
Les fonctionnaires sont ainsi non seulement suspectés par principe d’être corrompus, mais également d’être faibles psychologiquement. L’accusation porte sur tous les aspects de la vie intime, les formateurs des TAGC n’hésitant pas à suspecter des proches des fonctionnaires voire la famille elle-même. Cela participe, outre des dépenses importantes pour mettre en place un système de flicage généralisable à toute la haute administration, à effriter la loyauté de ses membres qui, quels que soient leurs agissements, seront toujours considérés comme potentiellement déloyaux. Un tel déploiement de ressources, parfois au détriment du bien-être au travail et des moyens des administrations, est de nature à fragiliser les liens de confiance pourtant nécessaires au quotidien et à favoriser l’anomie au sein de l’appareil d’Etat. Il peut en résulter un sentiment de malaise, de colère ou d’indignation face à des politiques de surveillance et de contrôle intrusives pouvant mener, dans les cas les plus extrêmes, à des demandes de mutation ou des démissions.
La suspicion totale des TAGC pousse à développer un rapport au monde hostile et dangereux. C’est celui de la guerre permanente et de l’ennemi de l’intérieur. Outre les effets psychologiques désastreux que cela peut avoir sur les hauts fonctionnaires, c’est également une façon d’être au quotidien susceptible de fausser leur jugement et leur lucidité en empêchant un partage sain d’informations, ou la mise en commun de réflexions et de pensées critiques. Si le collègue est suspect, si l’amant est suspect, si le coach sportif est suspect, les hauts fonctionnaires seront moins enclins à partager leurs observations et tendront à douter de leur propre jugement, potentiellement manipulé par l’ennemi, et de celui de leurs collègues. Cela prive inéluctablement la haute administration de l’émulsion intellectuelle pourtant nécessaire à la gestion quotidienne de l’Etat, la résolution de problèmes et la prise d’initiatives personnelles. En résulte un fort risque de tétanie dû à la charge mentale qu’implique les précautions les plus basiques.
Pour ce qui est des enquêteurs eux-mêmes, le risque en généralisant le sentiment de méfiance au sein de l'administration est de générer du "bruit" c'est à dire de voir remonter un flot de dénonciations ou d'alertes injustifiées de la part des fonctionnaires qui, en définitive, contribuera à noyer les véritables dangers. Une part conséquente des efforts des autorités consistera dès lors à faire le tri dans les signalements de bureaucrates affolés. Associer les cadres à leur propre sécurité est une bonne chose, mais sans formation professionnelle, un individu au quotidien n'est pas capable de correctement distinguer un indice de corruption ou de manipulation de la simple coïncidence. Le cerveau humain est porté sur l'abduction, c'est à dire à reconstruire des architectures cachées à partir de simples observations qu'il relie abusivement. Il n'est pas improbable de voir se développer une culture complotiste voire paranoïaque qui contribuera à brouiller le travail des véritables enquêteurs.
Il y a comme toute opération de prévention purement morale une externalité négative d’accoutumance. Autrement dit le fait d’être formé pour résister à des tentatives de manipulation mentale peut avoir pour effet pervers de provoquer chez ceux qui suivent ces formations une forme de surconfiance. Les populations qui subissent cet effet sont d’autant plus à risque que ce sont des cadres et hauts fonctionnaires, c’est-à-dire des gens éduqués à avoir confiance en leur propre jugement et convaincus de leur intelligence. Ces gens sont donc persuadés en raison de leur statut social et d’un habitus de CSP+ qu’ils sont imperméables aux manipulations. Ou selon l’adage « les cons c’est les autres ». On sait depuis plusieurs décennies de travaux sur le sujet que les populations les plus éduquées, du fait de ce biais de surconfiance en leur propres capacités intellectuelles, sont les moins réceptives aux messages de prévention et aux mises en garde et tendant à davantage compter sur leur capacité à faire preuve d’esprit critique et de discernement, que sur des méthodes d’auto-défense psychologiques pourtant connues pour leur efficacité.
Les politiques mises en place par les administrations de l’OND sont donc susceptibles de provoquer deux types d’externalités négatives que la Commune d’Albigärk pourrait être amenée à étudier ou exploiter.
D’une part en proposant des formations théoriques, elles provoquent un faux sentiment de sécurité chez les acteurs qui, mis face à des situations n’ayant pas été spécifiquement pointées du doigt par les formateurs, sont susceptibles de leur paraître d’autant plus sûres qu’ils sont convaincus d’être bien formés pour identifier les pièges. A l’inverse, ces formations peuvent provoquer un sentiment de fébrilité voire de paranoïa chez des esprits fragiles, ce qui peut affecter le bien être au travail des personnes vulnérables et donc les inciter à développer des stratégies d’évitement, parfois même à leur insu, pour mettre à distance un monde jugé hostile et rempli d’ennemis. Ce procédé d’auto-exclusion du monde fonctionne dès lors comme un tunnel de vente, mettant hors-jeu les personnes méfiantes il filtre naturellement pour nos services les gens plus susceptibles de faire l’objet d’une opération de rapprochement.
D’autre part le caractère intrusif et personnel des méthodes de prévention contre les attaques psychologiques (pour rappel, les TAGC invitent à se méfier y compris de gens très proches), ainsi que le fait de pointer du doigt de potentielles fragilités psychologiques que les concernés auront par ailleurs du mal à reconnaître seul et sans un suivi psychologique approfondi, peut provoquer un phénomène de réactance chez des individus en position de domination sociale. Autrement dit un cadre supérieur de l’administration supportera mal de se voir expliquer par des formateurs souvent inférieurs dans la hiérarchie sociale qu’il serait potentiellement fragile psychologiquement et que sa raison et son jugement sont suspects. N’importe quelle personne atteignant les places les plus prestigieuses au sommet de l’Etat est soit un intrigant habile ayant un fort ego, soit un yes man discipliné, dans les deux cas ce sont des gens plus aveugles que la moyenne à leur propres biais et moins portés sur la remise en question et sur leur propre examen critique.
Considérant les réflexions ci-dessus, nous recommandons :
- de multiplier des tentatives d’approches audacieuses que les TAGC ne pourront pas anticiper, étant contraintes par la force des choses de faire de la prévention à un certain niveau de généralité et d’abstraction.
- de continuer de développer par ailleurs nos propres grilles et outils de surveillance dans le domaine de la psychologie et de la sociologie afin de cibler non pas les fragilités des individus mais leurs biais, invisibles a qui n’a pas notre niveau de finesse d’analyse en sciences sociales.
- de cibler en priorité les passions que la raison ne peut que difficilement dompter : flatter l’ego ; jouer sur la confiance en soi ; sur les fragilités psychologiques profondes ET sur les structures anthropologiques locales auxquels les individus, parce qu’habitués, sont aveugles ; sur la confiance et le temps long pour provoquer l’accoutumance ; voire si nécessaire provoquer sentiment amoureux.
- décrédibiliser par l'absurde une méfiance qu'il est aisé d'associer à du complotisme ou à de la paranoïa en multipliant les signaux suspects pour d'une part mener les fonctionnaires à baisser leur garde à force de fausses alertes et d'autre part détourner le regard des enquêteurs des véritables opérations menées par ailleurs.