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SOMMAIRE
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Feu Nocturne

Novembre 2013

Quai


Machete est vautré sur les planches pourries du vieux quai de Matacos. Les vagues lèchent la pierre sous lui. Son cœur ralentit, mais continue d'éjecter son sang dans l'eau salée. Il regarde les palmiers au-dessus de lui et, au-delà, les étoiles tropicales.

Silencio Ă©tudie une fois encore son visage. Les yeux morts de Machete vrillent son esprit.

Une plantation de canne à sucre. Un manoir colonial aux murs décrépis. Des champs brûlants sous le soleil du Paltoterra.

De longs cheveux noirs au vent. Des dizaines de visages dans les champs. Qui regardent. Des yeux bruns. Les yeux bruns de Machete, écarquillés par la stupéfaction.

Et puis, des fusils.

Pas les machettes des travailleurs. Des fusils luisants, grands comme des arbres. Qui se pointent sur lui. La lumière qui s'éteint. Le ciel qui disparaît. La détonation qui résonne. Le drapeau révolutionnaire. Déchiré.

La chaleur suffocante. Les yeux piquetés de sueur. Les doigts qui ne trouvent pas d'arme. Rejoindre la jungle. Se cacher.

Les balles qui sifflent. La douleur. Les ténèbres.

La plantation a disparu. Les yeux aussi.

Les yeux de Machete.

Il a de l'expérience, pourtant. Oh, oui. Il aurait pu faire quelque chose. Il a baissé notre drapeau.


Silencio pousse le cadavre du pied, sans jamais cesser de regarder vers le bas. Il le pousse jusqu'à ce qu'il atteigne le bord du quai. Encore un peu, et Machete flotte dans les eaux du port. Les requins se précipitent pour le festin. En cercles. Mâchoires ouvertes. La mer des Burbujas Verdes ne perd jamais de temps.

Les perroquets lancent au vent leurs cris stridents, tandis que Silencio cherche sur sa liste Machete, ci-devant révolutionnaire de talent. Il raie son nom à l'encre rouge.

C'Ă©tait le dernier nom du manifeste de La RevoluciĂłn.

C'est fait. Plus de noms. Seulement des traits rouges. Où ai-je trouvé toute cette encre?

Un étrange sentiment s'empare de Silencio. Agitation, insatisfaction. La bile dans son ventre. Ça ne peut pas être la fin. Ils étaient si nombreux dans les champs. Peut-être s'est-il trompé de liste. Peut-être que ça n'a pas d'importance.

Ils m'ont laissé mourir. Tant de camarades. Tant de fois.

Un autre son. Pas les perroquets. Pas les vagues. Pas les mâchoires des requins. Pas la voix dans son esprit qui ne cesse de hurler: « La révolution n'est pas terminée ! ». Pas la musique des tambours révolutionnaires dont il se souvient, celle qu'il a connue des années auparavant.

C'est un nouveau son. Un vrai son. Un son d'ici et maintenant.

Silencio lève son œil encore vif et voit les marches de bois trembler sous un pas lourd. Un homme trapu marche vers les navires.

Il s'arrête en voyant le sang. Sa main disparaît sous son guayabera, là où il garde en permanence son revolver. Il est prêt à viser et à faire feu. Comme un contre-révolutionnaire.

Silencio avance dans la lueur lunaire. L'homme réagit comme s'il avait vu un fantôme. Il serre les mâchoires plus violemment qu'un capitaliste ses profits. Ses yeux sont exorbités et frémissants, comme une méduse, comme une eau calme sur laquelle souffle l'alizé.

« Qui va là ? » hurle-t-il.

Viens voir.

Le revolver vise la tête de Silencio. Un éclair précède la détonation. Le tir est ajusté, mais seuls des éclats de bois sautent, car Silencio n'est plus où il était.

Il est dans la brume tropicale.

Il se dissout en sel et en rhum. Il paraît qu'on parle de lui comme d'un songe révolutionnaire. Ce n'est qu'à demi vrai.

L'homme trapu recharge. Des perles de sueur tombent sur ses sourcils.

Pendant quelques secondes, Silencio est autour de lui, dans l'entre-deux, quelque part dans l'air lui-même, et il étudie l'homme. Ces yeux effrayés, d'un marron sale. Cette barbe blanche, touffue. Les bajoues qui tombent, le nez crochu, les lèvres craquelées, les lobes d'oreille éclatés par cent rixes de taverne.

Il a tout l'air d'un ancien oligarque.

L'homme exsude l'odeur de la peur. La bonne vieille terreur contre-révolutionnaire.

Le fumet des traîtres.

Silencio doit s'en assurer. Il reprend forme. Il a toujours été grand, mais avec l'œil luisant que la révolution lui a donné, il se sent plus imposant que jamais. Dis-moi ton nom, fait-il.

L'homme ne s'attendait pas à ce que quelqu'un apparaisse derrière lui. Personne ne s'y attend jamais. Dans les songes, les cauchemars, dans les histoires qu'on se raconte dans les bars libertaire, peut-être. Mais dans la réalité, la seule réaction est une terreur stupéfaite, et ce capitaliste ne fait pas exception. Il trébuche et il dégringole les marches comme un sac de billets mal acquis.

Silencio descend lentement, une marche après l'autre. Un modeste yacht est amarré au dock. Navire de plaisance, ou navire de traîtres? Y a-t-il une différence? Probablement pas.

Tu as jusqu'Ă  ce que je sois en bas de ces marches pour me dire ce que je veux savoir, camarade.

L'homme halète, visiblement au bord de la folie. Il ne parvient pas à respirer. Il est comme un poisson hors de l'eau. Des mains grassouillettes s'agitent.

Je me souviens de toi…

Une marche.

Des doigts aux articulations blanches se referment sur la rampe…

Une marche.

L'homme essaie de se lever, mais son genou se plie dans le mauvais sens.

Une marche.

Tu regardais.

Une marche. Un rat passe non loin. C'est bientĂ´t l'heure...

Tu souriais.

Un postillon. Des larmes. « S'il vous plaît… Je ne sais pas de quoi vous parlez… »

Une marche.

Ton nom. Maintenant.

« Jesoni ! Carlos Jesoni ! »

Silencio s'arrête pour consulter la liste des ennemis de la révolution. Il ne lui reste qu'une marche à descendre. Tous les traits rouges. Tous les noms barrés.

LĂ . Carlos Jesoni. Ancien oligarque.

Le nom n'est pas rayé. C'est écrit là, noir sur blanc. Comment a-t-il pu rater ce nom dans la liste?

Carlos Jesoni. Je te reconnais, toi. Tu Ă©tais lĂ .

« Je ne vous ai jamais vu ! C'est ma première nuit à Matacos… »

On ne peut pas mentir quand on a une faucille enfoncée dans la joue. On ne peut pas supplier ni argumenter pour sa survie.

Un bel outil, la faucille. De l'acier trempé dans le sang des martyrs. Plus dur que le capitalisme. Ça tient bien en place, enfoncé dans la chair et dans l'os. Plus on se débat, plus on est accroché, comme Carlos est en train de l'apprendre. La peur se lit dans ses yeux.

Ces yeux vrillent l'esprit de Silencio.

Le souvenir se soulève comme une marée, et Silencio s'ouvre pour laisser les eaux se déverser et engloutir le gargouillis de supplications de Carlos.

Une plantation de canne à sucre. Un manoir colonial aux murs décrépis. Des champs brûlants sous le soleil du Paltoterra.

Des cigares au vent. Des dizaines de visages dans les champs. Qui regardent. Des yeux marron sale. Les yeux marron sale de Carlos Jesoni, écarquillés par la stupéfaction.

Et puis, des fusils.
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