Semblait-il.
Depuis des temps immémoriaux, depuis qu’Albi avait eu à composer avec des voisins puissants, petit royaume au milieu de grands empires, s’était développé chez ces gens là quelque chose du culte du secret. Il fallait les comprendre, une âme romantique doublée d’un esprit aristocratique, les Albiens étaient fort friands de ces petites conspirations. A l’époque de l’âge d’or du Royaume, courtisans et bourgeois de salons s’étaient pris de passion pour plusieurs traités orientaux : L’art Majeur, du penseur Mun Minsu ; Les fleurs de la guerre, ouvrage théorique rédigé par Dong Yahui ; ou d’origine eurysienne : La fortuna della guerra, du philosophe Vidone Montanino et Roi : règne et œuvre par Atanasio Scarpulla. On ne juraient plus alors que par les stratagèmes, comme si la guerre, tout compte fait, se réglait davantage à coup de poignards et missives secrètes que par la force des armes. Pensée logique pour qui, à l’époque, n’avait pas d’armée digne de ce nom.
Une chercheuse Pharoise, la Citoyenne Lyydi, s’était un jour essayé à cartographier l’idéologie albienne. Travail contesté car jugé essentialisant, il n’en avait pas moins fait date, sans doute parce que quelques paragraphes admirablement rédigés avaient trouvé un écho étonnant aux idées reçues que les Pharois avaient sur leurs compatriotes méridionaux. Ces citations bien pensées faisaient par ailleurs d'excellents prêt-à-penser pour épaissir de verni intellectuel un article de journal. On pouvait ainsi lire, page 44 :
« L’idéologie albienne (au sens socialiste du terme c’est-à-dire rationalisation et la structuration en un mode de pensée cohérent des conditions matérielles d’existence de la classe sociale dominante et de ses intérêt) est une pensée de comploteur. Historiquement aristocratique, elle ne pu supporter le sentiment de dépouillement charrié par l'égalité des droits et l'avènement des idées pirates et socialistes. Pour conserver son rang, elle se sépara du corps social volontairement, et préféra les ombres de la conspiration aux lumières humiliantes du jeu de la démocratie. Comme l'habit des nobles fait leurs rangs, le mystère rehausse et surplombe ceux qui n'en sont pas. Les Albiens furent le peuple dominant de la Péninsule et ce privilège retiré ils en gardent le sentiment d’être des souverains spoliés et le goût amer d'un passé définitivement révolu. Dépossédés de leurs titres, désargentés, ils se tournèrent immédiatement dans une autre forme de distinction : celle du secret. Ainsi, privée de pouvoir mais convaincue de sa supériorité culturelle, la société albienne se réfugia naturellement dans les deux domaines où des siècles d’oisiveté l'avait fait exceller : la science – car les Albiens estiment nécessaire de maîtriser les arcanes de ce monde – et la politique, seul et dernier moyen de négocier encore les miettes d’un royaume basculant résolument vers la République pirate pharoise. Articulées ensemble comme un cocktail toxique, les savoirs hérités de leur grande curiosité académique et la déconnexion sociale inhérente au statut d'universitaire les autorisèrent de nouveaux à se montrer arrogant. »
Sans doute chacun de ces mots cruels n’était pas juste, mais ils furent bien accueillis par le public, les Pharois par la satisfaction mesquine d'y retrouver l’ombre rageuse de leurs anciens tyrans aujourd'hui défaits, et les Albiens la confirmation de leur génie national.
Qui aura suivi l’histoire d’Albigärk comprendra aisément la tragédie que représenta la période coloniale, la capitale du vieux royaume tombant aux mains d’un impérialisme plus redoutable encore que ce qu’avait été Albi : celle de l’Empire Listonien. Albigärk sous cloche, ses universités fermées, était devenue la capitale des ombres cinq décennies durant et lorsque, ayant comploté suffisamment, les Pharois dégagèrent la Listonie, la ville aux vingt universités se releva meurtrie et définitivement convaincue de la nécessité d’œuvre par devers pour survivre à la prochaine crise. Comme si Listonia y avait plaqué un couvercle, Albigärk mitonna de l’intérieur en vase clôt et, libérée, dans sa nouvelle effervescence, se piqua d'ambition. Dès lors il n’exista plus une seule université sans société secrète et les étudiants – qui comme chacun sait ont du temps à perdre – entreprirent l’œuvre restée en suspens et fantasmée pendant un demi-siècle : rendre au Royaume sa grandeur.