02/08/2015
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[RP] Eau profonde, Etat profond

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Dans le tumulte du monde où se fracassent les événements, tout le monde avait oublié la petite commune d’Albigärk. Oh ! on comptait bien les étudiants qui s’y rendaient en échanges, ses universités affichaient un joli palmarès en cette matière, mais comme tout le monde se fiche bien des universitaires, a fortiori en sciences humaines, tout le monde se fichait d’Albigärk. Pensez-vous, une ville dirigée par un chien… On l'avait nommé là pour la plaisanterie, moquer les rois et la politique, doigt d'honneur adolescent. Le premier éclat de rire consommé, on s’habituait à la blague et la blague n’en était plus une, alors Albigärk devenait un peu ridicule, un sourire délavé qui prenait la poussière et l’on regardait de loin cette commune anarchiste qui semble-t-il n’avait rien à proposer d’autre qu’une moquerie sans lendemain.

Semblait-il.

Depuis des temps immémoriaux, depuis qu’Albi avait eu à composer avec des voisins puissants, petit royaume au milieu de grands empires, s’était développé chez ces gens là quelque chose du culte du secret. Il fallait les comprendre, une âme romantique doublée d’un esprit aristocratique, les Albiens étaient fort friands de ces petites conspirations. A l’époque de l’âge d’or du Royaume, courtisans et bourgeois de salons s’étaient pris de passion pour plusieurs traités orientaux : L’art Majeur, du penseur Mun Minsu ; Les fleurs de la guerre, ouvrage théorique rédigé par Dong Yahui ; ou d’origine eurysienne : La fortuna della guerra, du philosophe Vidone Montanino et Roi : règne et œuvre par Atanasio Scarpulla. On ne juraient plus alors que par les stratagèmes, comme si la guerre, tout compte fait, se réglait davantage à coup de poignards et missives secrètes que par la force des armes. Pensée logique pour qui, à l’époque, n’avait pas d’armée digne de ce nom.
Une chercheuse Pharoise, la Citoyenne Lyydi, s’était un jour essayé à cartographier l’idéologie albienne. Travail contesté car jugé essentialisant, il n’en avait pas moins fait date, sans doute parce que quelques paragraphes admirablement rédigés avaient trouvé un écho étonnant aux idées reçues que les Pharois avaient sur leurs compatriotes méridionaux. Ces citations bien pensées faisaient par ailleurs d'excellents prêt-à-penser pour épaissir de verni intellectuel un article de journal. On pouvait ainsi lire, page 44 :

« L’idéologie albienne (au sens socialiste du terme c’est-à-dire rationalisation et la structuration en un mode de pensée cohérent des conditions matérielles d’existence de la classe sociale dominante et de ses intérêt) est une pensée de comploteur. Historiquement aristocratique, elle ne pu supporter le sentiment de dépouillement charrié par l'égalité des droits et l'avènement des idées pirates et socialistes. Pour conserver son rang, elle se sépara du corps social volontairement, et préféra les ombres de la conspiration aux lumières humiliantes du jeu de la démocratie. Comme l'habit des nobles fait leurs rangs, le mystère rehausse et surplombe ceux qui n'en sont pas. Les Albiens furent le peuple dominant de la Péninsule et ce privilège retiré ils en gardent le sentiment d’être des souverains spoliés et le goût amer d'un passé définitivement révolu. Dépossédés de leurs titres, désargentés, ils se tournèrent immédiatement dans une autre forme de distinction : celle du secret. Ainsi, privée de pouvoir mais convaincue de sa supériorité culturelle, la société albienne se réfugia naturellement dans les deux domaines où des siècles d’oisiveté l'avait fait exceller : la science – car les Albiens estiment nécessaire de maîtriser les arcanes de ce monde – et la politique, seul et dernier moyen de négocier encore les miettes d’un royaume basculant résolument vers la République pirate pharoise. Articulées ensemble comme un cocktail toxique, les savoirs hérités de leur grande curiosité académique et la déconnexion sociale inhérente au statut d'universitaire les autorisèrent de nouveaux à se montrer arrogant. »

Sans doute chacun de ces mots cruels n’était pas juste, mais ils furent bien accueillis par le public, les Pharois par la satisfaction mesquine d'y retrouver l’ombre rageuse de leurs anciens tyrans aujourd'hui défaits, et les Albiens la confirmation de leur génie national.

Qui aura suivi l’histoire d’Albigärk comprendra aisément la tragédie que représenta la période coloniale, la capitale du vieux royaume tombant aux mains d’un impérialisme plus redoutable encore que ce qu’avait été Albi : celle de l’Empire Listonien. Albigärk sous cloche, ses universités fermées, était devenue la capitale des ombres cinq décennies durant et lorsque, ayant comploté suffisamment, les Pharois dégagèrent la Listonie, la ville aux vingt universités se releva meurtrie et définitivement convaincue de la nécessité d’œuvre par devers pour survivre à la prochaine crise. Comme si Listonia y avait plaqué un couvercle, Albigärk mitonna de l’intérieur en vase clôt et, libérée, dans sa nouvelle effervescence, se piqua d'ambition. Dès lors il n’exista plus une seule université sans société secrète et les étudiants – qui comme chacun sait ont du temps à perdre – entreprirent l’œuvre restée en suspens et fantasmée pendant un demi-siècle : rendre au Royaume sa grandeur.
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Réintroduction d'un ancien personnage

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L’histoire découvrit tardivement le directeur de l’Université Générale d’Albigärk, monsieur Rasanen. C’était un Albien de souche, c’est-à-dire de haute taille, les cheveux noirs et le teint pâle, distinctif des Pharois généralement plus blonds et hâlés par l’océan. Jusque dans leur corps les Albiens avaient su entretenir quelque chose d’aristocratique et dans leurs noms également. Ransu Rasanen, l’allitération ne trompait pas : il y avait chez ce monsieur quelque chose du vieux sang noble, au demeurant comme chez plus de la moitié de la population d’Albigärk, héritière à différents degrés des cousinades royales de l’ancienne monarchie.
Ransu Rasanen, on s’en souvient, avait ici et là fait quelques apparitions dans l’histoire, en tant qu’interlocuteur privilégié de la Commune. Comme rares étaient ceux qui prenaient le temps de s’intéresser à Albigärk, Ransu Rasanen était de fait resté dans l’ombre, se contentant d’intervenir ponctuellement dans l’actualité pharoise lorsque c’était nécessaire à l’histoire. De fait, on avait longtemps cru qu’il s’agissait d’une sorte de personnage secondaire, presque oubliable s’il n’avait été caractérisé par un ton déconnant, tranchant avec sa fonction, et un rôle mineur dans une sous-intrigue d’espionnage. En cela, on s’était trompé. Quelque part sous les mots Ransu Rasanen avait mené sa barque, en bon contrebandier, le long des côtes rocheuses de la péninsule albienne et voilà qu’il émergeait soudain et personne ne l’avait vu venir !

Comment un homme si oubliable avait-il diable manœuvré pour se retrouvé soudain propulsé comme Chef d’Etat, fonction occupée respectivement par un conseil de loups de mers patibulaires au Pharois, et par un chien indétrônable à Albigärk ? Cette histoire là fera l’objet d’un plus long développement mais avant toute chose, il convient de situer un peu plus clairement qui était Ransu Rasanen et dans quel contexte il émergea, sans quoi, soyons honnête, on n’y comprendrait rien.

On l’a dit, Ransu Rasanen est un Albien d’ascendance aristocratique à quelques degrés à ce stade encore flous. Haut de taille, sec comme un clou en fer, creusé au niveau des joues quand la lumière est tombante, ses cheveux noir corbeau font ressortir ce teint laiteux caractéristiques des régions nordiques du monde dû à une faible exposition au soleil. Pour en finir avec son physique, d’aucuns lui donnent des pupilles noires. Nous avions dans un premier temps cru à une affabulation, fruit de la romantisation classique des personnages ombrageux, limite un méchant, une vue de l’esprit, mais il s’avéra que l’info était tout à fait vraie et que Ransu Rasanen, ne nous demandez pas pourquoi, s’était tatoué le blanc des yeux dans sa jeunesse, de sorte que sans y regarder attentivement on ne savait jamais très bien où portait son regard. L’impression générale était légèrement dérangeante pour qui n’a pas l’habitude de fréquenter des gens bizarres, ceci dit cette particularité physique ne l’avait pas empêché de faire carrière et celle-ci mise à part, lorsqu’il siégeait à la tribune du Conseil Albien des Universités dans son beau costume à queue de pie, Ransu Rasanen faisait l’effet d’un monsieur tout à fait respectable.

On s’attardera peut-être plus tard sur l'étrange particularité de ses yeux, toujours est-il qu’en dehors de sa grande taille et de ses pupilles rien, vraiment rien, n’était remarquable chez cet homme propulsé au sommet de la première puissance d'Eurysie. Rétrospectivement, cela n’a rien de si étonnant, en tout cas c’est ce que commentèrent les journalistes dans les premiers jours suivant sa prise de pouvoir. Le Pharois on s’en souvient était à cette époque gouverné par un Capitanat, rassemblement hétéroclite et bariolé de chefs de guerre qui avaient pris le pouvoir dans un Syndikaali ébranlé par les conflits internationaux. Dans ce merdier caractéristique des coups d’Etat, le Capitaine Gabriel avait émergé comme interlocuteur privilégié de la Merirosvo pour la simple et bonne raison qu’il possédait la plus grande armada ce qui faisait de lui quelqu’un de respectable. Sur le papier, ce système directorial aurait pu tenir la longueur, s’il n’avait réuni à la tête de l’Etat une sacrée bande de crapules dont aucun, vraiment aucun, n’avait à cœur l’intérêt national. On ne pensait là-haut qu’à s’enrichir ce qui, dans un système structurellement libérale, limite libertarien, pharois, avait eu pour conséquence mécanique que rien n’avait été profondément bouleversé dans la gestion des affaires courantes, mais qui avait quand même fini par poser un certain nombre de problème à commencer par le premier d’entre eux : l’économie pharoise stagnait. Qu’on s’entende, le Pharois restait la première puissance économique mondiale, mais elle stagnait. Porto Mundo avait terminé ses travaux d’infrastructure et s’embourbait depuis dans ses querelles de cour, Albigärk avait presque achevé de remettre à flot ses universités, quant au Pharois il semblait avoir atteint une vitesse de croisière, sans mauvais jeux de mots, paquebot industriel stable qui crachait des navires à un rythme régulier, mais sans réelle perspective de développement à courts termes. Il y avait bien le Prodnov qui connaissait une croissance rapide grâce aux effets de rattrapage, mais ce n’était pas le Pharois même si on y avait des entreprises.

Tout cela, c’était la faute des pirates : ces sagouins avaient tendance à mal investir leurs butins et s’il n’y avait eu les communistes pour faire tourner la machine intérieur on aurait certainement perdu du PIB. Sur le papier, perdre du PIB c’est une chose qui n’inquiète que les économistes, c’est-à-dire pas grande monde, mais quand on sait les effets exécrables qu’avait eu une simple augmentation du prix du gaz sur la situation politique intérieure pharoise, on pouvait s’inquiéter de ce qu’une stagnation économique pourrait entraîner à longs termes. Il fallait se mettre dans la peau d’un Pharois : entre le début des années 2000 et aujourd’hui son économie nationale avait été multipliée par cinq ! Comprenez qu’on passait d’un pays relativement en retard sur ses voisins à une puissance militaire et industriel de premier plan au cœur de la région économique la plus dynamique du monde : la Manche Blanche et l’Océan du nord. Il y avait de quoi rendre dingue ! et comme les Pharois sont des gens passablement dérangés de base, ça n’avait pas arrangé les choses.

Le rapport avec Ransu Rasanen me demanderez-vous ? On y vient.

Le rapport, en fait, c’est qu’après une vive accélération qui avait propulsé la région albienne comme une entité de premier plan du point de vue de la géopolitique mondiale, tout s’était ralenti, voire arrêté presque du jour au lendemain. Depuis quatre ans maintenant le Pharois enchaînait crise sur crise, crise économique, crise de régime, crise des mœurs, enfin c’était le bordel et de manière complétement prévisible l’arrivée au pouvoir d’un conseil bigarré et disparate de pirates n’avait rien arrangé du tout. S’il n’avait eu ce tissu de coopératives et d’équipages opérant en relative autonomie du pouvoir politique, il ne fait aucun doute que le pays se serait effondré. Même pour un peuple d’un naturel aventurier, ces montagnes russes commençaient à avoir quelque chose d’agaçant car si les pirates sont des gens qui aiment l’imprévu et le danger, ils savent également apprécier le calme quand ils rentrent en vacances au pays.

Bref, la Merirosvo avait échoué à s’imposer comme un pouvoir stable et fiable dans le temps. Les Pharois en avaient conscience, les Albiens aussi, le monde entier en fait, même elle-même semblait doucement commencer à s’en apercevoir. Le Grand Capitaine Gabriel s’imposait par la foce comme le visage du Pharois ce qui compliquait tout et faisait dire que la situation ne pouvait pas s’éterniser : d’une part jamais les capitaines de la flotte noire n’auraient souffert l’hégémonie d’un seul d’entre eux, d’autre part le Grand Capitaine Gabriel était un nomme trop désagréable pour mener une politique crédible à l’internationale. S’il avait ébauché au début quelques plans ambitieux, la République Pirate Révolutionnaire Pharoise n’avait de révolutionnaire que le nom et contre toute attente, bloquée de toute part, les mains liées par un rapport de force intérieure instable qui le contraignait à l’inertie, le Grand Capitaine Gabriel s’était rapidement contraint à mener une très banale politique conservatrice. Pirate certes, mais conservatrice, qu’on pouvait résumer par « business as usual ».

Force fut de se résigner : la République Pirate Révolutionnaire devrait évoluer ou se dévorer elle-même. La porte se trouvait désormais ouverte à toutes les propositions d’alternance.

Nous en arrivons donc maintenant à Ransu Rasanen. Le lecteur attentif s’en souviendra peut-être, le directeur de l’Université Générale d’Albigärk avait déjà du temps du Syndikaali été mis en contact avec la faction pirate. Le Capitaine Tellervo, alors ministre de la Mer, de la pêche et des côtes, s’était entretenu avec lui dans le but de contrer l’influence grandissante des autres factions politiques pharoises. Hasard et coïncidence, ce même Capitaine Tellervo survivait aux troubles de la chute du régime et se trouvait propulsé Douanier du Détroit, titre non seulement honorifique mais lui prodiguant des pouvoirs militaires et économiques étendus. Si Ransu Rasanen eut quoi que ce soit à voir avec tout cela, l’histoire ne le dit pas, il est simplement troublant de retrouver une personnalité si anecdotique de la scène politique albienne faisant son apparition ici et là au cœur des événements sans jamais les influencer en rien.
Aussi, Ransu Rasanen connaissait le Capitaine Mainio. On le retrouvait discrètement aux manœuvre d'un rapprochement universitaire entre la sphère albienne et le Prodnov (alors République de Peprolov), et plus en amont éclaboussé dans cet étrange scandale qui avait mis en lumière le rôle de la C.A.R.P.E. et des universités d’Albigärk dans le fichage et la collecte d’informations sensibles sur les citoyens du Syndikaali.

Malgré cela, Ransu Rasanen surnageait. Il avait pour lui le soutient de l’opinion publique albienne, des étudiants qui, comme chacun sait, sont dans le paysage de gauche une force politique d’appoint particulièrement importante, et protégé par les lois signées entre le Pharois et la Listonie, Albigärk demeurait intouchable.

Aussi, Ransu Rasanen travaillait avec les services secrets. Entendons nous encore, car l’architecture du pharois appelle à précisions. Du temps du Syndikaali existait la CARPE, acronyme astucieux de Coordination des Agences du Renseignement Pharois Extérieur. La CARPE était à l’époque dirigée par le Capitaine Ilmarinen, figure mystérieuse et, disons-le, cul et chemise avec le puissant Capitaine Ministre Mainio. On ne reviendra pas sur les polémiques et inquiétudes que cette amitié réciproque avait provoqué au sein de la faction pirate, conduisant au coup d’Etat de la Merirosvo et la disparition des deux compères depuis lors réfugiés dans des contrées inconnues (mais le lecteur curieux pourra aller lire leurs formidables aventures ici). La CARPE, comme son nom l’indique, était non seulement muette mais divisée en une multitude d’agences travaillant dans le secret de l’existence les unes des autres, ce qui conduisait régulièrement à de malheureux télescopages, voire à l’élimination réciproque des unes par les autres. Comme la pieuvre se coupe les tentacules, la CARPE avait atteint un tel niveau d’autonomie qu’elle était devenue proprement incontrôlable.

On reviendra sur la CARPE, mais il nous faut à ce stade évoquer également une seconde institution, située elle à Albigärk : la Musta Akatemia, littéralement traduisible par « Académie noire ». Qu’est-ce que la Musta Akatemia ? Officiellement, un lieu de formation pour les différents métiers de la police : enquêteurs, commissaires, médecins légistes, ces gens là apprenant à travailler les uns avec les autres au sein de promotions pensées en amont pour optimiser la synergie de leurs compétences réciproques. Officieusement, c’est là que se forment les services secrets. Soudain, on comprend que la CARPE est étroitement liée à Albigärk, à qui elle a délégué rien de moins que la responsabilité de construire une culture propre au secret défense de leurs deux pays. Si on repense au texte plus haut, on saisit mieux pourquoi la question de l’espionnage a été remise aux Albiens. C’est un héritage historique de savoir-faire. Tous les Albiens ne sont pas d’Albigärk, ceci dit, ils résident de manière homogène dans le sud de la Péninsule, mais la Musta Akatemia s’imposa comme un lieu de chute pour tout ce qu'Albi possédait de crapuleux et de conspirateur.

L’avènement de la Merirosvo signa sur le papier la fin de la CARPE, la dissolution de ses agences et la dispersion de ses agents à travers le monde. Ceci étant, on se doute qu’une telle structure ne s’efface pas d’un claquement de doigt et que sauf à se lancer dans une chasse à l’homme d’ampleur mondiale, les espions d’hier seront soit repassés à la clandestinité, soit auront trouvé un lieu où se reconvertir.

Soudain, les choses s’articulent entre elles et un dessin d’ensemble apparaît en filagramme. Ce pays devenu première puissance économique mondiale, grouillant d’agents secrets et en proie à une forte instabilité politique, baigne dans une culture du secret et, dans une moindre mesure, du coup de force. Au milieu de ce bordel, une figure récurrente semble avoir les pieds dans tout ce qui se fait de plus crapuleux de ce monde et on comprend un peu mieux des enjeux qui nous échappaient jusque-là car lorsque la Merirosvo, contrainte à se réinventer sans laisser les clefs du pays à un pirate qui prendrait le pouvoir sur tous les autres, cherche une figure consensuelle à placer à la tête de l'Etat, elle se tourne vers un aristocrate Albien dont le nom a été fort astucieusement soufflé par des gens très intelligents.

Ainsi le rôle de Ransu Rasanen semble désormais presque clair. Presque. Reste à savoir comment un type bonhomme, universitaire c’est-à-dire un peu mauviette, a concrètement mené sa barque dans ce panier de crabe.

Ce sera l’objet du prochain texte.
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La Ault’Vihje était une association loi 2004 ce qui signifiait qu’elle n’avait aucun compte à rendre à personne et que personne ne savait ce qu’elle faisait. Lorsqu’en cette année-là le Pharois avait repris la ville aux Loduariens avec le concours des sociétés secrètes étudiantes, les nouvelles autorités d’Albigärk s’étaient fait la réflexion qu’à défaut d’avoir obtenu le droit de se militariser, elles pouvaient compter sur une tout autre sorte d’arme : la conspiration. Si la guerre n’est que la continuité de la politique, la première étape est bien l’intrigue et dès ce moment là la Commune avait dirigé son énergie à déployer suffisamment de manigances pour s’épargner cette fameuse deuxième étape qu’elle savait ne pas pouvoir assumer. A défaut d’avoir une armée, on aurait des secrets. Au lieu de faire la guerre, on ferait des complots.

A partir de là et très vite avaient fleuri dans la Commune toutes sortes de sociétés, estudiantines le plus souvent, des cercles de parole qui devenaient des clubs de discussions, de débats et de lectures ; puis des fraternités avec leurs manœuvres de cooptations et bientôt c’était un écosystème libertaire qui avait remplacé l’ordre, le grande ordre social, hiérarchisé, rigide, officiel, par un tissu infiniment plus organique et opaque, occulte même parfois, qui avait fait des Albiens le premier peuple du monde à tenir davantage des elfes noirs que de l’humanité.

Pourtant, ce n’est pas la première idée que l’on se fait de ce peuple. Tout empanaché de couleurs ou d’un noir sobre à la coupe élégante, c’est une société d’oiseaux de paradis où quelques merles et corbeaux se sont glissés. On piaille, on picore, on volette, on chantonne, on sifflote. Cela bruisse de partout dans les ramures et la frondaison frémit de toute cette agitation. Quel plaisir vraiment d’aller par les rues d’Albigärk, cité des arts et des lettres, cité savante où trônent sur chaque colline une université. Les promeneurs vont coiffés de chapeaux carrés et de tricornes. L’anarchie provoque cet effet sur les gens dès lors que sont abattues les normes du vieux monde et l’on croit ressuscités les lansquenets et les zazous dans une sainte alliance surréaliste.
Qui met les pieds à Albigärk la déteste ou en tombe amoureux. Contrairement à l’austère pharois fait de côtes rocheuses et de marécages gelés, il y a ici des plages et des parfums. L’architecture a su résister au brutalisme fonctionnel des pirates du nord pour quelque chose de plus élégant. C’est le règne de l’art nouveau, des fresques murales, des graffiti érotiques et des jardinières en fleurs.

Polis, aimables, taquins, un brin outranciers et toujours spirituels, les Albiens avaient cette réputation de s’être élevé quelque part où personne n’était allé. On disait que faute d’avoir à se préoccuper de l’économie et de la guerre – les capitaines pirates Pharois s’en chargeant largement pour deux – Albigärk et son peuple avaient pu s’adonner librement, à la façon des anciens romains, aux arts, à la philosophie et à la politique. Fallait-il s’étonner alors, en moins d’une décennie, d’avoir vu naître une génération de comploteurs et de courtisans dont le rapport au monde se limitait essentiellement à qui en tenait les rênes politiques ? Parce qu’ils ne s’étaient pas éduqués par le travail, ce peuple universitaire avait développé une sorte de fausse conscience tout à fait atypique car dépassant le communisme par la gauche ne voyait aucun intérêt à l’Etat, à la nation ou à l’ordre. Il y avait du spontanéisme, de l’absurde et un brin d’idéalisme, produisant une société si profondément libertaire qu’elle en oubliait à la fin les réalités des choses matérielles.

Peut-être parce que les Pharois sont des rêveurs pragmatiques, avec leurs navires, leurs aventures, leurs gestes et leur romantisme chevillé au corps, on découvrit après coup à quel point la piraterie offrait des prédispositions singulières à être phagocyté par un ordre anarchiste. L’espèce de carcan qu’était la Merirosvo, avant elle la Merenlävät, bref tout ce qui avait servi à tenir ensemble des gens qui autrement n’avaient rien à se dire, cela s’était à ce point élimé et délavé qu’un nouvel ordre pouvait surgir des tréfonds de l’ancienne Albi. Cet ordre, c'était l'Ault'Vihje qui le portait : le haut projet.

Et déjà un cri de joie lugubre remontait des profondeurs de la mer et il semblait que depuis la disparition du Capitaine Mainio on n'avait plus entendu pareil rugissement de Léviathan. Un Léviathan d’un genre nouveau car Pharois et chevauché par un Albien.

Ordo ab Chao
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Il y a les morts, et il y a les vivants

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Dans un texte précédent, nous nous demandions par quels moyens un petit bonhomme comme Ransu Rasanen était arrivé au pouvoir. Dans un autre texte, nous esquissions une ébauche de réponse : par des promesses. Il est temps d’en dire un peu plus.

Fasciné par cette galaxie d’influenceurs de droite et d’extrême droite, je me suis entendu à plusieurs reprises donner des leçons de « charisme ». Il faut serrer les dents, plisser les yeux, parler peu pour dire des choses incisives. De préférence, portez une casquette et un veston de mafieux irlandais et, si possible, investissez dans la crypto-monnaie. Cela tombe bien, les Pharois aiment bien les monnaies virtuelles et les déguisements.
Moi, je n’ai jamais été très convaincu par toutes ces techniques. Le charisme – si définir cela a un sens – tient à mon sens davantage en l’adéquation d’une attitude et ou d’un propos avec son temps. On suit quelqu’un parce qu’il fait raisonner en nous quelque chose de sincère. Pas de vrai : de sincère. Les foules enthousiastes qui se massaient aux pieds des dictateurs ne le faisaient pas en raison de leur charisme – celui-ci étant tendanciellement nul pour qui a des yeux et un minimum de goût vestimentaire – mais parce que ces brasseurs de vents soufflent sur une fréquence capable de faire vibrer en nous des choses intimes.

Qui a peur du déclassement trouvera dans une promesse de sécurité et de grandeur un propos fort à propos. Celui terrifié par la catastrophe écologique tombera en pamoison devant les chevaliers verts, vent-debout contre les méfaits d’un capitalisme destructeur. Lorenzo a-t-il du charisme ? Il doit se trouver des gens (je ne les comprends pas) en Loduarie pour penser que oui. Ses discours et son attitude doivent raisonner quelque part avec un besoin, une situation qu’il nous appartient de comprendre avant de la juger.

Chacun trouvera un leader là où vibrent ses intérêts et ses angoisses. Et contrairement à ce que l’on peut penser, les pirates sont des gens angoissés.

Pas tous, bien sûr ! Beaucoup ont le vent dans les cheveux, la fatigue dans les muscles, le sentiment indescriptible d’être vivants en bondissant sur les flots arrachés à leurs vedettes noires. Ils rient, dansent, chantent et crient, ils font l’amour, ils boivent, ils meurent. Ils ont des enfants, ils construisent des manoirs dans les terres stériles du Pharois, des manoirs qui tombent sur les falaises et d’où on voit le soleil se lever le matin et se coucher le soir. Les pirates vivent intensément et sincèrement et cela les protège de l’angoisse.
Certains pourtant y succombent, pour la simple raison qu’ils cessent d’être pirates. Parce qu’il a touché à la politique, le brave capitaine Gabriel a ouvert son monde. Plus exactement, il a pris de la hauteur. Quand on navigue sur les mers, on a la gueule au niveau de l’horizon, sans autres limites que la prochaine vague ou le prochain port. Les heures se succèdent comme elles le doivent, c'est à dire les unes après les autres et pas toutes en même temps. Faire de la politique c’est s’éloigner des flots pour regarder la carte. Les mers ne sont que des tâchent bleues et soudain les routes commerciales ont quelque chose d’abstrait, et l’angoisse survient.

L’angoisse provient de ce que nous nous détachons du réel, le monde de la rationalisation, de la théorie, est un monde de possibles abstraits, celui des illusions et des monstres dans les placards. Qui a peur brandit sa lampe torche, ouvre en grand les battants de la penderie, crie « montrez-vous » et toujours, il n’y a rien. Rien que des robes de grand-mères, pendues à des cintres, alors on peut se rendormir. Mais dans le monde des idées, on ne peut pas ouvrir la penderie. On ne peut pas regarder sous le lit. L’idée est là et elle ne s’exorcise pas, alors elle grandit et vient la peur. Notre grille de lecture change, les penderies deviennent de plus en plus effrayantes d’autant plus qu’un ne peut pas les ouvrir et nos réactions deviennent folles. On barricade les battants, on s’arme contre les fantômes des placards scellés.

Le Grand Capitaine Gabriel avait eu peur. A son grand âge, son cerveau momifié n’avait pas su appréhender ce vertigineux monde qu’on appelle « géopolitique internationale ». Il avait cherché à mener sa barque malgré tout, à l’ancienne, de conférences en réunions, de rencontres diplomatiques en dîners de galas, comme un contrebandier va d'un port après l'autre. Mais rien à faire, la politique oblige à se projeter, à anticiper, à vivre les heures toutes en même temps. Le Capitaine Gabriel n'arrivait pas à voir au delà de l'horizon, alors il avait eu peur de ce qui se cachait au-delà, et les monstres du placard avaient commencé à le hanter. Son esprit revenait sans cesse à cette réalité simple, la réalité des flots grondants, des muscles qui tirent, du vent sur le visage. Cela, c’était simple, c’était vivre. Les antichambres, ce n’est pas vivre, c’est crever dans le monde des idées.

Le monde des idées, les universitaires le connaissent bien. Ransu Rasanen le connaît bien. Il en est le maître, le directeur. Directeur d’université, grand théoricien, rationalisateur de l’extrême il n’est pas un élément du réel qu’il ne cristallise pas avec ses mots, il s’empare de tout et comme un ogre, le transforme en concept. Se faisant, il le dévore, et ce qu’il chie pue et terrifie ; cela n’a rien de vivant : c’est digéré par la science.

Ransu Rasanen était venu voir les pirates avec une proposition. Une vision. Un plan. Il proposait de chier le réel angoissant dans une série de constructions abstraites, inhumaines mais élégantes. Ransu Rasanen ne proposait rien de moins que de sculpter sa merde et ainsi, de la rendre intelligible. Et les pirates avaient hoché la tête, eux qui ne peuvent se résoudre à digérer le réel et se condamnent de fait à mourir de faim dans le monde des idées, ceux-là, affamés de réponse, d’un début d’idée claire, avaient signé d’une main fébrile l’abdication de la Merirosvo, ils s’étaient soumis, ces merveilleux existants, au pouvoir mort du charisme et de l’esprit.

Résumé ainsi, cela fait très deus ex machina, pour les ennemis de la piraterie du moins. Voilà cet Albien sorti de nulle part qui brandit ses solutions et qu’on érige en maître du monde ? Cela ne peut pas être si simple ?
Il faudrait un sociologue et un historien pour analyser dans le détail ce qui fit que les Pharois furent séduit par les manœuvres de Rasanen. Décortiquer leur âme, leurs passions, leurs angoisses. Comprendre l’air du temps et la structure profonde du pays. On pourrait en écrire des pages et des pages, croyant y voir plus clair, ne voir que de la merde. Surtout, c’est prêter beaucoup de mérite à la politique que de la rationaliser. Nos braves dirigeants sont comme vous et moi, des petits êtres angoissés, des oisillons bouffis d’orgueil qu’on trompe, qu’on ballotte au gré des mots bien choisis. Les politiques sont des cons et des faibles parce que l’humanité est conne et médiocre. Il faut l’aimer comme elle est, personne n’y échappe et c’est très bien comme ça.

Ransu Rasanen fit vibrer quelque chose de médiocre au Pharois et en devint le chef. Ses mots froids et vides trouvèrent un chemin dans le cœur des hommes avides de réponses. N’y voyez rien de triste, chers amis, car en prenant sa juste place, à la tête d’un Etat creux, Ransu Rasanen s’assit sur un trône d’ossements. Là-haut il se croit tout puissant et se coupe sur les idées aiguisées et les angoisses sans fondement.
Les pirates eux, retournent là où est leur véritable royaume, sur les mers vivantes. Mers vivantes pour des vivants, jamais les pirates n’auraient dû s’essayer à la politique et au royaume des morts, jamais ils n’auraient dû tenter de gouverner. Les pirates ne savent que vivre intensément et le rôle du Pharois n’aura jamais été rien d’autre que de leur servir de base arrière, comme on laisse des enfants jouer dehors, comme les morts regardent d’un œil nostalgique ce qu’ils ne seront plus jamais : vivants.
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