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Ce sujet relate n’importe quel événement se déroulant à l’intérieur des frontières de la République de Caribeña. S’ils sont postés ici, il peut s’agir d’activités qui n’apparaissent pas dans les journaux, médias, ou réseaux sociaux du pays en raison de leur caractère potentiellement secret, délibérément caché ou simplement méconnu des journalistes. Les joueurs étrangers peuvent avoir connaissance de certains événements lorsque cela est précisé par un petit bandeau d’information HRP à la fin des posts. Ainsi, il est possible de prendre connaissance de certains sujets présents ici, même s’ils sont cachés par d’autres.

SOMMAIRE
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Feu Nocturne

Novembre 2013

Quai


Machete est vautré sur les planches pourries du vieux quai de Matacos. Les vagues lèchent la pierre sous lui. Son cœur ralentit, mais continue d'éjecter son sang dans l'eau salée. Il regarde les palmiers au-dessus de lui et, au-delà, les étoiles tropicales.

Silencio étudie une fois encore son visage. Les yeux morts de Machete vrillent son esprit.

Une plantation de canne à sucre. Un manoir colonial aux murs décrépis. Des champs brûlants sous le soleil du Paltoterra.

De longs cheveux noirs au vent. Des dizaines de visages dans les champs. Qui regardent. Des yeux bruns. Les yeux bruns de Machete, écarquillés par la stupéfaction.

Et puis, des fusils.

Pas les machettes des travailleurs. Des fusils luisants, grands comme des arbres. Qui se pointent sur lui. La lumière qui s'éteint. Le ciel qui disparaît. La détonation qui résonne. Le drapeau révolutionnaire. Déchiré.

La chaleur suffocante. Les yeux piquetés de sueur. Les doigts qui ne trouvent pas d'arme. Rejoindre la jungle. Se cacher.

Les balles qui sifflent. La douleur. Les ténèbres.

La plantation a disparu. Les yeux aussi.

Les yeux de Machete.

Il a de l'expérience, pourtant. Oh, oui. Il aurait pu faire quelque chose. Il a baissé notre drapeau.


Silencio pousse le cadavre du pied, sans jamais cesser de regarder vers le bas. Il le pousse jusqu'à ce qu'il atteigne le bord du quai. Encore un peu, et Machete flotte dans les eaux du port. Les requins se précipitent pour le festin. En cercles. Mâchoires ouvertes. La mer des Burbujas Verdes ne perd jamais de temps.

Les perroquets lancent au vent leurs cris stridents, tandis que Silencio cherche sur sa liste Machete, ci-devant révolutionnaire de talent. Il raie son nom à l'encre rouge.

C'était le dernier nom du manifeste de La Revolución.

C'est fait. Plus de noms. Seulement des traits rouges. Où ai-je trouvé toute cette encre?

Un étrange sentiment s'empare de Silencio. Agitation, insatisfaction. La bile dans son ventre. Ça ne peut pas être la fin. Ils étaient si nombreux dans les champs. Peut-être s'est-il trompé de liste. Peut-être que ça n'a pas d'importance.

Ils m'ont laissé mourir. Tant de camarades. Tant de fois.

Un autre son. Pas les perroquets. Pas les vagues. Pas les mâchoires des requins. Pas la voix dans son esprit qui ne cesse de hurler: « La révolution n'est pas terminée ! ». Pas la musique des tambours révolutionnaires dont il se souvient, celle qu'il a connue des années auparavant.

C'est un nouveau son. Un vrai son. Un son d'ici et maintenant.

Silencio lève son œil encore vif et voit les marches de bois trembler sous un pas lourd. Un homme trapu marche vers les navires.

Il s'arrête en voyant le sang. Sa main disparaît sous son guayabera, là où il garde en permanence son revolver. Il est prêt à viser et à faire feu. Comme un contre-révolutionnaire.

Silencio avance dans la lueur lunaire. L'homme réagit comme s'il avait vu un fantôme. Il serre les mâchoires plus violemment qu'un capitaliste ses profits. Ses yeux sont exorbités et frémissants, comme une méduse, comme une eau calme sur laquelle souffle l'alizé.

« Qui va là ? » hurle-t-il.

Viens voir.

Le revolver vise la tête de Silencio. Un éclair précède la détonation. Le tir est ajusté, mais seuls des éclats de bois sautent, car Silencio n'est plus où il était.

Il est dans la brume tropicale.

Il se dissout en sel et en rhum. Il paraît qu'on parle de lui comme d'un songe révolutionnaire. Ce n'est qu'à demi vrai.

L'homme trapu recharge. Des perles de sueur tombent sur ses sourcils.

Pendant quelques secondes, Silencio est autour de lui, dans l'entre-deux, quelque part dans l'air lui-même, et il étudie l'homme. Ces yeux effrayés, d'un marron sale. Cette barbe blanche, touffue. Les bajoues qui tombent, le nez crochu, les lèvres craquelées, les lobes d'oreille éclatés par cent rixes de taverne.

Il a tout l'air d'un ancien oligarque.

L'homme exsude l'odeur de la peur. La bonne vieille terreur contre-révolutionnaire.

Le fumet des traîtres.

Silencio doit s'en assurer. Il reprend forme. Il a toujours été grand, mais avec l'œil luisant que la révolution lui a donné, il se sent plus imposant que jamais. Dis-moi ton nom, fait-il.

L'homme ne s'attendait pas à ce que quelqu'un apparaisse derrière lui. Personne ne s'y attend jamais. Dans les songes, les cauchemars, dans les histoires qu'on se raconte dans les bars libertaire, peut-être. Mais dans la réalité, la seule réaction est une terreur stupéfaite, et ce capitaliste ne fait pas exception. Il trébuche et il dégringole les marches comme un sac de billets mal acquis.

Silencio descend lentement, une marche après l'autre. Un modeste yacht est amarré au dock. Navire de plaisance, ou navire de traîtres? Y a-t-il une différence? Probablement pas.

Tu as jusqu'à ce que je sois en bas de ces marches pour me dire ce que je veux savoir, camarade.

L'homme halète, visiblement au bord de la folie. Il ne parvient pas à respirer. Il est comme un poisson hors de l'eau. Des mains grassouillettes s'agitent.

Je me souviens de toi…

Une marche.

Des doigts aux articulations blanches se referment sur la rampe…

Une marche.

L'homme essaie de se lever, mais son genou se plie dans le mauvais sens.

Une marche.

Tu regardais.

Une marche. Un rat passe non loin. C'est bientôt l'heure...

Tu souriais.

Un postillon. Des larmes. « S'il vous plaît… Je ne sais pas de quoi vous parlez… »

Une marche.

Ton nom. Maintenant.

« Jesoni ! Carlos Jesoni ! »

Silencio s'arrête pour consulter la liste des ennemis de la révolution. Il ne lui reste qu'une marche à descendre. Tous les traits rouges. Tous les noms barrés.

Là. Carlos Jesoni. Ancien oligarque.

Le nom n'est pas rayé. C'est écrit là, noir sur blanc. Comment a-t-il pu rater ce nom dans la liste?

Carlos Jesoni. Je te reconnais, toi. Tu étais là.

« Je ne vous ai jamais vu ! C'est ma première nuit à Matacos… »

On ne peut pas mentir quand on a une faucille enfoncée dans la joue. On ne peut pas supplier ni argumenter pour sa survie.

Un bel outil, la faucille. De l'acier trempé dans le sang des martyrs. Plus dur que le capitalisme. Ça tient bien en place, enfoncé dans la chair et dans l'os. Plus on se débat, plus on est accroché, comme Carlos est en train de l'apprendre. La peur se lit dans ses yeux.

Ces yeux vrillent l'esprit de Silencio.

Le souvenir se soulève comme une marée, et Silencio s'ouvre pour laisser les eaux se déverser et engloutir le gargouillis de supplications de Carlos.

Une plantation de canne à sucre. Un manoir colonial aux murs décrépis. Des champs brûlants sous le soleil du Paltoterra.

Des cigares au vent. Des dizaines de visages dans les champs. Qui regardent. Des yeux marron sale. Les yeux marron sale de Carlos Jesoni, écarquillés par la stupéfaction.

Et puis, des fusils.
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Caribena

Lettre au Peuple


Peuple de Caribeña,

Mes sœurs, mes frères et Camarades de la Révolution,

Je m'adresse à vous pour reconnaître ma faute, celle de l'administration et l'échec de notre politique face à cette catastrophe. La honte m'habite depuis le début de ce désastre, car l'État n'a pas su vous soutenir alors que la promesse d'une justice et d'une protection sociale était au cœur même de la Révolution que vous avez toujours soutenue.

Les ravages du Deltacruzando ont révélé des années de négligence que nous avons trop longtemps laissée perdurer. Mais c'est dans l'adversité que nous trouvons notre plus grande force, notre foi et notre humanité pour nous relever ensemble, dans un élan de solidarité communautaire.

Depuis trois mois, j'ai personnellement supervisé l'évaluation des dégâts. De Puerto Soledad à Alta, nos équipes ont analysé chaque structure, chaque installation. Le constat est sans appel : Caribeña doit se relever rapidement, et cette épreuve devient désormais une opportunité de renouveau.

Grâce aux fonds d'urgence débloqués après des mois d'efforts, je décrète le lancement du Plan Marea Nueva. Il garantit la reconstruction des infrastructures essentielles de Puerto Soledad et Puerto Salta, la modernisation de nos installations portuaires, le relogement des familles des zones côtières vulnérables et le renforcement de nos systèmes de protection civile. Je veillerai personnellement, jusqu'à la prochaine élection présidentielle, à honorer la confiance que vous placez encore en moi.

Pour les 20 ans de la Révolution, je maintiens mon voyage à travers nos terres. Je veux être témoin de vos peines, de vos colères, de vos espoirs. Je viendrai avec l'aide promise, sans oublier aucune localité. Vivons ce moment ensemble, célébrons notre liberté acquise il y a vingt ans.

La Révolution n'a jamais promis un chemin facile, mais elle a toujours garanti que nous avancerions unis vers le progrès. La mer, notre alliée historique même dans sa fureur, nous rappelle aujourd'hui nos responsabilités.

J'appelle chaque Caribeño, chaque révolutionnaire, à participer à cet effort national. Notre force réside dans notre unité face à l'adversité.

La Révolution continue, plus déterminée que jamais.

¡Por la Revolución y la Patria!

Sol Marquez
Président de la République Socialiste de Caribeña
Secrétaire Général du Parti de la Révolution

DIFFUSION OBLIGATOIRE SUR TOUTES LES RADIOS ET TÉLÉVISIONS NATIONALES - À AFFICHER DANS TOUS LES LIEUX PUBLICS DE LA RÉPUBLIQUE
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L’Enfant de la Révolution : La Marche des 20 Ans

30 Juin 2015

Cortège


Cette marche historique du mois de juin avait pour noble vocation de célébrer les 20 ans de la Révolution, celle qui mit un terme à l’ère des Pareja. Elle incarnait un hommage vibrant au symbolisme et à la liberté, et c’est précisément ce rôle qu’elle a accompli avec éclat. Jamais encore les Caribeños n’avaient été témoins d’un tel événement. L’organisation était magistrale : près de 18 jours de marche à travers tout le territoire, rassemblant plusieurs milliers de participants. Tous suivaient avec ferveur le cortège, mené par le Camarade Président Sol Marquez, figure emblématique de cette épopée. Tolérance et inclusion régnaient en maîtres. Chacun y trouvait sa place, chacun avait la liberté de s’exprimer et de marcher à sa manière. Cette marche fut véritablement celle de la Liberté, une ode vivante aux deux décennies de la Révolution.

Les moments mémorables ne manquèrent pas lors de cette marche historique. À la fin du mois de juin, le cortège atteignit son point culminant à Puerto Soledad, au sud du territoire, face à l’immensité de la mer. La foule en liesse attendait avec impatience l’arrivée du Camarade Président. Lorsqu’il fit son entrée triomphale, saluant les milliers de personnes venues l’accueillir, un événement inattendu bouleversa le cours de cette journée. Une femme enceinte, visiblement à bout de forces, fendit la foule avec détermination, bousculant tout sur son passage. Dans un état d’épuisement extrême, la chaleur et la sueur de son corps trahissaient son urgence. Arrivée face à Sol Marquez, elle s’effondra presque dans ses bras. Cette femme, sur le point d’accoucher, se retrouvait là, en plein cœur de l’avenue, au centre de l’attention générale. Sans la moindre hésitation, Sol Marquez prit immédiatement les choses en main. Le Camarade Président s’agenouilla pour aider cette femme en détresse. Ce fut un moment d’une intensité extraordinaire, gravé dans la mémoire de tous ceux qui y assistèrent.

La question brûlait la foule... Un enfant de la Révolution allait-il véritablement naître sous les yeux — ou peut-être même grâce aux mains — de l’un de ses plus grands héros? Ce moment sembla suspendu dans le temps, chargé d’un symbolisme presque mystique. Et bien sûr, pour beaucoup, il était évident qu’il s’agissait d’un présage, celui d’un avenir encore plus radieux pour la Révolution.

Cette mère allongée sur le bitume... le Camarade Président fut immédiatement entouré par les équipes médicales qui accompagnaient le cortège. Mais malgré les injonctions du médecin, Sol Marquez semblait fermement décidé. Cet enfant, il le ferait naître de ses propres mains. Le geste, profondément symbolique, incarnait à lui seul tout l’esprit de la Révolution. Pour préserver l’intimité de la scène, un cercle de Caribeños se forma spontanément autour de la mère, dissimulant l’instant aux regards indiscrets. Les enfants furent écartés avec douceur, et les adultes, dans un silence solennel, écoutaient les sons de l’événement, reconstruisant dans leur esprit l’image poignante qui se jouait derrière ce mur humain. Les secondes s’étiraient, lourdes de tension. Chaque murmure, chaque souffle semblait suspendu. Puis, soudain, le cri d’un nouveau-né fendit l’air. L’enfant était né. Sol Marquez, les bras tendus vers le ciel, souleva l’enfant au-dessus du cercle protecteur, dévoilant ce miracle à la foule rassemblée.

Un silence incrédule précéda une explosion d’enthousiasme. Les flashs crépitèrent, immortalisant cet instant unique : l’enfant, tenu à bout de bras par le Camarade Président, incarnait l’avenir radieux de la Révolution. Au sol, la mère, épuisée mais rayonnante, laissa échapper un sourire de bonheur inégalable. Sa fille venait de naître, littéralement portée par la main du Président Sol Marquez.

Le Camarade Sol Marquez, encore imprégné de l’émotion de l’instant, leva les bras vers la foule et s’écria d’une voix vibrante : « ¡Viva la Revolución! ¡Viva la Humanidad! ». Pendant une fraction de seconde, la foule demeura suspendue, comme figée par la puissance de ces mots. Puis, comme un seul être, elle répondit en écho, scandant avec ferveur le même slogan. Ce rassemblement, déjà empreint de célébration, redoubla en une véritable explosion d’enthousiasme. Les chants multipliés, les applaudissements résonnèrent comme un tonnerre, et une énergie presque palpable parcourut l’assemblée. Là, à Puerto Soledad, sous le ciel éclatant, cette marche historique de 18 jours toucha à sa fin de la plus belle des manières. Elle se conclut par un miracle, un symbole, un don de l’humanité elle-même. Un enfant, une fille, née en ce jour mémorable, venue au monde pour prendre racine à Caribeña, le berceau de la Révolution.
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Les Marées Fatiguées d'Alta

28 Août 2015

.........

Le soleil se couchait sur la baie d'Alta, plongeant l’horizon dans un camaïeu de rouge et d’orange, comme si le ciel voulait s’excuser d’avoir bombé un jour de plus sur une ville rongée par la lassitude. Les chalutiers mouillés dans le port tanguaient doucement, bercés par une mer calme, mais fatiguée, elle aussi. Ici, à la Costa Libre, on disait souvent que la mer portait autant d’histoires et de regrets que ceux qui vivaient le long de ses rives.

Dans les rues pavées du vieux centre, les boutiques aux enseignes délavées fermaient leurs volets dans un grincement métallique. Alta avait connu des jours meilleurs, et les Porteños, enfiévrés autrefois par l’espoir révolutionnaire, arboraient maintenant des sourires discrets et douloureux – comme pour dissimuler l’amertume d’attentes trahies. Les rues principales, pleines d’élan dans les années d’or, n’étaient plus que des artères encombrées de vélos bringuebalants et de voitures trop vieilles, traînant derrière elles une fumée qui s’ajoutait à l’air lourd.

Sur la Plaza Libertad, une vieille femme vendait des tasses de café noir fumant, assise derrière une table bancale. Peu de clients s’attardaient, mais elle continuait de sourire à ceux qui passaient, un sourire usé mais sincère, comme celui d’une mère qui réconfortait tout un peuple. Autour d’elle, des kiosques délabrés balançaient avec nonchalance des affiches fanées conjurant les habitants de « croire en le renouveau de Caribeña ! ». Les Porteños lisaient ces mots d’un œil las, connaissant trop bien le refrain. Ils avaient cru en tant de promesses, et tant de fois on les avait abandonnés sur le quai du désespoir.

Une chanson résonnait quelque part, jouée sur une vieille guitare qui semblait accorder ses notes à la brise marine. À quelques pas de là, un homme racontait, entre deux rires arrachés à quelques amis, comment sa famille avait autrefois fait fortune dans l’industrie sucrière – avant que tout ne s’effondre, emporté par les crises, les blocages et une économie dévorée par l’inflation. « On avait des rêves de Caribeña! Vous vous rappelez? » dit-il en riant nerveusement, tandis qu’un autre lui répondait : « Des rêves? Ne me fais pas rire. Les rêves, c’est pour les poètes ! Et les poètes, qui leur reste-t-il aujourd’hui? »

Les Porteños étaient fatigués. Fatigués des paroles politisés aussi tranchants que des lames ; fatigués des promesses d’un futur radieux venant des grandes villes, de Maravilla ou encore de Puerto Soledad. Alta, elle, n'était qu'une ville ouvrière que le gouvernement semblait oublier entre deux discours enflammés. Leurs mains calleuses témoignaient de journées longues. Malgré tout, ils faisaient encore preuve de cette chaleur propre à Caribeña. Ils échangeaient des sourires, offraient une cigarette, dansaient parfois sur une musique sortie d’une radio vieille de trente ans. Ici, un voisin partageait un plat de riz ; là, un pêcheur usé par la mer donnait les restes de sa prise à une famille affamée. Peut-être que leur épuisement ciselait leurs traits, mais leur humanité restait vivante.

Plus loin, sur les docks, Shadone observait la ville, silencieuse comme une passante d’un autre temps. Ce qui l’avait attirée à Alta, elle ne le savait pas encore vraiment. Peut-être était-ce ce parfum mêlé de sel, de sueur et d’une mélancolie si tenace qu’on aurait pu la toucher du bout des doigts. Mais à présent, elle ne pouvait détacher son regard des silhouettes des Porteños passant dans la lumière déclinante. On lui avait dit, à son arrivée : « Alta est belle, mais elle rend triste. » Elle commençait à comprendre.

Et pourtant, au creux de cette ville fatiguée qui semblait pleurer ses jours glorieux, il y avait quelque chose de plus profond qu’une simple mélancolie. Il y avait un espoir têtu ; un genre d’espoir qui ne criait pas dans les haut-parleurs des discours politiques, mais qui battait doucement dans les cœurs de ceux qui continuaient, jour après jour. Alta n’était peut-être plus le joyau de la Costa Libre. Caribeña elle-même portait encore les cicatrices d’années de luttes, d’isolement et de désillusions. Mais ici, dans la paix simple d’un coucher de soleil sur la baie, quelque chose résistait.

Peut-être que les Porteños étaient fatigués, oui. Mais si la mer avait appris quelque chose à ces gens, c’était que les marées, aussi fortes soient-elles, finissent toujours par redescendre. Et peut-être, un jour, la lumière reviendrait pour Alta.
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Cinq Kilos

02 Octobre 2015

laboratoire clandestin


« Mon usine est petite, mais elle est très productive », dira-t-il, légèrement fier, tout en montrant son installation rudimentaire entourée par la jungle.

« Pour écraser les feuilles, j'aime utiliser des enfants. Leurs petits pieds sont parfaits pour ce genre de tâche. ». Il dira cela avec une désinvolture troublante, comme si le procédé était une évidence.

« Des petites feuilles magiques », murmure-t-il presque pour lui-même en froissant une entre ses doigts.

« Ensuite, du kérosène. » Il tapote un vieux bidon en métal. « Ça sépare la drogue de la feuille. Ici, l'acide sulfurique. Ça distille et distille… »

Il observe brièvement le liquide en formation, avant de reprendre avec un ton presque nonchalant.
« Après, on mélange avec de l'essence et, en gros, on sort la marchandise du liquide. Puis on laisse sécher... sécher... sécher. »

Son sourire s'élargit légèrement en prenant une petite boule pâteuse dans sa main.
« Regardez : un peu d'ammoniaque, et voilà. C'est pâteux... mais c'est pur. » Il tend la boule, presque comme pour la montrer fièrement.

« C’est comme la cuisine de votre maison. Comme la cuisson d'un gâteau. Sauf que ce gâteau est bien meilleur que celui que vous avez jamais goûté. »

Il s'approche d'une vieille machine. « Regardez cette presse. Une antiquité, mais elle fait toujours le travail. »
Il essuie une goutte de sueur tout en surveillant les étapes finales.

« Maintenant, on la met au four. Voilà une... et l'autre suivra. »

Avec un ton presque sarcastique, il conclut.
« Tout naturel, organique et sain... Très bon. »

Dans l’air lourd de la jungle, la petite pièce, éclairée d’une ampoule vacillante, sentait la sueur, les solvants chimiques et l’adrénaline. Le fabricant essuyait son front en observant Raúl et Gustavo, deux cousins qui étaient à la fois complices et opposés. Gustavo, bras croisés et sourcils froncés, se tenait contre une armoire bancale, fixant la presse. Raúl, lui, s’avança près du fabricant avec son assurance habituelle, inspectant les lieux comme s’il cherchait déjà ce qui allait lui rapporter le plus.

Gustavo finit par briser le silence.
« Nous prendrons un kilo. »

Le fabricant, visiblement soulagé, hocha vivement la tête.
« Un kilo entier? Parfait ! »

Mais Raúl gloussa en secouant doucement la tête.
« Non. »

Gustavo arqua un sourcil.
« Tu as dit un kilo, » protesta-t-il, les dents serrées.

Raúl le regarda droit dans les yeux, avec cet air d’autorité qu’il arborait toujours quand il voulait clore un débat avant même qu'il ne commence.
« Nous en prendrons cinq » déclara-t-il calmement.

Le fabricant se figea sur place: « Cinq…? ». Gustavo, lui, poussa un soupir long et visible, croisant les bras plus fermement.

« Cinq ?! » répéta Gustavo, cette fois plus fort. « Comment tu comptes faire passer cinq kilos à la frontière? »

Raúl esquissa un sourire, s’approcha lentement de Gustavo, et posa une main presque amicale sur son épaule. D’un ton décontracté, mais qui portait en lui toute la tension d’un homme déterminé, il répondit : « C’est ton département, cousin. »

Sans rien ajouter, Gustavo se tourna vers le vieux véhicule garé à l’arrière du bâtiment. C’était une voiture banale, poussiéreuse, qui semblait fonctionner à peine. Mais il, méthodique, s’en approcha, inspectant déjà les possibilités. « Celui-ci a un bon moteur. Je l’ai regardé... Et à mon avis, le meilleur endroit pour cacher la marchandise serait sous le passage de roue arrière. » Il se pencha un instant, tapota la carrosserie avec ses mains comme pour confirmer son idée, puis se redressa, l’air encore contrarié.
« Il fait 55 chevaux à tout casser. »

Raúl éclata de rire, d’un rire bref et clair, celui d’un homme qui ne se soucie guère des petits détails qui angoissent son cousin.
« Et alors, cousin? Tu crois qu’ils vont ouvrir le moteur pour compter les chevaux? »

Gustavo serra les dents en fixant Raúl, mais finit par poser une question plus pragmatique.
« Est-ce que c’est facile à enlever? Une fois là-bas… »

« Ne t’inquiète pas pour ces conneries, » répondit Raul en passant une main sur le toit du véhicule. « Je vais mettre cinq kilos là-dedans sans problème. »

Le ton de Raúl était définitif, et Gustavo le savait. Inutile de continuer à discuter ; une fois un plan en tête, Raúl était impossible à arrêter. Gustavo, plus prudent, considérait tout ce qui pouvait mal tourner, mais Raúl, lui, ne vivait que pour ces risques. Parfois, Gustavo se demandait s’il admirait ou méprisait cet aspect de son cousin.

Alors qu’il secouait silencieusement la tête, Raúl frappa dans ses mains pour attirer l’attention du fabricant.
« Bon ! Fais-nous les cinq kilos. Et vite. Je veux qu’on parte avant la tombée de la soirée. »

Le fabricant, compartimentant sans aucun doute ses angoisses, s’empressa d’obéir. Il n’avait pas d’autre choix. Raúl le regarda partir avec un sourire satisfait, avant de se tourner à nouveau vers son cousin.

« Tu vois, Gustavo? C’est ce dont je parle. Un kilo? Pourquoi se donner tant de mal pour des miettes? Avec cinq kilos, on fait un vrai coup. On construit quelque chose de... grand. »

« Oui, » rétorqua Gustavo d’un ton sec, « et c’est aussi comme ça que des idiots finissent par se prendre une balle dans le crâne. »

Raúl éclata de rire, un rire bruyant et insouciant, comme si l’idée même de l’échec ou de la mort était une blague. Il s’approcha de Gustavo, posa une main fraternelle sur son épaule, et le fixa un instant.

« Un kilo, c’est pour ceux qui hésitent, cousin. Moi, je ne veux pas survivre. Je veux régner. »

Gustavo détourna le regard, mâchonnant son cure-dent en silence. Un jour, cette ambition démesurée finirait peut-être mal, il le savait. Mais pour l’instant, il n’avait pas la force d’argumenter davantage. Et qui sait, peut-être que lui-même avait tort aussi…
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Sauce Blanche et Cartel

30 Novembre 2015

arrête la drogue...


Depuis que la liberté d’entreprendre, bien que contrôlée, s’est progressivement instaurée, une effervescence s’est emparée de la ville de San Bacho, cette ville enchevêtrée aux frontières de Maravilla, la capitale. San Bacho, sorte d’ombre poussiéreuse projetée par les grands cieux de Maravilla, est bien plus qu’un simple prolongement géographique.

Maravilla, resplendissante, offre le visage policé d’une métropole où s’épanouissent toutes les strates bien rangées de la société. On y croise des petits bourgeois socialistes à la mine prospère, des fonctionnaires cossus au sourire tranquille, des familles vivant dans un ordre feutré et bien réglé. Mais il suffit d’un vol d’oiseau ou d’un trajet en voiture pour que ce décor idyllique laisse place à celui de San Bacho. Ici, le quotidien est d’une autre teneur. San Bacho traîne le poids des bidonvilles les plus nombreux de la province, terreau d’une misère où l’absence de services publics fonctionnels freine toute espérance. Les enfants, privés d’école ou d’avenir, arpentent les rues comme des âmes errantes, tandis que leurs parents s’efforcent de survivre dans une économie parallèle.

Depuis que le camarade président Aparicio a entre-ouvert la porte à une forme singulière d’entreprenariat – sous contrôle, certes, mais néanmoins réel – quelques habitants envoient timidement des racines dans cette terre aride. Désormais, à San Bacho, il est permis d’être propriétaire d’un bien autre que son simple toit. Et de cette nouvelle possibilité est née une initiative inattendue… celle des fameuses cuisines, comme on les appelle ici.

Ces cuisines familiales poussent comme des champignons, bordant à une vitesse folle les rues étroites et terreuses de la ville. Simples en apparence – quasiment primitives, diront les esprits caustiques – elles servent pourtant un rôle essentiel. Ce sont comme des restaurants, et pourtant, elles n’ont rien d’accueillant pour un flâneur qui chercherait une terrasse ombragée ou une ambiance feutrée. Tout se passe à l’intérieur, dans des arrière-cours modestes ou des salons reconvertis. On ne sait pas bien pourquoi, mais cet aspect presque clandestin fascine et intrigue, comme si ces lieux inventaient à eux seuls une nouvelle manière d’être, un pied dans la précarité, l’autre dans une résilience obstinée.

En vérité, derrière les cuisines familiales, se cache une autre réalité, une ombre bien plus sombre que celle des marmites fumantes et des mets traditionnels. Car dans ces cuisines, on y concocte non pas seulement des repas, mais de la cocaïne – un trafic qui s’étend comme un lierre venimeux. Les narcotrafiquants, attirés par les failles béantes qu’offrent la pauvreté, y ont implanté un commerce au souffle puissant, assez prospère pour ébranler même les élites les mieux établies. La façade, elle, reste immaculée, comme un rideau pudique masquant le spectacle. Sur le trottoir, on sert des plats modestes et légaux, mais derrière les murs discrets des cuisines clandestines, c’est une toute autre alchimie qui s’opère, une transformation où les feuilles de coca deviennent pâte, puis poudre.

La chaîne commence dans les jungles luxuriantes de Caribeña, où des laboratoires improvisés reçoivent les feuilles de coca fraîchement récoltées dans des champs avoisinants. Tout semble pensé pour optimiser. Le circuit est court, rapide, efficace. Mais voilà que la demande explose, dépasse les capacités des champs caribeños. Alors, au-delà des frontières, dans les terres boisées du Duché de Sylva, les agriculteurs eux aussi se lancent dans la culture de la précieuse feuille. Là-bas, avec des outils plus performants et des moyens techniques plus avancés, des hectares entiers de terres sont désormais dédiés à cette production discrète et lucrative. En quelques saisons à peine, le trafic a transcendé les simples limites géographiques, créant ce qu’on pourrait appeler un réseau régional, aussi innovant qu’interlope.

Ce qui rend l’affaire d’autant plus complexe, c’est que juridiquement, à Caribeña, la feuille de coca demeure un produit licite, inscrit au registre des traditions culturelles protégées. Consommer la feuille de coca, à des fins médicinales ou rituelles, est une pratique immémoriale ancrée dans les usages des peuples locaux. Or, cette tradition, aujourd’hui, nourrit aussi un filon déviant - la pâte de coca, ingrédient crucial dans la fabrication de cocaïne. Détournée de son cadre traditionnel, elle alimente un marché noir qui devient la pierre angulaire d’une économie de l’ombre.

La cocaïne de Caribeña commence à tisser ses fils mortels bien au-delà des frontières nationales. Si une partie trouve refuge au sein des consommations locales, l’essentiel de cette poudre blanchâtre s’écoule vers des marchés extérieurs, nourrissant des habitudes luxueuses dans des régions plus prospères. À Sylva et au Grand-Kah, notamment, les narcotrafiquants et leurs passeurs déploient un ballet incessant, des allers-retours en avion orchestrés avec une minutie troublante. Là-bas, des consommateurs au portefeuille bien garni recherchent cette drogue exotique, vantée pour sa fabrication artisanale autant que pour son prix relativement abordable dans un contexte économique où Caribeña est considérée comme une mine d’or de la débrouille et de l’exploitation.

Pour répondre à cette demande croissante, les passeurs rivalisent d’ingéniosité et de cruauté. Les narcotrafiquants emploient des moyens qui relèvent parfois du grotesque. Leur méthode favorite? L’utilisation de femmes enceintes, des mules humaines insoupçonnables, souvent issues des marges de la société. Ces femmes, contre des promesses d’argent facile et une évasion temporaire de leur misère, acceptent de risquer leur vie et celle de leur enfant. Certaines se transforment en réceptacles vivants le temps d’un voyage, avalant des capsules de cocaïne savamment conçues pour résister aux acides de l'estomac. Le processus est mécanique: les capsules, illégales et artisanales, sont ingérées avant l’embarquement, puis récupérées une fois rendues à destination, expulsées dans des lieux sordides où la dignité se plie sous le poids de la nécessité.

Mais cette pratique, dans sa simplicité, n’est qu’un pan de cette ingénierie perverse. Lorsque cela ne suffit plus – ou lorsque les moyens de pression augmentent – les trafiquants ont également recours à des techniques invasives. Dans les salles médicales clandestines, des femmes enceintes sont opérées. On insère dans leurs corps des sachets bourrés de drogue, scellés de plastique ou d’un matériau improvisé et souillé, sans anesthésie adéquate ni considération pour leur santé. Parfois, ces sachets sont logés directement dans leur ventre, entre les organes, frôlant l’utérus et le fragile sanctuaire de la vie qu’il abrite.

Mais que seraient les salons bourgeois de Sylva et les cercles huppés du Grand-Kah sans cette poudre blanche qui circule dans leurs veines comme un nectar vénéneux? Ils en réclament avec une ferveur presque religieuse. L’éclat factice de leurs soirées mondaines, la flamme factice de leur euphorie, tout cela repose sur cet étrange pacte avec une substance prohibée. L’offre crée-t-elle la demande? Ou bien cette obsession vorace des élites pour leur paradis artificiel force-t-elle l’offre à chercher de nouveaux chemins pour répondre aux besoins insatiables? La réponse reste floue…

Ce qui est certain, c’est que la voie aérienne, bien que fréquemment empruntée, loin du ciel n’est pas la seule artère de ce commerce. Entre Caribeña et Sylva s’étend une frontière incontrôlée, étouffée par l’épaisseur d’une jungle sauvage, vaste et hostile. Ici, il n’existe guère de postes de surveillance, pas de douaniers postés sur des rivières oubliées ou des sentiers envahis par des lianes et des ombres. C’est un territoire libre de toute entrave, une brèche immense et béante où le trafic s’infiltre sans effort. Au cœur de cette végétation luxuriante, les petits fleuves serpentent des artères discrètes bordées d’un silence à peine troublé par le grondement des moteurs. Sur ces eaux, des embarcations de fortune croisent parfois des vedettes étonnamment bien équipées, propriété de réseaux criminels dont l’audace n’a d’égale que leur organisation. Celles-ci glissent sur ces rivières cachées transportant des cargaisons indécentes de cocaïne, dissimulées dans des compartiments secrets ou simplement empilées sous des bâches humides. Ces embarcations ne s’arrêtent jamais bien longtemps. Elles rejoignent leurs destinations avec une précision militaire, déposant leur cargaison dans des points de collecte bien cachés. Ces repaires clandestins, invisibles même aux regards des dieux de la nature, sont nichés dans des clairières oubliées ou le long des berges insoupçonnées. Là, à l'abri de tous les regards, des mains pressées organisent le départ vers d’autres relais, verrouillant un système où la fluidité est reine et où la moindre erreur ne peut être tolérée.

Le problème, c’est qu’aucune autorité, à ce jour, n’a encore réussi à cerner l’ampleur réelle du phénomène. Personne n’est en mesure de calculer précisément les quantités de drogues produites sur le sol caribeño, ni celles qui transitent clandestinement par les frontières, encore moins les sommes colossales de devises étrangères que les narcotrafiquants amassent dans leurs poches. Cette économie souterraine, si prospère qu’elle en devient arrogante, a déjà vu s’élever plusieurs barons de la drogue, dont les noms résonnent désormais dans les ruelles de San Bacho.

Et pourtant, le problème n’a pas échappé aux autorités. Le Commissariat de l’Intérieur sait. Il sait qu’un cartel a planté ses racines à San Bacho, qu’il prospère comme un arbre malade. Il sait qu’une réponse est nécessaire, urgente, impérieuse. La création d’une police anti-drogue compétente, dotée de moyens conséquents, apparaît comme la seule voie possible pour enrayer cette dynamique infernale. Car ici, il ne s’agit plus uniquement d’une affaire de poudre blanche. Derrière la cocaïne se dessine une véritable structure mafieuse.

Dans les bidonvilles de San Bacho, les habitants rapportent des faits troublants, inédits pour certains, familiers pour d'autres: la prostitution se répand à chaque coin des ruelles étroites ; le trafic de médicaments contrefaits s’intensifie ; les jeux de hasard clandestins fleurissent, noyant les plus pauvres dans leurs mirages illusoires ; tandis que les affrontements entre gangs parsèment la nuit de coups de feu et de cris étouffés. Avec cette soupe amère, une insécurité palpable s’épaissit, s’ancre davantage chaque jour dans les quartiers.

Et pourtant, un nom, un seul, revient sans cesse dans les murmures trop prudents des habitants. Ce nom, chacun paraît le connaître, certains avec crainte, d’autres avec fascination, comme si prononcer ces syllabes revenait à invoquer une mauvaise étoile. Raúl Cárdenas Montoya. Propriétaire en apparence respectable d’une grande chaîne de cuisines familiales, l’homme domine les récits. Il est le visage invisible mais omnipotent d’un empire en pleine ascension, pour lequel San Bacho n’a l’air qu’un début.
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