gabrielle. Parce qu’il est notre devoir à nous, libéraux, de reconstruire après les fanatiques et les idéalistes. Parce qu’il faut bien que quelqu'un reprenne la main après toutes ces folies meurtrières. Et aussi parce que, finalement, j’aime encore assez ce pays pour lui offrir mes dernières années.

Il sourit pensivement et fit un geste en direction des rues, plus bas.

Et toi ? Que te reste-t-il ?

Gabrielle eut un léger rire amer, presque méprisant envers elle-même.

Seulement mes idées. La conviction qu’on pourrait faire mieux. Qu’on doit faire mieux. Et un peu de haine envers ceux qui nous ont tout pris.

La réponse sembla amuser Alexandre, qui sourit, presque tendrement. Derrière ses yeux vifs brillait cependant une pointe d'intérêt calculateur. Il sentait la force intérieure de Gabrielle. Il sentait aussi le potentiel d'ambition immense qui sommeillait en elle.

Pour l'heure mettons cette haine de côté, dit-il calmement. Elle peut servir à combattre tes ennemis, mais nous n'en sommes pas encore tout à fait là.

Il marqua une pause, observant les couleurs vives des feux d’artifice éclairer la ville.

Je suis vieux, Gabrielle. J'ai passé toute ma vie à jouer à ce jeu. À chaque fois, je pensais que c’était la dernière partie, mais il y en avait toujours une autre. Aujourd'hui, je ne sais plus combien de temps il me reste. Je sais seulement que le parti aura bientôt besoin de toi.

Gabrielle tourna vivement la tête vers lui, surprise, troublée par cette déclaration inattendue.

Oui ? Et donc ? demanda-t-elle en fixant intensément le vieux politicien.

Alexandre lui rendit son regard avec calme, déposant délicatement la cendre de sa cigarette :

Je veux dire que ce pays aura bientôt besoin d'une nouvelle voix, plus jeune, plus incisive. D'une nouvelle approche, capable de rompre totalement avec les erreurs du passé. Je te regarde depuis longtemps, Gabrielle. Je vois en toi ce que je n'ai plus, et ce dont le pays aura besoin demain. Je suis fatigué. Bientôt, ce sera à toi de prendre la relève.

Elle resta silencieuse, absorbant lentement l’ampleur de la proposition, saisissant pleinement l'opportunité historique qu'il lui offrait.
Alexandre jeta sa cigarette par-dessus la rambarde du balcon et conclut, d'une voix assurée mais empreinte d’une gravité feinte.

Mais avant ça, il nous faudra agir ensemble, Gabrielle. Les autres partis conspirent déjà. Nous ne pouvons pas rester spectateurs. Ensemble nous reconstruirons ce pays comme il devrait l'être : libre, riche, débarrassé enfin de la tyrannie de ces dogmes absurdes. Des injonctions à la soumissions des créateurs, des travailleurs, de ceux qui font à ceux qui profitent. Es-tu prête à accepter ?

Elle ne prit même pas la peine d'hésiter.

Oui, Alexandre. Bien entendu que je suis prête.


Plus bas encore, sous la peau lisse et neuve de Bastión, sous ses façades élégantes et ses larges avenues rectilignes, s'étendait un tout autre monde. Un monde sombre, froid, moite, qui conservait dans ses entrailles les souvenirs enfouis de toutes les horreurs qu’on avait voulu oublier. Là où finissaient les fondations lisses et rassurantes de la nouvelle cité commençaient les tunnels sombres, vestiges humides et oppressants de l’époque coloniale. Là, entre les pierres sombres et les voûtes rongées par les années, les voix d’une révolution vaincue murmuraient encore leurs prières amères et pleines d'espoirs secrets.

La jeune prêtresse avançait lentement, portant une simple lampe à huile qui projetait autour d'elle une lumière tremblotante, insuffisante pour dissiper totalement l’obscurité omniprésente. Sa silhouette frêle, presque spectrale dans sa robe noire usée, semblait danser étrangement sur les murs anciens. Elle ne connaissait que trop bien ce chemin. Chaque pas la rapprochait un peu plus du passé qu’elle tentait à la fois d’oublier et de ressusciter.

Derrière elle, quelques fidèles silencieux, le visage grave, suivaient religieusement chacun de ses gestes. Une petite congrégation secrète de visages ternes et fatigués, animés par une foi têtue en une Communaterra mythifiée, qui n'avait pourtant laissé que ruines et morts derrière elle. Tous avaient perdu quelqu’un, quelque chose. Tous attendaient une revanche sur l’histoire.

La jeune prêtresse s’arrêta enfin devant une vieille porte en fer rouillé. Ses mains frêles poussèrent péniblement l'épaisse porte, dévoilant un espace réduit, une ancienne cave voûtée à moitié inondée où flottait une odeur permanente d’humidité et de moisissure. Sur un autel improvisé, fait de caisses de munitions empilées les unes sur les autres, reposait un portrait grossier de l’ancienne Papesse du mouvement révolutionnaire, Maria I, emprisonnée par les Kah-tanais et condamnée à une exécution prochaine par l’Égide. Quelques bougies tremblotantes éclairaient faiblement la pièce, projetant d’étranges ombres dansantes sur les murs humides.

La jeune femme s’agenouilla lentement, tandis que les fidèles silencieux faisaient de même derrière elle. Sa voix était tremblante, hésitante, comme celle d’une enfant, et pourtant, elle parlait avec une exaltation profonde :

Sainte Maria, protectrice du peuple, guide de la révolution éternelle... Entends-nous. Entends-moi, moi qui ai été ton soldat, moi qui ai tenu le fusil devant l’ennemi, moi qui ai rendu justice au nom de ta parole sacrée. Pardonne-nous notre faiblesse, et guide-nous.

Sa voix s’étrangla soudain. Un long frisson parcourut son corps. Elle ferma les yeux, troublée, comme si elle entendait, à nouveau, les hurlements des soldats impériaux condamnés, les cris d’horreur qui l’avaient tant marquée. Elle serra les dents, cherchant dans la douleur une force nouvelle :

Guide-nous, Maria, oui qui que tu sois devenue maintenant. Je... Je sens ta présence. Je t’entends. La nouvelle est bonne, Maria, bientôt… Bientôt tu auras une héritière. Une nouvelle papesse, pour guider la révolution vers la victoire. Oui, nous l’avons appris. La révolution reviendra, elle reviendra, je le sais, je te le jure.

Elle frissonna, écoutant malgré elle les murmures imaginaires qui semblaient glisser des murs, des plafonds, des ténèbres. Depuis plusieurs semaines, elle entendait ces voix. Étaient-elles seulement celles des souvenirs atroces qui revenaient chaque nuit, lui rappelant sans cesse les fusillades, les exécutions, son propre regard froid et implacable, enfant, face aux soldats impériaux terrifiés qu’elle avait abattus ? Ou était-ce vraiment Maria qui lui parlait, du fond d'une cellule obscure ? Peut-être était-ce simplement la folie qui venait doucement lui murmurer des choses impossibles à comprendre. Elle ne serait pas la première.

Et au fond, quelle importance ? Seule comptait la révolution. Seul comptait ce combat éternel qui justifiait tout, même l’horreur.
Elle leva lentement les yeux vers ses fidèles silencieux, les observant brièvement à la lueur pâle et vacillante des bougies. Ils attendaient un signe, une direction. Leur silence était presque écrasant.

Elle respira profondément, reprit un semblant d’assurance et déclara, sa voix vibrant à nouveau, exaltée, dangereuse, effrayée, aussi :

La nouvelle année sera notre année. L’année du retour de la vraie révolution. Celle qui n’a jamais cessé de brûler dans nos cœurs. Celle que les kah-tanais croient avoir étouffée, mais qui attend, qui respire encore, prête à reprendre son envol.

Elle se leva lentement, ses jambes faibles sous l’effet de l’excitation et de l’émotion. Puis elle sourit avec une tendresse étrange, qui n'avait rien de saine, et fit un geste en direction des fidèles réunis pour l'entendre.

Ce soir, profitez de la nuit. Allez chanter, dansez, riez avec eux, au-dessus. Mais n’oubliez jamais ce pourquoi nous sommes ici. Notre heure approche. L’année qui vient sera celle de notre réveil, camarades. Celle du retour de notre vraie révolution.

Les fidèles sortirent lentement, l'un après l'autre, silencieusement, solennellement. La jeune prêtresse resta seule un instant dans la pièce obscure, ses épaules soudain secouées par des tremblements incontrôlables. Elle respira lentement, essayant de contrôler cette panique sourde, viscérale, qui l'envahissait toujours après ses discours exaltés. Elle crut entendre encore une fois une voix murmurer quelque chose, mais ne parvint pas à en saisir le sens. Terrifiée. Exaltée. Elle quitta précipitamment la pièce humide et froide, refermant lentement la lourde porte derrière elle.

Elle murmura, à peine audible, peut-être à elle-même, peut-être à l'obscurité :

Je les sauverai, Maria. Je les sauverai tous. Quoi qu’il en coûte.

Puis elle remonta lentement les marches vers la rue, vers la chaleur, vers les éclats joyeux et violents de la nuit festive, prête à rejoindre ses fidèles dehors, dans une dernière tentative désespérée de retrouver une vie normale, même pour une nuit, dans cette ville qui semblait si lointaine de tout ce qu’elle avait vécu.

La révolution pouvait attendre demain. Ce soir, elle voulait seulement oublier.


À quelques kilomètres à peine de la ville, dans un poste de garde isolé installé au sommet d’une colline boisée, deux soldats kah-tanais regardaient tranquillement les lumières colorées des feux d’artifice illuminer les nuages au loin. Leurs visages étaient détendus, baignés dans la faible lumière orangée d'une lanterne posée à leurs pieds. Autour d'eux, le silence n'était brisé que par les éclats lointains de la fête et les insectes nocturnes qui bourdonnaient doucement dans la chaleur moite de la nuit.

Ils burent lentement leurs bières fraîches, savourant le calme relatif après une longue journée passée à patrouiller sans fin les frontières du territoire occupé. L'un d’eux, plus jeune, presque encore adolescent, finit par rompre le silence d'une voix douce, teintée d'une lassitude presque confortable :

Tu comptes bientôt prendre une permission ? Ça fait combien de temps que t'es ici, maintenant ? Presque deux ans, non ?

Son camarade, légèrement plus âgé, haussa lentement les épaules, laissant passer quelques secondes avant de répondre d'une voix hésitante :

Ouais, bientôt deux ans et demi. Peut-être qu'il serait temps. Je pensais pas rester si longtemps, tu sais. Mais... Tu sais comment c'est. On prend vite ses habitudes, ici. Puis le pays est calme. On se fait à la tranquillité.

Il hésita un instant, avant d'ajouter avec un léger sourire, teinté d'une ironie douce-amère :

Puis, quand t'as passé deux ans à Bastión, c'est un peu comme si tu pouvais plus vraiment rentrer chez toi. C'est bizarre, non ?

Son ami hocha lentement la tête en buvant une gorgée de bière fraîche. Au loin, une nouvelle salve d'explosions lumineuses éclata, illuminant brièvement le visage pensif des deux soldats.

Y'a un peu de ça. Enfin bon, même les soldats ont le droit de rentrer un peu chez eux, de temps en temps.

Ils rirent tous les deux, doucement, parfaitement conscients du caractère à la fois étrange et banal de leur situation. Ce poste d'observation n'avait jamais été dangereux. Les habitants ne semblaient pas vraiment leur en vouloir. À vrai dire, leur occupation n’avait été qu'une longue attente paisible, une routine agréable, loin des horreurs que certains de leurs camarades avaient vécues dans d'autres régions du pays.

Le plus jeune des deux leva finalement sa bouteille, désignant au loin la ville en fête.

À une autre année de tranquillité, alors ?

Son camarade sourit à nouveau, quelque chose dans son expression ressemblait à de la mélancolie.

Ouais, à une autre année sans histoires.

Ils burent leurs bières en silence, les yeux perdus vers les couleurs vives et éphémères qui illuminaient le ciel chaud de cette nuit étrange, loin de leurs maisons, loin de leur pays, dans un monde qu'ils occupaient sans réellement le comprendre. Ils se sentaient presque comme chez eux, ici, dans ce pays devenu familier malgré lui.

Ils ignoraient tous deux, alors qu'ils contemplaient naïvement la beauté lumineuse de Bastión, que quelque part dans les profondeurs, sous la ville même, et dans les salons élégants et climatisés, d'autres s’apprêtaient déjà à rendre leur vœu illusoire.
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