26/02/2015
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Rencontre à Mistohir [Estalie - Grand Kah]

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Malgré le froid et la neige qui caractérise l'Estalie de début d'année, il semble que rien ne décourage les travailleurs de l'aéroport international de Mistohir. Une énième fois en cette matinée claire, les souffleuses à neige de l'aéroport dégagent les pistes d'atterrissage du grand aéroport tandis que certains employés, satisfaits du travail accompli depuis le début de leur service, admirent la piste quatre presque complètement dégagée de la neige avec qui la piste ne faisait qu'une il y a alors quelques heures. Et encore, ils ont faits le plus dur. Que soit béni ceux qui avaient posés le béton et l'asphalte sur les pistes d'atterrissage au moment de la construction de l'aéroport, les employés n'ont pas à vérifier si la piste est glissante ou pas.

Alors que les employés retournent se réchauffer à l'intérieur de l'aéroport afin de profiter d'une pause café matinale bien méritée, certains d'entre eux ne peuvent s'empêcher d'avoir un rictus en regardant soudainement, depuis les grandes fenêtres de l'aéroport, un convoi de voitures noires teintées s'engager sur le bas-côté de la piste. Ces voitures doivent venir de l'autoroute qui mène à l'aéroport encore pleine de neige. Les pneus des voitures amènent avec eux cette dite neige, gâchant la vue de la piste parfaitement dégagée maintenant infectée des traces de neige laissées par le passage des voitures. De ces voitures, une fois à l'arrêt, sortent rapidement des silhouettes habillées en noir.


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"Vous auriez pu choisir quelque chose de plus strict, madame la Commissaire.
- Mêlez-vous de vos affaires.
- Avouez tout de même que cette tenue fait beaucoup plus étudiante de dernière année que représentant de la Fédération.
- En aucun cas. Vous êtes trop à cheval sur l'étiquette.
- Peut-être.
"

En entendant pester à l'ouverture même de la portière arrière de la grande limousine se situant au centre du convoi, on peut déjà supposer à l'avance, avec un peu d'expérience politique, que les deux qui sortent du véhicule font partie de la Commission aux Relations Extérieures, "la Commission des Fous Furieux" comme les surnommait hilares les autres membres des institutions fédérales. Les deux personnes qui sortent du véhicule sont deux femmes : Kristianya Volkiava, l'actuelle Commissaire aux Relations Extérieures, et Volvika Cloroski, délégué de l'Association de la Lutte Ouvrière. Kritianya aurait pu se passer de son ancienne adversaire aux élections générales au poste de Commissaire mais le Congrès a tenu bon de faire participer les deux candidates les plus populaires à la réunion avec le Grand Kah, dans l'espoir probable de donner une voix qui correspondrait mieux aux exigences de politique extérieure du peuple estalien et non seulement l'unique vue de l'AAR dont faisait partie Volkiava. Même si, en dernier ressort, elle est la principale décisionnaire de la Commission, elle le sait bien. Et sa collègue le sait pertinemment.

"Le Président aurait pu venir aussi.
- Pourquoi donc ?
- J'ai cru comprendre qu'il avait étudié chez eux dans sa jeunesse. Il connaît peut-être mieux les kah-tanais que nous.
- Peut-être mais ce n'est pas son rôle institutionnel. Et je ne compte pas faire exception pour les beaux yeux du Président.
- Oh, je vois."


L'ambiance est glaciale, à peine autant que la température ambiante à l'extérieur. D'autres hommes sortent du convoi. Pas vraiment de délégations, celle-ci attend chaudement au quartier diplomatique de la capitale. Non, plutôt une petite flopée d'hommes armés, en tenue de parade traditionnelle et armés de fusils d'assaut pour la plupart. Si l'Estalie n'est plus dans la situation politique qu'elle a pu connaître il y a quatre à cinq mois de ça, les autorités estaliennes sont encore suffisamment méfiantes pour équiper les escortes des délégations étrangères d'équipements de qualité militaire. Kritianya sort son téléphone pour consulter l'heure et commence de nouveau à pester :

"Je serais morte d'hypothermie avant de voir le moindre kah-tanais si ça continue comme ça.
- Patience, leur correspondant m'a affirmé qu'ils viendraient à cette heure. Le trafic aérien doit être un peu chargé aujourd'hui, c'est tout.
"
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L’avion était entré dans le ciel Estalien depuis quelques minutes, et commençait lentement à décélérer à mesure qu’il approchait de Mistohir. En bas, les taches de béton et de forêt blanchie par le temps s’enchaînaient à un rythme irrégulier. Même depuis le ciel on pouvait percevoir l’aspect profondément agraire du pays. Toute l’Eurysie de l’Est ne ressemblait qu’à un immense assemblage de champs et de friches industrielles. C’était une région sans empire colonial et sans gloires, mis à la marge du monde culturel et politique par les succès occidentaux. Propice aux violences politiques qui naissaient des mauvaises conditions d’existence, du mécontentement. Tout ici portait à croire que s’il existait un Dieu, il était cruel et mauvais. Un contraste frappant avec le paradis estival que les explorateurs avaient cru trouver en Paltoterra. Ici, au moins, on ne mourrait pas de dissentris.

Mais on avait vaincu les maladies, les famines, les conditions matérielles et géologiques d’existence. Restait le climat. Il était froid et morne. Pas autant que l’expression de la citoyenne Actée Iccauthli, laquelle se tenait très droite, renfrogné. Situé en face d’elle, à un bureau aménagé, Meredith releva le nez d’une collection de fiches et de tablettes. Elle sourit.

« Stressée ?
– Non. Actée releva le nez. Pensive.
– Quelle idée. Nous avons déjà fait ça des dizaines de fois. Des centaines, en ce qui te concerne. »

Meredith avait ce don, cette capacité d’empathie qui la rendait directement agréable à quiconque n’était as totalement fermé. Actée secoua la tête et fit un geste en direction du hublot le plus proche.

« Ce n’est pas ça. L’Estalie.
– Eh bien ?
– Combien de révolutions noires ont fleuries en Eurysie orientale ? Et au Nazum du nord ? »

L’autre acquiesça.

« S’il y a bien une chose que j’ai apprise à Kotios c’est que l’anarchisme s’acclimate bien du froid.
– D’accord Meredith. Maintenant réponds-moi : combien de ces révolutions ont tenues ? »

Elle comprit ou Actée voulait en venir. Une idée qui ne lui plaisait pas. La mission historique du Grand Kah, sa raison d’être, faisait de chaque révolution ratée un échec de l’Union dans son ensemble. Et par conséquent, un échec de sa direction. Cela éveilla chez elle un réflexe défensif.

« Nous ne sommes pas responsables de leur chute.
– Mais de ne pas les avoir suffisamment soutenues.
– C’est ton avis ?
– C’est ce à quoi je pense. »

Bien sur cela dépendait aussi des révolutions, et de leur tendance à accepter le soutien. La Communaterra, par exemple, avait adoptée une approche si cynique de l’internationalisme, et si monstrueuse, aussi, qu’il s’était avéré impossible de les aider. Pire encore, il avait fallu une guerre pour neutraliser ce qui, de révolution prolétarienne, avait dégénéré en culte de la mort. À cette heure encore on trouvait de nouvelles fosses. Mais pas en Eurysie. Non. Ici le problème tenait aussi de la fierté autochtone, réminiscences mal placée d’un nationalisme destiné à l’extinction. Mais on pouvait naviguer avec. Il n’était pas toxique, pas au point de détourner les révolutions de leurs buts. Il fallait soutenir, soutenir encore et toujours, mais donner les gages aux peuples auxquels on s’adressait. Que le Grand Kah, s’il assumait une position dominante dans la lutte internationale pour l’abolissement des privilèges et des pouvoirs iniques, n’en devenait pas pour autant un leader. La position de Grande Soeur était favorisée. On aidait gratuitement parce que l’on croyait, sans naïveté, mais par idéologie, à la possibilité d’une amitié internationale.

Actée soupira. Il faudrait, une fois encore, trouver les mots juste. Car l’avion entamait sa descendre, elle attacha sa ceinture.


https://i.imgur.com/wfVOKN7.png
Citoyenne Actée Iccauthli et Meredith


À bien y penser, on aurait pu croire que Meredith et Actée avaient été envoyées pour leur résistance inhabituelle au froid. Inhabituelle dans les rangs de la convention, au moins, et largement dû aux nombreux voyages Eurysien des deux femmes, lesquelles avaient respectivement été étudiées la révolution anarchiste de Kotios – et y avait pris par à la guerre anti-fasciste qui avait suivi le putch – pour Meredith, et donnée de nombreuses conférences autour de ses textes romanesques et scientifiques, pour Rai. À vrai dire, les deux étaient d’anciennes universitaires, ce qui avait indirectement provoqué leur élection au sein du comité.

Après tout si elle n’était pas Anthropologue, Meredith ne se serait pas rendue à Kotios et n’aurait pas pu se transformer en « Voix » de la révolution. Maintenant elle passait surtout pour la tête de file de la « modération », c’est-à-dire celle qui permettait au centre kah-tanais, libertaire mais relativement pacifiste, de tenir face aux assauts des fédéralistes centralisateurs et des nouveaux radicaux, plus décidés que jamais à noyer le monde sous le sang du capital. Rai, pour sa part, était de l’ancienne génération des radicaux. Comparativement jeune, elle n’avait pas pris part à la révolution de 1990 qui avait vu la fin d’une junte militaire et le retour à l’ordre communaliste, mais avait été rapidement nommée au sein des organes diplomatiques de la nouvelle confédération, sur la base de ses accointances eurysiennes. Dans les faits elle représentait alors une position maximaliste, et avait recomposé les méthodes diplomatiques de l’Union selon un angle d’attaque clair : exploiter chaque faille offerte par le capitalisme pour en venir à bout. Une radicalité d’objectifs menées avec méthode et intelligence. Ce qui la rendait compatible avec les modérés en ça que contrairement aux nouveaux radicaux, elle n’était pas une coupeuse de tête. Elle pensait au temps long.

Quoi qu’il en soit les deux étaient préparées pour le grand froid, et même si elles échangèrent une plaisanterie sur la température lorsque celle-là les frappa à la sortie de leur avion, elles faisaient en sorte pour ne pas se formaliser des petits nuages de vapeur qui s’échappaient de leur bouche à chaque souffle.

« Camarades, commença Meredith en abattant son poing sur son cœur, selon la tradition kah-tanaise. Merci de nous accueillir !
– Nous supposons que l’on vous a informé des raisons de notre retard relatif. Nous avons dû changer d’itinéraire de vol. Quelque chose en Eurysie centrale...
– Des troubles en Eurysie centrale. On aura tout entendu. »

Rai ne releva pas le trait d’humour assez sec de la citoyenne. Les deux semblaient assez complémentaires et, plus important encore, s’entendre à merveille. Si les kah-tanais avaient pour notion de ne jamais représenter quoi que ce soit seul, afin de rendre possible en tout instant une forme de débat représentatif, celles-là semblaient alignées sur un certain nombre d’aspect, au moins si l’on se fiait à ce qu’elles dégageaient. Rai jugea bon d’expliciter les raisons de leur bonne humeur.

« Pour nous chaque révolution est une victoire de l’Humanité toute entière, et chaque occasion que nous avons de nouer des liens avec elles est une victoire de plus. »
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La brume matinale dégagée, la délégation estalienne peut apercevoir au loin l'avion kah-tanais préparer son atterrissage sur la piste de l'aéroport. Un véhicule de maintenance de l'aéroport guide l'avion de ligne jusqu'à la zone de stationnement où les kah-tanais devaient atterrir et tandis qu'une passerelle s'approche de l'avion kah-tanais pour permettre aux invités de la Révolution de sortir de l'habitacle de leur aéronef et épouser le froid mordant de l'extérieur, Kristianya et Volvika regardent avec un air presque neutre, peut-être légèrement aigri en raison du froid. Volkiva sautille légèrement, n'ayant qu'une seule hâte, celle de se réchauffer à l'intérieur des véhicules climatisés de la Commission. Kristianya détourne le regard vers son collègue, d'un air presque réprobateur.

"Vous pouvez arrêter de sautiller comme une gamine impatiente ?
- Navré, Commissaire mais j'ai froid, j'essaie de me donner chaud. Dépêchons-nous d'échanger les formalités diplomatiques avec eux.
- Un peu de retenue, voyons.
- Oh...
"

Volkiva prend un air d'étonnement assez singulier. Pour la première fois de la matinée, la jeune femme sourit à la vue des deux représentants kah-tanais qui entament la descente de la passerelle.

"Deux femmes. Ce sera un entretien exclusivement féminin, ma foi.
- Cela devrait vous faire plaisir.
- Très !
"

Heureusement que cette petite remarque fit sourire les deux grandes représentantes de la Fédération, sinon les Kah-tanais auraient eu affaire à un premier regard indifférent voire légèrement condescendant dans d'autres circonstances. Les Estaliens n'ont pas toujours l'habitude de fréquenter les étrangers individuellement, à part les grands bourgeois de la capitale d'autrefois, on pourrait donc comprendre un léger sentiment de supériorité dans le ton qu'emploie habituellement un Estalien lorsqu'il discute avec un étranger, résultat d'une histoire et d'une culture millénaire isolationniste. Heureux hasard donc que les Kah-tanais furent accueillis avec le sourire, c'est un privilège bien rare pour les étrangers en ces terres lointaines des paysages verdoyants de Paltoterra.

En réponse au signe de salutations caractéristique kah-tanais, les deux Estaliennes répondirent par un très sobre salut militaire. Ce n'était pas commode pour un entretien diplomatique, il faut bien l'admettre, mais c'est une formalité issue du Ministère des Affaires Etrangères du Royaume d'Estalie, les affaires étrangères ayant étés pendant fort longtemps dirigés et supervisés par des militaires. Cette façon de saluer est donc restée et Kristianya tenait à ce que cette tradition subsiste au sein de la Commission. Kristianya râcle le fond de sa gorge avant de s'exprimer d'un air enthousiaste :

"Chères camarades, bienvenue en Estalie ! C'est un plaisir de vous recevoir sur notre sol ! Ne vous inquiétez pas pour le retard inopportun que vous avez eu, c'est assez fréquent en ce moment que les trajets aériens soient réorganisés en ce moment.
- Oui, enfin surtout chez nos voisins.
- Je me présente, Kristianya Volkiava, je suis la Commissaire aux Relations Extérieures de la Fédération et voici Volvika Cloroski, ma collègue et déléguée au Congrès International des Travailleurs.
- Enchantée.
- Les voitures de notre convoi sont climatisées. Je vous propose que l'on s'y réfugie, les étrangers ont souvent beaucoup de mal à s'acclimater à l'hiver estalien."


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Dit-elle en désignant les voitures se situant juste derrière eux, les soldats armés se trouvant juste derrière eux semblent déjà préparer le convoi à partir.
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Les kah-tanais aussi avaient une certaine réputation d’austérité qui, sans être totalement immérité, donnait souvent lieu à une conception caricaturale de leur « froideur » et légendaire « balais dans le cul ». Dans les faits la retenue et l’élégance étaient deux qualités assez importantes dans le monde de la représentation confédéral, et se mélangeaient à un nationalisme moins lié à l’isolationnisme, lui, qu’à la nette sensation d’avoir devancé le monde en termes d’éthiques, d’organisation, d’humanisme et, depuis peu, d’économie. Un véritable complexe de supériorité qui, s’il animait une grande partie de l’âme kah-tanaise, n’en demeurait pas moins camouflé par de très sincères sentiments de fraternité. Le kah-tanais ne voyait pas son prochain comme un étranger mais comme un frère dont les descendants rejoindraient, un jour, les peuples révolutionnaires et libérés. Soit, des kah-tanais en devenir, le terme désignant aussi bien les habitants de la Confédération que celles et ceux appliquant les principes libertaires.

Le reste tenait de la théorie politique, mais avait infusé dans la culture.

Cet aspect froid avait participé à la surprise des observateurs lorsque la culture kah-tanaise s’était répandue à travers le monde, non plus à travers ses fresques artistiques et ses textes brillants, mais par son exubérance unique. Les radios, les cinémas, les téléviseurs diffusaient des œuvres kah-tanaises. On suivait les couturiers d’Axis Mundis et ses développeurs de jeu vidéo. L’architecture internet mondiale et ses codes de conduite étaient en grande partis issus de l’habitus kah-tanais, lesquels avaient très rapidement investi le net, forts d’une légère avance en la matière. Les jeunes écoutaient, voyaient, jouaient kah-tanais à travers le monde et ce parce qu’on y trouvait quelque chose qui avait réussi à être à la mode, et persistait depuis à le rester. Une politique d’influence mondiale sobrement nommée « Cool kah-tanais », que la plupart des gouvernements voyaient avant tout comme une démarche économique, et qui avait en tout cas atteint ses objectifs initiaux. Le Grand Kah moderne vivait de ce paradoxe. Représentation froide, peuple chaleureux. Révolutionnaires patentés, diplomates brillants. Mégalomanes reconnus, authentiques frères de l’Humanité.

Pour autant qu’on puisse en juger, la réputation ne survivait jamais à la confrontation. Actée et Meredith avaient surtout l’air de deux femmes, et frigorifiée, en ce qui concernait Actée.

« C'est vrai qu'il fait assez froid, » concéda Meredith qui n'en laissait rien paraître. À côté d'elle, Actée essayait – sans succès – de rester stoïque, se tenant les bras et les frictionnant lentement.
« Oui, » articula-t-elle enfin. « Je ne me suis jamais sentie aussi loin de ma jungle. »

Une fois au chaud elle souffla brièvement dans un rare signe de soulagement, puis déboutonna son manteau et retira ses gants, révélant un sens du style parfait qui contrastait avec le simple col roulé noir de Meredith. Actée faisait de chacune de ses apparitions publique une nouvelle occasion de faire briller le style kah-tanais. Si on pouvait y trouver une certaine forme de décadence bourgeoise, elle était de celles et ceux considérant l'art comme le propre du genre humain, et l'abondance d'art comme le propre d'une société développée. Plus spécifiquement, le système économique kah-tanais permettait à chacun de vivre confortablement : les personnalités créatives pouvaient ainsi créer, toujours et encore. Le Grand Kah percevait cette émulation comme saine et manifestant le succès de ses objectifs matériels.

La citoyenne fit émerger un datapad qu'elle ouvrit et sur lequel elle commença à pianoter à l'aide d'un stylet.

« D'ailleurs, vos voisins du nord...
– La Kartvélie ? »

Elle acquiesça avec un sourire léger.

« Oui, ceux-là. Les représentants de ce régime sont inquiets de ce qui se passe ici. C’est signe que votre révolution donne une impression de sérieux : mes félicitations. »
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Les protagonistes entrent alors dans une limousine chauffée, un véhicule qui était visiblement spécialement dédiée à ce que les délégations importantes soient en face durant tout le trajet du véhicule jusqu'au Questan, l'ancien nom du complexe diplomatique qui faisait figure de siège du Ministère des Affaires Etrangères sous la royauté, un nom que Volkiava cherchait à modifier afin que le Questan, symbole de la diplomatie royale isolationniste et complaisante avec les pays libéraux, disparaisse au profit d'un nom qui accrocherait peut-être mieux avec l'idéal révolutionnaire dont l'Estalie se revendiquait. La limousine disposait à son arrière de deux rangées de fauteuils se faisant face avec une petite table basse au milieu. Les deux dignitaires kah-tanaises pouvaient observer un ordinateur portable, quelques fiches et des livres assez épais avec l'étoile symbolique anarchiste gravé sur les pages de couverture, probablement des dossiers fédéraux. Au moins, si la table basse n'était pas correctement rangée (les deux représentantes estaliennes ont certainement effectués un briefing dans la voiture ce matin avant d'accueillir les Kah-tanais), on ne pouvait reprocher la confortabilité des fauteuils chauffants et de la climatisation du véhicule. On en oublierait presque que cette voiture avait été conçu pour escorter le Ministre de l'Economie en 2011 durant ses déplacements privés, spécialement dédié pour tromper sa compagne, un très bon investissement des fonds publics à une époque où l'économie dont ce ministre devait s'occuper commençait à stagner. C'est ainsi, les régimes politiques peuvent changer, les hommes à leur tête aussi, la morale, la société, la composition démographique, tout. Mais les biens matériels, eux, subsistent, ils ne connaissent aucune idéologie et peu importe le régime, sont réutilisés, même si la fierté politique exacerbée de la plupart des révolutionnaires exigerait que l'on brûle tout ce qui vient de la royauté.

Au fil du trajet, les paysages défilent. D'abord la vue sur une simple ligne ferroviaire, celle qui devait connecter la gare de Mistohir à l'aéroport qui se situait à l'extérieur de la ville puis la banlieue et enfin le centre-ville. On aurait pu s'attendre à une ville typique d'Eurysie centrale avec des bâtiments colorés typiques ou au contraire de véritables jungles de béton qui sont tant caractéristiques des régimes post-communistes d'Eurysie centrale. Fort est de constater que pour une ville comme Mistohir, celle-ci se révélait plus proche de ses compères ouest-eurysiens en terme d'urbanisme et d'architecture. Ce n'était pas le cas partout, bien entendu, Mistohir et Fransoviac constituaient les deux seules villes où des grands projets d'urbanisme avaient étés commandés au début des années 2000's afin que ces villes soient la vitrine estalienne sur laquelle le monde aurait les yeux rivés. Il y avait encore des gros problèmes de circulation et la délégation kah-tanaise le ressentait bien à la fréquence des arrêts du convoi mais étrangement, la vue extérieure n'était pas désagréable tant les rues étaient étrangement propres. Volkiava soupire en regardant par la fenêtre :

"Vous savez, on aurait pas dit comme ça mais il y a cinq mois de cela, cette rue était barricadée et plusieurs dizaines de personnes y ont perdus la vie sous le tir des militaires alors au pouvoir. Je crois que durant cette période-là, j'ai compris pourquoi la majorité des peuples ne se soulevait pas contre leurs dirigeants, aussi injustes soit-ils. Cela exige des sacrifices, tout le monde n'est pas prêt pour ça et il est évident que la seule manière d'appréhender une révolution, c'est lorsque l'on a plus rien à perdre."

Puis la Commissaire se redressa à son tour à la remarque de son homologue kah-tanaise en ce qui concerne la Kartvélie.

"Merci. Bien entendu, la Kartvélie, ou du moins leur gouvernement identitaire, a peur de perdre le pouvoir de nouveau face aux communistes qui se trouvent chez eux. Je dois dire qu'ils prennent notre menace au sérieux compte tenu des exercices qu'ils ont formulés à notre frontière.
- Leurs exercices ne peuvent être efficaces compte tenu de leur équipement. Mais je suis sûr qu'ils se trouveront des fournisseurs, pas vrai ?
"

Cloroski avait interrompu quelque peu sa collègue. Etait-ce un tacle volontaire aux Kah-tanais, bien conscient qu'ils menaient des doubles pourparlers avec les voisins du nord de l'Estalie ? Rien ne laissait le transparaître sur le visage de la jeune femme, le regard assez indifférent à sa propre remarque. Peut-être était-ce au plus un quiproquo, une remarque maladroite ou une allusion à d'autres pays pouvant soutenir la Kartvélie ?
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Bizarrement, Meredith pensa à la Communaterra. Bien entendu les deux régimes n'avaient pas grand-chose à voir, l'expérience libertaire avait, là-bas, virée au bain de sang et au règne des seigneurs de guerre s'improvisant révolutionnaires. Mais tout de même, cette ville aux standards modernes et occidentaux lui rappelait l'ancienne capitale du mouvement. Dans un pays d'extrême pauvreté, la monarchie avait trouvé l'énergie et les moyens de construire quelques vitrines d'une beauté extrêmement conventionnelle, destinée aux dignitaires étrangers et à ses élites, soucieuses d'oublier l'état déplorable du reste du territoire. En Communaterra, la révolution n'avait pas réinvesti ces cicatrices du vieux monde. Honteuse, elle les avait abandonnées, déportant l'ensemble des citadins vers les campagnes dans ce qui ne fut jamais que le premier acte d'une histoire aussi brève que sanglante.

Comparer les deux révolutions n'aurait cependant pas beaucoup de sens. Ici, au moins, on parlait à des êtres humains. Pour autant qu'elle détestait déshumaniser ses ennemis, elle se souvenait distinctement de ce qu'elle avait vu dans le regard de ses interlocuteurs komunateranos, lors de son unique rencontre avec eux. Du vide. Ce n'était pas tant le règne des médiocres et des mauvais, que des vides. Des spectres, pensa-t-elle avec amertume. Ils avaient possédé le corps de la révolution et transformé le pays en maison hantée. On continuait d'en déterrer les corps.

Ici aussi, il y avait des corps. Mais les regards étaient chargés d'humanité.

Actée, elle, profitait du confort et de la chaleur. D’un caractère un peu moins mélancolique que Meredith – et ce bien que la saudade soit, selon elle, une part importante de l’identité révolutionnaire de l’Union – elle réfléchissait à la suite, sa pensée comme un train incapable de dérailler, l’un de ces hyper-express magnétique qui traversait les jungles sud du pays pour relier, depuis quelques années seulement, les villes excentrées aux communes centrales. Et ici ? Après combien d’années de révolution quitterait-on la pauvreté ? Il allait falloir reconstruire tout ce que le règne de l’arbitraire et de l’Oligarchie avait brisé, évidemment. Replanifier les fermes et les communautés, rediriger les richesses vers des industries utiles et des infrastructures essentielles, obtenir les technologies nécessaires à la modernisation des moyens de production. Et ensuite ? La libération des travailleurs passerait-elle, ici, par le travail honnête et la petite propriété d’usage ? Par l’automatisation de parts toujours plus importantes de l’économie ? Par la mise en commun de l’ensemble des richesses à l’échelle nationales, communale ? Quels retournements politiques pouvaient encore changer les choses ? L’Estalie était au début de son Histoire : elle devait survivre à l’étape la plus dure, et la plus simple à la fois. Dure car construire les bases d’un nouveau Monde était un effort de tout les instants. Un jour les villes suivraient un plan révolutionnaire, mais pour l’heure leurs rues suivaient encore des lignes anciennes. L'effort révolutionnaire était entre le jardinage et la chirurgie. Reconstruire, greffer, élaguer. Cette étape était la plus simple, aussi, car il n’y avait pas la place pour le doute. Tout était à faire, il suffisait donc de faire. Un jour il faudrait faire des choix autrement plus durs.

Le Grand Kah, décida-t-elle soudain, serait là pour les soutenir, à ce moment.

« Oui, il existe peu de purs idéologues. » Elle secoua la tête. « Un ventre qui cri famine provoque plus d’insurrection d’une excellente analyse socio-économique. Même si celle-là permet de structurer la suite. C’est aussi ça qui fait la fraternité entre les révolutionnaires, si vous voulez mon avis. Nous sommes tous de grands brûlés, si l’on a combattu c’est parce qu’on nous a déjà trop humilié. Enfin, je suis kah-tanaise, je suis né dans la révolution, alors peut-être que cela ne me concerne pas.
– N’oubliez pas les évènements de 1990 ; Actée. Nous avons décapité quelques tyrans ces dernières décennies.
– Oui, mais chez nous c’est acquis, l’effort vient tout seul. »

Cela arracha un sourire à Meredith. Actée continua, reprenant à propos de la Kartvélie.

« Oui à vrai dire c’est pour ça que j’ai évoqué le sujet. Vous le savez sans doute, ils ont acheté plusieurs bateaux de patrouille à nos équipementiers pour sécuriser leur mère intérieure. A cela je répond : en face c’est Samara, qu’ils s’entre-dévorent, cela nous convient parfaitement. Cependant leur gouvernement m’a invité à les rencontrer il y a quelques semaines à peine pour discuter d’un partenariat plus poussé concernant l’achat d’équipements. Ils ont spécifiquement mentionné des troubles à la frontière sud. » Elle pencha la tête sur le côté. « Je vais être transparente avec vous, nous considérons qu’ils trouveront un fournisseur, quel qu’il soit, et envisageons donc d’accepter de les fournir afin d’assurer que les fonds qu’ils dépensent aillent dans les poches de la Révolution plutôt que dans celles d’équipementiers Alguarenos, par exemple, lesquels sont parmi les plus grands impérialistes de l’Histoire moderne. Cependant la question vous concerne, ce pourquoi il est essentiel pour nous d’obtenir votre accord avant d’accepter leur demande. »

Elle se redressa et rangea sa petite tablette dans sa mallette.

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Nous ne pouvons cependant pas l’accepter sans votre accord de principe, pour des raisons évidentes. »
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Tout au long de la manœuvre subtile d'Actée à justifier cette vente qui, pour beaucoup de délégués au Congrès représentait ni plus ni moins qu'une trahison en bonne et due forme, la Commissaire resta assez indifférente en apparence. Au fond, elle savait que son travail consistait à éviter de créer trop de différends purement pratiques entre l'Estalie et ses alliés potentiels. Longtemps, l'Estalie s'est volontairement isolée de la scène mondiale et maintenant qu'elle affiche clairement ses ambitions vues comme interventionnistes, voire même loduaristes pour certains, elle a l'handicap majeur de tous les petits nouveaux qui font leur entrée soudaine sur la scène internationale : celui de ne compter sur aucune alliance solide. Le grand frère kah-tanais était loin, avait ses propres objectifs, Volkiava ne se faisait aucune illusion sur le fait que ce qu'elle attendait précisément de cette rencontre ne soit pas exactement réciproque de ses camarades révolutionnaires se tenant devant elle. Cloroski était, à l'inverse, plus émotive dans sa façon de réagir aux propos de la kah-tanaise. Les kah-tanais ne se cachaient même pas de financer la contre-révolution et son regard était surtout tâché par la méfiance : ces personnes étaient-elles réellement ici pour soutenir leurs frères révolutionnaires ou simplement pour ramasser le pactole à la clé ? L'Eurysie centrale avait mauvaise réputation, c'est sûr, à raison d'ailleurs. Entre les guerres civiles, les conflits ethniques, les dictatures et les conflits permanents entre les Etats qui composent cette région, n'importe quel bureaucrate un peu imaginatif saurait tirer profit d'une telle situation pour vendre ses instruments de mort. C'est comme ça que les grandes guerres industrielles se produisent et perdurent, toujours car quelqu'un d'extérieur au conflit veut bien continuer à financer les deux camps. L'analyse de la déléguée était purement idéologique et historique, une attitude qui contrastait beaucoup avec sa collègue plus pragmatique et ce malgré la radicalité idéologique dont les membres de l'AAR comme Volkiava sont capables. Elle savait tempérer au bon moment : les discours enflammés du Congrès n'ont rien à voir avec les discussions en privé, c'est une chose qu'elle a appris depuis qu'elle est entrée activement dans la politique.

Le silence s'installe durant quelques secondes, un silence gênant qui coïncide avec un autre arrêt du véhicule, le dernier. Ils étaient arrivés juste en face du Questan, enfin. A peine les deux femmes kah-tanaises eurent le temps d'admirer la façade avant du complexe que Volkiava prit la parole :

"Par principe, je suis d'accord avec votre point de vue. Cela paraît évident que si la Kartvélie souhaite s'armer quelque part, elle n'a que l'embarras du choix. La plupart de mes camarades auront du mal à appréhender cette réalité parce que ces armes, elles ont de grandes chances d'être tournées contre nous mais aussi contre nos frères communistes kartvéliens qui sont visés par le gouvernement du Loup. Il est évident que cette vente, peu importe les raisons sous-jacentes de celles-ci, aura des répercussions humaines graves sur des vies estaliennes et sur notre cause. Néanmoins, je veux bien croire en votre honnêteté."

Face à cette réponse plutôt complaisante, Cloroski fit un geste de la main, un geste presque interrogatif. Quelle mouche avait piquée sa collègue ? Elle décida de ne pas protester, attendant la suite de sa collègue qui se râcla la gorge et enfila son écharpe de nouveau, s'apprêtant à sortir du véhicule et de nouveau faire la rencontre du froid dehors.

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Photographie de la façade avant du Questan en été.

Une fois cela dit, la petite troupe put enfin sortir du véhicule pour faire face à la façade avant du Questan. Un mélange étrange entre monastère et résidence aristocratique secondaire. En effet, à la base un simple palais d'une famille noble militaire construite au milieu du XIXe siècle, le bâtiment est devenu au fur à mesure le quartier-général de l'armée royale estalienne puis le dernier bastion de résistance des Estaliens durant la Grande Guerre de 1869-1873 puis devenu après la guerre un musée à l'effigie des héros estaliens ayant lutté durant cette dite guerre, puis enfin le Ministère des Affaires Etrangères à la mort de Paradykov Ier en 1912. Il est surprenant de voir que la Commission, qui a remplacé le Ministère dans ses anciennes fonctions, n'a jamais osé vraiment toucher à l'aspect purement chrétien de l'ancien palais : la croix chrétienne reste figée fièrement aux côtés du drapeau anarchiste estalien et malgré des propositions de retirer la Croix, beaucoup ont considérés qu'une telle action serait une provocation envers la communauté chrétienne orthodoxe estalienne, certes devenue plus minoritaire que la majorité athée du pays. Néanmoins, la Commissaire a clairement refusé de détacher la Croix, surtout dû à son attachement aux principes de base de l'Anarchisme Renouvelé : celui de respecter les croyances de chacun, sans aucune forme de discrimination quelconque. Une autre preuve purement anecdotique de l'exotisme de l'anarchisme estalien que beaucoup de voyageurs ont du mal à comprendre mais qui attire malgré tout.
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Elle haussa les épaules. Pour elle il n’y avait pas lieu à controverse. Les kah-tanais existaient dans un cynisme heureux et détaché de toute morale leur permettant d’ériger et d’abandonner tout aussi sec des plans parmi les plus tordus ou discutables de la géopolitique moderne. Actée, en particulier, était habituée à les défendre devant les partenaires de la confédération, et à les abandonner au fil des exigences. La grande sœur kah-tanais avait de la maturité pour sept milliards d’hommes, elle savait faire la part des choses et abandonner une bonne stratégie si cela assurait la paix dans la demeure. Elle aimait tant ses frères et sœurs. La représentante eut un sourire aimable.

« Si nos méthodes ne conviennent pas nous en changerons. De toute façon vous êtes ici chez vous, en Eurysie, je veux dire. Et si l’Union a les moyens de la révolution internationale, il semble que vous avez une meilleure connaissance de son contexte régional : en la matière et concernant vos voisins, nous soutiendrons vos plans dès-lors qu’ils nous seront connus. »

Meredith acquiesça sans rien ajouter. Oui. L’Union prenait rarement le contrôle direct des évènements. Même lorsqu’elle contactait d’autres communalistes, des cellules révolutionnaires ou indépendantistes, elle se contentait de leur fournir le matériel, la formation et les moyens de leurs ambitions. Elle n’aimait pas diriger, ou plus spécifiquement, considérait mener par l’exemple et le succès de son modèle, de tel manière qu’il ne lui était pas utile de diriger. Son hégémonie était tout à la fois honnête et silencieuse, faite de dons distribués à ses camarades. L’Estalie, qui représentait un important espace d’opportunité, pourrait sans doute profiter de ces largesses.

Elle quitta la voiture, accompagnée par Actée, et souffla sur ses mains. Le petit nuage de vapeur qui s’échappa de ses lèvres provoqué chez elle un air pensif. La citoyenne haussa les épaules.

« En soi les pays qui vous entourent sont d’une fragilité confondante, il ne m’étonnerait pas que vous soyez déjà à l’œuvre pour miner ce qui tient encore dans leurs fondations.
– Oui, oui. Et il nous faudra aborder de très nombreux sujets. Ce premier contact doit selon nous être l'occasion de mettre à plat autant de sujets que possibles. Aussi bien nos accords que nos désaccords et, évidemment, nos attentes. Vos attentes, devrais-je dire, car l'Union en elle-même en a assez peu. »
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Alors les quatre femmes entrèrent dans le bâtiment qui n'était pas avare sur les démonstrations de puissance passée des armées estaliennes, autant des bannières abîmées récoltées sur les champs de bataille médiévaux ou des épées d'officiers kartaliens récupérées sur le corps des officiers ennemis vaincus, la Commissaire dirigea l'attention de la délégation kah-tanaise vers une grande salle de réunion. Visiblement vide de présence, en dehors des gardes de l'Armée Rouge qui s'empressent alors de fermer les portes derrière le cortège diplomatque, les deux délégations purent s'asseoir sur de confortables fauteuils dans une salle visiblement bien chauffée. Cette salle de réunion, salle de réception des bals que la famille noble possédant ces lieux organisait autrefois, était devenue après 1912 la salle dans laquelle la plupart des dignitaires étrangers étaient accueillis pour organiser les pourparlers diplomatiques. Les Kah-tanais étaient certainement les premiers étrangers à fouler de nouveau le parquet de cette salle dont la dernière réunion diplomatique en date qui s'y déroula datait du siècle dernier. Autrefois remplie de journalistes, la diplomatie étant une affaire relativement exceptionnelle du temps de la monarchie et dont sujet à une grande attention médiatique, il n'y avait en ce jour que les deux modestes délégations pour poursuivre le dialogue naissant entre les deux nations révolutionnaires.

"Oui, effectivement, vous remarquerez effectivement que si nous avons un voisinage belliqueux et relativement antagonisée à notre propre idéologie, la plupart de ces Etats restent relativement instables d'un point de vue politique. Le Nordfolklande se complait dans une sorte de monarchie absolue désuète qui n'attend qu'à être renversée par la première figure de proue venue. La Kartvélie est divisé entre communistes, anarchistes, identitaires et ultra-nationalistes qui mènent d'ailleurs à ce jour une insurrection armée dans le Saïdan. Le Transgoskovir, s'il reste l'un de nos rares alliés socialistes dans la région, est lui aussi sujet à des troubles intérieurs, notamment face au terrorisme fasciste qui y règne en maître dans certaines contrées orientales du pays. De fait, nous sommes entourés de nations au destin incertain, pour sûr, mais pour nous, ce n'est qu'un facteur supplémentaire qui nous pousse justement à la méfiance. L'instabilité politique de la région rend la géopolitique locale imprévisible et surtout difficilement contrôlable. Le moindre incident pourrait découler sur un conflit armé.
- Et encore, nous n'avons pas abordés la question de notre voisinage plus éloigné mais qui reste tout de même dans notre zone d'influence directe. La Translavya à l'est, la Tcharnovie à l'ouest, sans oublier la Kaulthie bien entendu avec qui je sais que vous avez eu certains rapprochements compte tenu de leur nature communaliste.
"

Une fois que les deux femmes ont pu répondre aussi pertinemment que possible à la remarque des deux Kah-tanaises, Volkiava put sortir les documents qu'elle avait pu préparer au préalable en vue de la réunion à venir avec le Grand Kah. Ainsi, elle put se concentrer sur le premier sujet de la réunion qui lui semblait fondamental : la défense.

"J'aimerais que l'on aborde en premier lieu la question militaire si cela vous convient. En effet, nous misons une certaine espérance en votre pays pour assurer au moins à la défense de notre pays à moyen terme contre certaines puissances. Si nous faisons partie de l'UICS désormais, cette organisation n'est en aucun cas une alliance militaire et il est évident que si l'Estalie est agressée d'une quelconque façon que ce soit par des organisations comme l'OND ou certaines nations anti-communistes notoires, l'Estalie aura certaines difficultés à se défendre compte tenu de la restructuration progressive de l'Armée Rouge. Je pourrais citer notamment le Miridian, qui a installé une base militaire en Kartvélie, ce pays dispose de la projection nécessaire pour nous envahir et Mistohir considère cette implantation comme une menace pour la sécurité nationale. Etant donné que l'Estalie ne peut pas compter dans l'immédiat sur des pays comme la Loduarie, étant donné que nous n'avons pas concrètement d'accord de défense avec eux pour le moment, nous osions espérer que vous vous placeriez en tant que garants de notre indépendance, au moins le temps que l'Estalie se dote d'un appareil militaire structuré et solide."
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« La question de la défense est la principale priorité de tout système émergeant. Vous voyez, pendant de nombreuses années ce fut aussi l’angle mort de l’anarchisme, ou du moins le point de faillite de ces révolutions sœurs.
— Quant à l’UICS, nous lui faisons assez peu confiance. La façon dont la ligne autocratique de la Loduarie s’est assurée la majorité à base de partis et d’État fantoches nous laisse pensifs.
— Ce n’est pas le sujet mais je te l’accorde, Actée, le jour où cette alliance prendra un tournant militaire ce sera sans doute pour défendre les intérêts de la dynastie Geraert-Wojtkowiak. »

Il y eut un moment de flottement, auquel Meredith mis un terme avec un petit rire.

« Ce n’est rien. Force est de constater que nous avons une image désastreuse de l’eurycommunisme. Certaines de ses frasques – les bombardements de civil au phosphore blanc en Cherchérie, la tentative d’invasion du Mokhaï lors de la démocratisation de son socialisme, ou encore le soutien armé des régimes génocidaires en Kronos et en Communatera – nous font considérer cette… Branche du socialisme comme le cache-sexe d’un nouveau genre de tyran. Ce n’est même pas le règne des fonctionnaires, c’est celui du dictateur seul.
— Le Grand Kah estime qu'il est peut-être pour le mieux que nous ne soyons pas mutuellement liés par des accords militaires au sein de l’UICS, pour la simple et bonne raison que la ligne d’un nombre important de ses membres est proprement contre-productive sur le plan tant géostratégique que proprement révolutionnaire. 

Maintenant il existe d’autres structures internationales, dont une en particulier, dédiée à la défense des intérêts libertaires. Vous le savez sans doute mais l’Union est aussi partie-prenante au sein de l’Internationale Libertaire. Si cette structure a été créée il y a plus de dix ans pour protéger un certain nombre de pays de l’impérialisme de l’Organisation des Nations Commerçantes, le monde a beaucoup évolué depuis cette guerre silencieuse. L’ONC se replie sur elle-même dans un réflexe réactionnaire nous offrant un temps de répit et le Pharois, membre essentiel à la défense du socialisme en Eurysie, s'est dissous.

Si nous avons initié une reconfiguration de l’Organisation autour d’une ligne de coopération plus économique et culturelle, sa seule fonction codifiée reste la défense. Attaquer l’un de nous, c’est nous attaquer tous. C'est le cœur du projet LiberalIntern.
»

Meredith leva une main.

« Nous vous incitons à vous pencher sur la question, elle permettrait une plus ample coopération sur ce domaine mais pas que, avec des pays dont la conception révolutionnaire est proche de la nôtre. D'ailleurs nous espérons bientôt pouvoir y intégrer nos camarades kaulthes, que nous avions tant soutenu durant la guerre civile.
— Oui, oui. Il faut impérativement reconfigurer un pôle Eurysien si nous ne voulons pas y laisser le monopole du socialisme à celles et ceux se réclamant de son travestissement autoritaire. Cela étant dit, cette incitation n’est pas notre seule offre : le Grand Kah est plus que disposé à vous assister indépendamment du reste. Vous n’aviez qu’à en faire la demande. La Mährenie, où nous avons des garnisons, n’est qu’à mille kilomètres. Si vous le jugez utile nous pouvons aussi construire des bases militaires à des endroits clefs et vous dépêcher une garnison permanente. Votre sol est révolutionnaire et donc, à nos yeux, un sol sacré. »
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Face à cette longue critique kah-tanaise envers le modèle socialiste loduariste et de l'eurycommunisme, les deux déléguées estaliennes restèrent dubitatives et assez étonnées de la tournure de la conversation. Ce n'était pas pour leur déplaire : l'opinion publique estalienne critiquait abondamment le modèle loduariste comme un faux socialisme, une forme cachée de démocratie bourgeoise représentative dominée en son sommet par le secrétaire général Lorenzo. Pour les Estaliens, en bons anarchistes qu'ils étaient pour la plupart, la répression coercitive que la Loduarie effectuait sur l'opposition politique révélait d'une incohérence complète avec les idéaux socialistes les plus élémentaires dont se revendiquaient ce régime. Ainsi, les Kah-tanais prêchaient en terre convertie, il faut dire. Mais force est de constater que le Grand Kah restait une nation plus éloignée dans l'immédiat que la Loduarie sur le plan géographique et même si le Grand Kah pouvait se montrer généreux, c'était de se tirer une balle dans le pied de se ranger de l'avis des Kah-tanais, aussi juste soit-il. Les Estaliens avaient déjà beaucoup à faire avec leurs voisins, pas question de s'aliéner les eurycommunistes en plus. Néanmoins, en ce qui concernait la question de l'Internationale Libertaire, la proposition attisa davantage l'attention des Estaliennes. Cloroski s'exclama, enthousiaste :

"Oui bien entendu, l'Internationale Libertaire semble être l'alternative la plus souhaitable en ce qui concerne la défense commune, ce serait un moyen pour le Grand Kah de pouvoir intervenir légitimement sur notre sol en cas de besoin et cela pourrait, pour notre propre Fédération, élargir nos horizons à la seule UICS qui reste, à mon sens, avant tout une structure de soft-power loduarien donc en somme, il est davantage logique que l'Estalie se tourne vers vous pour sa défense.
- Cloroski !
"

La Commissaire aux Relations Extérieures rappela d'un ton autoritaire sa collègue, lui exigeant un peu plus de modération et de professionnalisme. Elle lui rappela en moyen-estalien, dialecte que les Kah-tanais ne comprendraient certainement pas :

"Cloroski, ne nous emballons pas.
- Pourquoi ? Stratégiquement, c'est notre meilleure option.
- Ce sera au Congrès de le décider. Dans tous les cas, l'Internationale Libertaire reste tout de même une organisation mourante, elle reste théoriquement sur le déclin. Sans oublier que la représentation au sein de leur organisation favorise les Etats fondateurs. En bref, depuis la disparition des Pharois, c'est les Kah-tanais qui y mènent la danse. Donc ne nous précipitons pas : en voulant se retirer de l'emprise loduarienne, on pourrait tomber dans l'emprise kah-tanaise.
- Je comprends, navré.
"

La Commissaire, visiblement un peu plus sceptique que sa camarade quant à la proposition kah-tanaise, prit alors à son tour la parole pour répondre aux Kah-tanaises :

"Votre proposition est intéressante et à terme, nous cherchons effectivement à ce que le Grand Kah puisse établir une présence militaire sur notre sol dans un rôle de dissuasion vis-à-vis des puissances étrangères. Nous ne savons pas tout ce qui trame en coulisses chez nos voisins mais rien de bien rassurant, hélas, et le SRR ne peut pas poser de micros dans chaque cocotte-minute d'Eurysie Centrale pour en savoir plus. Vous comprendrez donc que la question d'une présence militaire soit importante même si elle doit, à mon sens, restée raisonnable et remplir son rôle premier qui est de dissuader. Quant à l'Internationale Libertaire, le Congrès organisera un vote pour déterminer si elle acceptera ou non d'adhérer à l'organisation. Je ne pense pas que ça bouleverserait trop nos relations avec les eurycommunistes étant donné que vous êtes vous-mêmes membres de l'UICS, il n'y aurait donc aucun mal à rejoindre concrètement l'organisation. Dans tous les cas, je pense qu'une Estalie membre de cette organisation pourrait apporter justement sa contribution au reste des membres et peut-être redonner...un gain de dynamisme à une organisation qui a récemment perdu dans le chaos un de ses membres les plus importants.
- Même s'il paraît évident que derrière, cela signifie la mise en place d'un dialogue idéologique, je crois comprendre que le communalisme lah-tanais diffère en certains points de l'Anarchisme Renouvelé.
- Dont vous n'êtes pas partisane.
- Certes mais ça reste l'idéologie principale de notre pays, il faut admettre son importance, surtout en politique internationale, que je sois d'accord ou non personnellement avec.
"

La Commissaire s'éclaircit la gorge avant de reprendre auprès de ses camarades kah-tanais :

"Peut-être avez-vous besoin que l'on clarifie encore quelque chose sur cette partie ?"
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« La disparition du Pharois est effectivement regrettable, mais d’autres nations membres ont depuis atteint la maturité politique nécessaire pour impulser un nouveau départ à ce qui était à l’origine une alliance tri-partite de défense. Le départ du Pharois et la stagnation des EAU sont autant de raison de débarrasser l’internationale de sa vieille peau et de la revitaliser. Son modèle de fonctionnement initial n'est plus adapté aux nouvelles conditions stratégiques. Pour tout vous dire nous comptions impulser un tournant nazuméen auprès de nos partenaires les plus actifs mais la participation de l’Estalie serait plus qu’heureuse pour assurer une renaissance du pôle libertaire en Eurysie. »

Meredith haussa doucement les épaules. Avant de finir Avocate du programme actuel de la Convention Générale, elle avait été une oratrice importante de la révolution kotioïte, position depuis laquelle elle avait vue l’organisation naître, se construire, lutter contre l’ONC puis décliner lorsque les diplomaties individuelles de ses pays membres prirent le dessus sur la nécessité d’action groupée. Si elle n’était pas une radicale – contrairement à Actée – elle n’en restait pas moins une internationaliste convaincue. Quant à Actée, sa position révolutionnaire et jusqu’au-boutiste était largement camouflée par son sens tactique et sa tolérance idéologique aux autres conceptions de la révolution. Ce fut elle qui repris.

« Oui d’ailleurs puisque nous évoquions le Pharois, je me permets de faire un lien avec votre dernière remarque : les caractéristiques de l’anarchisme renouvelé – et de ses différents courants – en font certes une idéologie différente du communalisme, mais nous tendons à considérer ces différences comme... Non-significatives. Notre objectif est certes la libération de tout les travailleurs, mais selon des modalités et des modèles adaptés aux conceptions culturelles et aux contextes régionaux. En d’autres termes toute différence entre mouvement libertaire est perçue, au sein de l’Union, comme une possibilité d’enrichissement doctrinal, plutôt que comme un risque. Si tant est que l’idéologie en question réponde à quelques critères démocratiques et économiques. Le communalisme lui-même est moins une idéologie qu’un cadre, la citoyenne Meredith et moi-même ne sommes pas exactement représentant des mêmes mouvements et il se trouve au sein de la convention quelques mouvements plus éloignés encore du votre que la ligne générale de l'Union, et quelques autres aux théories remarquablement similaires à celles de vos mouvances majoritaires. »

Elle secoua la tête, amusée.

« Quoi qu’il en soit nous ne considérons pour notre part pas avoir besoin d’éclaircir quoi que ce soit. Vous nous ferez parvenir les besoins de la Fédération en termes d’hommes et de garantis, et la position de votre congrès quant au LiberalIntern. Pour notre part nous continuerons les débats internes déjà initiés au sein de l’organisation pour renouveler son fonctionnement et sa raison d’être et préparerons un contingent expéditionnaire de défense chargé de la protection de votre territoire, ainsi que des modalités de coopération et de coordination permettant d'assurer un cadre précis d'action. Si vous voyez quoi que ce soit à ajouter pour votre part...
– À vrai dire, Actée, il me semble que nous pourrions ajouter quelque chose. » Meredith inclina la tête sur le côté. « Les services de renseignement de l'Union sont rodés et si nos réseaux en Eurysie centrale ont été délaissés au profit d’autres points chauds, des opérations conjointes entre nos services restent envisageables. De la même manière, si vos camarades le jugent utiles et que les nôtres l’acceptent, il doit sans doute y avoir moyen de vous prêter des technologies telles qu’un satellite d’observation ou une datateam. La situation technologique laisse à désirer, dans la région. La faute à une exploitation capitaliste et réactionnaire laissant peu de place au développement des méthodes techniques. En d'autres termes vos adversaires sont arriérés et nous serions ravis de vous faire profiter de nos moyens à des fins révolutionnaires et de sécurisation du territoire. »
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Il semblait que les propos kah-tanais satisfaisaient en grande partie les deux Estaliennes, surtout Volkiva. Déçue des moyens qu'elle avait pu tirer de l'UICS d'un point de vue militaire, la voilà revigorée par le renfort kah-tanais. Au moins, elle n'est plus contrainte à une seule option et pouvait enfin élargir ses horizons diplomatiques au-delà du cercle très fermé des eurycommunistes dont elle était idéologiquement en désaccord, autant d'un point de vue de l'idéologie en elle-même que sur le plan de la propagation des idéaux révolutionnaires. Le monde de l'UICS constratait beaucoup avec celui des Estaliens, héritée de leur long isolationnisme. Si les Kah-tanais n'avaient pas non plus la même vision des choses que les Estaliens, elle restait aux yeux de la Commissaire plus proche de celle de Mistohir que de n'importe quel bureaucrate du PEV ou de la Loduarie. Pour Cloroski, la réponse restait satisfaisante également : si elle avait votée favorablement à l'adhésion à l'UICS, la jeune déléguée pensait plus que jamais que si l'Estalie devait rejoindre et consacrer ses efforts envers une organisation internationale, c'était bien l'Internationale Libertaire et pas une autre. Volkiava continua le dialogue :

"Bien entendu, les différences entre nos mouvements ne nous empêcheront pas de nous entendre. Ce que ma collègue voulait vraisemblablement dire, c'est que notre idéologie influence en grande partie une politique internationale et un discours politique qui, je peux le comprendre, semble radical à l'étranger. A raison, sûrement d'ailleurs.
- Voilà, il me semble donc évident de vous avertir, avec ma collègue, de la radicalité de nos moyens et de nos modes d'actions, autant du point idéologique que physique.
- En ce qui concerne par ailleurs votre présence militaire, comme je vous l'ai dit, nous cherchons avant tout la dissuasion. Le simple fait d'héberger une force de combat kah-tanaise devrait suffire à dissuader nos voisins à ne pas s'en prendre à nous. De ce fait, si je peux parler exceptionnellement au nom de la Commission à la Guerre, une force d'environ 2000 hommes devrait amplement suffire.
- Je rajouterais qu'en l'état de la présence miridienne et de nos propres besoins, une force aérienne et anti-aérienne serait la bienvenue. Des chasseurs-bombardiers, de préférence.
- Oui, je n'y avais pas pensée, camarade, le mieux serait que cette force soit configurée comme une force de frappe afin d'assister aux contre-attaques initiales de l'Armée Rouge en cas d'offensive hostile sur notre sol. Quant à vos propositions annexes que sont la mise à disposition d'un satellite d'observation ainsi que celle d'une datateam, étant donné que nous ne possédons actuellement encore aucun programme spatial concret, votre aide dans le domaine de l'observation orbitale serait le bienvenue. Pour la datateam, je crois savoir que le SRR est déjà au point sur le sujet, ce ne sera, je pense, pas nécessaire.
"

Au fond, Volkiava avait hâte de finir avec la question militaire : elle devrait être accompagnée d'un représentant de la Commission à la Guerre pour ce genre de missions, elle n'a pas le pouvoir de négocier des accords définitifs sans l'accord de la Commission en ce qui concerne la question militaire, même si elle peut donner l'autorisation de principe d'installation d'une base militaire kah-tanaise sur son sol. La plupart des propositions, en dehors de certaines qui restent au fond assez mineures, doivent être débattues au Congrès ou approuvées par la Commission à la Guerre. En bref, pas son ressort. Elle changea de documents et se pencha sur une autre question, la question économique :

"Je crois en avoir fini avec la question militaire. Si vous le voulez bien, je souhaiterais aborder avec vous un autre sujet qui est la question économique. Comme vous le savez peut-être, l'économie estalienne est en pleine expansion. Nous sommes classés dans les vingt premières puissances économiques mondiales, nous avons un niveau de vie qui est...disons...comparable au vôtre si je me fie au PIB par habitant. Et tout cela, c'est bien grâce à notre système économique. Cependant, avec les plans triennaux industriels, la production de masse se fait sentir comme exponentielle et l'environnement politique rend les échanges commerciaux avec nos voisins incertains. Nous avons quelques débouchés certes : certains secteurs de l'économie kartvélienne achètent abondamment chez nous, nos exportations sont en hausse un peu partout et il semble que la Translavya pourrait devenir un débouché commercial intéressant pour nos coopératives. Néanmoins, je pense, tout comme la Commission aux Finances, que ce n'est pas suffisant. C'est pour cela que l'Estalie souhaiterait s'entretenir avec vous sur la question commerciale. Nos systèmes économiques présentent des similarités sur certains points, cela devrait faciliter les échanges et l'interposition du droit estalien avec celui du droit kah-tanais quant aux affaires économiques."
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Actée afficha un sourire neutre quand il fut fait mention de la notion de PIB par habitant. L’indicateur, pensé et conçu par des nations capitalistes et considéré comme virtuellement muet, n’était tout simplement pas employé par les kah-tanais, sinon pour narguer les nations le prenant au sérieux. Elle ne fit cependant aucun commentaire, se concentrant plutôt sur la substance de ce qu’on venait de lui dire. Dans l’ensemble cette rencontre prenait une tournure des plus holistiques qui lui convenait parfaitement. Elle acquiesça, Meredith la laissa parler.

« La question de l’interposition de nos droits n’en est presque pas une en ça que l’économie kah-tanaise est conçue autour de principes lui permettant de commercer avec l’ensemble des partenaires potentiels de notre union. Cette interface économique est notre arme de guerre pour contrôler les marchés et vaincre nos ennemis capitalistes à leur propre jeu, mais aussi un outil puissant pour nous adapter aux nombreuses réalités des expériences économiques révolutionnaires à travers le monde et le temps.

La vérité c’est que la véritable question doit être celle de votre accès aux marchés potentiels. Votre pays est enclavé – je ne vous apprends rien – et tant que cet aspect ne sera pas traité l’une des seules options viables que nous pouvons vous proposer s’il devient vraiment question d’établir des lignes d’importation ou d’exportation de biens manufacturés ou de produits industriels serait de créer une ligne aérienne par le biais de zeppelins de fret en ligne flux tendu ou, potentiellement, d’avions.

Cela étant c’est un sujet sur lequel nous pouvons coopérer mais qui a peu de raison d’être débattu tant que nous n’avons pas décidés de la nature de notre partenariat économique. La Convention serait évidemment favorable à une coopération entre nos deux pays. Il est selon nous nécessaire de créer un ordre économique alternatif nous permettant d’éviter l’enrichissement des puissances rivales et d’assurer l’autonomie de nos économies. Les instances dédiées auront tout le loisir de comparer nos productions et de réfléchir aux logiques économiques devant animer ces échanges, mais sur le principe nous serions partisans d’un tel projet. Reste à voir jusqu’à nous désirons aller. Installation de zaibatsus et coopératives ? Simples échanges ? Droits douaniers préférentiels ? Si oui sur quels aspects : produits manufacturés ? De haute technologie ? Culturels ?

C'est qu'à ce stade notre marché abreuve le monde et y récupère une grande partie de ce dont il a besoin. Nous sommes près à entendre toutes les configurations vous semblant pertinentes et à définir ensemble les efforts que nous pourrions faire pour favoriser le développement de l'Estalie malgré son contexte géostratégique défavorable.
»
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D'un air machinal et professionnel, Volkiava se devait se poursuivre le dialogue. Elle avait vu le dossier économique que lui avait remis le Congrès des dizaines de fois et les rapports concluants de sa propre Commission sur les demandes pouvant être réalisées de façon pertinente auprès des Kah-tanais. Elle avait vu tout ça plusieurs fois d'affilée, c'est donc sans grande peine qu'elle récita d'un air pleinement neutre ce qu'elle avait à proposer au nom de la Fédération :

"Evidemment, nous sommes au courant de notre situation géographique qui ne favorise pas énormément le commerce en dehors du continent eurysien. L'absence de côtes rend l'accès au marché international assez difficile en somme et il est évident que l'Estalie n'a pas d'autre choix que de se reposer sur la réponse aérienne pour le moment. Je pense qu'il est évident que nous devrions établir des lignes aériennes entre les aéroports estaliens et ceux du Grand Kah afin que nos deux nations puissent s'assurer d'un minimum de lignes d'exportation et d'importation. Néanmoins, nous sommes actuellement en négociations avec le gouvernement communiste translave pour développer des infrastructures terrestres entre nos deux nations, nous prévoyons notamment à terme la mise en place d'un oléoduc et surtout d'une ligne ferroviaire entre nos deux nations. Nous pourrions essayer de vous négocier un accès aux ports translaves. Depuis lors, les ports translaves seront connectés au réseau ferroviaire qui amènera en plus large quantité les ressources importées ou exportées d'Estalie. C'est une solution qui nécessite une approbation translave mais nous sommes en bon chemin pour en faire un corridor commercial fiable vers le reste du monde.

Comme vous, j'estime que la coopération économique estalo-kah-tanaise doit aller plus loin qu'un simple partenariat et doit constituer la première pierre d'un ordre économique nouveau qui doit, à terme, acquérir un poids mondial qui pourra concurrencer les alliances économiques capitalistes comme l'ONC, l'UEE et en partie l'OND même si le rôle de cette dernière reste concrètement militaire. Je pense que l'Internationale Libertaire a dû se pencher sur ces sujets dans le passé mais compte tenu de la disparition du Pharois, je crois comprendre que ces plans passés sont sûrement tombés à l'eau et qu'il faut donc reconstruire la présence libertaire en Eurysie. Voilà donc ce que je vous propose comme bases de notre coopération en quelques propositions techniques mais qui figurera le reste de nos accords bilatéraux dans le futur :

  • Premièrement, la mise en place d'une banque de développement coopérative et mutualisée commune qui devra agir comme plateforme de financement principale des coopératives kah-tanaises et estaliennes afin de faciliter les projets économiques communs entre nos coopératives et ouvrir nos deux nations à une mutualisation des surplus. Si on devait voir ça avec des mots d'économiste libéral, disons que c'est une ouverture aux investissements étrangers, dans un sens comme dans l'autre. Le capital de cette banque se baserait sur la mutualisation, les contributions de travail et les ressources naturelles mises en commun lors des échanges commerciaux et permettra d'offrir des crédits à faible intérêt aux coopératives ou aux communes de nos pays respectifs afin de financer de nouvelles infrastructures agricoles, industrielles, énergétiques ou des transports.
  • Ma deuxième proposition serait la mise en place d'une Commission de Croisement de la Production (CCP). C'est une proposition de notre Congrès, elle consiste en somme à établir une commission qui se chargerait de créer un système de production bilatéral croisée où chacun partage la responsabilité de la production sur ses points forts tout en assurant une relative interdépendance bien régulée afin de favoriser des chaînes d'approvisionnement autonomes du reste du commerce international. Ce genre de commissions permettrait à nos économies d'être complémentaire et de réduire ses vulnérabilités face aux relations commerciales que nous pourrions avoir avec les Etats capitalistes. La CCP se chargerait d'établir un réseau de co-propriété entre coopératives partenaires afin d'assurer leur accès égal et sécurisé entre Estaliens et Kah-tanais."

  • La Commissaire reprend rapidement son souffle. Elle a déjà beaucoup parlée mais elle n'a pas fini. C'était quoi déjà son point numéro trois ? Oh la boulette. Heureusement, Cloroski lui vient à la rescousse et tendant à la délégation kah-tanaise un document explicatif de la Commission aux Services Publics sur le fonctionnement du SOES. Cloroski prend la suite de sa collègue :

    "Je ne sais pas si vous êtes au fait de comment fonctionne l'économie estalienne mais un point essentiel de celui-ci dans la vie quotidienne de nos citoyens, c'est bien le SOES. C'est un système d'échanges de données qui permet, si je peux me permettre de le résumer plus vulgairement, de connecter plus aisément les agents économiques et facilite en somme la vie quotidienne de la population sur le plan administratif, ce qui réduit notamment les coûts de maintenance de l'administration et réduit les étapes bureaucratiques. Sans ce système, il est évident que le modèle économique estalien serait administrativement difficile à gérer. Nous pensons cependant que le SOES n'est pas la propriété exclusive du peuple estalien et nous sommes prêts à établir un réseau annexe avec vous de ce système afin de faciliter les interactions entre agents économiques estaliens et kah-tanais, faciliter la vie de nos ressortissants respectifs et qui sait, peut-être que vous sauriez en faire d'un meilleur usage encore."

    Cloroski avait sauvée Volkiava, c'est le moins qu'on puisse dire. Immédiatement, elle reprend la main :

    "Voilà en somme quelques-unes de nos propositions initiales. Pour répondre plus simplement à vos interrogations, nous estimons que nos deux économies doivent s'ouvrir mutuellement. Naturellement, certains droits de douane pourront être conservées, notamment sur les biens les plus stratégiques, mais pour l'essentiel, les biens de consommation de fait issus de l'industrie légère et lourde, nous pensons qu'il serait possible de mettre en place des droits de douane préférentiels et d'autoriser nos coopératives respectives à s'installer sur le sol voisin dans le cadre légal de chacun."
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