Activités intérieures en Polkême
Posté le : 18 oct. 2024 à 20:23:21
4951
Seulement il avait dit oui, dans la panique, comme ça, dans un coup de vent, sur un coup de tête, parce qu’elle l’avait attrapé dans un couloir et qu’il ne voulait pas passer pour un mauvais ami et pas non plus pour un trouillard et parce qu’elle lui avait dit « tu me dois une faveur » il ne savait plus pourquoi mais il n’avait pas osé demander. Alors maintenant il fallait y aller et tandis que s’éloignait dans son dos le tapage orangé de la fête sur la place du village, lui avançait tout emmitouflé dans son costume de fête (une parka en fourrure avec un masque de diable) les mains plantées dans les poches et le nez sous l’écharpe, en direction de cette fameuse « maison hantée ». Pour un anniversaire. Ça puait le coup fourré.
Elle n’était pas si loin heureusement, la ferme, vingt-minutes tout au plus, en marge du village, impossible de se tromper soi-disant mais la nuit comme ça tout devient moins clair, le paysage se disperse et les chemins de campagne deviennent un peu plus inquiétants. Mais il n’avait pas à avoir peur, il avait affronté pire qu’une virée au clair de lune et il commençait à connaître Adél, il n’était pas un lapin de trois semaines, si c’était un piège, il allait lui montrer qu’on ne trompe pas aussi facilement que ça un garde-chasse !
N'empêche qu’en marchant il s’était mis à cogiter. Traquenard, embuscade, possession, Adél avait du sang Blême, elle aimait s’en vanter et elle lui en avait déjà fait vivre un paquet, pas toujours des plus agréables. Il avait été malade parce qu’elle lui avait fait manger une soupe de racines, s’était entaillé l’avant-bras pour un rituel de sang (ça s’était infecté) et quoi aussi ? planté là dans un cimetière pendant les vacances scolaires, il avait passé la nuit assis sur une tombe et avait fini enrhumé. Force était de le reconnaître : la jeune fille lui attirait la poisse et toute virée avec elle se terminait systématiquement en catastrophe. Mais ce cette fois-ci, non, cette fois-ci il n’allait pas se faire avoir !
Le toit de la ferme, tout pointu, faisait comme un chapeau et avec ses deux fenêtres et sa porte béante noire en dessous, on aurait dit une tête décapitée qui baillait. Peut-être le reste du corps se trouvait-il sous terre ? Peut-être l’expédition de ce soir les emmènerait-elle dans un véritable boyau fossilisé, l’œsophage cauchemardesque d’une créature depuis longtemps pétrifiée, ou juste endormie ? Venaient-ils en cette fête des morts nourrir quelque vieille divinité de Polkême ou de Pal, dont il serait l’offrande ? En se glissant à l’intérieur du bâtiment, Milán vérifia que derrière le linteau de la porte ne se cachait pas une rangée de dents. Mais non, juste de la poussière et des araignées.
- Eh oh ?
Comme toujours lorsqu’on crie dans un lieu inconnu, on le fait à demi-voix, par crainte d’être entendu. Adél devait se trouver quelque part dans le coin, si elle ne l’avait pas tout simplement envoyé se jeter tout seul dans la gueule du loup. C’est mon anniversaire, tu parles, un 31 octobre ! Il était quand même sacrément con d’y avoir cru…
- Eh oh ! lança-t-il plus fort en tendant l’oreille.
- Par ici…
Son cœur manqua un battement. Le son venait de la cave et il le voyait maintenant : un escalier au fond de la pièce à demi dissimulé derrière une table renversée et bien sûr aucune lumière qui indiquait qu’Adél se trouvait vraiment en bas. Était-ce d’ailleurs vraiment sa voix qu’il avait entendu ? Que faisait la jeune fille dans les profondeurs de la ferme ? Son anniversaire… ouais ouais…
Milán pensa partir, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, se souvint qu’il « devait une faveur » à Adél (quoi que ça puisse être, il n’avait décidément aucun souvenir d’un truc pareil), soupira et brandissant devant lui sa lanterne pour conjurer la nuit, s’avança en haut de l’escalier.
- Adél c’est toi ?
Pas de réponse, juste le noir.
- Fais chier.
Une marche, deux, et chacun de ses pas qui faisait affreusement de bruit, qui devait s’entendre à des lieux à la ronde. S’il était en train de se jeter dans un piège alors il venait de l’annoncer à toute la maison et déjà il avait atteint le bas de l’escalier.
Qui s’est déjà éclairé à la flamme sait que ça n’est pas très efficace, le faible halo de lumière se perdait dans l’obscurité de la cave.
- Adél ? T’es là ?
Une allumette qui craque, éclaire un visage dans le fond de la pièce, Milán sursaute. « Ah ! »
- Bienvenue à ma soirée d’anniversaire !
- A ta soirée… ?
Les bougies se rallument, on distingue mieux la pièce. Assis dans la poussière, il y a un petit du village qui n’a pas l’air de trop savoir ce qu’il fiche ici, deux grands habillés en noir qui sirotent de la soupe et que Milán ne connaît et son pote Sándor avec son air goguenard. Dans des assiettes en carton, des parts de gâteau aux fruits rouge et tout le monde porte un petit chapeau conique à paillettes qui reflète la flamme des bougies.
- Bah ma soirée d’anniversaire. T’as cru tu venais pour quoi ? J’espère que t’aime les framboises.
Milán hausse les épaules. Va savoir. La lumière, même tamisée, dissipe ses craintes. Il se sent soudain un peu idiot d’avoir douté comme ça de son amie. Elle est chouette, Adél, même si elle a du sang Blême, on s’amuse toujours bien avec elle. Alors il enfile lui aussi un chapeau conique, prend une part de gâteau et vient s’asseoir avec les autres en rond autour du pentacle.
Posté le : 21 oct. 2024 à 01:04:53
11243
Ce soir-là cependant, peut-être qu’il ne fasse pas si froid ou qu’il ait voulu garder le plus longtemps possible un peu de la lumière du feu, le baldaquin était resté ouvert. Vlastimil reposait sur le côté, une main glissée sous son oreiller, la respiration lente et les pensées vagabondes, si proche de s’endormir qu’il cru déjà être en train de rêver quand, depuis le couloir, le bruit étouffé d’une voix attira son attention. Cela arrivait parfois d’en entendre, parce que des soldats circulaient dans ses appartements pour veiller sur lui, et des serviteurs également qui s’affairaient dans son dos à ranger, nettoyer et préparer les pièces pour son réveil. Vlastimil ne s’en inquiétait pas, tant que tous ces gens restaient bien éloignés de sa chambre, ils pouvaient aller à leurs affaires comme bon leur semblait.
Sa chambre, en revanche, tenait du jardin secret. Tout jeune homme, fût-il roi, en nécessitait un et dans cette petite pièce, on n’avait pas le droit d’entrer sans lui demander avant la permission. Il y rangeait ses trésors, ses secrets et ses pensées sous forme de notes et de carnets, dissimulés entre le sommier et le matelas et certains même dans le baldaquin, là où personne n’irait jamais regarder. Il avait également des peluches, mais avec lesquelles il ne dormait plus maintenant. Elles veillaient au dessus de son armoire et savoir qu'elles étaient là lui suffisait.
Vlastimil cherchait à faire abstraction du chuchotement mais, loin de s’étouffer, celui-ci se fit un peu plus fort, et soudain le bruit feutré de la porte s’entrouvrant sur le tapis l’alerta. Il resta cependant tout à fait immobile, la respiration lente, le cœur battant.
- Il dort ? demanda une voix de femme, et Vlastimil reconnu sa mère. Il ne su dire si cela le soulagea ou l’agaça. Il avait été assez clair : il ne voulait pas qu’on entre dans sa chambre sans sa permission et cet ordre s’appliquait aussi bien à la femme de ménage qu’à Emma Vol Drek, toute reine régente qu’elle était.
- Je crois, répondit une autre, et dans ses inflexions Vlastimil reconnu Jílek, son mage. Que faisaient-ils ici tous les deux à cette heure, à vérifier qu’il dormait ? il avait depuis longtemps passé l'âge qu'on surveille ainsi son heure de couvre-feu.
Les yeux résolument clos, tout concentré sur les bruits, Vlastimil compta passer quelques secondes et puis de nouveau le bruit de la porte sur le tapis. Elle avait été refermée, sa mère et Jílek étaient repartis. Le jeune homme laissa passer encore une minute complète puis ouvrit les yeux, repoussa les couvertures et, son pas nu parfaitement inaudible, alla coller son oreille contre le versant de la porte.
- … s’il lui arrivait quelque chose, j’en mourrai, et le royaume ne s’en relèverait pas…
- Il a des oncles, des cousins… Mais ne craignez rien ma Reine, je vous jure que votre fils ne court qu’un danger minime.
- Le moindre risque est déjà un trop grand risque lorsqu’on parle du roi de Polkême.
- J’en ai conscience ma Reine, mais ne pas agir serait pire encore. Dois-je vous rappeler…
- Je connais vos raisons. Laissez-moi à mes inquiétudes.
Vlastimil avait froncé les sourcils. Ce ton ne ressemblait guère à celui d’Ema Vol Drek, si autoritaire d’habitude, si intransigeante. Il n’avait pas souvenir de l'avoir déjà entendu exprimer aussi ouvertement de l’inquiétude. Mais de quoi parlaient-ils exactement et de quels risques étaient-ils en train de discuter ? Vlastimiel se demanda s’il ne valait pas mieux retourner au lit, des fois que sa mère et Jílek reviennent, ou alors ouvrir la porte et les confronter, dire qu’il avait tout entendu. Mais il entendit leurs pas s’éloigner à travers le battant et l’instant d’après il avait manqué sa chance.
Presque déçu, il s’en retourna à ses couvertures, s’y enroula et ferma les yeux, décidé à dormir. Peine perdue. Les paroles de sa mère et de Jílek tournaient dans son esprit, l’empêchait de trouver le sommeil. C’était la première fois que Vlastimil était confronté à une énigme pareil, il avait toujours jusqu’ici pu compter sur son conseil, sa famille et son mage pour l’aider en cas de dilemme, souvent d’ailleurs il ne prenait même pas vraiment de décision, se contentant d’apposer le sceau royal sur des décrets dont on lui expliquait, parfois trop vite, les tenants et aboutissants. Mais c’était toujours sa mère qui savait ce qu’elle faisait, elle tenait le royaume depuis dix ans déjà et la Polkême ne s’en portait pas mal, alors pourquoi était-elle si inquiète ce soir, et pourquoi à son propos ? Cela le faisait se tourner et se retourner dans ses draps, frustré de ne pas avoir de réponse, et frustré de ne pas réussir à dormir. Il en était au point d’envisager de laisser tomber le sommeil, se relever, appeler quelqu’un et s’en aller directement aux appartements de sa mère lui demander des comptes. Il pouvait le faire, après tout, il était le roi, Jílek et elle n’avaient pas le droit de lui cacher des choses.
Il tournait cette idée dans son esprit depuis un petit moment lorsqu’un nouveau bruit étouffé le fit sursauter. Cela venait de la fenêtre cette fois. Il cru tout d’abord à un flocon plus gros que les autres qui était venu s'écraser contre le carreau, mais le bruit recommença et Vlastimiel se redressa dans ses draps. Le feu était mort, autant dire qu’on n’y voyait rien et la fenêtre était masquée par un rideau.
Avec prudence, il posa de nouveau le pied sur le sol et s’approcha du rideau, le tira. Le carreau était noir, on ne distinguait qu’une petite couche de neige qui avait commencé à s’accumuler à sa base, de l’autre côté. Vlastimil fit tourner la poignée, tira et immédiatement un vent vif et froid pénétra la chambre, faisant crépiter les braises au passage. Il allait refermer quand une petite forme noire sauta vivement à l’intérieur.
- Qu… ! eh !
C’était un chat, un chat noir. Vlastimil secoua la tête. Ce n’était pas possible. Se tournant vers la fenêtre, il passa sa tête au dehors de la tour. On n’y voyait rien, juste une tornade de flocon gris qui tourbillonnaient devant ses yeux, apparaissant et disparaissant dans l’obscurité avant qu’il n’ait le temps de les fixer du regard. Pas besoin de lune ou de bougie, Vlastimil connaissait sa chambre, elle se hissait à quelques deux-cents mètres de haut, l’une des plus hautes tour du château et aucun chat n’aurait pu grimper jusque-là. L’air devenait vraiment glaçant alors Vlastimil referma le carreau et se retourna à la recherche du chat.
De chat, il n’y en avait plus. A la place se tenait un garçon dans le fond de la pièce. D’à peu près son âge, il avait les cheveux bruns, mais tellement couverts de neige qu’on les aurait dit blanc. Ses épaules et sa veste étaient aussi couvertes de flocons et il goûtait de la neige fondue sur le tapis.
Vlastimil se redressa, écartant les épaules avec dignité.
- Qui êtes-vous ? Un mage ?
- Non. Un envoyé de Blême.
Le garçon avait les yeux brillants, et un sourire étrange, mais pas menaçant. Vlastimil savait qu’il aurait dû appeler à l’aide maintenant, il y avait suffisamment de boutons dissimulés dans la pièce pour qu’il soit impossible de l’empêcher d’en presser un. Cela allait déclencher une alarme dans la garnison, un étage en dessous, et les militaires seraient là en quelques instants, s’empareraient de l’intru, envoyé de Blême ou pas.
- Un agent du Grand-Duc ?
Le garçon secoua la tête.
- Tous les envoyés de Blême ne sont pas des agents du Grand-Duc. Au contraire pour ma part, je viens en ami.
Pouvait-on vraiment se fier à quelqu’un capable de se changer en chat ? Certains mages y parvenaient, disait-on, c’était pour ça que Vlastimil avait d’abord soupçonné que le garçon puisse appartenir à leur ordre, mais il entendait à présent clairement dans son accent les inflexions de Transblêmie, cet accent bâtard si particulier, lointain dérivé du blêmien mais qui revenait du nazum avec quelque chose de plus guttural et aussi, quelque part, de plus chantant.
- Un ami ? Je ne vous connais pas, et vous n’avez pas à être dans mes appartements sans rendez-vous, surtout à cette heure.
- J’ai frappé quand même.
Vlastimil avait conscience du ridicule de ses reproches. Rien n’allait dans cette rencontre, rien n’était normal, il aurait dû appuyer sur le bouton, sonner l’alarme, et pourtant…
- Soit. Et que me voulez-vous ?
- Tu peux me tutoyer, nous avons le même âge.
Vlastimil faillit s’étouffer, non mais il se prenait pour qui ?? « D’accord, croassa-t-il vexé, et donc ? »
- Et donc je viens te prévenir, un coup se monte contre toi et la Polkême, contre l’Eurysie et le monde entier.
Le garçon n’avait pas l’air de plaisanter et si Vlastimil se serait peut-être doucement moqué quelques heures au paravent, la conversation entre sa mère et Jílek lui restait encore vive en tête. Il hocha la tête.
- Qui nous menace ?
- Ion de Blême. Evidemment pensa Vlastimil. « Et son serviteur Cojocaru, la Transblêmie va passer à l’action dans peu de temps. »
- La Transblêmie est un tout petit pays, répondit-il en haussant les épaules.
- Un petit groupe de gens très déterminé peut suffire à changer les choses, ça a toujours été comme ça. Cojocaru a noué des alliances contre-nature et souhaite influencer l’équilibre du monde à venir, il faut impérativement l’en empêcher.
Mihai Cojocaru, Vlastimil se souvenait d'en avoir vaguement entendu parler. La Transblêmie faisait partie de ces pays que surveillait la Polkême, bien qu'une mer les sépare et que le Grand-Duché ne possède pas de marine, on savait que les Transblêmes étaient en contact avec certaines personnes en Pal ponantaise et y avaient des agents. Des assassinats ciblés avaient eu lieu et des affaires plus inquiétantes de combustions spontanées que les mages tentaient d'expliquer en les attribuant à un effet de mèche, mais que la Transblêmie finissait toujours (on ne savait jamais comment) par apprendre et par revendiquer dans la foulée, même quand on tenait les incidents cachés.
Mihai Cojocaru, donc, était l'un des Grands Inquisiteurs de Transblêmie, le plus haut grade dans la hiérarchie militaire en dessous de celui du Grand-Duc, et si en soi cela n'était pas vraiment remarquable, il avait attiré l'attention des services secrets en faisant supprimer ses deux collègues. Le Grand Inquisitorat transblême, triumvirat depuis plusieurs décennies, était depuis quelques années devenu monocéphale. Vlastimil se souvint que son cousin Benjamin en avait même plaisanté, que "l'hydre était bien idiote de se dévorer toute seule ses têtes". Cela avait faire rire tout le Conseil, mais pas Jílek qui avait rapidement appelé à prendre au sérieux la menace. Ion de Blême était notoirement un fantoche, tout le monde savait que c'étaient les Grands Inquisiteurs qui dirigeaient la Transblêmie et pour la première fois depuis un siècle, le Grand-Duché se trouvait dirigé par un seul homme, et un plutôt débrouillard à voir comment il avait liquidé les deux autres.
- D’accord, imaginons que ce soit vrai, que compte-t-il faire exactement ?
- Te remplacer par quelqu’un d’autre. Qui aurait ton apparence, ta voix, mais pas toi.
Vlastimil secoua de nouveau la tête, cette fois pour dénier.
- C’est n’importe quoi, ça n’est pas possible.
- C’est possible et ça a déjà commencé. Je ne t’en dirai pas plus ce soir mais je reviendra bientôt, quand j’en saurai davantage. D’ici là méfie-toi, sois cohérent avec toi-même et ne perds pas confiance en toi.
Ca n’avait décidément aucun sens. Vlastimil allait répondre mais déjà le garçon le dépassait et avant qu’il n’ait pu réagir, avait ouvert la fenêtre et s’était hissé sur le rebord.
- Non attends !!
Mais le garçon avait sauté, ou tout du moins avait été avalé par le froid et la nuit et Vlastimil eu beau se pencher le buste en avant dans le vide il n’aperçut rien de lui. Peut-être s’est-il fracassé en bas ? pensa-t-il, mais il se dit que si ce Transblêmien avait pu entrer dans sa tour, il pouvait sans doute en sortir également, d’une manière ou d’une autre. Vlastimil referma la fenêtre et s’aperçut qu’il grelottait. De froid ? de peur ? Il alla s’enrouler dans ses couvertures, s’en recouvrit la tête pour se faire une cabane. Le remplacer par quelqu’un qui lui ressemblait ? D’identique à lui ? Qu’est-ce que ça voulait dire exactement ? Il avait entendu parler au loin des clones de Carnavale et des porteurs de masque de Fortuna, était-ce cela que préparait le Grand-Duc ? Mais un clone n’aurait jamais son âge, son visage, sa voix, et certainement pas sa mémoire, la supercherie ne tiendrait pas.
Il y réfléchit encore, et sans s’en rendre compte, s’endormit.
Posté le : 27 oct. 2024 à 12:14:31
1716
C’est un pays de cocagne, un pays doux qui n’a pas encore été désenchanté. Peut-être le dernier du monde, caché dans ses montagnes. Il a tenu si longtemps par des moyens détournés, il a survécu aux guerres modernes, aux invasions, aux révolutions. Il a su garder sa simplicité première, son harmonie, son ordre, comme intangible, imperméable au temps et aux bouleversements. La Polkême est un fantôme hors du monde. Mais le monde nous rattrape.
Alors que je contemple en contrebas les maisons étalées sur la plaine, le roue à aube tourner lentement et les pals du moulin également, quelque chose en moi se serre à l’idée que tout cela pourrait bientôt être perdu. L’ai-je rêvé, ce temps suspendu ? Il me semble me réveiller soudain et déjà mes songes s’enfuient. Quelque part au loin, dans la cité joyeuse de Volvoda, des gens s’inquiètent de l’avenir. Ils le font à ma place, pour que je n’ai pas à m’en soucier. Pour que l’on puisse ici continuer encore à croquer dans les fruits et jeter l’hameçon dans les rivières. Mais trois-cents hommes peuvent-ils retenir le monde ? J’y pense et puis on m’appelle. On me crie de les rejoindre, de venir me baigner dans les rivières et cueillir les pommes dans les vergers. Je retourne à mes songes, il sera toujours temps de se réveiller plus tard.
Posté le : 11 nov. 2024 à 17:18:26
7943
Le ciel était bleu et le temps long. Sa Majesté Vlastimil Vol Drek s’ennuyait. A nouveau venaient s’accumuler devant lui un monceau de « conseils », dossiers innombrables rendus par les toutes aussi innombrables missions des chambres parlementaires. La Constitution polk était claire : les députés de Polkême n’avaient qu’un rôle consultatif, ils conseillaient Sa Majesté mais c’était à Sa Majesté d’accepter ou non de promulguer leurs lois. Cela avait été vrai dans le passé. Même si les Vol Drek conservaient plus de pouvoir que bien des monarchies dans le monde, le parlementarisme avait fait son chemin et le rôle du roi était désormais presque purement figuratif. Il fallait lire cependant. Pas tout, bien sûr, Vlastimil Vol Drek avait suffisamment d’oncles, de tantes et de conseillers à ses côtés pour éplucher en amont chacune des pages qui se retrouvaient à présent sur son bureau, mais à la fin, c’était lui qui signait.
Le ciel était bleu et Vlastimil Vol Drek s’ennuyait. La visite du Transblême, dont les détails étaient devenus flous avec le temps, n’avait pas cessé de lui occuper l’esprit depuis plus d’un mois. Des mots inquiétants, un avertissement : « Te remplacer par quelqu’un d’autre. Qui aurait ton apparence, ta voix, mais pas toi. » Ce que cela signifiait, le monarque n’en avait toujours aucune idée.
D’un geste distrait, il paragrapha une série de mesures concernant divers aides à l’investissement dans les baronnies, censées faciliter la réindustrialisation des campagnes. Le projet avait fait grand bruit aux chambres, on l’avait prévenu que les députés s’entre-déchiraient autour de la question du budget de l’année 2015 qui devait marquer un tournant pour l’économie et la diplomatie polk. Manifestement, ils avaient fini par trouver un compromis, pensa Vlastimil en repoussant les feuillets signés. Des fois, il prenait le temps de lire en diagonal, par curiosité, mais pas aujourd’hui, sachant pertinemment que jamais sa mère n’aurait laissé lui être soumis une loi allant contre les intérêts de la Couronne et du pays. Ema Vol Drek avait fait une reine régente redoutable à la mort de son père et continuait d’exercer le pouvoir sans que personne n’y trouve à redire, à commencer par son fils. Toutes ces responsabilités le barbaient au plus haut point. Il se demanda comment faisaient les autres souverains de son âge, s’ils étaient plus sages, plus travailleurs, ou si comme lui ils se perdaient dans la contemplation du ciel, de l’autre côté des carreaux. Puis il souhaita lui aussi pouvoir se changer en chat, comme les Transblême.
Un nuage lui arracha un soupire. Vlastimil Vol Drek repoussa sa chaise et s’approcha de la fenêtre qu’il ouvrit. L’air de janvier était froid, plus froid encore que cette nuit de décembre où il avait été visité. Il ne neigeait pas cependant, bien que les toits de Volvoda en contre-bas soient tous blancs. A cette hauteur, on distinguait tout juste les silhouettes parcourir les rues, points noirs énergiques comme autant de petites fourmis au travail. Vlastimil agita la main, saluant quelqu’un quelque part, qui par hasard aurait levé les yeux. Si je ne les vois pas, eux non plus pensa-t-il. C’était puéril, il avait du travail. Il allait refermer la fenêtre quand du mouvement attira son attention au niveau du sommet d’une tour sur sa droite. Sur les tuiles du toit, pointu comme une lance mais recourbé à sa base, avançait un chat. Le cœur de Vlastimil manqua un battement. Était-ce son chat ? Le chat Transblême ? Ces derniers temps il avait commencé à se raisonner en se disant que, peut-être, il avait pu cauchemarder toute cette nuit, mais en voyant l’animal ainsi perché tout ce fébrile travail d’auto-persuasion se dissipa instantanément. Ce dont il se souvenait avait bien eu lieu, la discussion entre sa mère et Jílek, puis la visite du garçon métamorphe.
― EH !! hurla Vlastimil, mais son cri fut emporté par une bourrasque de vent et le chat ne réagit pas. Il s’était arrêté pour se nettoyer la patte. C’est juste un chat pensa Vlastimil avec une pointe de déception il y en a des tonnes au château. Rarement à cette hauteur cependant, et comment il s’était retrouvé là-haut, difficile à dire. Une lucarne mal refermée peut-être, n’empêche que la coincidence était troublante.
Le roi se pencha davantage, agita un bras désespérément pour attirer l’attention de l’animal qui persistait à l’ignorer. Fronçant les sourcils, Vlastimil vint appuyer son ventre contre le bord de la fenêtre, s’accrocha au cadre de la main gauche et avança son buste dans le vide.
― Eh oh !!
Le chat continuait de s’en foutre.
― Votre Majesté ?
Le garçon fut pris d’un sursaut et manqua de perdre l’équilibre.
― Votre Majesté attention !
Vlastimil se rentra dans la pièce.
― Excuse moi Jílek, j’avais cru voir quelque chose.
Apparu dans l'embrasure de la porte de la pièce, le vieux mage semblait soucieux. Vêtu d’un élégant pourpoint d’un bleu profond brodé de fils d’argent, sa main droite tenait un classeur, l’autre jouait nerveusement avec la fourche de sa barbe blanche – il la teignait pour obtenir une couleur immaculée, avait-il un jour confié au roi.
― N’allez pas vous casser le cou en vous penchant comme ça, une bourrasque est vite arrivée.
― Je sais, répondit Vlastimil, agacé du sermon. « Ce sont de nouveaux conseils ? demanda-t-il en désignant du menton le classeur que portait le mage.
― J’en ai bien peur. La mission à la Nature a terminé son bilan de l’état des forêts du royaume, elle demande à ce que vous le validiez.
Vlastimil haussa les sourcils. Il avait l’impression d’avoir déjà lu ce genre de bilans des centaines de fois – pas complétement à tort d’ailleurs, les missions rédigeaient chacune le leur tous les ans.
― Dis moi Jílek, est-ce que les métamorphes existent ?
Le mage parut surpris de la question.
― Pas que je sache. Bien que certains de mes confrères se vantent de posséder ce genre de dons. Vous savez à quel point la question de la magie est… ambiguë. Pourvu que les gens y croient…
― La réalité se distord, oui je sais. Mais je parle de réel métamorphe. Par exemple qui permettrait d’atteindre des endroits inaccessibles.
― Qui iraient au-delà de la physique vous voulez dire ? A priori ce n’est pas possible. Du moins nous n’avons jamais assisté à ce type de phénomène. On en parle dans de nombreuses légendes ceci dit, alors, peut-être.
Le mage haussa les épaules.
« Ce sujet vous intéresse Votre Majesté ? »
Ce fut au tour de Vlastimil de hausser les épaules.
― Comme ça. Et pourquoi pas ? Ce ne serait pas désagréable de se changer en animal, en oiseau dans le ciel, en poisson, en chat…
Jílek vint déposer son classeur sur le bureau et alla s’installer dans un fauteuil près du poêle.
― Tout le monde aimerait que ce soit possible, jusqu’à ce que ce le soit. Je préfère croire en un monde à peu près rationnel, cela rend nos ennemis moins terrifiants.
― Ion de Blême, commenta Vlastimil d’un ton dégoûté.
Le vieil homme hocha la tête d’un air grave.
― Oui. Le Grand-Duc est l’une des dernières personnes à entretenir l’ambiguïté sur la réalité de ses pouvoirs. Tous les empereurs dieux et autres prétendus sorciers ont tombé le masque depuis longtemps, le sacré est confondu avec le cérémoniel, voire le folklorique. Personne d’autre que les Transblêmes ne prétend vraiment pouvoir outrepasser les lois de la physique.
― Et si c’était vrai ? demanda Vlastimil. « Il y a tout de même des choses inexplicables.
― Se poser la question c’est déjà prêter le flanc à leurs manigances, mit en garde Jílek. Ils n’attendent que cela, c’est bien documenté, les Transblêmes ébranlent la confiance des gens dans la réalité pour imposer une réalité alternative. En escamotant le spectre du raisonnable et du certain, ils prennent le pouvoir sur les esprits faibles. Ne vous laissez pas impressionner Votre Majesté, la Transblêmie est un petit pays haineux sans influence. Si vous ne croyez pas en eux, ils sont inoffensifs. »
Cette conversation, il l’avait déjà eu à plusieurs reprises, avec des mots différents, adaptés à son âge. Maintenant qu’il était un jeune homme, on lui parlait comme à un adulte, mais Vlastimil pouvait encore sentir une pointe de paternalisme soucieux dans le ton de Jílek. Le vieux mage avait toujours été de bons conseils. Pourtant lui et sa mère lui cachaient des choses…
― Votre Majesté ?
Vlastimil releva le nez. « Hm ?
― Si quelque chose vous tracassait, vous savez que vous pouvez m’en entretenir ? Je vous assure qu’il n’existe aucune manifestation surnaturelle qui ne trouve une explication logique et raisonnable. N’en doutez jamais. »
Le roi hocha la tête et se força à sourire.
― Tout va bien Jílek, merci. Je vais continuer à signer les papiers.
La réponse eut l’air de satisfaire le vieux mage qui se releva dans un craquement de genoux et, après un geste de la tête pour signifier son respect, s’en alla vers la porte et disparu dans le couloir.
Vlastimil attendit d’entendre ses pas s’éloigner et retourna vers la fenêtre qu’il avait laissé ouverte. Il allait la refermer, le froid s’insinuait dans toute la pièce, mais jeta un coup d’œil en direction de la tour. Le chat avait disparu. Sans doute rentré par où il est sorti pensa Vlastimil, et il referma le carreau.