Posté le : 27 août 2025 à 22:49:22
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Au soir de ce « petit » incident diplomatique, la grande salle du Palais de BongDang accueillit, les deux délégations. À travers ses boiseries sombres, ses fresques monumentales retraçant l’âge d’or héroïque d’une Jinu libre d’il y a plus d’un millénaire, elle respirait l’Histoire. Le palais, habituellement ouvert gratuitement aux promeneurs et aux étudiants, bruissait ce jour-là d’un faste oublié, ses salles métamorphosées en un théâtre de courtoisie. Sous les hautes voûtes pendaient des tentures rouges et or, et l’on avait dressé de longues tables couvertes de nappes blanches, brodées à la main de motifs floraux où se mêlaient pivoines et lotus. La porcelaine xinemane, fine et fragile, brillait sous la lumière des lustres de cristal, rappelant à chaque convive la délicatesse de la tradition burujoise.
Les corps, alourdis par la journée protocolaire, se détendaient enfin à l’idée du repas. Tadashi IV et la shogun Kouyouri, que l’on avait vus côte à côte dans l’éclat des flashes, visitant tantôt un centre de recherches sur les semi-conducteurs, tantôt une usine Samzun fleuron de l’électronique burujoise, échangeaient encore à mi-voix sur la vitesse du progrès. Dans le même temps, Catherine, fidèle à son tempérament maternel, avait entraîné Ashitara et son père dans les rues rénovées de BongDang, leur dévoilant les places, les ponts et les jardins, où la glace et le métal composaient une poésie étrange.
Le retour à table sonna comme une accalmie. Car le repas, pensé comme un hommage à la préfecture toute entière, avait l’ampleur d’une fresque gargantuesque. Les maraîchers, urbains comme ruraux, avaient offert leurs récoltes d’hiver, les éleveurs de poulets leurs volailles, les marins leurs anguilles pêchées selon les gestes d’autrefois. Même les boissons comme le soju clair, le makgeolli laiteux ou les thés aux prunes et aux jujubes, n’avaient pas franchi les frontières de BongDang : tout venait d’ici, comme pour sceller la réhabilitation de la cité dans la mémoire collective.
Ainsi, le hors d’oeuvre est composé de Japchae (잡채), des nouilles de patate douce sautées avec des légumes, des crevettes et du Namul (나물), un assortiment de pousses de soja et d’épinards, assaisonnés d’huile de sésame et d’ail. Les amuses bouches sont suivis d’une soupe Samgyetang (삼계탕), un bouillon au poulet farci de riz gluant, de ginseng et de jujubes. Le plat est quant à lui composé d’un Jangeo Gui (장어 구이), une anguille grillée, accompagnée d’une sauce épicée ou sucrée, au choix du convive, de Kimchi (김치), un condiment à base de chou fermenté et pimenté et de Gamja Jorim (감자조림), des pommes de terre mijotées dans une sauce soja sucrée. Le dessert est composé d’un assortiment de Yaksik (약식), du riz gluant sucré avec des noix, des pignons de pin, des jujubes et du miel et de Hwajeon (화전), des galettes de riz sucrées décorées de fleurs comestibles. Tout le repas est accompagné par du Soju (소주), l’emblématique alcool de riz local et de Makgeolli (막걸리), un vin de riz légèrement pétillant, doux et laiteux. Enfin, du Sikhye (식혜), une boisson sucrée à base de riz fermenté ou du thé à la prune, au jujube ou au ginseng sont servi en guise de digestif.
À mesure que les plats défilaient, la tension se délita. Les verres se levèrent, les éclats de voix se firent plus chaleureux. Awara, avec la retenue due à son rang et à son éducation, goûtait chaque saveur comme pour s’assurer de la sincérité de l’accueil. Tadashi, en souverain à l’appétit solide, n’hésitait pas à commenter les mets, louant les maraîchers et pêcheurs de son Empire. Ashitara, assis entre son père et l’impératrice Katherine Ière, hésitait parfois devant un goût trop neuf, mais l’éclat de ses yeux trahissait son émerveillement : chaque bouchée, pour lui, était un fragment d’étranger devenu familier. Il faut dire que la gastronomie jinuienne, sans doute la plus relevée et épicée des cuisines burujoises, n’était pas sans rappeler les traditions culinaires maronhiennes.
À mesure que les plats défilaient, la conversation, d’abord timide et contrainte, s’assouplissait comme une étoffe que l’on déplie. La salle, qui paraissait solennelle à l’entrée, s’était transformée pendant tout le repas, en un lieu presque familier, où les éclats de voix, les rires étouffés et le tintement des verres tissaient une musique douce.
Tadashi IV, dans son ample stature, ouvrait volontiers les échanges. Devant une assiette de Jangeo Gui, il fit mine d’hésiter entre la sauce douce et la sauce épicée, se tournant vers Awara comme pour demander conseil :
« Votre Excellence, vous qui venez d’outre océan, diriez-vous que la force du piment est un obstacle ou une invitation ? »
Le ton, léger, provoqua un sourire dans l’assemblée. Awara, sans se départir de sa gravité coutumière, répliqua avec une lueur d’espièglerie :
« Toute épice est une invitation, Majesté, mais elle peut parfois révéler les faiblesses de celui qui la goûte. »
Les rires fusèrent, et déjà le trait d’esprit faisait oublier la rigidité du protocole.
Un peu plus loin, Keiko Burujoa, l’œil attentif, engagea une discussion avec son homologue maronhien sur l’agriculture urbaine de BongDang. Elle présenta les serres verticales, les potagers suspendus aux façades des immeubles, et leur rôle dans l’autonomie alimentaire de la 2e ville de l’Empire. Le grand intendant du porche flamboyant, d’abord sceptique, s’enthousiasma à l’idée que pareilles pratiques puissent être adaptées à certaines hautes terrasses du plateau maronhien, où la roche aride peine à nourrir ses habitants. À travers les potagers de BongDang, une nouvelle graine de coopération venait de germer.
Pendant ce temps, l’impératrice Katherine Ière, fine stratège sous son apparente douceur, s’occupait d’Ashitara. Elle lui montra comment attraper avec des baguettes un morceau de Gamja Jorim glissant dans son bol. Le garçon, appliqué et concentré, finit par réussir, arrachant à l’assistance une “standing ovation”. Catherine, feignant l’étonnement, leva son verre :
« Voilà donc notre premier accord : les baguettes rapprochent plus sûrement que les plumes de nos diplomates. »
Même les employés de l’Agence Impériale chargés du protocole ne purent retenir un sourire. L’enfant devenait, sans le savoir, un médiateur improvisé.
Les discussions s’élargissaient, circulant de table en table. Un diplomate maronhien, plus audacieux, osa comparer le Makgeolli au vin de palme du Sud-Maronhi, y voyant une même rondeur, une même ivresse légère. Son homologue burujois renchérit en affirmant qu’ainsi les peuples éloignés se redécouvrent frères par la bouche avant de l’être par les traités.
Dans cette atmosphère, les conversations prirent des allures de confidences. Tadashi IV évoqua l’hiver de son enfance à Karaimu, où il cassait la glace des étangs de la Cité Impériale pour y faire glisser des embarcations de fortune, fabriqués par ses propres mains. Awara répondit par un souvenir du « grand bois » maronhien, où l’on apprenait à écouter les arbres avant de les couper. L’un et l’autre, à travers leurs récits, livraient une part de leur pays, de leur monde, dans la chaleur du repas partagé par un même peuple.
Au moment du dessert, le silence s’installa brièvement. Sur les plateaux d’argent apparurent les Hwajeon, ces galettes décorées de fleurs comestibles, fragiles et colorées comme des peintures. Ashitara, fasciné, demanda à voix basse si ces fleurs étaient vraies. Catherine lui tendit un morceau et souffla :
« Elles sont vraies, mais comme la vie, elles ne durent que si on les savoure avec soin. »
Ainsi, quand les digestifs furent servis — soju clair, sikhye sucré, thés parfumés — la salle ne ressemblait plus à un théâtre de protocole et de bonnes manières, mais à une vaste maison où une famille s'était retrouvée après un trop long éloignement. Le repas s’acheva ainsi dans une douceur qui ne ressemblait guère à l’austère réputation de BongDang. On eût dit que la salle, saturée de rires et de confidences, s’était réchauffée d’elle-même, comme si les fresques anciennes, témoins muets des gloires d'une civilisation disparue, se réjouissaient de revoir la vie emplir de nouveau ces murs. Mais bientôt, le protocole reprit son fil discret : les tables furent débarrassées avec une élégance calculée, les convives invités à rejoindre les salons attenants, où les attendaient la chaleurs plu feutrée d’un feu de cheminée et le parfum de thé fumant.
Dans ces salons, la disposition se fit plus intime. Plus de longues tables alignées, mais des fauteuils en demi-cercle, des coussins brodés, des musiciens avec instruments à cordes postés dans un coin, prêts à accompagner la soirée. Les verres de soju se firent plus rares ; les tasses de thé plus nombreuses. La lumière, tamisée, adoucissait les visages et permettait aux titres et aux hiérarchies de s’estomper.
Catherine, toujours attentive à Ashitara, l’invita à s’asseoir près d’elle. L’enfant, moins intimidé qu’au matin, se laissait envelopper par sa présence, comme par une douceur qu’il ne soupçonnait pas chez ceux qu’il avait crus « dorés » ou étranges. Elle lui montra un petit carnet d’illustrations, où des artistes burujois avaient dessiné des paysages enneigés, des scènes de la vie quotidienne en Jinu. Ashitara, fasciné, comparait ces dessins à ses propres images de la Maronhi.
« Chez nous, les arbres sont plus haut., » Dit-il soudain, en traçant de son doigt un geste vers le plafond.
« Alors, tu me les montreras un jour. » Répondit doucement l’impératrice, comme si elle parlait à un de ses propres enfants.
Le prince héritier Leonhardt, lui, s’entretenait avec quelques eunuques maronhiens. Sa prestance, d’abord intimidante, se fissurait en anecdotes drôles : il racontait ses maladresses d’enfant lors de ses premières leçons protocolaires, la façon dont il avait brisé un vase millénaire en jouant à l’épée avec un de ses frères cadets. Peu à peu, les sourires se multipliaient, et même ceux qui, au départ, avaient vu en lui une silhouette trop brillante pour être réelle, découvraient un jeune homme encore tâtonnant, presque proche.
Ashitara, qui observait tout de loin, s’imprégnait sans s’en rendre compte de cette alchimie : des souverains et des diplomates qui, pour quelques heures, semblaient n’être que des humains, avec leurs maladresses, leurs souvenirs et leurs rêves. Le petit garçon, calé contre son père, fermait les yeux par instants, écoutant la rumeur des conversations se mêler au crépitement du feu. Dans son esprit, les récits des fables maronhiennes se brouillaient avec les visages réels de ceux qu’il rencontrait. Le « monsieur doré », le géant en habits somptueux, la dame aux cheveux cachés… devenaient des figures vivantes, différentes des histoires qu’on lui avait contées.
Non loin de là, Tadashi et Awara s’étaient retirés un peu à l’écart, dans un recoin, au plus prêt de la cheminée. Ils n’échangeaient pas de grandes phrases officielles, mais des confidences qui touchaient à la mémoire : l’un évoquait la rudesse de l’hiver qui forgeait la patience des hommes du Nord, l’autre racontait la sagesse des anciens du bois, qui disaient qu’il fallait écouter le silence avant de prendre une décision. Leurs voix s’entremêlaient comme deux courants d’eau, distincts mais convergents, donnant à leurs paroles une densité que nul protocole ne saurait forcer.
Au fil de la soirée, le salon, animé quelques heures plus tôt par les conversations et les rires discrets des convives, se vida peu à peu. Le mari d’Awara se leva le premier, posant une main tendre sur l’épaule de leur fils Ashitara, déjà à demi assoupi, pour l’emmener se coucher. Les pas de l’enfant résonnèrent faiblement sur le parquet avant de s’éteindre dans le couloir.
Les eunuques, lourds de fatigue et toujours marqués par le décalage horaire, prirent congé à leur tour, gagnant leurs suites dans une discipline adoucie par la lassitude. Katherine Ière, en maîtresse de maison appliquée, resta un moment encore. Elle passa voir les domestiques qui, sans bruit excessif, transformaient déjà la grande salle de banquet en salle de négociation, repliant nappes et couverts et disposant de nouvelles tables en un vaste rectangle sobre, plus propice à la gravité des discussions à venir, avec un tout nouveau décor floral bien plus discret.
Puis elle descendit aux cuisines, où l’on terminait la préparation des mets du lendemain. Elle discuta avec les chefs, ajusta certains détails du menu, imposa son œil attentif jusque dans le choix des fruits de saison pour les desserts. Enfin, avant de se retirer, elle fit un détour par quelques chambres, s’assurant de sa voix calme et de sa présence toujours discrète que chacun de ses hôtes était confortablement installé.
Lorsque Catherine quitta les lieux, en repassant une dernière fois par le vaste salon, tout à l’heure vibrant de vie, il n’abritait plus que trois silhouettes immobiles : Awara, grave et pensive, Tadashi, le regard ancré dans les braises du foyer et Leonhardt, demeuré ici avec l’approbation tacite de son père, à condition de rester silencieux.
Le feu incandescent projetait alors des ombres dansantes sur les murs du salon. Tadashi et Awara, assis dans de profonds fauteuils de bois sombre, paraissaient deux silhouettes issues d’une même gravure, penchées l’une vers l’autre comme si le temps lui-même leur accordait une parenthèse hors du monde extérieur et de son effervescence. Le crépitement du feu servait de ponctuation à leurs phrases mesurées.
Un long silence s’installa, qu’Awara brisa la première, d’une voix grave, presque chuchotée :
« Nous ne sommes pas venus seulement partager du riz et du poisson, Majesté. Ce que nous devons tenter ici… c’est un nouvel ordre. »
Tadashi acquiesça lentement, les yeux fixés sur la braise.
« Un ordre qui ne soit ni la victoire de l’un, ni l’humiliation de l’autre. J’ai songé longtemps au nom à lui donner… et j’ai choisi le Cycle législatif. Parce que la loi doit être comme les saisons : revenir, se renouveler, corriger ses excès, nourrir ce qui grandit. »
La Shogun hocha la tête, touchée par la métaphore. Tadashi poursuivit, comme s’il dépliait un rouleau invisible :
« Le traité se divisera en cinq chapitres, chacun étant une saison à sa manière.
Le premier, les appareils judiciaires et les droits fondamentaux : le printemps. La promesse, la germination. Nous devons garantir que chaque être, qu’il soit des montagnes, des côtes ou des plaines, puisse trouver refuge dans une justice qui n’écrase pas mais qui protège. »
Awara fronça légèrement les sourcils.
« Mais un printemps peut être fragile. Qui assurera que ces droits ne seront pas seulement gravés sur le papier, mais vécus dans la chair des hommes ? »
« Ce sera le rôle des juges indépendants.» Répondit Tadashi, avant de reprendre. « Des arbitres formés par les deux nations, un collège mixte qui veille. »
Un silence, puis il reprit :
« Le deuxième chapitre, le droit privé : l’été. Saison des unions, des foyers et de la transmission. Ici, il faut reconnaître la famille, la propriété et l’héritage, mais sans que la coutume d’un peuple étouffe celle de l’autre. Même s’il faut bien admettre que nous sommes très proches sur ces sujets, la colonisation ayant beaucoup aidé. »
Awara esquissa un sourire discret.
« Vous craignez que des mariages mixtes deviennent des guerres d’héritage ? »
Tadashi eut un souffle amusé.
« J’ai appris que le cœur ne connaît pas les frontières, mais la loi, elle, les invente parfois. »
Ils burent une gorgée de thé, ensemble, presque machinalement, laissant le feu gronder avant que Tadashi reprenne.
« Le troisième chapitre, le droit social : l’automne. C’est la saison des récoltes, mais aussi des inégalités, car certains greniers se remplissent et d’autres restent vides. Il faudra définir ce que nous devons ensemble aux ouvriers, aux paysans, aux plus faibles. »
Awara s’adossa, songeur.
« Ce sera le plus difficile. Car ici naissent les colères. Mais si nous réussissons, alors les tempêtes seront moins nombreuses. »
« Le quatrième, le droit commercial : l’hiver.» Continua Tadashi. « Saison rude, où l’on compte ses réserves et où l’on échange pour survivre. C’est là que se jouent les équilibres, dans les ports, les marchés, les routes... Il nous faut des règles claires, ou bien ce sera la guerre déguisée en contrat. »
Awara baissa la tête, songeuse.
« Le commerce a toujours été la première arme. Mais si nous donnons à chacun une place, il peut devenir le premier pont. »
Enfin, Tadashi posa ses mains l’une sur l’autre, comme pour conclure une prière.
« Le cinquième et dernier chapitre, le droit public : le retour du printemps. La saison de l’ordre commun, des règles qui régissent nos institutions, nos administrations. C’est le cadre même de nos pouvoirs. Et là, je te l'avoue… » — il marqua une pause — « …c’est le chapitre qui me fait le plus peur. Car c’est celui où nous devrons accepter de partager une part de notre souveraineté. Pire encore, je ne sais pas si je suis vraiment prêt à voir l’action de mon administration se faire entraver à tout bout de champ par quelques petits juges anonymes. »
Awara leva les yeux vers lui, et pour la première fois, son regard se fit presque tendre.
« Craindre est juste. Car c’est aussi le chapitre où peut naître une nouvelle Nation. Un peuple qui accepte de partager la loi… est un peuple qui a commencé à partager son destin. »
Un long silence suivit. Le bois du foyer éclata, envoyant une étincelle qui grimpa brièvement dans l’air avant de mourir. Tadashi observa cette flamme fugace et murmura presque pour lui-même :
« Que ce traité soit une étincelle qui dure éternellement. »