04/04/2016
07:39:27
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Quelque chose de sorcière

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Parmi tant d’autres, « la maison la plus hantée de Polkême » n’était pas du tout le lieu qu’aurait choisi Milán pour passer un 31 octobre. Soi-disant que c’était l’anniversaire d'Adél, et que ça lui faisait plaisir de l’inviter, mais le jeune homme la soupçonnait de mentir au moins sur la date : naître le jour de la fête des morts, ça n’arrivait pas en vrai !
Seulement il avait dit oui, dans la panique, comme ça, dans un coup de vent, sur un coup de tête, parce qu’elle l’avait attrapé dans un couloir et qu’il ne voulait pas passer pour un mauvais ami et pas non plus pour un trouillard et parce qu’elle lui avait dit « tu me dois une faveur » il ne savait plus pourquoi mais il n’avait pas osé demander. Alors maintenant il fallait y aller et tandis que s’éloignait dans son dos le tapage orangé de la fête sur la place du village, lui avançait tout emmitouflé dans son costume de fête (une parka en fourrure avec un masque de diable) les mains plantées dans les poches et le nez sous l’écharpe, en direction de cette fameuse « maison hantée ». Pour un anniversaire. Ça puait le coup fourré.

Elle n’était pas si loin heureusement, la ferme, vingt-minutes tout au plus, en marge du village, impossible de se tromper soi-disant mais la nuit comme ça tout devient moins clair, le paysage se disperse et les chemins de campagne deviennent un peu plus inquiétants. Mais il n’avait pas à avoir peur, il avait affronté pire qu’une virée au clair de lune et il commençait à connaître Adél, il n’était pas un lapin de trois semaines, si c’était un piège, il allait lui montrer qu’on ne trompe pas aussi facilement que ça un garde-chasse !
N'empêche qu’en marchant il s’était mis à cogiter. Traquenard, embuscade, possession, Adél avait du sang Blême, elle aimait s’en vanter et elle lui en avait déjà fait vivre un paquet, pas toujours des plus agréables. Il avait été malade parce qu’elle lui avait fait manger une soupe de racines, s’était entaillé l’avant-bras pour un rituel de sang (ça s’était infecté) et quoi aussi ? planté là dans un cimetière pendant les vacances scolaires, il avait passé la nuit assis sur une tombe et avait fini enrhumé. Force était de le reconnaître : la jeune fille lui attirait la poisse et toute virée avec elle se terminait systématiquement en catastrophe. Mais ce cette fois-ci, non, cette fois-ci il n’allait pas se faire avoir !

Le toit de la ferme, tout pointu, faisait comme un chapeau et avec ses deux fenêtres et sa porte béante noire en dessous, on aurait dit une tête décapitée qui baillait. Peut-être le reste du corps se trouvait-il sous terre ? Peut-être l’expédition de ce soir les emmènerait-elle dans un véritable boyau fossilisé, l’œsophage cauchemardesque d’une créature depuis longtemps pétrifiée, ou juste endormie ? Venaient-ils en cette fête des morts nourrir quelque vieille divinité de Polkême ou de Pal, dont il serait l’offrande ? En se glissant à l’intérieur du bâtiment, Milán vérifia que derrière le linteau de la porte ne se cachait pas une rangée de dents. Mais non, juste de la poussière et des araignées.

- Eh oh ?

Comme toujours lorsqu’on crie dans un lieu inconnu, on le fait à demi-voix, par crainte d’être entendu. Adél devait se trouver quelque part dans le coin, si elle ne l’avait pas tout simplement envoyé se jeter tout seul dans la gueule du loup. C’est mon anniversaire, tu parles, un 31 octobre ! Il était quand même sacrément con d’y avoir cru…

- Eh oh ! lança-t-il plus fort en tendant l’oreille.
- Par ici…

Son cœur manqua un battement. Le son venait de la cave et il le voyait maintenant : un escalier au fond de la pièce à demi dissimulé derrière une table renversée et bien sûr aucune lumière qui indiquait qu’Adél se trouvait vraiment en bas. Était-ce d’ailleurs vraiment sa voix qu’il avait entendu ? Que faisait la jeune fille dans les profondeurs de la ferme ? Son anniversaire… ouais ouais…
Milán pensa partir, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, se souvint qu’il « devait une faveur » à Adél (quoi que ça puisse être, il n’avait décidément aucun souvenir d’un truc pareil), soupira et brandissant devant lui sa lanterne pour conjurer la nuit, s’avança en haut de l’escalier.

- Adél c’est toi ?

Pas de réponse, juste le noir.

- Fais chier.

Une marche, deux, et chacun de ses pas qui faisait affreusement de bruit, qui devait s’entendre à des lieux à la ronde. S’il était en train de se jeter dans un piège alors il venait de l’annoncer à toute la maison et déjà il avait atteint le bas de l’escalier.

Qui s’est déjà éclairé à la flamme sait que ça n’est pas très efficace, le faible halo de lumière se perdait dans l’obscurité de la cave.

- Adél ? T’es là ?

Une allumette qui craque, éclaire un visage dans le fond de la pièce, Milán sursaute. « Ah ! »

- Bienvenue à ma soirée d’anniversaire !
- A ta soirée… ?

Les bougies se rallument, on distingue mieux la pièce. Assis dans la poussière, il y a un petit du village qui n’a pas l’air de trop savoir ce qu’il fiche ici, deux grands habillés en noir qui sirotent de la soupe et que Milán ne connaît et son pote Sándor avec son air goguenard. Dans des assiettes en carton, des parts de gâteau aux fruits rouge et tout le monde porte un petit chapeau conique à paillettes qui reflète la flamme des bougies.

- Bah ma soirée d’anniversaire. T’as cru tu venais pour quoi ? J’espère que t’aime les framboises.

Milán hausse les épaules. Va savoir. La lumière, même tamisée, dissipe ses craintes. Il se sent soudain un peu idiot d’avoir douté comme ça de son amie. Elle est chouette, Adél, même si elle a du sang Blême, on s’amuse toujours bien avec elle. Alors il enfile lui aussi un chapeau conique, prend une part de gâteau et vient s’asseoir avec les autres en rond autour du pentacle.
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Juste un songe

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Loin, très loin de l’autre côté du double vitrage, des flocons venaient frapper contre la fenêtre. Les yeux fermés, Vlastimil les entendait par-dessus le crépitement du feu qui mourrait doucement au fond de sa cheminée. Sa chambre d’hiver était petite pour conserver la chaleur, les murs et le sol étaient couverts de tapis et s’il le souhaitait, il pouvait également tirer un cordon au niveau de ses oreillers qui refermait le baldaquin autour de son lit. Alors il était véritablement coupé du reste du monde, et la tempête, si forte soit-elle, il ne l’entendait pas.

Ce soir-là cependant, peut-être qu’il ne fasse pas si froid ou qu’il ait voulu garder le plus longtemps possible un peu de la lumière du feu, le baldaquin était resté ouvert. Vlastimil reposait sur le côté, une main glissée sous son oreiller, la respiration lente et les pensées vagabondes, si proche de s’endormir qu’il cru déjà être en train de rêver quand, depuis le couloir, le bruit étouffé d’une voix attira son attention. Cela arrivait parfois d’en entendre, parce que des soldats circulaient dans ses appartements pour veiller sur lui, et des serviteurs également qui s’affairaient dans son dos à ranger, nettoyer et préparer les pièces pour son réveil. Vlastimil ne s’en inquiétait pas, tant que tous ces gens restaient bien éloignés de sa chambre, ils pouvaient aller à leurs affaires comme bon leur semblait.

Sa chambre, en revanche, tenait du jardin secret. Tout jeune homme, fût-il roi, en nécessitait un et dans cette petite pièce, on n’avait pas le droit d’entrer sans lui demander avant la permission. Il y rangeait ses trésors, ses secrets et ses pensées sous forme de notes et de carnets, dissimulés entre le sommier et le matelas et certains même dans le baldaquin, là où personne n’irait jamais regarder. Il avait également des peluches, mais avec lesquelles il ne dormait plus maintenant. Elles veillaient au dessus de son armoire et savoir qu'elles étaient là lui suffisait.
Vlastimil cherchait à faire abstraction du chuchotement mais, loin de s’étouffer, celui-ci se fit un peu plus fort, et soudain le bruit feutré de la porte s’entrouvrant sur le tapis l’alerta. Il resta cependant tout à fait immobile, la respiration lente, le cœur battant.

- Il dort ? demanda une voix de femme, et Vlastimil reconnu sa mère. Il ne su dire si cela le soulagea ou l’agaça. Il avait été assez clair : il ne voulait pas qu’on entre dans sa chambre sans sa permission et cet ordre s’appliquait aussi bien à la femme de ménage qu’à Emma Vol Drek, toute reine régente qu’elle était.
- Je crois, répondit une autre, et dans ses inflexions Vlastimil reconnu Jílek, son mage. Que faisaient-ils ici tous les deux à cette heure, à vérifier qu’il dormait ? il avait depuis longtemps passé l'âge qu'on surveille ainsi son heure de couvre-feu.

Les yeux résolument clos, tout concentré sur les bruits, Vlastimil compta passer quelques secondes et puis de nouveau le bruit de la porte sur le tapis. Elle avait été refermée, sa mère et Jílek étaient repartis. Le jeune homme laissa passer encore une minute complète puis ouvrit les yeux, repoussa les couvertures et, son pas nu parfaitement inaudible, alla coller son oreille contre le versant de la porte.

- … s’il lui arrivait quelque chose, j’en mourrai, et le royaume ne s’en relèverait pas…
- Il a des oncles, des cousins… Mais ne craignez rien ma Reine, je vous jure que votre fils ne court qu’un danger minime.
- Le moindre risque est déjà un trop grand risque lorsqu’on parle du roi de Polkême.
- J’en ai conscience ma Reine, mais ne pas agir serait pire encore. Dois-je vous rappeler…
- Je connais vos raisons. Laissez-moi à mes inquiétudes.

Vlastimil avait froncé les sourcils. Ce ton ne ressemblait guère à celui d’Ema Vol Drek, si autoritaire d’habitude, si intransigeante. Il n’avait pas souvenir de l'avoir déjà entendu exprimer aussi ouvertement de l’inquiétude. Mais de quoi parlaient-ils exactement et de quels risques étaient-ils en train de discuter ? Vlastimiel se demanda s’il ne valait pas mieux retourner au lit, des fois que sa mère et Jílek reviennent, ou alors ouvrir la porte et les confronter, dire qu’il avait tout entendu. Mais il entendit leurs pas s’éloigner à travers le battant et l’instant d’après il avait manqué sa chance.

Presque déçu, il s’en retourna à ses couvertures, s’y enroula et ferma les yeux, décidé à dormir. Peine perdue. Les paroles de sa mère et de Jílek tournaient dans son esprit, l’empêchait de trouver le sommeil. C’était la première fois que Vlastimil était confronté à une énigme pareil, il avait toujours jusqu’ici pu compter sur son conseil, sa famille et son mage pour l’aider en cas de dilemme, souvent d’ailleurs il ne prenait même pas vraiment de décision, se contentant d’apposer le sceau royal sur des décrets dont on lui expliquait, parfois trop vite, les tenants et aboutissants. Mais c’était toujours sa mère qui savait ce qu’elle faisait, elle tenait le royaume depuis dix ans déjà et la Polkême ne s’en portait pas mal, alors pourquoi était-elle si inquiète ce soir, et pourquoi à son propos ? Cela le faisait se tourner et se retourner dans ses draps, frustré de ne pas avoir de réponse, et frustré de ne pas réussir à dormir. Il en était au point d’envisager de laisser tomber le sommeil, se relever, appeler quelqu’un et s’en aller directement aux appartements de sa mère lui demander des comptes. Il pouvait le faire, après tout, il était le roi, Jílek et elle n’avaient pas le droit de lui cacher des choses.
Il tournait cette idée dans son esprit depuis un petit moment lorsqu’un nouveau bruit étouffé le fit sursauter. Cela venait de la fenêtre cette fois. Il cru tout d’abord à un flocon plus gros que les autres qui était venu s'écraser contre le carreau, mais le bruit recommença et Vlastimiel se redressa dans ses draps. Le feu était mort, autant dire qu’on n’y voyait rien et la fenêtre était masquée par un rideau.

Avec prudence, il posa de nouveau le pied sur le sol et s’approcha du rideau, le tira. Le carreau était noir, on ne distinguait qu’une petite couche de neige qui avait commencé à s’accumuler à sa base, de l’autre côté. Vlastimil fit tourner la poignée, tira et immédiatement un vent vif et froid pénétra la chambre, faisant crépiter les braises au passage. Il allait refermer quand une petite forme noire sauta vivement à l’intérieur.

- Qu… ! eh !

C’était un chat, un chat noir. Vlastimil secoua la tête. Ce n’était pas possible. Se tournant vers la fenêtre, il passa sa tête au dehors de la tour. On n’y voyait rien, juste une tornade de flocon gris qui tourbillonnaient devant ses yeux, apparaissant et disparaissant dans l’obscurité avant qu’il n’ait le temps de les fixer du regard. Pas besoin de lune ou de bougie, Vlastimil connaissait sa chambre, elle se hissait à quelques deux-cents mètres de haut, l’une des plus hautes tour du château et aucun chat n’aurait pu grimper jusque-là. L’air devenait vraiment glaçant alors Vlastimil referma le carreau et se retourna à la recherche du chat.

De chat, il n’y en avait plus. A la place se tenait un garçon dans le fond de la pièce. D’à peu près son âge, il avait les cheveux bruns, mais tellement couverts de neige qu’on les aurait dit blanc. Ses épaules et sa veste étaient aussi couvertes de flocons et il goûtait de la neige fondue sur le tapis.

Vlastimil se redressa, écartant les épaules avec dignité.

- Qui êtes-vous ? Un mage ?
- Non. Un envoyé de Blême.

Le garçon avait les yeux brillants, et un sourire étrange, mais pas menaçant. Vlastimil savait qu’il aurait dû appeler à l’aide maintenant, il y avait suffisamment de boutons dissimulés dans la pièce pour qu’il soit impossible de l’empêcher d’en presser un. Cela allait déclencher une alarme dans la garnison, un étage en dessous, et les militaires seraient là en quelques instants, s’empareraient de l’intru, envoyé de Blême ou pas.

- Un agent du Grand-Duc ?

Le garçon secoua la tête.

- Tous les envoyés de Blême ne sont pas des agents du Grand-Duc. Au contraire pour ma part, je viens en ami.

Pouvait-on vraiment se fier à quelqu’un capable de se changer en chat ? Certains mages y parvenaient, disait-on, c’était pour ça que Vlastimil avait d’abord soupçonné que le garçon puisse appartenir à leur ordre, mais il entendait à présent clairement dans son accent les inflexions de Transblêmie, cet accent bâtard si particulier, lointain dérivé du blêmien mais qui revenait du nazum avec quelque chose de plus guttural et aussi, quelque part, de plus chantant.

- Un ami ? Je ne vous connais pas, et vous n’avez pas à être dans mes appartements sans rendez-vous, surtout à cette heure.
- J’ai frappé quand même.

Vlastimil avait conscience du ridicule de ses reproches. Rien n’allait dans cette rencontre, rien n’était normal, il aurait dû appuyer sur le bouton, sonner l’alarme, et pourtant…

- Soit. Et que me voulez-vous ?
- Tu peux me tutoyer, nous avons le même âge.

Vlastimil faillit s’étouffer, non mais il se prenait pour qui ?? « D’accord, croassa-t-il vexé, et donc ? »

- Et donc je viens te prévenir, un coup se monte contre toi et la Polkême, contre l’Eurysie et le monde entier.

Le garçon n’avait pas l’air de plaisanter et si Vlastimil se serait peut-être doucement moqué quelques heures au paravent, la conversation entre sa mère et Jílek lui restait encore vive en tête. Il hocha la tête.

- Qui nous menace ?
- Ion de Blême. Evidemment pensa Vlastimil. « Et son serviteur Cojocaru, la Transblêmie va passer à l’action dans peu de temps. »
- La Transblêmie est un tout petit pays, répondit-il en haussant les épaules.
- Un petit groupe de gens très déterminé peut suffire à changer les choses, ça a toujours été comme ça. Cojocaru a noué des alliances contre-nature et souhaite influencer l’équilibre du monde à venir, il faut impérativement l’en empêcher.

Mihai Cojocaru, Vlastimil se souvenait d'en avoir vaguement entendu parler. La Transblêmie faisait partie de ces pays que surveillait la Polkême, bien qu'une mer les sépare et que le Grand-Duché ne possède pas de marine, on savait que les Transblêmes étaient en contact avec certaines personnes en Pal ponantaise et y avaient des agents. Des assassinats ciblés avaient eu lieu et des affaires plus inquiétantes de combustions spontanées que les mages tentaient d'expliquer en les attribuant à un effet de mèche, mais que la Transblêmie finissait toujours (on ne savait jamais comment) par apprendre et par revendiquer dans la foulée, même quand on tenait les incidents cachés.
Mihai Cojocaru, donc, était l'un des Grands Inquisiteurs de Transblêmie, le plus haut grade dans la hiérarchie militaire en dessous de celui du Grand-Duc, et si en soi cela n'était pas vraiment remarquable, il avait attiré l'attention des services secrets en faisant supprimer ses deux collègues. Le Grand Inquisitorat transblême, triumvirat depuis plusieurs décennies, était depuis quelques années devenu monocéphale. Vlastimil se souvint que son cousin Benjamin en avait même plaisanté, que "l'hydre était bien idiote de se dévorer toute seule ses têtes". Cela avait faire rire tout le Conseil, mais pas Jílek qui avait rapidement appelé à prendre au sérieux la menace. Ion de Blême était notoirement un fantoche, tout le monde savait que c'étaient les Grands Inquisiteurs qui dirigeaient la Transblêmie et pour la première fois depuis un siècle, le Grand-Duché se trouvait dirigé par un seul homme, et un plutôt débrouillard à voir comment il avait liquidé les deux autres.

- D’accord, imaginons que ce soit vrai, que compte-t-il faire exactement ?
- Te remplacer par quelqu’un d’autre. Qui aurait ton apparence, ta voix, mais pas toi.

Vlastimil secoua de nouveau la tête, cette fois pour dénier.

- C’est n’importe quoi, ça n’est pas possible.
- C’est possible et ça a déjà commencé. Je ne t’en dirai pas plus ce soir mais je reviendra bientôt, quand j’en saurai davantage. D’ici là méfie-toi, sois cohérent avec toi-même et ne perds pas confiance en toi.

Ca n’avait décidément aucun sens. Vlastimil allait répondre mais déjà le garçon le dépassait et avant qu’il n’ait pu réagir, avait ouvert la fenêtre et s’était hissé sur le rebord.

- Non attends !!

Mais le garçon avait sauté, ou tout du moins avait été avalé par le froid et la nuit et Vlastimil eu beau se pencher le buste en avant dans le vide il n’aperçut rien de lui. Peut-être s’est-il fracassé en bas ? pensa-t-il, mais il se dit que si ce Transblêmien avait pu entrer dans sa tour, il pouvait sans doute en sortir également, d’une manière ou d’une autre. Vlastimil referma la fenêtre et s’aperçut qu’il grelottait. De froid ? de peur ? Il alla s’enrouler dans ses couvertures, s’en recouvrit la tête pour se faire une cabane. Le remplacer par quelqu’un qui lui ressemblait ? D’identique à lui ? Qu’est-ce que ça voulait dire exactement ? Il avait entendu parler au loin des clones de Carnavale et des porteurs de masque de Fortuna, était-ce cela que préparait le Grand-Duc ? Mais un clone n’aurait jamais son âge, son visage, sa voix, et certainement pas sa mémoire, la supercherie ne tiendrait pas.

Il y réfléchit encore, et sans s’en rendre compte, s’endormit.
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Le paradis en sursis

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Qui contemple les grandes vallées de Polkême sait qu’il pénètre en pays de cocagne. L’herbe y est verte, le ciel bleu, l’hiver blanc et froid, l’été radieux. On y vit au rythme des saisons, intenses, les champs de fleurs se colorent et marquent les mois comme le coucou marque les heures. L’air, toujours, est embaumé de parfum. Les amoureux s’étendent nus dans les prairies, la nuit est sombre et brumeuse, elle invite à se réfugier près du feu. Quelque part un chat miaule. Cent chevaux sauvages détalent en contrebas. Une rivière chante, des oiseaux s’envolent. Les insectes bourdonnent. Une fille croque dans un fruit mur. Un garçon jette sa canne à pêche dans l’eau.

C’est un pays de cocagne, un pays doux qui n’a pas encore été désenchanté. Peut-être le dernier du monde, caché dans ses montagnes. Il a tenu si longtemps par des moyens détournés, il a survécu aux guerres modernes, aux invasions, aux révolutions. Il a su garder sa simplicité première, son harmonie, son ordre, comme intangible, imperméable au temps et aux bouleversements. La Polkême est un fantôme hors du monde. Mais le monde nous rattrape.

Alors que je contemple en contrebas les maisons étalées sur la plaine, le roue à aube tourner lentement et les pals du moulin également, quelque chose en moi se serre à l’idée que tout cela pourrait bientôt être perdu. L’ai-je rêvé, ce temps suspendu ? Il me semble me réveiller soudain et déjà mes songes s’enfuient. Quelque part au loin, dans la cité joyeuse de Volvoda, des gens s’inquiètent de l’avenir. Ils le font à ma place, pour que je n’ai pas à m’en soucier. Pour que l’on puisse ici continuer encore à croquer dans les fruits et jeter l’hameçon dans les rivières. Mais trois-cents hommes peuvent-ils retenir le monde ? J’y pense et puis on m’appelle. On me crie de les rejoindre, de venir me baigner dans les rivières et cueillir les pommes dans les vergers. Je retourne à mes songes, il sera toujours temps de se réveiller plus tard.
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Le doute

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Le ciel était bleu et le temps long. Sa Majesté Vlastimil Vol Drek s’ennuyait. A nouveau venaient s’accumuler devant lui un monceau de « conseils », dossiers innombrables rendus par les toutes aussi innombrables missions des chambres parlementaires. La Constitution polk était claire : les députés de Polkême n’avaient qu’un rôle consultatif, ils conseillaient Sa Majesté mais c’était à Sa Majesté d’accepter ou non de promulguer leurs lois. Cela avait été vrai dans le passé. Même si les Vol Drek conservaient plus de pouvoir que bien des monarchies dans le monde, le parlementarisme avait fait son chemin et le rôle du roi était désormais presque purement figuratif. Il fallait lire cependant. Pas tout, bien sûr, Vlastimil Vol Drek avait suffisamment d’oncles, de tantes et de conseillers à ses côtés pour éplucher en amont chacune des pages qui se retrouvaient à présent sur son bureau, mais à la fin, c’était lui qui signait.

Le ciel était bleu et Vlastimil Vol Drek s’ennuyait. La visite du Transblême, dont les détails étaient devenus flous avec le temps, n’avait pas cessé de lui occuper l’esprit depuis plus d’un mois. Des mots inquiétants, un avertissement : « Te remplacer par quelqu’un d’autre. Qui aurait ton apparence, ta voix, mais pas toi. » Ce que cela signifiait, le monarque n’en avait toujours aucune idée.

D’un geste distrait, il paragrapha une série de mesures concernant divers aides à l’investissement dans les baronnies, censées faciliter la réindustrialisation des campagnes. Le projet avait fait grand bruit aux chambres, on l’avait prévenu que les députés s’entre-déchiraient autour de la question du budget de l’année 2015 qui devait marquer un tournant pour l’économie et la diplomatie polk. Manifestement, ils avaient fini par trouver un compromis, pensa Vlastimil en repoussant les feuillets signés. Des fois, il prenait le temps de lire en diagonal, par curiosité, mais pas aujourd’hui, sachant pertinemment que jamais sa mère n’aurait laissé lui être soumis une loi allant contre les intérêts de la Couronne et du pays. Ema Vol Drek avait fait une reine régente redoutable à la mort de son père et continuait d’exercer le pouvoir sans que personne n’y trouve à redire, à commencer par son fils. Toutes ces responsabilités le barbaient au plus haut point. Il se demanda comment faisaient les autres souverains de son âge, s’ils étaient plus sages, plus travailleurs, ou si comme lui ils se perdaient dans la contemplation du ciel, de l’autre côté des carreaux. Puis il souhaita lui aussi pouvoir se changer en chat, comme les Transblême.

Un nuage lui arracha un soupire. Vlastimil Vol Drek repoussa sa chaise et s’approcha de la fenêtre qu’il ouvrit. L’air de janvier était froid, plus froid encore que cette nuit de décembre où il avait été visité. Il ne neigeait pas cependant, bien que les toits de Volvoda en contre-bas soient tous blancs. A cette hauteur, on distinguait tout juste les silhouettes parcourir les rues, points noirs énergiques comme autant de petites fourmis au travail. Vlastimil agita la main, saluant quelqu’un quelque part, qui par hasard aurait levé les yeux. Si je ne les vois pas, eux non plus pensa-t-il. C’était puéril, il avait du travail. Il allait refermer la fenêtre quand du mouvement attira son attention au niveau du sommet d’une tour sur sa droite. Sur les tuiles du toit, pointu comme une lance mais recourbé à sa base, avançait un chat. Le cœur de Vlastimil manqua un battement. Était-ce son chat ? Le chat Transblême ? Ces derniers temps il avait commencé à se raisonner en se disant que, peut-être, il avait pu cauchemarder toute cette nuit, mais en voyant l’animal ainsi perché tout ce fébrile travail d’auto-persuasion se dissipa instantanément. Ce dont il se souvenait avait bien eu lieu, la discussion entre sa mère et Jílek, puis la visite du garçon métamorphe.

― EH !! hurla Vlastimil, mais son cri fut emporté par une bourrasque de vent et le chat ne réagit pas. Il s’était arrêté pour se nettoyer la patte. C’est juste un chat pensa Vlastimil avec une pointe de déception il y en a des tonnes au château. Rarement à cette hauteur cependant, et comment il s’était retrouvé là-haut, difficile à dire. Une lucarne mal refermée peut-être, n’empêche que la coincidence était troublante.

Le roi se pencha davantage, agita un bras désespérément pour attirer l’attention de l’animal qui persistait à l’ignorer. Fronçant les sourcils, Vlastimil vint appuyer son ventre contre le bord de la fenêtre, s’accrocha au cadre de la main gauche et avança son buste dans le vide.

― Eh oh !!

Le chat continuait de s’en foutre.

― Votre Majesté ?

Le garçon fut pris d’un sursaut et manqua de perdre l’équilibre.

― Votre Majesté attention !

Vlastimil se rentra dans la pièce.

― Excuse moi Jílek, j’avais cru voir quelque chose.

Apparu dans l'embrasure de la porte de la pièce, le vieux mage semblait soucieux. Vêtu d’un élégant pourpoint d’un bleu profond brodé de fils d’argent, sa main droite tenait un classeur, l’autre jouait nerveusement avec la fourche de sa barbe blanche – il la teignait pour obtenir une couleur immaculée, avait-il un jour confié au roi.

― N’allez pas vous casser le cou en vous penchant comme ça, une bourrasque est vite arrivée.
― Je sais, répondit Vlastimil, agacé du sermon. « Ce sont de nouveaux conseils ? demanda-t-il en désignant du menton le classeur que portait le mage.
― J’en ai bien peur. La mission à la Nature a terminé son bilan de l’état des forêts du royaume, elle demande à ce que vous le validiez.

Vlastimil haussa les sourcils. Il avait l’impression d’avoir déjà lu ce genre de bilans des centaines de fois – pas complétement à tort d’ailleurs, les missions rédigeaient chacune le leur tous les ans.

― Dis moi Jílek, est-ce que les métamorphes existent ?

Le mage parut surpris de la question.

― Pas que je sache. Bien que certains de mes confrères se vantent de posséder ce genre de dons. Vous savez à quel point la question de la magie est… ambiguë. Pourvu que les gens y croient…
― La réalité se distord, oui je sais. Mais je parle de réel métamorphe. Par exemple qui permettrait d’atteindre des endroits inaccessibles.
― Qui iraient au-delà de la physique vous voulez dire ? A priori ce n’est pas possible. Du moins nous n’avons jamais assisté à ce type de phénomène. On en parle dans de nombreuses légendes ceci dit, alors, peut-être.

Le mage haussa les épaules.

« Ce sujet vous intéresse Votre Majesté ? »

Ce fut au tour de Vlastimil de hausser les épaules.

― Comme ça. Et pourquoi pas ? Ce ne serait pas désagréable de se changer en animal, en oiseau dans le ciel, en poisson, en chat…

Jílek vint déposer son classeur sur le bureau et alla s’installer dans un fauteuil près du poêle.

― Tout le monde aimerait que ce soit possible, jusqu’à ce que ce le soit. Je préfère croire en un monde à peu près rationnel, cela rend nos ennemis moins terrifiants.
― Ion de Blême, commenta Vlastimil d’un ton dégoûté.
Le vieil homme hocha la tête d’un air grave.
― Oui. Le Grand-Duc est l’une des dernières personnes à entretenir l’ambiguïté sur la réalité de ses pouvoirs. Tous les empereurs dieux et autres prétendus sorciers ont tombé le masque depuis longtemps, le sacré est confondu avec le cérémoniel, voire le folklorique. Personne d’autre que les Transblêmes ne prétend vraiment pouvoir outrepasser les lois de la physique.
― Et si c’était vrai ? demanda Vlastimil. « Il y a tout de même des choses inexplicables.
― Se poser la question c’est déjà prêter le flanc à leurs manigances, mit en garde Jílek. Ils n’attendent que cela, c’est bien documenté, les Transblêmes ébranlent la confiance des gens dans la réalité pour imposer une réalité alternative. En escamotant le spectre du raisonnable et du certain, ils prennent le pouvoir sur les esprits faibles. Ne vous laissez pas impressionner Votre Majesté, la Transblêmie est un petit pays haineux sans influence. Si vous ne croyez pas en eux, ils sont inoffensifs. »

Cette conversation, il l’avait déjà eu à plusieurs reprises, avec des mots différents, adaptés à son âge. Maintenant qu’il était un jeune homme, on lui parlait comme à un adulte, mais Vlastimil pouvait encore sentir une pointe de paternalisme soucieux dans le ton de Jílek. Le vieux mage avait toujours été de bons conseils. Pourtant lui et sa mère lui cachaient des choses…

― Votre Majesté ?

Vlastimil releva le nez. « Hm ?
― Si quelque chose vous tracassait, vous savez que vous pouvez m’en entretenir ? Je vous assure qu’il n’existe aucune manifestation surnaturelle qui ne trouve une explication logique et raisonnable. N’en doutez jamais. »

Le roi hocha la tête et se força à sourire.

― Tout va bien Jílek, merci. Je vais continuer à signer les papiers.

La réponse eut l’air de satisfaire le vieux mage qui se releva dans un craquement de genoux et, après un geste de la tête pour signifier son respect, s’en alla vers la porte et disparu dans le couloir.

Vlastimil attendit d’entendre ses pas s’éloigner et retourna vers la fenêtre qu’il avait laissé ouverte. Il allait la refermer, le froid s’insinuait dans toute la pièce, mais jeta un coup d’œil en direction de la tour. Le chat avait disparu. Sans doute rentré par où il est sorti pensa Vlastimil, et il referma le carreau.
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Le nom de la Brann est quasiment inconnu aujourd’hui, amalgamée qu’est la région dans la Polkême depuis quelques cinq-cents ans. C’est pourtant un territoire atypique, qui marque véritablement la limite entre les montagnes du l’Eurysie centrale dominée par les slaves et le pourtour de la mer Blême où vivent les descendants abâtardis des peuples tatares. Contrairement à la Polkême, particulièrement vallonnée et irriguée, la Brann est une plaine sans aspérités. Plus fertile que la steppe blême, c’est le territoire historique des cosaques. Ses barons, polkisés par le temps, gardent néanmoins des restes de ce contact prolongé avec les nomades de l’est, dans leurs accents et leurs chants.

Le chevalier teylais qui demandait audience se trouvait à la frontière de la Brann altanaise, domaine du baron Olivér Vol Király, le plus Brann des Brann, disait-on. Il était depuis tout jeune pris d’une intense fascination culturelle pour sa région natale, partisan de la revitalisation nationale, sans espoir de jamais en voir l’indépendance. Il se contentait d’aller à cheval par la plaine, couvert de capes en peaux de renards et de loups, fruit de l’artisanat de son peuple, et de camper au milieu de la plaine pendant les beaux jours, principalement pour échapper à une belle famille envahissante et une femme devenue tyrannique à mesure que leur mariage les avait tous deux lassé. Plus tôt dans la matinée la caserne de Tbelisi, la capitale, avait averti le baron qu’un chevalier brandissant les bannières du Royaume de Teyla se tenait à la frontière et demandait vraisemblablement audience. On avait laissé près de lui le gros de la patrouille de cosaque qui l’avait découvert et attendait désormais des ordres. Techniquement, le chevalier n’avait rien fait d’illégal et se trouvait en dehors de leur juridiction mais puisque c’était le bordel de l’autre côté de la frontière, on avait ordre de rapporter en urgence toutes les choses étranges qui pouvaient s’y passer.

Tbelisi était la ville la plus au sud de la Brann, proche de la Pal ponantaise, là où la plaine roussit, devient plus aride et se confond avec la steppe. Trop heureux de quitter sa cour envahie de marmots, Olivér Vol Király avait ordonné qu’on prévienne les cosaques au téléphone de ne pas bouger et avait lui-même pris la tête de l’expédition, accompagné d’une dizaine de cavaliers, s’offrant au passage la mesquinerie de laisser hors de la confidence les hussards royaux que la Couronne lui avait mis dans les pattes pour prévenir les mouvements migratoires.

La Brann était vaste mais Tbelisi était conçue comme un verrou à la frontière et n’en était éloignée que de quelques dizaines de kilomètres. On aurait pu les faire en voiture mais ç’aurait été se priver du voyage. Et puis, le chevalier avait beau brandir les bannières de Teyla – c’était où ça déjà ? – il était plus que probable qu’il s’agisse d’un clochard évadé d’un asile. Qui se pointait mutique et seul à la frontière ainsi en espérant audience avec la noblesse locale ? on n’était plus au moyen-âge… Heureusement il faisait beau, c’était un beau temps pour chevaucher.

Olivér Vol Király s’arrêta dans un petit village dont il connaissait bien les habitants pour leur acheter des fruits et du tabac à mâcher, demanda des nouvelles de la petite Mzia qui était la malade la dernière fois qu’il était venu, félicita une jeune mère pour ses jumeaux, offrit à beau fusil à un homme qui l’avait couronné de fleur. Puis les cosaques repartirent à travers la Brann. Le vent s’était levé à présent, le baron resserra son écharpe en zibeline autour de son cou.

Franchissant sans scrupules l’invisible ligne qui séparait la Brann altanaise de la plaine translave, les cosaques se déployèrent autour du chevalier, les bannières blanches et brunes de la maison Vol Király au milieu de celles, bleues et grises, des Vol Drek. Le vieil Olivér fit s’arrêter son cheval à quelques mètres du chevalier. D’un geste de salut respectueux comme il sied de s'adresser à un noble ou à un fou, le baron ôta son chapeau de fourrure.

Il m’aura fallu le voir de mes propres yeux pour être certains que mes cosaques ne mentaient pas, malgré ma confiance en eux. Ce sont les bannières de la noblesse teylaise que vous brandissez ? Alors soyez le bienvenue en Brann altanaise sire, et instruisez nous de ce que nous veut l’OND ?
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Avertizare
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Sourcils broussailleux et froncés, le front plissé de rides, Jílek nota consciencieusement les chiffres qu’indiquait la balance sur l’un de ses grands calepins à couverture de cuir.

― Merci Votre Majesté, votre ICM est toujours dans la moyenne, c’est parfait, moyenne basse cependant. Vous mangez assez ?
― A ma faim, mais je n’ai pas toujours faim.
― Forcez-vous alors, il faut bien manger tout ce qu’on cuisine pour vous, vous risquez des carences sinon, et de tomber de fatigue. Une alimentation équilibrée fait tenir votre corps et vous assure un esprit clair et alerte, c’est un devoir de souverain que de s’alimenter correctement. Venez, je vais prendre votre pouls.

Obéissant, Vlastimil Vol Drek, roi de la Brann, de la Pal et de toutes les Polky, descendit de la balance et vint s’asseoir en caleçon sur le lit médical du bureau du vieux mage. Celui-ci lui entoura le biceps d’un bracelet gonflable dont il se mit à augmenter la pression à l’aide d’une pompe.

― Et vos histoires de métamorphe, sire ? En avez-vous croisé un depuis ?
― Si seulement Jílek. Mais non aucun. Rien que des banals chats et de simples oiseaux.
― Je crains que ce ne soit tout ce que nous ayons à notre disposition si hauts perchés à Volvoda. Mais si ce sont les animaux qui vous manque,t, vous pouvez toujours descendre au chenil ou aux écuries ? Ou demander à faire adopter quelque chose de plus exotique. Une bête du Nordfolklande ? Le député Pol Vol Kan nous a ramené de superbes photographies et illustrations de leur faune sauvage, c’est un pays préservé comme le nôtre assure-t-il, tout du moins en ce qui concerne la vie animale.
― Pol Vol Kan adore nous expliquer que le monde est vaste et merveilleux, il a raison sinon il serait un mauvais diplomate. Et pourquoi pas un perroquet pharois ? plaisanta-t-il doucement. Ou une sardine alguarenos ?
― Je crains qu’il vous faille alors toujours vous promener avec un petit bocal. Mais si j’étais métamorphe, je ne me transformerais pas en sardine.
― Moi non plus.

Jílek ajusta ses lunettes pour consulter l’aiguille qui frétillait sur son cadran et hocha la tête.

― Pression artérielle normale, un peu basse aussi, je vous donnerai un tonique. Et du café pour commencer la matinée.
― Je déteste le café, grimaça le souverain.

Le mage se mit à desserrer l’appareil gonflé, libérant le bras du roi. « Et en quel animal vous transformeriez vous si vous le pouviez, Votre Majesté ? Un lion vous irait à ravir. »

Pour toute réponse Vlastimil Vol Drek laissa échapper un ricanement ironique. Jílek lui concéda d’un sourire entendu.

― Peut-être pas un lion, c’est vrai, quoique votre frère me fasse parfois penser à un petit tigre à courir partout. Tout le monde n’a pas vocation à être un lion, et je ne suis pas certain qu’ils fassent les meilleurs souverains de toute façon.
― Je préfère les chats. Ce sont des petites versions des lions mais plus indépendantes et plus agiles aussi. Sortir par une fenêtre et rentrer par une autre, ils n’ont pas peur du vide.
― Un chat vous irait bien, c’est vrai. Ou un oiseau. Attention je vais vous faire une prise de sang.

Vlastimil hocha la tête mais détourna les yeux du mage tandis que celui-ci s’afférait à sortir de son étui une seringue et un tube à essai. C’était peut-être ridicule, mais il n’aimait pas le sang. Il ne l’avait jamais aimé, ni dans sa viande, ni à la chasse, ni même dans les films dès lors qu’il y en avait un peu trop. La couleur, la substance, l’odeur lui répugnait et pourvu que ce soit le sien qui coule, il lui était déjà arrivé de tourner de l’œil. Comme ça ne faisait pas très sérieux pour l’héritier des Vol Drek, sa mère Emma avait exigé qu’il participe, à onze ans, à la cérémonie d’égorgement de l’agneau Pascal où il avait tenu l’animal avec deux autres enfants, tandis que le boucher lui ouvrait la carotide. Vlastimil Vol Drek n’était pas tombé dans les pommes, mais il ne mangeait plus d’agneau depuis.

Jílek lui tamponnait maintenant le creux du bras avec un tampon imbibé d’antiseptique, tout en continuant de faire la conversation comme si de rien n’était.

― L’été sera bientôt là, le temps a été plutôt clément cette année, il serait judicieux que vous soyez présent aux feux de la Saint Jean, c’est une fête très populaire, cela fera plaisir au peuple de vous y voir.
― J’y serai, le rendez-vous a déjà été pris, ma mère veut que je participe à ceux de Szentpétervár, dans le Dek, elle y a passé les six derniers mois, la région fait face à un certain nombre de problèmes…
― Elle m’en a entretenu en effet, des inondations et des infrastructures vieillissantes. L’absence de fleuve et les sols empêchent l’eau de se déverser et stagne en marécages. Le baron Vaclav Vol Lage espère sans doute profiter de l’occasion pour plaider sa cause et connecter économiquement son versant de montagne aux grandes plaines centrales par Miraj-de-voda.
― Quand je regarde l’histoire de la Polkême, j’ai l’impression que c’est l’éternel problème du Dek : la région est riche mais ils sont bloqués de l’autre côté des collines comme dans une cuvette, ce serait un chantier démentiel de faire passer un train en ligne droite à travers ça.
― Ce XXIème siècle est plein d’opportunités. Certains pays creusent des tunnels sous la mer, alors pourquoi pas sous les montagnes ? J’ai terminé Votre Majesté.

Vlastimil Vol Drek observa le creux de son bras, que Jílek nettoyait à présent. Il avait à peine senti l’aiguille y pénétrer.

― La visite est finie ?
― Elle l’est, je vais aller remettre votre sang au laboratoire d’analyse et je suis mendé par votre oncle pour nous entretenir des suite à donner à la visite des Velsniens. Sauf bien sûr si vous désirez m’entretenir de quoi que ce soit ?
― Non, merci Jílek. Ca ira.

Le vieux mage hocha la tête et s’étant vivement emparé de son matériel, quitta la petite salle qui servait pour les examens du roi lors de sa mensuelle visite médicale. Une exigence de sa mère, qui se montrait extrêmement soucieuse de la santé de ses deux fils depuis que leur père avait trépassé quelques dix années auparavant des causes d’une infection inconnue. A tout prendre, un suivi médical régulier ne pouvait qu’être une bonne chose, mais Vlastimil commençait à trouver l’exercice répétitif et par ailleurs il détestait les prises de sang.

Il contempla la petite pièce vide et songea à ce qu’il avait à faire. Une fois sorti d’ici, il lui faudrait descendre retrouver son frère, à qui il avait promis d’assister à ses prochaines leçons de musique, pour l’encourager, pendant que son oncle recevait les barons Pol Vol Kan et Bertalan Vol Rasp pour discuter de l’aide que leur offrait Velsna. Quand il en aurait terminé, ils iraient dîner avec le reste des ministres et Vlastimil les informerait des décisions prises par son oncle en son absence. Ce n’était pas vraiment gouverner que cela, se fit-il la réflexion, mais c’était au moins régner, et à choisir il préférait encore s’impliquer le moins possible, tant qu’on l’y autorisait. La Polkême représentait un poids lourd à porter sur de si frêles épaules, il serait bien temps d’endosser ce fardeau plus tard, et le plus tard possible.

Il songeait à se rhabiller quand un discret tapotement sur la vitre de la fenêtre le fit sursauter. Comme un bruit de flocon venu s’écraser contre la vitre, sauf qu’on était début juillet. Portant son regard sur les carreaux, il sentit le sang quitter son visage. De l’autre côté se tenait un chat noir, qui le fixait avec l’air d’attendre quelque chose.

― Jésus Chr… jura Vlastimil, et il sauta du lit pour ouvrir la fenêtre.

Immédiatement le chat se glissa à l’intérieur et lorsque Vlastimil se retourna pour lui faire face, il y avait un garçon. Le garçon transblême. Celui qui l’avait visité quelques mois plus tôt, sous la forme d’un chat également, le garçon métamorphe et ses sinistres prophéties. Avec le temps, Vlastimil avait fini par se persuader qu’il avait rêvé, cette nuit-là, et pour décevant que ce puisse être, c’était également plus rassurant comme ça. Sans magie peut-être, mais aussi sans danger. Jílek avait raison, il fallait laisser les mythes et les légendes à l’Adversaire, se contenter du folklore paysan et peut-être d’une histoire d’horreur inoffensive de temps en temps. Or le garçon transblême était de retour et le fixait avec le même air assuré et aussi vaguement compatissant que la dernière fois, comme un médecin qui se porte au chevet d’un patient souffreteux.

― Toi… bredouilla Vlastimil. Qu’est-ce que tu fais là ?
― Encore cette question, répondit l’autre en haussant les épaules. Je t’apporte des nouvelles fraiches figure toi, j’espère que tu n’as pas déjà vrillé ?
― Vrillé ?
― Tu es bien Vlastimil Vol Drek, roi de Polkême, fils d’Emma et de Veaceslav Vol Drek ?
― Oui. Oui bien sûr. Ce sont mes parents. C’est mon nom.
― Bien. N’oublie pas : ils tenteront de te faire croire le contraire. Connais-toi toi-même, c’est important. Et si tu n’y arrives pas, ruse. Cache des codes, des indices que toi seul est en mesure de décrypter. Cela te rassureras.

Vlastimil secoua la tête, complètement perdu.

― Qui ça, ils ? Et comment je pourrai croire que je ne suis pas moi ? Ca n’a pas de sens.
― Ca en a plus que tu ne le crois, Vlastimil Vol Drek, ne sous-estime pas le Grand-Duc et ses agents, ils sont plus malins que toi. Si tu n’es pas prudent, tôt ou tard tu finiras par croire à leurs mensonges, alors tu seras à eux.

Vexé, Vlastimil croisa les bras sur son torse.

― Ca suffit. J’en ai marre de tes énigmes. Il y a encore deux minutes j’étais persuadé que tu n’existais pas et maintenant tu me dis de me méfier de je ne sais pas quoi. Sois plus clair ! ou j’appelle mes gardes.

La menace eut l’air d’amuser le garçon qui croisa les bras à son tour et, avant de répondre, prit le temps de le détailler des pieds à la tête.

― Et moi je crois que tu es bien arrogant pour un roi en caleçon. Je viens t’aider je te rappelle, alors descends d’un ton.

Vlastimil se sentit rougir.

― Un roi reste un roi. Même en caleçon.
― Bien vrai. Et toi tu es toi-même, peu importe ton apparence, ou celle que tu crois avoir. Je ne sais pas encore par quel biais le Grand-Duc compte t’attraper mais il tentera, minutieusement, lentement, à sa façon, en transformant les choses autour de toi de façon si subtile que tu ne t’en rendras pas compte au début et que tu croiras avoir rêvé, ou mal te souvenir. Tu penseras devenir fou, tu douteras de tout et surtout de toi-même, et quand tu seras dans un état de fébrilité totale, alors il te soufflera à l’oreille ce qu’il voudra que tu vois, et tu le verras. Sauf si tu déjoues son piège en amont. Peut-être as-tu déjà commencé à tomber dedans, ceci-dit…

Vlastimil soupira. Ces histoires de Grand-Duc, de manipulation psychologique, de complots fomentés depuis la Transblêmie… il lui semblait qu’on l’en avait mis en garde depuis le jour de sa naissance. A croire que le principal danger pesant sur la Polkême étaient les fausses informations et autres récits complotistes venus de l’autre côté de la mer et qui circulaient chez le petit peuple Blême. Alors que le pays était entouré de communistes ! Des tueurs de rois ! Ca, ça c’était vraiment effrayant ! Et plus concret aussi. Si les Blêmes avaient été aussi menaçants qu’on voulait bien le lui dire, la Pal n’aurait pas été tenue dominée pendant un millénaire. Vlastimil fronça des sourcils, l’air de dire qu’il n’était pas dupe, puis haussa les épaules à son tour.

― Soit. Je me méfierai. N’empêche que celui qui me rend fou, là, c’est plutôt toi. Comment tu fais pour te transformer en chat ?
― En chat ? de quoi tu parles ? je suis un humain comme toi.
― Arrête, t’étais un chat il y a pas deux secondes, quand tu tapais au carreau.

Le garçon secoua la tête, d’un air mi étonné mi désolé.

― Je suis entré par la porte.
― Mais non !
― Mais si…

A nouveau, Vlastimil se sentit rougir, d’agacement cette fois.

― Ok ça me gonfle, tu te fous de ma gueule. Tu veux pas répondre ? Pas de problème ! Vas te faire voir ! Si tu joues pas franc jeu je ne vois pas pourquoi je perdrai mon temps à discuter avec toi.

Il se dirigea vers la porte d’un pas rapide mais le garçon le saisit par le poignet.

― Attends ! Ce que tu dis m’inquiète.
― Ta gueule, et lâche moi ou je te fous au trou pour lèse-majesté.
― Vlastimil. Je suis entré par la porte. Je te le jure.
― Vas te faire foutre.

Il tira sur son bras pour se dégager mais le Transblême avait une poigne surprenament affirmée et refusa de le lâcher. Abandonnant la porte, Vlastimil se tourna vers l’armoire à pharmacie qui restait ouverte et s’empara d’une paire de ciseau, il fit volte-face et sans trembler, la colla presque sous le cou du Transblême.

― Lâche moi. C’est un ordre. Tu crois que j’aurai des scrupules à assassiner quelqu’un dans mon propre château ? Tu serais pas le premier que ma famille fait disparaitre si tu menaces l’un de nous.

A nouveau, le garçon eut l’air davantage amusé qu’inquiet, mais il consentit à lâcher son poignet et leva les mains paumes ouvertes au niveau de ses épaules l’air de dire qu'il était prêt faire la paix.

― Calme toi Vlastimil, personne ne te menace. Pas moi en tout cas. Ce que je dis en revanche c’est que tu n’as pas l’air dans ton état normal, et que je suis entré par la porte.

Lâchant les ciseaux des yeux, le Transblême jeta un coup d’œil rapide au bras du roi. « On t’a injecté quelque chose ? »
― Quoi ? Non, c’est une prise de sang.
― Tu as vu le sang sortir ? Ou quelque chose entrer ?

Vlastimil serra les dents. Non. Il avait détourné le regard, comme toujours. Focalisé son attention ailleurs, au point de ne même plus sentir l'aiguille lui percer la peau. Mais jamais Jílek n’irait lui faire une injection sans le prévenir avant, le vieux mage avait toujours mis un point d’honneur à lui expliquer à chaque fois le moindre geste médical pour le rassurer… ceci étant, la conversation qu’il avait surpris des mois au paravent, quand Jílek et sa mère le croyait endormi lui revenait en mémoire. Sa confiance en le vieil homme avait été légèrement érodée ce soir-là.

― Je t’ai vu. Je t’ai entendu. Tu étais à la fenêtre. Je t’ai fait entrer. Tu étais un chat.

Le Transblême eut une moue dubitative et se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit, se pencha légèrement. « Il n’y a aucun accès, à moins d’être un oiseau… Et je ne suis pas capable d’escalader deux-cents mètres de falaise et de tour, pas sans équipement en tout cas. »

Vlastimil s’approcha à son tour et constata qu’en effet, comme souvent dans son palais, la fenêtre donnait sur l’à-pic. Il voyait Volvoda sous eux, toute affairée en ce début d’après-midi, mais quelques cents-cinquante mètres en contrebas et effectivement, il n’y avait pas d’autre accès à la fenêtre qu’en volant, même pour le plus agile des chats. Vlastimil fronça les sourcils, soudain soucieux.

― Je t’ai vu pourtant…
― Tu le crois en tout cas. Soit tu es complètement fou, soit on a affaire à un début de psyop, j’ai bien fait de venir.

Vlastimil ne voulait pas y croire, il repoussa le Transblême avec contariété.

― Tu me fous le doute, et si c’était toi qui racontait de la merde ?

L’autre haussa les épaules.

― Qu’est-ce qui est le plus probable ? Que tu délires ? ou que je puisse me transformer en chat ?
― Et comment tu es arrivé ici alors si ce n’est pas par la fenêtre ? Il y a des garde partout… cette tour est la plus sécurisée du pays.
― Il y a des passages secrets partout aussi, tu en as découvert quelques-uns toi-même, je te signale, pourquoi penser que tu les connais tous.

Vlastimil ne trouva rien à répondre. Le Transblême reprit, l’air soudain plus grave.

― Écoute, tu connais ton histoire, ta famille se maintient au pouvoir depuis des siècles à coups de complots et de mensonges, et tu trouves ça surprenant qu’on utilise ces armes contre vous ? La Transblêmie est beaucoup plus semblable à la Polkême que tu ne le crois, tout est tissé de conspiration, vos klubs par exemple, est-ce qu’ils sont si différents de nos sociétés secrètes ? et vos magiciens de nos sectes ? Il vint lui poser les mains sur les épaules et le fixer dans les yeux. « Alors maintenant écoute moi Vlastimil, ce que tu me dis et l’état de délire dans lequel tu te trouves me font penser que les manœuvres pour te déstabiliser ont déjà commencé : étape par étape, touche par touche, on te fera douter de tout pour que lorsque quelqu’un apparaitra avec une solution, tu lui tombes dans les bras sans te poser de questions. C’est comme ça que ça marche, rendre tout invraisemblable pour rendre tout acceptable. »

Vlastimil se dégagea, perturbé.

― Quelqu’un comme toi ? Pourquoi je te ferai confiance. Tu es un Transblême et tu me dis de me méfier des gens qui me sont le plus proches ? avec des histoires de complots et de passages secrets, c’est toi qui rend tout confus dans cette histoire.

Le garçon eut l’air malheureux.

― Ton monde va devenir de plus en plus bizarre, Vlastimil Vol Drek, et certains vont tenter d’en tirer parti. Je ne peux pas t’aider contre ta volonté, ton principal ennemi c’est toi-même, mais je reviendrai, quand tu auras senti un peu plus les choses se déliter autour de toi. Tu n’es pas seul, mais il te faut voir.

Et sans rien ajouter, il s’enfuit par là où il était entré.
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Internaționalizare

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― Cornel, Cornel, petit diable perché, sors de ta cachette.

Le garçon Transblême sort la tête par la lucarne de la chambre où il a l’habitude de se réfugier dans Volvoda.

― Eh quoi les sœurs de Transblêmie ? Si loin en Polkême pour me voir ? Que me vaut l’honneur… ?
― Comment va le petit roi ?
― Les sombres sorts déjà sont sur lui.
― Malheur ! Malheur ! Cornel l’oiseau chanteur ne peut le protéger !
― Plus que vous au moins c'est certains, sorcières des coven, sorcières inutiles. Et si c’est pour rire de moi que vous m’invoquez ce soir, alors je retourne à mes travaux.

Les sorcières se mirent à tourner en riant.

― Cornel attends ! Écoute nous attentivement, nous le savons maintenant : le Grand-Duc est sur tes pas. De la Transblêmie nul ne s’échappe et contre ses plans tu n’es pas de taille, son serviteur déjà remonte ta trace.
― Cojocaru ? La peste soit de celui-là, vous auriez dû l’assassiner là-bas, dans les collines du nord, au lieu de lui permettre de prendre le pouvoir.
― Fais confiance, Cornel, petit diable, fais confiance, Cojocaru n’est qu’un pion que nous transformerons en reine le moment venu, alors la tyrannie du Grand-Duc…
― Assez de vos promesses ! vos conspirations alambiquées ne font que nous mettre davantage en danger !
― Cornel Cornel !
― Le Grand-Duché a déjà doublé de puissance, voilà tout ce que nous avons gagné à faire alliance avec Cojocaru !
― Il fallait un Duché fort pour qu'il cesse d'être prudent…
― Vous m'aviez promis des erreurs et son influence n'a jamais été aussi grande !
― Cornel Cornel !
― Vous disiez contrôler Cojocaru ! Un rationaliste… il aura suffit d'une visite au Grand-Duc pour lui faire perdre la tête à lui aussi !
― Tu perds confiance Cornel, attention, garde l'esprit clair, si tu doutes ils t’auront. Comme ton petit roi !
― Ah ça…
― Manigance contre manigance, complot contre complot, le Grand-Duché est un tissu de mensonges que nulle force brute ne saurait atteindre ! Un récit n’est battu que par un récit plus fort encore !
― Je sais. Silence maintenant. Venez en au fait. Vous n’êtes pas ici juste pour me prévenir que Cojocaru me traque ?
― Oh non ! Non non non ! Cojocaru s’active mais il est encore loin d’avoir les moyens de te trouver, non non non, mais tu dois te presser, de l’autre côté de la mer, le plan s’accélère.
― Combien de temps ?

Les sorcières ne répondent pas.

― Six mois ? Deux ans ? Dix ? Cela fait toute la différence !
― Quand ton petit roi sera devenu fou et sa cour remplie d’agents, quand la Blême étendra sa noire aura sur les pays alentours, quand les peuples rendus à la peur et à la haine chercheront un mensonge capable de les unir de nouveau, et dans les ténèbres les lier, alors le Grand-Duc se révélera et nous saurons qui se cache derrière le masque de perle.
― Combien. De. Temps ?
― Porte ton regard au-delà de Volvoda, Cornel, petit rat, écoute les signes, déjà les agents parcourent le pourtour de Blême et attisent le désespoir. Volvoda sera la première à tomber, noyautée déjà, rongée et pourrie jusqu’au cœur, mais elle ne le fera que lorsque le monde sera prêt à accepter le miracle de Blême. Porte ton regard au-delà des frontières de la Polkême et de la Pal, sois attentif, ne te laisse pas distraire.

Le garçon Transblême resta silencieux à son tour. Et puis :

― Splendide. Une conspiration internationale. Il ne manquait plus que ça.

Il fit signe aux sorcières de partir, et elles se dispersèrent toutes dans les rues de Volvoda.

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Et Ema Vol Drek dans tout cela ? On en a beaucoup entendu parler depuis le début de ce RP mais la reine Consort, présentée comme un membre d’une grande importance au Royaume de Polkême, régente, c’est-à-dire celle censée être, le temps de la minorité de son fils, la véritable cheffe de l’Etat, se fait absente. Evoquée ici et là, on la dit dans le Dek, une région à l’ouest du pays, connue pour sa richesse mais aussi son enclavement. Six mois de visite dans le Dek. Imagine-t-on Emmanuel Macron six mois en Alsace ? Quand bien même la Polkême soit un pays particulièrement préservé dans le temps, les avions, les voitures existent pour la classe dirigeante, Ema Vol Drek aurait pu faire un aller-retour pour saluer les Velsniens, plutôt que de laisser son frère, ses fils adolescents et tout un tas de rapaces politiques, barons carriéristes et en conflits, avoir l’honneur d’accueillir à Volvoda l’une des plus grandes puissances économique et militaire du siècle.

Mais non, Ema Vol Dek reste dans le Drek. Ou l’inverse.

Il y a anguille sous roche. Un coup du Grand-Duc ?

Peut-être, allons voir ça.



La vérité c’est qu’Ema Vol Drek ne se trouvait pas dans le Dek pendant ces six derniers mois. Elle se trouvait beaucoup plus à l’ouest, dans un autre pays, anonymement. Elle se trouvait à Carnavale.
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Rassuré de ne pas avoir affaire à un fou furieux en armure, Olivér Vol Király écouta le chevalier avec une attention polie. Il fallait bien reconnaitre que cette entrevue avait une tournure étrange, mais il était Polk et à ce titre, l’étrangeté n’était pas si exceptionnelle que cela pour lui. On parlait d’une steppe qu’hantait depuis des siècles l’ombre d’un tyran soi-disant immortel et gouvernée par un collège de mages au service d’une dynastie qu’on disait elle aussi dotée de pouvoirs étranges, préservant le Royaume hors du temps et de ses dangers.

Sa Majesté Catherine qui lui donne ses instructions, mais Sa Majesté, qui lui donne ses instructions, à elle ? pensa Király tout en tenant sa langue. De ce qu’il en savait, Teyla était comme la Polkême un royaume parlementaire, quoique davantage parlementaire que royaume, leur monarchie était du genre fantoche. Les Vol Drek au moins avaient-ils eu le bon sens, au moment de lâcher un peu de leur pouvoir absolu, de garder la main mise sur suffisamment de troupes pour continuer à peser sur la vie politique du pays malgré sa démocratisation. Peut-être faut-il comprendre cette visite comme quelque chose d’informel, se demanda Olivér Vol Király, peut-être est-ce le message qu’on essaye de nous faire passer en nous abordons au nom d’un pouvoir vidé de son autorité ? Ses questions lui mettaient des nœuds au cerveau, avec la Translavya pour voisine, la diplomatie n'avait jamais été vraiment sa priorité et ceux qu'il accueillait à Tbelisi étaient plus souvent des Blêmes, tout aussi complexes à comprendre parfois, mais qui in fine venaient chercher la même chose que tout le monde : des opportunités commerciales et des échanges de bons procédés.

Il y eu un vague frémissement chez les cosaques lorsque le chevalier tira son épée, mais si certains posèrent par réflexe la main à leurs fusils, ce n’était qu’une épée. Et un genoux à terre en signe de paix.

Olivér Vol Király écouta poliment la déclaration du chevalier puis, lorsque celui-ci eut achevé sa présentation, hocha la tête d’un air doux.

- Bienvenue en Polkême, Main de la Reine de Teyla. Pour votre gouverne, vous vous trouvez en présence du modeste baron Olivér Vol Király, sire de la Brann altanaise et votre hôte si d’aventure vous passiez cette frontière.

Il désigna d’un geste flegmatique le sommet d’une borne de pierre qui dépassait de l’herbe au milieu de rien, gagnée par les mousses qui la rendaient presque dorée.

- Vous parlez par énigme mon bon sire, en cela au moins connaissez-vous les mœurs de la région. Le baron eut un petit rire. Néanmoins je suis Brann et non Polk de sang, d’un naturel plus direct disent certains et certainement moins intellectuel. Parlons peu et économisez un trop grand effort à ma vieille caboche : vous avez parlé de négocier dans l’ombre, souhaitez-vous que votre présence ici demeure secrète ? Et à qui s’adresse-t-elle ? Moi le baron de la Brann altanaise ou mon sire en son château de Volvoda ? Si c’est cela, dois-je vous conduire à lui ou préférez-vous rester de ce côté de la borne et me remettre un message ?

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Des flammes immenses s’élèvent dans le ciel, éclairent les grandes rues d’une lumière vive et mouvante. On sent la chaleur à plusieurs mètres de distance, plus on se rapproche moins elle devient supportable. Ce sont les feux de la Saint-Jean. Szent János en polk. Sfântul Ion, en blême. Partout de grands brasiers ont été allumés, chaque municipalité a le sien et rivalise en taille et en lumière. C’est la fête du plus long jour de l’année, le dernier jour avant les ténèbres.

Vu du ciel, Volvoda semble toute embrasée. Sur la Főtér (grand place), un bûcher particulièrement haut a été dressé si bien qu’il faut plus d’une minute de marche pour en faire le tour. Une foule bruyante s’étale sur le pavé de la place, sous des guirlandes multicolores et des décorations dorées sur lesquelles se reflètent les flammes. Les gens sont masqués comme le veut le substrat païen de la Polkême, on porte des bois de cerfs, des cornes de boucs et toutes sortes d’apparats d’animaux. Il y a des sourires distordus, des faux cheveux tressés de clochettes, des échasses qui imitent les pattes de grandes chèvres… C’est carnaval ! Petits et grands se confondent et l’aristocratie dissimulée va anonyme avec le peuple comme les dieux marchaient au milieu des mortels.

Couronné de thym et de marjolaine, Vlastimil Vol Drek est au cœur de son peuple. Discret pour un temps, viendra le moment de retirer son masque et de révéler sa présence. On se pâmera, on s’étonnera que le roi soit ainsi si proche de ses gens, on rira de ce qu’il a bien trompé son monde. La mascarade sera dans les journaux demain matin et on se réjouira de ce monarque à la fois si humble et si bon vivant. Mais pour le moment, Vlastimil Vol Drek est un anonyme, il va sans donner d’indice, au sein de la foule qui danse, rit et chante. C’est un moment d’insouciance pensive pour lui, le même sentiment que peuvent ressentir ceux qui contemplent un monde ou un époque qui jamais ne sera leur. Gardons nous de le plaindre cependant, cela reste un roi.

Dans la foule, Vlastimil Vol Drek ne se doute pas qu’un agent du Grand-Duc a fait passer le message : le roi ira couronné de thym et de marjolaine, masqué d’un bec de moineau. Quelle humilité ! Mais les hiboux mangent les moineaux et déjà s’élance parmi les danseurs un autre agent averti et le piège se referme.

— Oh pardon !

C’est une fille, une sorcière de Transblêmie, personnages ambivalents on le sait. Elle lui a renversé dessus un peu de vin au miel. Caricatural, mais Vlastimil Vol Drek ne regarde pas beaucoup de comédies romantiques alors il ne se méfie pas assez.

— Non ce n’est pas grave.
— Ah mais si tu es tâché, attends…

Elle retira le grand voile qui lui donnait des aires de sylve et s’en vient éponger la chemise du monarque avant de passer sa main au dessus de la tâche humide.

— Foc, evaporare.
— C’est du blême ?
— Du Transblême, répond-elle amusée. Nu înțelegeți ?
— Désolé, je ne parle pas le Transblême.
— Ah bon ?

Elle semble sincèrement étonnée. « Je croyais pourtant. »
Il rit.

— Non, que le Polk, et le Blême un peu.
— Pourtant j’avais cru…
— Quoi ?
— Je ne sais pas, un accent peut être. Quelque chose dans ton regard.
— Je porte un masque.
— Mais on voit quand même tes yeux.

Elle pose sa main sur le bras de Vlastimil Vol Drek.

— Tu as des yeux de mon pays.
— Ah bon. Si tu le dis… ?

Il ne se sent pas complètement à son aise, un racisme latent et ses récentes mises en garde lui crient de se méfier, qu’on ne doit pas croire quelqu’un qui vient de Transblêmie. Mais naïvement il se pense anonyme et donc en sécurité derrière son masque, et les joues rouges de la sorcière, ses gestes doux, la sueur dans ses cheveux, d’avoir couru autour du feu, cela abaisse ses défenses.

— Comment tu t’appelles ? demande-t-elle.
— Je ne peux pas te le dire, ça gâcherait la surprise.
— Tu as raison, c’est mieux de ne pas savoir.

Et dans la ronde, elle l’entraine et lui se laisse entrainer.
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Les chevaux énissent alors que se lèvent un fond de brise. La réponse du chevalier semble amuser Király qui apaise ses hommes d’un geste. Seuls les vampires et les gens bien éduqués demandent si poliment la permission pour entrer quelque part.

― Entrez, sire, entrez, si le temps ne vous presse pas trop vous serez mon hôte ce soir.

L’évocation des Blêmes et du Grand-Duché de Transblêmie en revanche fait disparaître l’air complice du baron qui se rembrunit perceptiblement.

― Des phénomènes étranges vous dites. Cela arrive parfois dans ces régions du monde, je comprends que des gens rationnels comme ceux de l’OND soient surpris. Ce dont vous parlez, la combustion, il s’agit effectivement de la signature de la Transblêmie.

Olivér Vol Király soupire.

― Vous évoquez là un problème complexe et piégeux. En Polkême nous vivons avec cette menace depuis plusieurs décennies, siècles diront certains. Nous avons coutume de dire que ce n’est qu’une ombre. Une ombre sur un mur. Effrayante, mais relativement inoffensive, tant qu’elle ne commence pas à vous obséder. En ça, venir nous rencontrer était une bonne idée et aussi une très mauvaise, si la Transblêmie découvre que vous vous inquiétez d’elle… elle n’en deviendra que plus entreprenante et il est très difficile de lutter contre une ombre, surtout en pays Blême.

Il jette un coup d’œil curieux et sans fard en direction du chariot de cadeaux.

― C’est très aimable ! Sa Majesté Vol Drek sera ravi également. Venez donc, vous n’atteindrez jamais Volvoda à cheval mais à ma capitale nous vous donnerons une voiture.

Les cavaliers s’engagent dans la plaine, Vol Kiraly a ses fourrures qui frémissent dans le vent.

― Ici c’est la Brann altanaise, une steppe à moitié brann à moitié polk et à moitié blême, haha c’est une plaisanterie de chez nous.

Il profite de ce que ses cavaliers n’encerclent plus le chevalier pour se rapprocher de lui, à une distance qui permet les confidences.

― Sans trop en dire – mais c’est comme ça je suis bavard – nos observateurs en Transblêmie nous alertent depuis quelques mois sur le dynamisme du Grand-Duché. Cela faisait un demi-siècle qu’on les croyait enterrés et voilà qu’ils se réforment ?

Il hausse les épaules.

― Il y a des Blêmes en Translavya, ici aussi. Le Grand-Duc a toujours exercé une fascination malsaine sur ce peuple, comme une promesse de gloire et de grandeur. C’est puissant une promesse, ça soulève des peuples, il faudrait faire attention à ce que ces Blêmes ne se mettent pas à avoir trop d’illusions, en la matière la Polkême les écrase consciencieusement à chaque fois qu’ils prétendent espérer, cela a toujours assez bien fonctionné.
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— Vaclav Vol Lage, baron du Dek, président de la chambre nobiliaire, annonça le héraut à la porte de l’antichambre des murmures.
— Allons bon, grimaça Géza Kiss.
— C’était prévisible, répondit Pol Vol Kan, les lèvres pincées. Tâchons d’éviter un esclandre.

L’annonce avait à peine était faite que le baron du Dek pénétrait dans la pièce en ouvrant grand les portes, manquant au passage de blesser le héraut qui s’enfuit hors de son chemin.

— Pol Vol Kan ! Peut-on savoir pourquoi je n’ai pas été informé de cette réunion ??

Le député missionné à la diplomatie Pol Vol Kan se leva en même temps que Géza Kiss, député missionné à la guerre, et désigna à Vaclav Vol Lage un siège vide près de la table où ils étaient assis.

— La diplomatie avait besoin de s’entretenir avec la guerre seule à seule, mais je comptais vous faire appeler dès que nous aurions réglé certains détails.

Le baron du Dek se détourna du visage impassible de Pol Vol Kan et foudroya Géza Kiss du regard.

— Pourquoi négociez-vous avec un moderniste ? Vous outrepassez les fonctions que vous a accordé le parti Géza !

Celui-ci se raidit.

— Je ne vous dois rien, Lage, et en matière de défense le Parlement ne peut pas toujours être tenu informé de tout en temps réel, c'est une question de sécurité évidente.

Vaclav Vol Lage balaya l’argument comme on chasse un insecte.

— C’est MA baronnie qui est menacée et vous ne trouvez pas le moyen de m’inclure dans les discussions ? Avez-vous perdu la tête Géza ? Avant d’être l’affaire du parlement, la situation en Soldavie est d’abord l’affaire du Dek !
— Personne ne dit le contraire, répondit Pol Vol Kan avec flegme, simplement la situation aux frontières ne concerne pas que le Dek c’est toute la Polkême qui est impliqué et c’est donc prioritairement la tâche des missions de…
— Cela fait mille ans que le Dek ferme la frontière sitade, ne venez pas me dire ce qui est de ma tâche ou non Pol Vol Kan ! J’exige d’être impliqué dans toutes les questions qui touchent l’ouest, c’est inadmissible !

Pol Vol Kan soupira.

— Soit soit, le message est passé, si vous voulez bien vous asseoir ?

Chacun reprit son siège, Géza Kiss manifestement vexé, Pol Vol Kan impassible et Vaclav Vol Lage fulminant.

— Je disais au baron Pol Vol Kan que nos troupes sont presque en mesure d’envisager une opération de sécurisation si nécessaire. Les réformes de réarmement portent leur fruit et si nous ne sommes pas encore motorisé, nous disposons d’assez de matériel pour tenir des positions dans les montagnes.

Vaclav Vol Lage écarquilla les yeux.

— Vous avez perdu l’esprit ? Vous envisagez une intervention militaire ??

Pol Vol Kan secoua la main.

— Non non, mais il faut savoir avec quelles cartes nous jouons. Vous savez que la région est instable et la Sitadie est, à l’ouest, le seul pays non communiste qui nous serve de glacis. Sa fragilisation serait une sérieuse épine dans notre pied.

Vaclav Vol Lage se renfrogna.

— Vous ne m’apprenez rien Pol Vol Kan, il n’empêche que mobiliser des troupes serait une idiotie, nous entretenons des relations tout à fait cordiales avec les Sitades et les Soldaves depuis des années, c’est un axe commercial majeur pour…
— … pour le Dek, en effet, mais tout à fait négligeable du point de vue du reste de l’économie polk par ailleurs. La question de la défense nationale est prioritaire.

Vaclav Vol Lage sembla chercher le regard de Géza Kiss mais celui-ci hocha la tête pour indiquer qu’il était d’accord avec Pol Vol Kan.

— Pour le moment, reprit ce-dernier, il ne se passe rien en Sitadie. Simplement nous devons être prêt à réagir, surtout en cas de tentative d’ingérence communiste. Vous qui connaissez bien les Soldaves vous pensez que ce genre d’idéologie aurait prise chez ces gens ?

Vaclav Vol Lage joignit les mains, désormais pensif.

— Possible. La présence de nations potentiellement alliées tout autour peut donner des ailes à des gens en quête de changement. Si les minorités Soldaves se sentent méprisées, le revanchisme pourrait les pousser à faire n'importe quoi...

Pol Vol Kan hocha la tête.

— Précisément. Je me disais donc que nous pourrions envisager de formuler une contre-proposition ?
— A savoir ?
— Ma foi, la douceur de vie polk est infiniment plus souhaitable aux échecs répétés des idéologies communistes et socialistes et nous incarnons une stabilité prospère dans un continent ravagé par les tensions. Si nous souhaitions faire de la Soldavie un glacis fidèle il nous suffirait de proposer une meilleure intégration aux Soldaves avec la Polkême via le Dek et les baronnies frontalières. Et nous pourrions même contenter la Sitadie en lui offrant une sortie de crise paisible et des accords commerciaux arrangeants ainsi que des garanties de sécurité territoriale.
— Je m’étonne que vous n’ayez pas invité le député missionné à l’économie pour en discuter alors, répondit Vaclav Vol Lage avec un regard noir.
— Ne soyez pas mesquin, nous ne faisons que réfléchir. De toute façon nous avons le temps, la Sitadie est un vieux pays, comme la Polkême, il ne s’effondrera pas en un jour. Si vous êtes d’accord je souhaiterai organiser une nouvelle rencontre à huis clos avec Sa Majesté et les ministres concernés avant de soumettre le débat aux chambres.

Géza Kiss hocha la tête.

— Cela me semble préférable, oui. De mon côté je vais inventoriser nos forces.
— Espérons n’avoir jamais à nous en servir. Baron Vol Lage.
— Soit, voyons ce que les Vol Drek en penseront.
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— Il pense nous parler du socialisme, il ne nous parle que de la guerre.

Que ne rêvons nous de béton gris et de voitures d’acier ? Sommes-nous fou de préférer les collines vertes de la Polkême et le doux trottement du cheval ? Dois-je abandonner ma liberté de pêcher, d’aimer, de battre la campagne, pour le triomphe de valeurs étrangères ? Que m’importe leur égalité ? En Polkême j’ai trouvé une place qui m’est chère et où je compte, je suis libre d’y vivre une vie qui me plait et me convient.

Je n’aime pas les théories. Je n’aime pas les curés, de gauche comme de droite. Je n’aime pas ceux qui prétendent savoir à ma place. Mon bonheur, mes malheurs, je les ressens dans ma chair et je ne demande à personne de les comprendre à ma place. Je ne demande rien de plus qu'une oreille attentive, un regard compatissant, et parfois une main tendue sans arrière pensée. Je ne confie mon destin à aucun maître étranger, mais j’en appelle à la fraternité naturelle des hommes, à la loyauté de ma famille, à la fidélité de mes amis, à l’empathie de mon village, à des années de bonnes relations de voisinage, pour me venir en aide quand les temps sont durs.
Je n’aime pas la théorie parce qu’elle me surplombe et me découple de moi-même. La raison et in fine le débat, soit disant démocratique, c’est une âme qui se sort du corps. La théorie c’est le réel extrait de son état naturel et broyé par de froids et beaux esprits. Tout ce qu’elle touche elle le déshumanise : ils parlent de liberté, d’émancipation, mais qui sont-ils, dans leurs bureaux, leurs assemblées lointaines, pour nous parler de cela ? La liberté n’est-ce pas celle des vergers fleuris ? Des rivières où se baigner ? Du travail manuel, sain et joyeux ? Du plaisir que l’on tire de sa propre utilité et de sa propre puissance ? Et de savoir qu’au crépuscule de sa vie, nous serons entouré de tous ceux qui nous avons accompagné, et qui nous pleureront et nous chanteront dans la tombe ?

Que m’importe le socialisme, pourvu que j’ai la joie ?

On me parle d’oppression, comme si le fait que mon seigneur habite un château me faisait du tort. Ne faut-il pas être aigri pour lorgner la demeure de son voisin quand on a soi-même un toit sur la tête ? On me parle d’émancipation, mais j’ai un corps vigoureux pour courir, un jardin pour manger des fruits et inviter mes voisins, des enfants pour me soutenir dans mes vieux jours et si je dois mourir, alors je mourrai et je laisserai ma place à la génération suivante. Que me faut-il un hôpital ? Des routes bétonnées ? Des supermarchés débordants ? J’ai la solidarité des miens, le goût de la sobriété et le sentiment irremplaçable de faire partie d’une communauté. Les nations désagrégées qui ne vivent leur citoyenneté que par la politique en oublie au passage de vivre et pour rien au monde je ne rejoindrai ces sociétés sans humains, remplies de spectres qui se pensent vivant mais ne vivent pas. La pensée ne saurait compenser leur déchéance.

On distingue société organique et société mécanique. Encore de la théorie. Société organique : où chaque individu trouve sa place en se différenciant de ses pairs. C’est une société individuelle où personne ne subvient seul à ses besoins, c’est la division du travail socialiste et capitaliste, celle qui éloigne les individus par le culte de la différence. Théorie là encore : chacun est invité à se regarder, se penser, s’examiner et doit choisir, seul ou encouragé, son destin. Quelle misère. Ceux qui ont grandi biberonnés à l’individualisme n’ont goût à rien d’autre, comme une nourriture au goût si fort qu’il affadit tous les autres plats. Misère de ces humains abandonnés à eux-mêmes, condamnés sans cesse à renouveler le pacte qui les lie par la démocratie. Éternellement au bord d’une guerre civile contre leurs frères.

Je vis dans une société mécanique, apparemment, la Polkême. Drôle de nom pour nous qui accusons d’un tel retard industriel. Ici nul contrat ne me lie aux autres, je n’ai pas à réaffirmer par la délibération et les lois la place que j’occupe et la fraternité que les autres me vouent : parce que je suis Polk, cette amitié m’est due.

Voilà ce que ne comprennent pas les socialistes. Ils brandissent leurs tracts et crient dans leurs mégaphones. Leur propagande perturbe les animaux et couvre le chant des oiseaux. Ceux-là qui ne nous connaissent pas prétendent nous éclairer, comme si nous n’avions pas nos propres lanternes. Ils disent que nous aurons la fraternité, je l’ai déjà. Le confort, je l’ai déjà. L’égalité, cela ne veut rien dire et je paye l’impôt à mon seigneur non pas contraint et forcé, mais parce qu’il organise des fêtes, qu’il prend le temps de discuter avec moi lorsqu’il bat la campagne et que si je perds ma maison dans un incendie, il m’accueillera en son château le temps que mes voisins m’aident à la reconstruire.

On nous promet l’industrie. Le luxe. Les commodités. Tout ce qui affaiblit le corps, éloigne le goût du labeur, perverti les valeurs de la sobriété christique. On veut nous délivrer du travail manuel, je crois moi que le travail manuel ne contraint que les hommes faibles. Quel travail y a-t-il à couper le bois qui allumera mon feu ? A pêcher le poisson qui nourrira mon fils ? A entretenir les arbres fruitiers de mon jardin, qui font ma joie et l’été me remplissent le ventre ? Bien sûr la vie est dure, mais c’est la vie, et la vie n'a pas à être facile. La vie est-elle d’ailleurs moins dure de l’autre côté de la frontière ? L’Estalie est-elle un paradis inconnu ? Ce que j’en vois, ce sont des villes grises et sans notion du beau. Ce que j’en entends, ce sont d’interminables palabres. Peut-être est-ce la conception que se font les Estaliens d’une vie moderne : se dégager assez de temps libre pour le perdre ensuite à discourir, le cul gras posé sur les fauteuils d’assemblées communales ?

En Polkême, nous délibérons debout. Nous parlons de choses concrètes. Il y a besoin de bras sur un chantier. Il faut venir en aide à un voisin qui vieillit et ne peut plus entretenir son champ. Le fils de quelqu’un va à la ville, est-ce que quelqu’un pourra l’y conduire ? Notre vie est ancrée dans le monde réel. Nous désignons des hommes pour nous commander non parce qu’ils sont efficaces mais parce que nous les aimons et nous avons confiance en eux. Nos seigneurs ne sont pas des inconnus mais des familles qui vivent à nos côtés depuis des siècles. Nous avons grandi avec eux, et nos enfants grandiront avec les leurs. Ils rencontrent les mêmes problèmes que nous, à une autre échelle, et il n’est pas rare de croiser un nobliau à la taverne du coin. Il écoute nos problèmes de la vie de tous les jours, le dos qui fait mal, la moisson qui fatigue, l’enfant chahuteur, le mur qui s’écroule, les peines de cœur. Et lui nous parle en retour, de ce qui se passe au dehors, des décisions du roi, des nouvelles lois, de ses peines de cœur. Nous ne sommes pas différents, nous ne sommes simplement pas à la même place. Mais je ne voudrai pas, moi, vivre dans un château. J’ai ma maison, mon voisinage, mon verger et mes bêtes. La nuit est sombre, le matin clair, pourquoi rêver davantage ?

Qu’importe les lendemains qui chantent s’ils sont aujourd’hui, les jours heureux ?

Au final, il ne leur reste comme argument que la guerre. L’industrie ou la guerre. La modernisation ou la guerre. La déshumanisation ou la guerre. Et c’est vrai que nous sommes menacés. Par les socialistes. Ce sont eux qui envahissent leurs voisins et détruisent les sociétés traditionnelles. « Modernisez-vous pour vous protéger ! » mais nous protéger de quoi ? « De ce que nous vous ferons si vous ne vous modernisez pas. » Voilà la logique des rouges. L’affreux chantage.

Soit, nous sommes menacés. Mais ce n’est pas à moi de m’en inquiéter. C’est le rôle de la noblesse de défendre nos frontières, c’est elle qui se préoccupe de ces choses-là et moi, moi je fais paitre mes bêtes, je récolte mes fruits, je donne de mon temps et de ma force aux ateliers et surtout je m’astreint à être un bon père, un bon mari et un bon voisin. La guerre c’est l’affaire de tous, vous qui me parlez de division du travail, je rétorque : à chacun sa tâche. Celle des soldats est de me défendre, la mienne est de tenir l’arrière-pays. Par un tissu social fort, si serré qu’il forme les mailles d’une armure naturelle, résistant face à la peur, face à la déstabilisation et face à la propagande.

Rentrez chez vous, Estalien. Vos mots ici sont un poison que nous ne souffrons pas. Et ne croyez pas que mon grand âge ne fasse pas de moi un soldat : même si je ne porte pas les armes, même si je n’avance pas au pas : à ma manière je résiste et je ne laisserai pas vos paroles insidieuses semer le doute en nos vertes campagnes. Vous n’apportez avec vous que la théorie et la mort : mais nous, nous sommes vivants, et nous ne nous laisserons pas convaincre par des spectres socialistes. »

Ainsi répondent les hommes sages.
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