25/09/2017
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[Burujoa - Maronhi] III. Cycle législatif - BongDang : « Le Non-Agir »

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LE NON-AGIR

CYCLE LÉGISLATIF - BONGDANG
Empire du Burujoa / République Nationale-Socialiste de Maronhi


Cycle législatif - "Le Non-Agir"




山の上で
月も光る
花泥棒

Sur la montagne
La lune éclaire aussi
Le voleur de fleurs.





Sous un ciel couvert d'une pâle étendue de nuages, portée par le souffle léger du lointain, la délégation maronhienne descendit les marches de l'aéronef qui les avait porté de l'extrême-levant jusqu'ici. Dans la neige jinuienne de la piste d'atterrissage, se dessinait d'abord les pas des diplomates et gardes du corps, puis d'un couple et d'un enfant. Les représentants de la famille impériale du Burujoa qui les attendait pour les mener jusqu'au palais local découvrirent bientôt la Gran Man, accompagnée de son illustre inconnu de mari, et d'un mystérieux enfant qui, ne pouvait être que leur fils, mais dont le visage était parfaitement inconnu du grand public, que ce soit ici ou même en Maronhi.

Une semaine avant le départ, le chat domestique du couple mannal mourut. Il n'était point fort vieux, et ce n'était pas non plus un chat de palais, tout au contraire, c'était une créature vive, aventureuse. Sa vie fut donc mouvementée, mais aussi, comme il arrive généralement aux plus téméraires, elle connut une fin abrupte et prématurée. Ashitara, le tout jeune fils du couple, qui s'était entiché du félin, tomba donc dans sa première grande tristesse. La douleur était assurément démesurée mais elle était des plus naturelle ; en effet, le monde lui était encore une chose toute nouvelle, et il était loin de se douter que la peine qui lui était causée allait être le lot de toute une vie. Pour lui faire oublier cette peine, Awara se décida de partir avec son mari et son fils, espérant que ce dernier chasse, comme nous le faisons tous, les émotions trop fortes par la distraction. C'est ainsi qu'à trois ils s'envolèrent bientôt pour BongDang, assez spécialement car il n'était pas dans les règles du régime d'accorder le moindre rôle politique, même symbolique, à la famille du porteur du grand mandat mannal.

Bientôt arrivés dans une cour vaste comprenant un grand champ de neige, le jeune fils d'Awara, quelque peu happé par ce paysage qu'il n'avait jamais vu auparavant, se laissait aller à l'émerveillement d'un monde fait de neige. Lui qui n'avait connu des merveilles de la nature que le grand bois, découvrait ce qu'il nommait « le grand froid ». Il avait entendu parler de ces vastes étendues blanches, certains de ses camarades allaient même jusqu'à affirmer que la neige était aussi une invention des grandes personnes, mais jamais il n'aurait imaginé la sensation du froid doux et crissant sous ses pieds nus. Chaque flocon, délicat et éphémère, semblait danser autour de lui, et il tendait les mains vers le ciel, capturant ces petites merveilles glacées qui fondaient aussitôt sur ses paumes chaudes. Le sourire timide, il se restreignait pourtant à se laisser aller, comme prisonnier d'une pudeur dont il était lui-même maître. Il pouvait à tout instant oublier le malheur, il pouvait se rouler dans la neige et s'en remettre à la légèreté de la vie d'enfant, mais il se contraignait consciemment. Alors qu'il observait les flocons tomber dans le champ de neige, un homme de haute stature, très richement habillé, s'approcha doucement. Avec un sourire paisible, il s'accroupit à côté du garçon et ramassa un peu de poudre glacée dans sa main.

« Vois-tu, petit, » commença-t-il, « la neige tombe sans effort, elle recouvre le sol sans bruit, sans lutte. Elle ne cherche pas à être autre chose que ce qu'elle est. Comme la neige, il ne s'agit pas de rester immobile, mais d'accepter de suivre le courant naturel des choses, de ne pas forcer, de laisser les événements se dérouler selon leur propre rythme. »

Il laissa les flocons s'échapper de sa main, les observant fondre au contact de la terre.

« Nous aussi, dans la vie, nous devons parfois savoir laisser faire, ne pas trop en vouloir, ne pas trop nous accrocher. C'est ainsi que nous trouvons la paix, en agissant sans attachement, en étant comme cette neige, légère et tranquille, qui accomplit son rôle sans effort. »

Le garçon observa le sol, et les traces laissées par l'homme dans la neige, visiblement peu convaincu par l'idée.

« Tu sais ce que me dit ma femme ? »

Il tourna vivement la tête de gauche à droite, comme pour signifier son ignorance.

« Elle qui est chrétienne, me dit souvent que Dieu est bon, que toutes choses viennent de lui et que le Mal n'existe pas de lui-même.

- Pourquoi il arrive tant de malheurs alors ? »


L'homme sourit doucement au garçon, satisfait de cette interrogation, tant elle lui paraissait commune à toute l'humanité, et tant la quête de réponse le fascinait. Il prit un instant pour observer la neige qui continuait de tomber, chaque flocon trouvant sa place sur le sol, silencieux et serein.

« Le Mal, vois-tu, n'est pas une chose en soi, mais plutôt l'absence de bien, comme l'ombre est l'absence de lumière. Quand la lumière disparaît, l'ombre apparaît, mais l'ombre elle-même n'a pas d'existence propre. Les malheurs arrivent, non pas parce qu'un mal existe, mais parce que quelque part, un bien fait défaut. Quand les hommes choisissent de s'éloigner de la bonté, de l'amour et de la justice, cela crée un vide, un manque de bien, que nous ressentons comme malheur.

- Comme le froid ?

- Exactement, comme un froid glacial qui n'est rien d'autre que l'absence de chaleur. »


Les délégations maronhienne et burujoise marchaient côte à côte plus loin dans le champ. L'homme continua, posant doucement sa main sur l'épaule du garçon, comme pour lui signifier un soutien quelconque.

« Il est difficile de comprendre pourquoi le malheur frappe, surtout quand nous voyons des choses injustes ou douloureuses arriver. Ce que nous appelons "mal" peut aussi être vu comme une partie du plan de l'Infini. Ce n'est pas parce que l'Infini désire le mal, mais parce qu'à travers ce que nous voyons comme malheur, un autre bien peut naître. Imagine la terre, avant que la neige ne tombe. Elle est nue, exposée, fragile. Puis vient l'hiver, avec son froid mordant, et la neige recouvre tout, protégeant la vie en dessous. À première vue, le froid et l'hiver peuvent sembler cruels, mais sans eux, la terre ne se reposerait pas, les graines ne germeraient pas sous cette couverture blanche, et le printemps ne viendrait jamais. Le mal, dans ce sens, n'est pas un mal en soi, mais une étape nécessaire pour la naissance d'un autre bien. »

Awara, qui s'était écarté du cortège des délégations, s'approchait. L'homme laissa son regard dériver vers l'horizon enneigé, réfléchissant à la meilleure manière d'ancrer ses paroles dans le concret.

« Un livre parle d'un homme qui a tout perdu, ses biens, sa famille, sa santé. Cet homme, en grande souffrance, questionne l'Infini, cherchant à comprendre pourquoi ces malheurs lui sont arrivés alors qu'il a toujours été un homme juste. Et l'Infini lui répond, mais pas comme il l'attendait. L'Infini lui montre la grandeur et la complexité de ce qui est, lui rappelant que l'humanité ne peut pas toujours comprendre l'ordre des choses. Ce que l'homme apprend, c'est que la souffrance, même si elle semble injuste, fait partie d'un ordre plus vaste, d'un plan où chaque douleur a sa place et peut mener à un bien plus grand. Alors, quand tu te demandes pourquoi il y a tant de malheurs, souviens-toi que ce que nous voyons comme mal peut être une étape vers quelque chose de plus grand. Peut-être que le mal est là pour nous guider, pour nous faire grandir, pour nous faire découvrir un bien que nous n'aurions jamais connu autrement. C'est difficile à accepter, mais c'est aussi une manière de trouver la paix, même dans les moments les plus sombres.

- Vôtre Majesté »
, enjoignit Awara à une légère inclinaison de la tête, elle qui était arrivée sur le côté de l'homme.

« Vôtre Excellence », rétorqua-t-il, en inclinant de même la tête.

Awara et l'homme, qui n'était autre que l'empereur Tadashi, ayant trouvé un instant de tranquillité, échangèrent alors sur diverses choses, mêlant souvenirs, réflexions et anecdotes, laissant leurs mots s'enrouler comme les volutes d'un feu de camp, réchauffant l'atmosphère froide de BongDang. Ashitara marchait à leur côté, écoutant les prémices de la rencontre diplomatique qui les avait mené jusqu'ici, entrant par ces brefs échanges pour la première fois dans le monde des grandes personnes. Ce dialogue se prolongea jusque tard dans la journée, sachant pourtant tous deux que les discussions formelles commenceraient tôt dès le lendemain, et qu'elles inaugureraient un nouveau chapitre dans l'histoire des échanges entre la Maronhi et le Burujoa. Les officiels de ces deux contrées se préparaient pour l'occasion de cette nouvelle rencontre, faisant suite à une première et à une seconde entente, respectivement à Karaimu et Siwa, où ce qui devait se dérouler se déroula jusqu'ici sans grande peine.
BongDang prend sa revanche !

S’il devait y avoir une ville burujoise, juste une, pour représenter l’ennui, la tristesse, la grisaille, la solitude… N’importe quel Burujois aurait répondu, sans la moindre hésitation, BongDang, cette grande ville industrielle, poisseuse, miséreuse du Nord de la grande région d’Ylma-Jinu. BongDang a été pendant des décennies la ville des punitions, des frustrations, pour punir un fonctionnaire ou un employé sans avoir à le virer l’administration impériale, les grandes entreprises publiques comme privées envoyaient systématiquement leurs employés à BongDang. Dans la plupart des cas, les employés sanctionnés préféraient démissionner que de devoir aller vivre dans la “Grande ville triste”. Il en est de même pour de nombreux étudiants qui, à l'issue des concours d'admission, devaient se rabattre sur les misérables universités publiques de la capitale de la Jinu au lieu de la bouillonnante Flatterel ou de l’éternelle Karaimu. Même en Jinu, BongDang fait honte à ses habitants, on y préfère toujours la douce et tranquille CongYeong, l’historique capitale “du Nord” à la lugubre et moderne BongDang, la capitale indigne.
BONGDANG

Mais BongDang prend sa revanche, elle se modernise, s’embellit, retrouve ses monuments détruits au début du XXe siècle pour “faire de la place”. Depuis quelques années, elle devient même la vitrine d’une nouvelle forme de ville, où patrimoine et verdure cohabitent harmonieusement au service de ses habitants. Elle doit ainsi devenir la première ville du monde de plusieurs millions d’habitants sans voiture, où la marche, le vélo et les mobilités collectives sont roi. Chaque jour BongDang se transforme un peu plus grâce à un renouveau intellectuel tourné vers l’électronique, le digital, la robotique… Les nouveaux géants industriels burujois ne s’installent plus dans la trop prisée Karaimu mais dans la dynamique BongDang.

Malheureusement, la mauvaise réputation de BongDang a dépassé les frontières de l’Empire et s’est assez répandue dans les pays de culture nazumi et/ou à forte diaspora burujoise. C’est donc tout naturellement que l'élite politique maronhienne connaît la mauvaise réputation de BongDang et a été très réticente lorsque la diplomatie impériale leur a confirmé que le IIe cycle de négociations “législatif” se tiendrait bien à BongDang. Jusqu’au plus haut sommet de l’Etat maronhien, on tente de convaincre les Burujois de changer de ville, en vain. On proposa Souhoro, cité de la gastronomie, Kurofunaro, berceau de l’Empire, Touhara, pilier automobile burujois, CongYeong, capitale historique de la Jinu… Mais rien n’y fait, l’empereur Tadashi IV avait décidé que BongDang méritait ces négociations et par conséquent toute l’administration impériale, à commencer par sa soeur, Keiko Burujoa, la cheffe de la diplomatie, respecta cette décision, au risque de froisser leurs frères Maronhiens.

C’est donc avec une certaine réticence que la délégation diplomatique maronhienne chargée de négocier les règles judiciaires et législatives communes arriva à BongDang. Seule la Grand Man Awara n’en n’avait que faire des préjugés de ses collaborateurs, elle préférait faire confiance à son ami Tadashi IV. Quant au petit Ashitara, BongDang sera pour toujours son premier voyage, sa première découverte du Nazum, de l’étranger. Et quelle découverte ! Le petit garçon découvrit non seulement la neige, mais également une certaine vision de la modernité, sauce burujoise, les autorités locales chargées de l’accueil des Maronhiens firent tout pour leur en mettre plein la vue. Ainsi, la Grand Man et sa suite découvrirent d’abord un aéroport unique au monde, toute en rondeur, en grâce et en harmonie avec la nature. Ensuite, ils prirent place à bord d’un inédit train à suspension magnétique, jamais le petit garçon n’avait pris un train aussi moderne. On leur fait aussi goûter quelques spécialités locales, réputé pour être très épicé. Par la suite, ils découvrirent un BongDang magnifié par deux décennies de grands travaux, de bâtiments somptueux et de transformation radicale de la morphologie urbaine à coût de milliards et de milliards de Flairy. Enfin, tout ce beau monde est arrivé au palais de BongDang pour le début des négociations.

BONGDANG

Après leur première rencontre “anonyme” dans les vastes prairies enneigées entourant le palais, les deux familles impériales et mannales se présentèrent officiellement l’une à l’autre. La famille impériale eu de quoi grandement impressionner entre l’empereur Tadashi IV à la carrure énorme souligné par des habits à la hauteur de sa fonction, une impératrice Katherine Ière à la grâce naturelle indescriptible et enfin un prince héritier à la beauté légendaire, qui fait s’arrêter toutes les conversations quand il rentre dans une pièce et attire tous les regards dans la rue.

La Gran Man connaissait bien l’empereur Tadashi IV, l’impératrice Katherine Ière ou le prince Leonhardt. Les deux chefs d’Etat se serrèrent d’abord très chaleureusement les mains, en signe d’amitié mais aussi pour les photographes, avant de se faire une petite accolade très amicale. Dame Kouyouri est ensuite ravi de faire une bise à l'impératrice Katherine Ière, les Maronhiens sont bien peu habitués à ce geste des plus exotiques, mais la diplomatie passait avant tout. Enfin, voyant le prince héritier Leonhardt, elle fit un petit sourire camouflé avant de lui tendre maladroitement la main droite, n’osant pas lui faire la bise. Après cela, le mari d'Awara, après une convenable inclinaison, serra la main de l'empereur Tadashi et fit également la bise à l’impératrice Katherine Ière, donnant des sueurs froides au chef du protocole maronhien, puis salua discrètement le prince héritier.

Le drame arriva au moment de la présentation du petit Ashitara, plus timide qu’à l'accoutumée, le fils de la suprême leader maronhienne se cacha derrière sa maman. Elle le prit alors dans ses bras. L’empereur Tadashi IV tenda sa grande main droite vers la toute petite main d’Ashiatara et la lui serra “comme le font les grandes personnes mon petit bonhomme”. Après cela, l'impératrice Katherine Ière lui caressa tendrement la joue.

« Mais il faut pas avoir peur de nous, t'y bezo va. »

Mais le pire arriva avec la présentation de Leonhardt, le jeune prince héritier aux cheveux d'un blond éclatant. Hors, cette caractéristique capillaire est somme toute déjà rare en Ylma-Jinu, mais elle l'est encore plus en Maronhi. Encore pire, outre Scintillant, au sein des populations du plateau maronhien, l'on raconte toutes sortes d'histoires fantastiques sur les individus blonds de cheveux, de la même manière que que les individus aux mirettes azurées ; ce serait des malins, des esprits démoniaques, des êtres irréels, des sorciers, ou plus encore. C'est donc, tout logiquement que le jeune Ashitara grandit avec ces préjugés bien précis à l'esprit. Ainsi, quand Leonhardt s'avança vers Ashitara, le jeune garçon prit soudainement peur et se blottit aussi vite contre sa mère.

« Maman… Le monsieur est doré, comme dans les histoires… », murmura-t-il. Ce fut ses premiers mots sur ce qui lui semblait être un trait révélant la noirceur de l'âme de ce qui s'en trouvait affublé par la nature. Même s'il était au contact de l'impératrice Katherine Ière, qui était aussi blonde que son fils, cette dernière avait subtilement caché son imposante tignasse blonde sous une toque vomogorou en fourrure d'ours, l'empêchant de la suspecter elle aussi d'être atteint du même mal que sa progéniture.

Leonhardt essaya de détendre l'atmosphère avec un peu d'humour au premier degré : « Le vilain monsieur doré sera très méchant si tu ne lui dis pas bonjour. » Comme le protocole le prévoit dans ces moments-là, un domestique impérial donne discrètement un bonbon à la fraise, un des parfums préférés des petits Burujois, au prince afin qu’il le donne ensuite en récompense à Ashitara. Ce petit geste discret se reproduit à chaque fois qu’un sujet de l’Empire présente son enfant à un membre de la famille impériale. Mais si les bonbons à la fraise sont extrêmement appréciés au Burujoa, c’est tout le contraire en Maronhi ou ce fruit est parfaitement inconnu. Ashitara gouta le petit bonbon artisanal, mais en apprécia guère le goût. Après une moue de dégoût, il s’adressa à sa mère.

« Maman, j’ai raison, le monsieur doré est un sorcier, il veut m’empoisonner. » Toute la délégation burujoise ria joyeusement, les Maronhiens étant un peu plus gênés devant le comportement bien peu diplomatique du jeune fils du leader charismatique de la Maronhi. La brillante Keiko Burujoa rattrapa l’impair de ses services en donnant un second bonbon artisanal au petit Ashitara, cette fois-ci au gingembre, une saveur bien plus apprécié en Maronhi qu’au Burujoa.
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Awara afficha un sourire serré, saisissant le second sucrerie pour la soumettre elle-même à Ashitara. Elle se pencha, se faisant souffle discret, et lui souffla quelques syllabes en son créole, des paroles pensées pour pacifier l’enfant, mais aussi pour préserver la prestance sous les regards perçants des journalistes. Le petit, après un bref battement d’hésitation, goûta la gourmandise au gingembre. Alors, son visage s’illumina, il inclina timidement la tête, comme pour confirmer qu’enfin, il n’y avait point de piège, nulle perfidie tapie derrière ce présent parfumé.

« Tu vois, Ashitara, tout n’est pas comme dans les histoires, » souffla Awara doucement, mais assez fort pour que les plus proches puissent entendre.

Elle éleva ensuite les yeux vers l’impératrice Katherine et Keiko, inclinant imperceptiblement la tête en signe de gratitude. Par ce geste gracieux, elle cherchait à changer la gaucherie enfantine en un instant d’union, en une unité culturelle : le goût du gingembre, soudain, soudait plus sûrement qu’un long discours de diplomate. Le mari d’Awara, resté jusque-là dans l’ombre, posa sa paume sur l’épaule de son fils, pour le fixer fermement dans l’instant, l’ancrer à la réalité nouvelle et lui rappeler qu’il n’était plus dans ses livres, mais dans un monde étranger autre où les peurs de fables, les frayeurs de nourrice, n’avaient plus place. Parmi la délégation maronhienne, les conseillers croisèrent leurs regards, mi-curieux, mi-confus, mêlant embarras et amusement. Tous savaient combien chaque parole, chaque posture, chaque parcelle de geste pouvait peser, pouvait être perverti et projeté dans l’arène âpre de la diplomatie. Mais Awara avait déjà renversé la scène et retourné la situation. Avançant alors d’un pas assuré, elle s’appropria l’instant et prit la parole avec cette gravité mesurée, majestueuse, qui lui était propre.

« Les enfants disent parfois tout haut ce que les adultes taisent. Nous avons tous grandi au milieu de récits qui nous faisaient trembler, et qui, malgré tout, ont forgé notre imaginaire. »

Elle adressa un regard bienveillant à Leonhardt, puis à l’ensemble de la famille impériale :

« Peut-être est-ce aussi le rôle de ces rencontres, d'écrire des histoires nouvelles. »

Ces mots résonnèrent comme une conclusion naturelle à la petite scène. La tension, si minime fût-elle, se dissipa dans la salle. Ashitara, quant à lui, serrait fort la main de sa mère, le goût du gingembre encore vif sur sa langue, et l’impression confuse que ce « monsieur doré » n’était peut-être pas un sorcier…

Après ces présentations polies, et les paroles pondérées d’Awara apaisant les appréhensions, la délégation maronhienne fut conviée à quitter la grande salle solennelle. Les domestiques de l’Empire, discrets et diligents comme des dispositifs d’horlogerie, guidèrent leurs hôtes à travers des galeries garnies, des corridors couverts de couleurs et de colonnes, jusqu’à une dépendance distante, destinée à leur séjour. On leur assigna des appartements aménagés avec attention : de vastes volumes, sobres mais somptueux, parés de parois de bois blond et de tapis touffus tempérant le terrible froid. Dans un salon secret, un feu flamboyait, jetant ses gerbes lumineuses sur les joues lassées des voyageurs. Du thé tiède, des plats parfumés, posés pour plaire aux palais maronhiens, furent offerts afin de ranimer la chaleur des chairs et délier la torpeur des têtes. Nulle négociation ne nourrissait la nuit : les Burujois souhaitaient seulement que leurs convives se couchent sans contrainte, se calment, se consolent dans le confort. La nuit noire noyait vite BongDang, et déjà pesait la pesanteur de la cité sévère et sombre au-delà des enceintes. Mais, dans ce cocon clos, protégé du vacarme et des vents, la délégation maronhienne put se poser, s’installer, s’assoupir en silence, et se préparer paisiblement pour les pourparlers promis à l’aube prochaine.
Au soir de ce « petit » incident diplomatique, la grande salle du Palais de BongDang accueillit, les deux délégations. À travers ses boiseries sombres, ses fresques monumentales retraçant l’âge d’or héroïque d’une Jinu libre d’il y a plus d’un millénaire, elle respirait l’Histoire. Le palais, habituellement ouvert gratuitement aux promeneurs et aux étudiants, bruissait ce jour-là d’un faste oublié, ses salles métamorphosées en un théâtre de courtoisie. Sous les hautes voûtes pendaient des tentures rouges et or, et l’on avait dressé de longues tables couvertes de nappes blanches, brodées à la main de motifs floraux où se mêlaient pivoines et lotus. La porcelaine xinemane, fine et fragile, brillait sous la lumière des lustres de cristal, rappelant à chaque convive la délicatesse de la tradition burujoise.

Les corps, alourdis par la journée protocolaire, se détendaient enfin à l’idée du repas. Tadashi IV et la shogun Kouyouri, que l’on avait vus côte à côte dans l’éclat des flashes, visitant tantôt un centre de recherches sur les semi-conducteurs, tantôt une usine Samzun fleuron de l’électronique burujoise, échangeaient encore à mi-voix sur la vitesse du progrès. Dans le même temps, Catherine, fidèle à son tempérament maternel, avait entraîné Ashitara et son père dans les rues rénovées de BongDang, leur dévoilant les places, les ponts et les jardins, où la glace et le métal composaient une poésie étrange.

Le retour à table sonna comme une accalmie. Car le repas, pensé comme un hommage à la préfecture toute entière, avait l’ampleur d’une fresque gargantuesque. Les maraîchers, urbains comme ruraux, avaient offert leurs récoltes d’hiver, les éleveurs de poulets leurs volailles, les marins leurs anguilles pêchées selon les gestes d’autrefois. Même les boissons comme le soju clair, le makgeolli laiteux ou les thés aux prunes et aux jujubes, n’avaient pas franchi les frontières de BongDang : tout venait d’ici, comme pour sceller la réhabilitation de la cité dans la mémoire collective.

Ainsi, le hors d’oeuvre est composé de Japchae (잡채), des nouilles de patate douce sautées avec des légumes, des crevettes et du Namul (나물), un assortiment de pousses de soja et d’épinards, assaisonnés d’huile de sésame et d’ail. Les amuses bouches sont suivis d’une soupe Samgyetang (삼계탕), un bouillon au poulet farci de riz gluant, de ginseng et de jujubes. Le plat est quant à lui composé d’un Jangeo Gui (장어 구이), une anguille grillée, accompagnée d’une sauce épicée ou sucrée, au choix du convive, de Kimchi (김치), un condiment à base de chou fermenté et pimenté et de Gamja Jorim (감자조림), des pommes de terre mijotées dans une sauce soja sucrée. Le dessert est composé d’un assortiment de Yaksik (약식), du riz gluant sucré avec des noix, des pignons de pin, des jujubes et du miel et de Hwajeon (화전), des galettes de riz sucrées décorées de fleurs comestibles. Tout le repas est accompagné par du Soju (소주), l’emblématique alcool de riz local et de Makgeolli (막걸리), un vin de riz légèrement pétillant, doux et laiteux. Enfin, du Sikhye (식혜), une boisson sucrée à base de riz fermenté ou du thé à la prune, au jujube ou au ginseng sont servi en guise de digestif.

À mesure que les plats défilaient, la tension se délita. Les verres se levèrent, les éclats de voix se firent plus chaleureux. Awara, avec la retenue due à son rang et à son éducation, goûtait chaque saveur comme pour s’assurer de la sincérité de l’accueil. Tadashi, en souverain à l’appétit solide, n’hésitait pas à commenter les mets, louant les maraîchers et pêcheurs de son Empire. Ashitara, assis entre son père et l’impératrice Katherine Ière, hésitait parfois devant un goût trop neuf, mais l’éclat de ses yeux trahissait son émerveillement : chaque bouchée, pour lui, était un fragment d’étranger devenu familier. Il faut dire que la gastronomie jinuienne, sans doute la plus relevée et épicée des cuisines burujoises, n’était pas sans rappeler les traditions culinaires maronhiennes.

À mesure que les plats défilaient, la conversation, d’abord timide et contrainte, s’assouplissait comme une étoffe que l’on déplie. La salle, qui paraissait solennelle à l’entrée, s’était transformée pendant tout le repas, en un lieu presque familier, où les éclats de voix, les rires étouffés et le tintement des verres tissaient une musique douce.

Tadashi IV, dans son ample stature, ouvrait volontiers les échanges. Devant une assiette de Jangeo Gui, il fit mine d’hésiter entre la sauce douce et la sauce épicée, se tournant vers Awara comme pour demander conseil :

« Votre Excellence, vous qui venez d’outre océan, diriez-vous que la force du piment est un obstacle ou une invitation ? »

Le ton, léger, provoqua un sourire dans l’assemblée. Awara, sans se départir de sa gravité coutumière, répliqua avec une lueur d’espièglerie :

« Toute épice est une invitation, Majesté, mais elle peut parfois révéler les faiblesses de celui qui la goûte. »

Les rires fusèrent, et déjà le trait d’esprit faisait oublier la rigidité du protocole.

Un peu plus loin, Keiko Burujoa, l’œil attentif, engagea une discussion avec son homologue maronhien sur l’agriculture urbaine de BongDang. Elle présenta les serres verticales, les potagers suspendus aux façades des immeubles, et leur rôle dans l’autonomie alimentaire de la 2e ville de l’Empire. Le grand intendant du porche flamboyant, d’abord sceptique, s’enthousiasma à l’idée que pareilles pratiques puissent être adaptées à certaines hautes terrasses du plateau maronhien, où la roche aride peine à nourrir ses habitants. À travers les potagers de BongDang, une nouvelle graine de coopération venait de germer.

Pendant ce temps, l’impératrice Katherine Ière, fine stratège sous son apparente douceur, s’occupait d’Ashitara. Elle lui montra comment attraper avec des baguettes un morceau de Gamja Jorim glissant dans son bol. Le garçon, appliqué et concentré, finit par réussir, arrachant à l’assistance une “standing ovation”. Catherine, feignant l’étonnement, leva son verre :

« Voilà donc notre premier accord : les baguettes rapprochent plus sûrement que les plumes de nos diplomates. »

Même les employés de l’Agence Impériale chargés du protocole ne purent retenir un sourire. L’enfant devenait, sans le savoir, un médiateur improvisé.

Les discussions s’élargissaient, circulant de table en table. Un diplomate maronhien, plus audacieux, osa comparer le Makgeolli au vin de palme du Sud-Maronhi, y voyant une même rondeur, une même ivresse légère. Son homologue burujois renchérit en affirmant qu’ainsi les peuples éloignés se redécouvrent frères par la bouche avant de l’être par les traités.

Dans cette atmosphère, les conversations prirent des allures de confidences. Tadashi IV évoqua l’hiver de son enfance à Karaimu, où il cassait la glace des étangs de la Cité Impériale pour y faire glisser des embarcations de fortune, fabriqués par ses propres mains. Awara répondit par un souvenir du « grand bois » maronhien, où l’on apprenait à écouter les arbres avant de les couper. L’un et l’autre, à travers leurs récits, livraient une part de leur pays, de leur monde, dans la chaleur du repas partagé par un même peuple.

Au moment du dessert, le silence s’installa brièvement. Sur les plateaux d’argent apparurent les Hwajeon, ces galettes décorées de fleurs comestibles, fragiles et colorées comme des peintures. Ashitara, fasciné, demanda à voix basse si ces fleurs étaient vraies. Catherine lui tendit un morceau et souffla :

« Elles sont vraies, mais comme la vie, elles ne durent que si on les savoure avec soin. »


Ainsi, quand les digestifs furent servis — soju clair, sikhye sucré, thés parfumés — la salle ne ressemblait plus à un théâtre de protocole et de bonnes manières, mais à une vaste maison où une famille s'était retrouvée après un trop long éloignement. Le repas s’acheva ainsi dans une douceur qui ne ressemblait guère à l’austère réputation de BongDang. On eût dit que la salle, saturée de rires et de confidences, s’était réchauffée d’elle-même, comme si les fresques anciennes, témoins muets des gloires d'une civilisation disparue, se réjouissaient de revoir la vie emplir de nouveau ces murs. Mais bientôt, le protocole reprit son fil discret : les tables furent débarrassées avec une élégance calculée, les convives invités à rejoindre les salons attenants, où les attendaient la chaleurs plu feutrée d’un feu de cheminée et le parfum de thé fumant.

Dans ces salons, la disposition se fit plus intime. Plus de longues tables alignées, mais des fauteuils en demi-cercle, des coussins brodés, des musiciens avec instruments à cordes postés dans un coin, prêts à accompagner la soirée. Les verres de soju se firent plus rares ; les tasses de thé plus nombreuses. La lumière, tamisée, adoucissait les visages et permettait aux titres et aux hiérarchies de s’estomper.

Catherine, toujours attentive à Ashitara, l’invita à s’asseoir près d’elle. L’enfant, moins intimidé qu’au matin, se laissait envelopper par sa présence, comme par une douceur qu’il ne soupçonnait pas chez ceux qu’il avait crus « dorés » ou étranges. Elle lui montra un petit carnet d’illustrations, où des artistes burujois avaient dessiné des paysages enneigés, des scènes de la vie quotidienne en Jinu. Ashitara, fasciné, comparait ces dessins à ses propres images de la Maronhi.

« Chez nous, les arbres sont plus haut., » Dit-il soudain, en traçant de son doigt un geste vers le plafond.

« Alors, tu me les montreras un jour. » Répondit doucement l’impératrice, comme si elle parlait à un de ses propres enfants.

Le prince héritier Leonhardt, lui, s’entretenait avec quelques eunuques maronhiens. Sa prestance, d’abord intimidante, se fissurait en anecdotes drôles : il racontait ses maladresses d’enfant lors de ses premières leçons protocolaires, la façon dont il avait brisé un vase millénaire en jouant à l’épée avec un de ses frères cadets. Peu à peu, les sourires se multipliaient, et même ceux qui, au départ, avaient vu en lui une silhouette trop brillante pour être réelle, découvraient un jeune homme encore tâtonnant, presque proche.

Ashitara, qui observait tout de loin, s’imprégnait sans s’en rendre compte de cette alchimie : des souverains et des diplomates qui, pour quelques heures, semblaient n’être que des humains, avec leurs maladresses, leurs souvenirs et leurs rêves. Le petit garçon, calé contre son père, fermait les yeux par instants, écoutant la rumeur des conversations se mêler au crépitement du feu. Dans son esprit, les récits des fables maronhiennes se brouillaient avec les visages réels de ceux qu’il rencontrait. Le « monsieur doré », le géant en habits somptueux, la dame aux cheveux cachés… devenaient des figures vivantes, différentes des histoires qu’on lui avait contées.

Non loin de là, Tadashi et Awara s’étaient retirés un peu à l’écart, dans un recoin, au plus prêt de la cheminée. Ils n’échangeaient pas de grandes phrases officielles, mais des confidences qui touchaient à la mémoire : l’un évoquait la rudesse de l’hiver qui forgeait la patience des hommes du Nord, l’autre racontait la sagesse des anciens du bois, qui disaient qu’il fallait écouter le silence avant de prendre une décision. Leurs voix s’entremêlaient comme deux courants d’eau, distincts mais convergents, donnant à leurs paroles une densité que nul protocole ne saurait forcer.

Au fil de la soirée, le salon, animé quelques heures plus tôt par les conversations et les rires discrets des convives, se vida peu à peu. Le mari d’Awara se leva le premier, posant une main tendre sur l’épaule de leur fils Ashitara, déjà à demi assoupi, pour l’emmener se coucher. Les pas de l’enfant résonnèrent faiblement sur le parquet avant de s’éteindre dans le couloir.

Les eunuques, lourds de fatigue et toujours marqués par le décalage horaire, prirent congé à leur tour, gagnant leurs suites dans une discipline adoucie par la lassitude. Katherine Ière, en maîtresse de maison appliquée, resta un moment encore. Elle passa voir les domestiques qui, sans bruit excessif, transformaient déjà la grande salle de banquet en salle de négociation, repliant nappes et couverts et disposant de nouvelles tables en un vaste rectangle sobre, plus propice à la gravité des discussions à venir, avec un tout nouveau décor floral bien plus discret.

Puis elle descendit aux cuisines, où l’on terminait la préparation des mets du lendemain. Elle discuta avec les chefs, ajusta certains détails du menu, imposa son œil attentif jusque dans le choix des fruits de saison pour les desserts. Enfin, avant de se retirer, elle fit un détour par quelques chambres, s’assurant de sa voix calme et de sa présence toujours discrète que chacun de ses hôtes était confortablement installé.

Lorsque Catherine quitta les lieux, en repassant une dernière fois par le vaste salon, tout à l’heure vibrant de vie, il n’abritait plus que trois silhouettes immobiles : Awara, grave et pensive, Tadashi, le regard ancré dans les braises du foyer et Leonhardt, demeuré ici avec l’approbation tacite de son père, à condition de rester silencieux.

Le feu incandescent projetait alors des ombres dansantes sur les murs du salon. Tadashi et Awara, assis dans de profonds fauteuils de bois sombre, paraissaient deux silhouettes issues d’une même gravure, penchées l’une vers l’autre comme si le temps lui-même leur accordait une parenthèse hors du monde extérieur et de son effervescence. Le crépitement du feu servait de ponctuation à leurs phrases mesurées.

Un long silence s’installa, qu’Awara brisa la première, d’une voix grave, presque chuchotée :

« Nous ne sommes pas venus seulement partager du riz et du poisson, Majesté. Ce que nous devons tenter ici… c’est un nouvel ordre. »

Tadashi acquiesça lentement, les yeux fixés sur la braise.
« Un ordre qui ne soit ni la victoire de l’un, ni l’humiliation de l’autre. J’ai songé longtemps au nom à lui donner… et j’ai choisi le Cycle législatif. Parce que la loi doit être comme les saisons : revenir, se renouveler, corriger ses excès, nourrir ce qui grandit. »

La Shogun hocha la tête, touchée par la métaphore. Tadashi poursuivit, comme s’il dépliait un rouleau invisible :

« Le traité se divisera en cinq chapitres, chacun étant une saison à sa manière.

Le premier, les appareils judiciaires et les droits fondamentaux : le printemps. La promesse, la germination. Nous devons garantir que chaque être, qu’il soit des montagnes, des côtes ou des plaines, puisse trouver refuge dans une justice qui n’écrase pas mais qui protège. »

Awara fronça légèrement les sourcils.
« Mais un printemps peut être fragile. Qui assurera que ces droits ne seront pas seulement gravés sur le papier, mais vécus dans la chair des hommes ? »

« Ce sera le rôle des juges indépendants.» Répondit Tadashi, avant de reprendre. « Des arbitres formés par les deux nations, un collège mixte qui veille. »

Un silence, puis il reprit :
« Le deuxième chapitre, le droit privé : l’été. Saison des unions, des foyers et de la transmission. Ici, il faut reconnaître la famille, la propriété et l’héritage, mais sans que la coutume d’un peuple étouffe celle de l’autre. Même s’il faut bien admettre que nous sommes très proches sur ces sujets, la colonisation ayant beaucoup aidé. »

Awara esquissa un sourire discret.
« Vous craignez que des mariages mixtes deviennent des guerres d’héritage ? »
Tadashi eut un souffle amusé.
« J’ai appris que le cœur ne connaît pas les frontières, mais la loi, elle, les invente parfois. »

Ils burent une gorgée de thé, ensemble, presque machinalement, laissant le feu gronder avant que Tadashi reprenne.

« Le troisième chapitre, le droit social : l’automne. C’est la saison des récoltes, mais aussi des inégalités, car certains greniers se remplissent et d’autres restent vides. Il faudra définir ce que nous devons ensemble aux ouvriers, aux paysans, aux plus faibles. »

Awara s’adossa, songeur.
« Ce sera le plus difficile. Car ici naissent les colères. Mais si nous réussissons, alors les tempêtes seront moins nombreuses. »

« Le quatrième, le droit commercial : l’hiver.» Continua Tadashi. « Saison rude, où l’on compte ses réserves et où l’on échange pour survivre. C’est là que se jouent les équilibres, dans les ports, les marchés, les routes... Il nous faut des règles claires, ou bien ce sera la guerre déguisée en contrat. »

Awara baissa la tête, songeuse.
« Le commerce a toujours été la première arme. Mais si nous donnons à chacun une place, il peut devenir le premier pont. »

Enfin, Tadashi posa ses mains l’une sur l’autre, comme pour conclure une prière.
« Le cinquième et dernier chapitre, le droit public : le retour du printemps. La saison de l’ordre commun, des règles qui régissent nos institutions, nos administrations. C’est le cadre même de nos pouvoirs. Et là, je te l'avoue… » — il marqua une pause — « …c’est le chapitre qui me fait le plus peur. Car c’est celui où nous devrons accepter de partager une part de notre souveraineté. Pire encore, je ne sais pas si je suis vraiment prêt à voir l’action de mon administration se faire entraver à tout bout de champ par quelques petits juges anonymes. »

Awara leva les yeux vers lui, et pour la première fois, son regard se fit presque tendre.
« Craindre est juste. Car c’est aussi le chapitre où peut naître une nouvelle Nation. Un peuple qui accepte de partager la loi… est un peuple qui a commencé à partager son destin. »

Un long silence suivit. Le bois du foyer éclata, envoyant une étincelle qui grimpa brièvement dans l’air avant de mourir. Tadashi observa cette flamme fugace et murmura presque pour lui-même :

« Que ce traité soit une étincelle qui dure éternellement. »
Awara attendit, absorbée, un instant entier, laissant le poids des paroles de Tadashi se perdre, se répandre, se dissoudre dans le crépitement des flammes. Ses conseillers maronhiens, cantonnés dans le calme coin du salon, contemplaient la scène sans souffle ni sursaut, conscients que chaque mot murmurait là pouvait peser plus qu’un millier de mémoires ou de monuments. Elle inclina lentement la tête, ses traits tendus, taillés par l’ombre tremblante et vacillante des braises. Puis, d’une voix douce mais dense, ferme et fluide, elle répondit :

« Vous parlez de saisons, Majesté. En Maronhi, nous parlons du bois : il plie, il cède parfois, mais il repousse toujours. Vos chapitres peuvent être des rameaux… à condition qu’aucun ne meure avant d’avoir porté quelque chose de concret. »

Son époux, jusque-là silencieux, acquiesça lentement, les yeux levés vers les braises, comme pour confirmer sans un cri, dans le calme, le poids caché de ces paroles. Ashitara, assoupi dans la chambre attenante, semblait déjà songer à ce monde en marche, en murmure, en gestation, ignorant qu’une part de son propre destin se dessinait là, dans ce dialogue discret et feutré. Plus loin, dans l’ombre de la suite maronhienne, certains scribes traçaient des signes hâtifs, d’autres se partageaient de pâles paroles, chuchotant des murmures mesurés. Tous savaient qu’Awara venait d’accepter, sans l’avouer, la métaphore impériale, mais qu’elle l’avait infléchie, inclinée, inscrite dans l’imaginaire maronhien. Ce glissement, secret et subtil, équivalait à une promesse : la loi ne serait pas seulement une saison fugace, mais un tronc tenace, un bois vivant qui demeure. Alors Awara reprit, à voix basse, plus douce, comme si elle déposait une vérité intime, intime et infiniment fragile :

« Partager la loi, c’est accepter que nous héritions d'un ordre autre, qui ne sera plus tout à fait maronhien ni tout à fait burujois. Ce que nous commençons ici est risqué… mais je crois que cela peut prendre racine. »
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Tadashi resta un instant penché en avant, les mains jointes, les yeux captant la lueur rougeoyante du feu. Son souffle lent semblait mesurer ses mots avant qu’ils ne franchissent ses lèvres.

« Alors parlons concrètement, » dit-il. « Le premier chapitre, celui des droits fondamentaux, ne peut rester une déclaration creuse. Il doit garantir au minimum la protection des personnes, la reconnaissance d’un droit à la défense et l’interdiction de la servitude. Sans cela, rien n’a de sens. Je pense que nous sommes d’accord sur ces 3 premiers droits. Ensuite, un droit essentiel pour les burujois, enfin surtout pour les habitants des régions ultra marines est la liberté religieuse. »

Awara fronça légèrement les sourcils, non pour contester mais pour creuser davantage le sens. Elle posa sa main sur l’accoudoir de son siège, droite, presque immobile, comme une statue animée par la flamme.

« Sur ces points, nous pouvons nous accorder. Mais vous savez que chez nous, la liberté religieuse n’est pas totale. Certaines pratiques, liées aux cultes anciens, heurtent encore nos codes sociaux. Les abolir brutalement provoquerait des fractures. »

Un silence lourd suivit. Dans le coin, les conseillers maronhiens échangèrent un regard inquiet, conscients qu’Awara venait de fixer une priorité qui risquait de heurter l’orgueil des Burujois. Tadashi, pourtant, ne cilla pas. Ses lèvres s’étirèrent presque en un sourire.

Le Grand Intendant du Porche Flamboyant prit alors la parole, sa voix posée mais ferme, conscient que le droit à la liberté de culte était la première ligne rouge burujoise.
« Nous devons inscrire la liberté de culte, mais prévoir des limites claires : pas de pratiques qui mettent en danger l’intégrité des personnes, ni qui contredisent les règles élémentaires de la communauté. »


« Je puis accepter ces limites, dit-il calmement. Si elles sont rédigées de manière à protéger l’essentiel : que nul ne soit contraint dans sa foi ou persécuté pour elle. Quand je dis cela, je pense aux millions de burujois chrétiens, en particulier à Cendane et à Tairopototo, mais aussi dans le reste de l’Empire. Ce sont de bons burujois, fiers de leur Empire, de bons travailleurs, d’excellents sujets, qui méritent de voir une part essentielle d’eux même être protégée. »

Un des conseillers maronhiens, jusque-là silencieux, s’avança légèrement :
« Qu’en est-il du droit à la propriété ? Les paysans craignent que l’unification n’entraîne des réformes trop rapides. »

Awara inclina légèrement le visage, pensive. Elle joua du bout des doigts avec la manche soyeuse de sa robe, puis releva ses yeux vers lui :
« La propriété doit être reconnue, mais tempérée. Nous ne pouvons pas protéger le droit des uns sans donner des garanties aux autres : le partage des terres, les droits d’usage communs doivent rester inscrits. »

Tadashi acquiesça gravement. Ses mains, croisées devant lui, s’ouvrirent comme pour illustrer son propos :
« J’entends vos craintes. Nous pouvons écrire que la propriété privée est reconnue, mais qu’elle doit s’exercer dans le respect des usages collectifs. Cela donnerait un équilibre similaire à celui du droit à la liberté de culte. »

Awara laissa passer un instant, puis souffla, presque comme une confidence :
« Voilà une base solide. Nous avons commencé à donner chair à ce premier chapitre. Si nous parlons des droits fondamentaux, il faut aussi évoquer la question de la justice. Chez nous, nul ne peut être jugé sans l’assentiment des anciens de son district. C’est une manière de garantir que les décisions ne soient pas perçues comme imposées par une autorité lointaine. »

Tadashi fit rouler son alliance entre ses doigts, geste discret mais révélateur d’une réflexion profonde. « J’entends le souci de proximité, c’est également une valeur essentielle de la Justice burujoise. Mais si la justice reste trop éclatée, comment assurer une égalité réelle entre nos peuples ? Ce qui est crime dans une préfecture ne doit pas être toléré dans une autre. La loi doit être la même, et connue de tous. »

Awara soutient ce regard, ses paupières mi-closes comme si elle scrutait derrière les mots.
« Peut-être une articulation est-elle possible. Un socle impérial clair, intangible, et des formes locales de jugement qui tiennent compte des coutumes. Le fond commun, mais la procédure adaptée. »

Sa main se posa sur l’accoudoir, ses doigts frappant un rythme lent, régulier, presque comme une pulsation. « Il faudra écrire cette hiérarchie avec précision. Sans quoi chaque partie lira ce qu’elle veut. Mais il doit rester limité à l’essentiel : la vie, l’intégrité, la dignité, la liberté de se défendre. Au-delà, les Maronhiens auront besoin de reconnaître leur propre manière de juger. »

Tadashi se redressa légèrement, comme frappé par cette convergence inattendue. « Alors notons que les droits fondamentaux sont indivisibles et s’imposent partout. Mais les formes de justice, elles, pourront varier selon les usages, tant qu’elles respectent ce socle. »

Awara inclina doucement la tête, ses yeux fixés sur la danse du feu, comme si les flammes reflétaient déjà l’édifice fragile qu’ils cherchaient à ériger. « Nous avançons. Pas encore dans les détails, mais nous avons trouvé un équilibre. »

Le silence s’installa de nouveau, dense comme les braises mourantes. Tadashi se redressa légèrement dans son fauteuil, ses yeux restant un instant posés sur Awara, comme pour sceller sans parole l’importance de ce qui venait d’être échangé. Puis, avec la lenteur d’un homme qui sait qu’il ne faut pas précipiter ce genre de choses, il inclina la tête :

« Nous avons déjà ouvert assez de chemins pour une seule nuit. »

Awara esquissa un sourire discret, presque imperceptible, qui tenait plus de l’ombre que de la lumière. Elle ramena son châle sur ses épaules et sortit du chaleureux salon pour rejoindre un couloir bien plus glacial. Son époux posa une main brève mais ferme sur l’accoudoir, signe muet qu’il partageait cette résolution. Leonhardt, resté tapi dans la pénombre, retint son souffle comme si la moindre expiration pouvait rompre l’équilibre fragile de ce moment.

Alors, l’un après l’autre, ils se levèrent, saluèrent d’un signe mesuré, et quittèrent le salon en silence. Les tapis assourdirent leurs pas, les flammes déclinantes projetèrent encore quelques éclats d’or sur les murs avant de retomber dans l’obscurité. Le palais retrouva peu à peu son calme nocturne, chaque ombre reprenant sa place, chaque destin regagnant ses appartements, avec au cœur la certitude que rien, désormais, ne serait plus tout à fait pareil. Comme il en était après chaque rencontre entre le Burujoa et la Maronhi.

La nuit étendit son voile sur le palais, étouffant peu à peu le murmure des pas, les chuchotements des serviteurs et le froissement des étoffes. Dans les cours intérieures, la neige tombe sans relâche, épaississant son manteau, absorbant chaque bruit, chaque écho, comme pour envelopper de silence ces heures fragiles. Les lanternes accrochées aux galeries diffusaient une lumière vacillante, avalée presque aussitôt par l’obscurité hivernale.Au-dedans, les foyers achevaient de se consumer, laissant dans l’air un parfum de bois brûlé et de cire fondue. Les couloirs, qu’arpentaient encore quelques domestiques emmitouflés, se vidaient à mesure que les lourdes portes se refermaient derrière les hôtes.
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