La Grande République n’était toujours pas une démocratie véritable, pour sûr, mais elle s’en était quelque peu rapprochée, et le peuple en avait pris satisfaction. Et les plus rétifs s’en étaient accommodés, sans abandonner leurs rêves de mieux. Les conservateurs digrassiens avaient semble-t-il, accepté une part suffisante de changement pour donner cette impression de renouveau. En matière de politique internationale par exemple, Velsna s’était pour ainsi dire réveillée : on croisait de nouveau sur les flots, les navires cargos frappés du lys rouge dans la Manche Blanche, et on les apercevait de plus en plus loin de chez eux : dans le détroit du Nazum, dans la mer de blême, et jusqu’à l’océan des perles. Symboliquement, et pour débuter une nouvelle ère, le Sénat avait confié le portefeuille des affaires étrangères au tout nouveau Bureau du « Grand Commerce », DiGrassi cédant de bon cœur cette compétence, et ne la revendiquant pour son Bureau que dans l’éventualité d’un conflit. Cette situation oblige cependant le Conseil Communal de la cité à résoudre une question urgente : quelle attitude à adopter face à ce que beaucoup considèrent comme la deuxième puissance maritime mondiale, et dont le soutien de certaines familles de l’aristocratie fortuéenne, profondément imbriquée avec les élites velsniennes favorables à Scaela, avait été remarqué. Le Conseil communal, en vérité, semblait avoir déjà tranché la question des vieilles inimitiés : pardonner à Fortuna, et accabler la Manche Silice.
Ainsi, devant l’entrée sénatoriale du Palais des Patrices, on attendait cette venue des émissaires de la « cité-mère ». Dans les couloirs du Sénat on avait rejeté les vieilleries landrines de Scaela au grenier, et replacer ces excellences dont la beauté originelle que feu Patrice Dandolo appréciait, comme une manière d’envoyer le message suivant : le passé de Léandre appartient aux historiens et aux antiquaires. Mais en ce qui concerne Fortuna, Velsna avait bien trop de besoins impérieux pour se mettre à dos telle cité, au destin si lié au sien, et surtout avec une telle flotte. Pour dire, c’était la toute nouvelle Maîtresse du Grand Commerce qui présiderait cette rencontre, sous l’œil avisé de Matteo DiGrassi. Julia Cavalli était de ces personnes dont l’on ne soupçonnerait pas cette force de caractère en se fondant sur son apparence. Si DiGrassi lui a fait don de ses voix pour la faire élire lors des élections sénatoriales, c’était pour de bonnes raisons. La professeure de droit de 39 ans était sénatrice d’Umbra lorsque les troupes digrassiennes avaient foulé les plages de la cité, et celle-ci avait fait partie de la majorité de parlementaires à avoir voté pour ouvrir les portes de la ville au strombolain. Par la suite, elle avait pris le commandement d’un régiment de la Garde civique d’Umbra, ralliée à ce dernier au cours de la campagne victorieuse d’Hippo Reggia. Elle remplissait là les critères pour que DiGrassi accepte de lui reverser une part de ses votes : ne pas être une résistante du lendemain.
C’était là sa première rencontre officielle avec des étrangers, mais le soutien de DiGrassi, ainsi que des trois sénateurs les accompagnant, et dont l’autorisation était nécessaire pour entrer au Palais des Patrice, n’étaient pas de trop. Le strombolain se tourna vers elle avec un sourire en coin, et lui dit :
- Avez-vous peur, excellence Cavalli ? Vous êtes plus tremblante que lorsque vous aviez des canons scaeliens en face de vous. Vous aviez été bien courageuse ce jour-là.
- Et j’ai perdu le tiers des citoyens dont le Sénat d’Umbra m’avait donné la charge, excellence.
- Vous avez capturé cette colline. C’était ce qui vous avait été demandé. Alors ne vous sous-estimer pas, et ayez confiance en ce que vous dites. Comme lorsque vous aviez confiance dans le fait que vous alliez capturer la colline. C’est bien souvent la seule chose qui sépare une négociation réussie d’un échec.
Une escorte avait été prévue pour les émissaires fortunéens, depuis l’aéroport jusqu’aux marches de ce bâtiment sacré (HRP : ou le Port selon ce que souhaite BRL), c’était une question de minutes désormais…
