
L’histoire retiendra que Ransu Rasanen fit sa première apparition en tant que chef d’Etat à l’occasion de la nomination du gouvernement provisoire de l’oblast de Zladingrad. On glosa les jours suivants sur le message politique qu’il fallait y voir, certains supputaient un retour des Pharois sur la scène internationale, d’autre que Rasanen avait voulu se positionner comme un leader fort auprès de ses compatriotes pirates. L’explication tenait sans doute d’un peu tout cela mais plus certainement que c’était le Grand Capitaine Gabriel qui avait été à la manœuvre pendant la gestion de cette crise loduarienne, et qu’en prenant le relais Rasanen envoyait à la flotte noire le message simple et immédiatement compréhensible qu’il disposait d’alliés puissants. D’aucuns auraient voulu contester sa légitimité à prendre la tête du pays se seraient heurté au poids politique et militaire de l’armada du Chat voyageur, les pirates de Gabriel, groupe paramilitaire parmi les plus influents – sinon le plus puissant – du Pharois en ce début d’année 2014.
Pour le reste du monde, il s’agissait surtout d’identifier enfin celui qui serait l’interlocuteur privilégié de cette nouvelle – quoique pas si originale – organisation politique qu’on avait découvert sous le nom de Pharovihjie.
Pharois, on voyait, Vihjie, beaucoup moins. Dès lors les choses appelaient à des explications car c’était toujours le Pharois, là derrière, avec ses équipages, sa flotte militaire, ses alliances et sa capacité industrielle vertigineuse, autant dire que ça pouvait peser un peu, au moins un peu, et qu’on se demandait forcément quelle nouvelle lubie les avait pris, ces braves pêcheurs, et à quelle sauce on allait être mangé.
Un nouveau pavillon noir flottait sur les navires diplomatiques de la Pharovihjie, squelette quadrumane brandissant dans trois un trident dirigé vers un cœur sanglant, la quatrième à gauche levait un calice, ou un sablier. Vestige de l’ancien Pharois, le code couleur demeurait : noir pour la piraterie, blanc pour les mers polaires du nord, orange pour… à quoi correspondait le orange, déjà ? Les poètes y voyaient les premiers rayons de l’aube, d’autre l’éclair de la détonation d’un canon dans la nuit. A moins que cela ne représente simplement la bière qu’aimaient boire les marins.
Ransu Rasanen demeurait, pour ceux qui ne s’intéressent guère à la géopolitique, un personnage méconnu. Il avait été pendant dix ans le directeur de l’Université Générale d’Albigärk, l’Albigärk Yleisyliopisto en langues albiennes, autant dire que personne ne le connaissait. Les universitaires sont les gens les plus malheureux du monde, condamnés qu’ils sont à pédaler dans le désert ou dans la semoule quand il fait beau temps. Ils rendent rapports sur rapports, font des observations tout à fait pertinentes, élaborent des modèles théoriques d’une grande ingéniosité pour que presque systématiquement l’Etat et la société civile les ignorent et n’en fassent qu’à leurs têtes. L’universitaire est donc une personne frustrée, d’autant plus s’il s’est fourrée dans le crâne qu’il est très intelligent. Pourquoi diable personne n’écoute les gens intelligents ??
Heureusement pour nous, Ransu Rasanen n’était pas de cette engeance. Contrairement à son costume d’un noir uniforme, c’était une personnalité plutôt joviale et épanouie. C’est que contrairement à la plupart de ses collègues, Ransu Rasanen était écouté. Le brave homme avait eu pendant une décennie la main sur les arcanes les plus profonds de la société albienne, centres de formation de la CARPE, sociétés occultes, conspirations flamboyantes, rapports dissimulés. Comme Mainio en son temps il en avait tiré la conclusion qu’il savait, que sa position très particulière lui offrait un panorama complet de la société pharoise et de ses grouillements. Bien sûr c’était une illusion car personne ne peut tout savoir, mais Ransu Rasanen savait beaucoup et puisque le savoir, c’est le pouvoir, il avait réussi à faire croire aux bonnes personnes que du pouvoir, il en avait.
Et maintenant il dirigeait le Pharois, pardon, la Pharovihjie. N’était-ce pas splendide ? Tout à fait impressionnant d’ingéniosité et d’audace ? Il y avait là une histoire qui méritait d’être conté et elle le sera ! comme promis. D’ici là, revenons à Zladingrad.