Dans cet avion, DiGrassi avait troqué son habit militaire pour le costume civil qu'il avait abandonné depuis des mois. Sa mine s'était dégradée avec le conflit: il ne dormait plus et mangeait peu. De plus, la compagnie avec laquelle il s'était entouré paraissait fort désagréable, tout particulièrement le 1er magistrat de Strombola, Erica Stradivaci, qui avait insisté pour que sa cité soit représentée à ce sommet. Elle avait beau se targuer d'être un soutien de DiGrassi en ses terres, elle était une femme rustre, méprisante et à la conversation pauvre, presque autant que celle d'un achosien. En revanche, DiGrassi avait la plus grande des estimes pour l'ordonnateur du Sénat, spécialiste en droit et doyen de l'assemblée, Gabriele Zonta, qui l'accompagnait de ses conseils et de sa sagesse. Le vieil homme, 89 ans, était fatigué par le voyage, mais sa présence était indispensable. Dans une société qui privilégie la vieillesse comme garante de la bonne tenue des institutions, quelle compagnie ne fut pas meilleure que celle du vieil homme qui présidait les séances du Sénat en vertu de son âge, avant le coup d'état de Scaela en tout cas. DiGrassi lui posait des questions par moment, rien que des questions, car Zonta détestait qu'on fasse semblant de lui faire la conversation. Zonta était un sénateur, et rien d'autre que cela. Il n'avait jamais rien été d'autre ces quarante dernières années. Il se permettait de tutoyer l'un des personnages les plus puissants de la République en vertu de cet âge vénérable:
- Toi qui est strombolain de naissance, Matteo, est-ce que tu t'es intéressé à l'Histoire avant ce sommet ?
- L'Histoire de quoi ? - lui demanda le triumvir - Mon histoire avec les achosiens me suffit à connaître le dossier, sénateur doyen.
- Il faut inscrire ses actes dans le temps long, Matteo, si tu veux régler ce problème achosien une bonne fois pour toutes. Cela ne suffit pas de se réduire à ce qu l'AIAN a pu faire il y a vingt ans. Appuie toi sur l'Histoire, et sur nos lois, et je suis persuadé que ce dossier sera bientôt derrière nous. Nos lois nous ont toujours permis de nous sortir de toutes les situations. Et nous pourrons reprendre nos tractation à plus important que quelques hommes peints en Achosie.
Il n'y avait pas chez DiGrassi une anxiété quelconque. Deux jours plus tôt, il était à 30 kilomètres du ligne de front. Il y avait plutôt un empressement de résoudre un problème séculaire et s'en récolter les lauriers. Le vieux sénateur l'interpella de nouveau:
- Dans toute cette affaire, Matteo, ce ne sont pas les achosiens qui m'inquiètent. Nous savons bien comment ils se comportent et réagissent, ils sont prévisibles. Mais l'OND, pense tu cela habile d'avoir confié l'arbitrage d'une telle réunion à des étrangers ?
- Si il faut faire un arbitrage, autant qu'il soit reconnu par nos voisins après tout. - lui répondit-il - l'OND est une bête à plusieurs têtes qu'il faut parfois nourrir pour ne pas lui donner faim, sénateur-doyen. Il faudra nécessairement assurer des relations cordiales avec eux. L'après guerre se profile, et il nous faudra reconstruire un réseau diplomatique. J'ai donné à l'OND de quoi s'occuper amplement ces derniers temps avec ces histoires de bateaux, de loduariens et d'autres mondanités, assez pour avoir la paix. Je connais les onédiens: les teylais sont des chercheurs de gloire, les tanskiens sont des va-t-en guerre, les nordiens des anti-communistes et les caratradais...eux sont particulièrement intriguant et discrets. Ils aiment être rassurés, et ils seront rassurés.
- N'oublie pas également que le Sénat a déjà cédé beaucoup de concessions aux achosiens, Matteo. Si la négociation échoue, beaucoup de personnes te le reprocheront, que tu sois vainqueur de cette guerre ou non. Sois respectueux envers nos cités libres, ferme avec les achosiens et courtois avec l'OND.
- Je m'en souviendrai, sénateur-doyen.
L'avion se posa enfin à Caratrad, là où les autres délégations les attendait déjà sûrement...