12/11/2014
12:14:51
Index du forum Continents Eurysie Pal ponantaise

Activités intérieures en Pal ponantaise

Voir fiche pays Voir sur la carte
33
https://www.zupimages.net/up/24/41/ytnm.jpg
4262
Trădător


https://www.zupimages.net/up/24/41/39qk.jpg


Comme cela arrive parfois, je fus tiré de mon sommeil par la faim. J’ai pris l’habitude de demander à ma femme de préparer un dîner léger pour profiter d'une bonne nuit, mais pour peu qu’elle ait cuisiné une soupe, immanquablement un creux au ventre me tire du lit aux alentours de deux heures du matin.

La maison est calme, silencieuse. A mes côtés dans le lit chaud mon épouse respire doucement. Désireux de ne pas la réveiller – car elle m’interdirait alors l’accès au frigo – je me lève à pas de loups et, bénissant le tapis épais qui étouffe mes pas, me dirige vers la porte de la cuisine. Je m’y faufile. La menace de réveiller ma femme s’éloigne, je prends davantage mes aises.
A travers les légers rideaux de la fenêtre, la lumière de la rue pénètre dans la pièce et éclaire suffisamment, d’une lueur pâle, la table, les placards, l’évier. Je fais deux pas en direction du frigo, passe devant la fenêtre, un mouvement d’air soulève le tissu, mon regard est attiré par la rue.

En bas, une forme noire se faufile, comme moi dans la cuisine. Haute, trapue, elle semble aller sur ressors, ou sur échasses, tant son pas léger a quelque chose d’agile et de chaloupé. Je plisse les yeux, me penche. La forme est là, sous la fenêtre, devant la maison. Elle porte un épais manteau de fourrure noire qui m’évoque un instant les toques épaisses que portent parfois les Polk pour se tenir chaud. Le manteau semble la recouvrir jusqu’aux genoux et dessous apparaissent deux bottes. Leur forme est étrange. Elles semblent articulées comme dans le mauvais sens, comme les pattes d’un marsupial. Un frisson me prend, est-ce que je cauchemarde. La forme ne bouge plus, là devant ma porte. J’ai beau la regarder fixement, je ne distingue pas ce qu’elle est, cela m’angoisse, c’est forcément un homme, un badauds emmitouflé dans un manteau, c’est le début de l’hiver, la Pal est froide en cette saison et l’éclairage est mauvais, trop haut, il pénètre dans ma cuisine et m’aveugle.

La forme me regarde. En fait, elle ne porte pas un chapeau, et elle est beaucoup trop grande pour un homme de taille normale. Deux yeux brillent par intermittence dans la pénombre de mon perron, lorsqu’un éclat de lampadaire s’y perd. Je recule, manque de trébucher, me cogne contre la table, jure discrètement. Pas assez discrètement.

- Ça va ?

C’est la voix endormie de ma femme qui me vient de la chambre. Mince.

- Oui oui rendors toi.
- Tu prends dans le frigo ?

Son ton est plus suspicieux et mieux réveillé également.

- Rendors toi je te dis, je réponds d’un ton agacé, agacé par ma propre bêtise. Une bête, n’importe quoi.
J’entends les couvertures qui bougent à côté. Et merde elle se lève, mon casse-dalle de minuit s’envole. Je chasse une envie de jeter un nouveau coup d’œil à la rue mais déjà la porte s’ouvre et ma femme est là, l’air sévère.

- Si tu ne manges pas assez le soir il faut que tu me le dises, gronde-t-elle, je te ferai du pain beurré avec la soupe à l’oignon et…

Elle se fige. J’ai entendu moi aussi. Un grattement, contre la porte d’entrée, à l’étage du dessous. Ma femme m’interroge du regard, je déglutis.

- Attends ici j’ordonne. Elle ne discute pas, je perçois un fond de crainte dans son regard.

Il n’y a pas des milliers de cas de figures. Un plaisantin, un badaud ivre, un chat errant. Ou la quatrième possibilité.

Je me glisse cette fois en direction de l’escalier qui mène au rez-de-chaussée. Le grattement continue, lent, régulier. On pourrai croire à une branche qui vient frotter contre le battant, j’aimerai y croire, seulement il y a ma vision de la rue. J’aurai dû vérifier par la fenêtre mais trop tard, je suis au milieu des marches à présent. En bas dans le hall se trouve un placard et dans le placard, mon épée de cérémonie. Les Blêmes ne sont pas autorisés à avoir des armes à feu, mais une arme blanche vaut autant qu’un fusil au corps à corps, et est largement suffisante pour effrayer un importun.

J’ouvre le placard, me saisis de la garde. Le pâle reflet de la lame dans l’obscurité du hall me rassérène. Je ne pense même pas à allumer. Le grattement continue.

- Qui est là, je demande d’une voix coléreuse. On ne me répond pas. Le grattement s’intensifie. « Vous pensez me faire peur ? Vous vous adressez à un magistrat de Polkême, fils de Blême, si vous croyez que… »

- Tu n’as rien d’un enfant de Blême.
La voix est robotique, sourde, sombre. J’ai appris à la reconnaitre. Un vocalisateur de Transblêmie. Une sueur froide me dévale le dos. Seigneur. Le Grand-Duc. Je me retourne vers l’escalier.

- Dacia ! La sort-

Je n’achève pas. Une explosion défonce la porte, me projette contre les marches, arrosé de copeaux de bois. Mes oreilles sifflent et je peine à comprendre où je suis. J’ai du sang dans la bouche, j’entends vaguement les hurlements de ma femme au premier étage.

- Dacia…

Je me tourne douloureusement, il est là. Dans le hall. Un homme comme monté sur des échasses, dans un grand manteau de fourrure noire. Avec un masque de loup.



https://www.zupimages.net/up/24/41/qhrq.jpg
10574
Un thé sur la Pal


https://www.zupimages.net/up/24/41/0uoc.png


Elles avaient étendu leur nappe sur les lis et après avoir bien tassé, s’y étaient installées l’une en face de l’autre et le samovar au milieu. Lorsque le petit réchaud électrique allumé se mit à dégager de la vapeur, elles en soulevèrent le couvercle de l’habitacle au sommet pour y glisser des feuilles sèches et des herbes à infuser. Aucun vent ne soufflait sur la Pal aujourd’hui, les nuages semblaient comme figés dans le ciel et malgré l’automne entamé il faisait bon aux rayons du soleil qu'attiraient leurs longues tenues noires.
Elles venaient souvent à cet endroit pour déjeuner le dimanche, il fallait marcher un peu, une bonne heure et demie au moins pour qu’enfin les dernières habitations disparaissent et se sentir enfin seules au milieu de la steppe sauvage. L’horizon était bas, on y voyait de loin quand il ne s’élevait pas quelque part sous forme d’une colline rocheuse. Plus au nord le relief s’accentuait, l’immensité des lis laissait place à des monticules d’herbe rase où pas grand-chose ne paissait à part les animaux de la région, des chèvres et des boucs qu’on élevait pour leur lait et leur laine. La Pal est un lieu vaste et guère habité en dehors de ses grands centres urbains, posés là encerclés de rien, comme la vache pose sa merde au milieu de nulle part.

Le thé était prêt à présent, brûlant mais c’est ainsi qu’on le boit. Tout en poursuivant leur discussion, l’une des deux femmes s’était emparé d’une tasse et l’avait placée dessous le bec du samovar où une simple pression fit couler le liquide. Elle tendit la tasse et en remplit une deuxième.

- Aux vacances, dit l’une en soulevant la tasse.
- Aux vacances, dit l’autre.

Et elles relevèrent leurs voiles noirs pour porter la tasse à la bouche. C’était l’aspect le plus ennuyant du voile blême, qu’il fallait sans cesse le sortir et le ranger du col où on le glissait pour boire, manger, éternuer ou se gratter le nez. Ça et les jours de grande chaleur, quand la sueur vous le collait au visage.

- Je ne sais pas comment ils font en Transblêmie, avec l’interdiction de les retirer…
- Il y fait plus froid aussi, et leurs tissus sont de meilleure qualité.
- C’est vrai, et disant cela, elle tira sur son voile pour en juger la texture. « En Transblêmie, ils en portent en fils d’araignées, il paraît que c’est comme une brise sur le visage. »
Cela fit rire l’autre femme.
- Les Inquisiteurs peut-être, mais pour le reste je n’y crois pas un instant. Leur savoir-faire n’est pas meilleure qu’ici, c’est juste qu’ils ont une vraie industrie là-bas.

Elle reposa sa tasse. Au loin, très loin, un trouble dans l’horizon faisait onduler le paysage.

- De la poussière, commenta l’une des deux femmes.
- Des troupeaux ? demanda l’autre.
- Sans doute, et elle releva la tasse à sa bouche.

Mais ce n’était pas des troupeaux, les vaches et les moutons caracolaient rarement, sauf en cas de danger, ce qui était rare et la poussière qui se discernait mieux maintenant donnait l’impression de peu de monde, mais très rapides.
Les deux femmes avaient repris leur conversation futile mais l’abrégèrent de nouveau pour se concentrer sur ce qui arrivait.

- Ce sont des cavaliers je pense.
- Oui, ils sont plus rapides que des vaches en tout cas.

Cela la fit sourire, mais derrière le voile on ne le savait pas.

- Des hussards ? Ou des cosaques ? Les journaux disent que le nouveau régent a ramené ses propres troupes en plus de celles du Roi. Peut-être qu’ils font de la patrouille ?

L’autre ne répondit pas, son corps et son regard s’étaient tendus en direction du nuage de poussière, plus large à chaque instant. Son amie avait reposé sa tasse et l’imita, joignant ses mains sur ses genoux pour dissimuler une ombre de tremblement. Quelques secondes passèrent et puis.

- C’est le Marquis.
- Ah.

Le Ah voulait tout dire, et rien. D’un mouvement commun, elles se détournèrent et se faisant face à nouveau, reprirent leurs tasses comme si de rien n’était.

- Du thé encore ?
- Avec plaisir. As-tu vu que le nouveau régent venait du nord ? Je pense que Vlastimil cherche à nous envoyer un message.
- Il doit sans doute penser qu’il nous punit en nous collant un étranger mais il n’en sera assassiné que plus vite.

Elles pouffèrent.

- Je n’aimais pas Artan Senèar…
- Personne ne l’aimait.
- … mais il venait de Popek, c’est frontalier, d’ailleurs il avait un excellent accent.
- Quand il faisait l’effort de parler blême, en général il parlait polk.
- Tout de même, ça ne méritait pas de se faire empaler.
- Il avait tenu des propos inacceptables. Tu te souviens « la Pal est une prairie habitée par des chiens enragés » on ne parle pas comme ça des gens.
- C’était il y a deux ans, pourquoi l’avoir assassiné maintenant ?
- Peut-être le temps de préparer le coup. Ou bien quelque chose que nous ignorons. On ne sait même pas qui l’a tué, personne n’a revendiqué sa mort à part dans les journaux.
- Des partisans, ils revendiquent tout ce qui peut nuire à la Polkême. Si Vlastimil attrape un rhume ils seraient fichus de dire que c’est grâce à eux.
- Alors ?
- Je ne sais pas.
- Le Grand-Duc.
- Tu crois ?
- Et pourquoi pas. On dit qu’il a des pouvoirs.
- On sait qu’il en a. Il est immortel.
- Tu sais ce que j’en pense.
- Allons !
- C’est un truc de naïf.
- Arrête…
- Un tour de passe-passe.
- Tu parles comme un Polk.
- Ça n’enlève rien à ce qu’il représente et à ma fidélité mais notre combat se mène avec des hommes, pas des démons.
- Des anges tu veux dire, il est l’épée de Saint-Michel.
- Toi arrête, ce sont des hommes qui ont assassiné le Régent, pas des anges.
- Et qu’est-ce que tu en sais ?
- Les anges ne se seraient pas déplacés pour quelqu’un d’aussi médiocre qu’Artan Senèar. Quitte à descendre sur terre, c’est tous les Vol Drek qu’ils auraient dû empaler.

On distinguait les cavaliers à présents et il était devenu clair qu’ils les avaient aperçu également et se dirigeaient dans leur direction. Quand le bruit de la chevauchée devint perceptible, les deux femmes cessèrent à nouveau de discuter et pivotèrent légèrement du buste pour leur faire face.
Ils étaient douze, cuirassés à moitié, certains brandissant de longues lances, d'autres des fusils et d'autres des instruments de musique. Ils étaient vêtus davantage pour la chasse et le sport que pour la guerre. Ils n’en étaient pas moins terribles : jeunes, bigarrés dans leurs fourrures et leurs vêtements bariolés, « des clowns » les qualifiaient certains, mais dans le soleil de midi, parés des reflets de la steppe rousse, ils étaient superbes. Le meneur devait avoir vingt-cinq ans, guère plus mais pas moins à voir le collier de barbe huilée qui lui ornait la mâchoire sans un trou. Il allait tête nue, ses cheveux longs tombant en cascade sur l’arrière de sa nuque lui faisait comme une crinière noire.

- Mesdames, les salua-t-il en menant son cheval à quelques pas d’elles. C’était une bête aussi noire que son maître, nasaux fumant d’avoir galopé si longtemps, et qui raclait le sol de ses sabots en donnant l'impression de chercher à mordre. Le jeune homme dû comprendre et lui fit tourner bride pour l’éloigner d’elles. « Ne craignez pas mon cheval, il n’est méchant que sur mon ordre. »

L’une des deux femmes reposa sa tasse avec un léger mouvement dédaigneux des épaules. « Espérons que vous aurez la bonté de nous épargner alors. C’est rare de vous voir si bas monsieur le Marquis. »

- C’est que Port-Ponant était tenu par un de mes ennemis mais j’espère me faire un ami du nouveau régent. Moi et mes gars descendons lui souhaiter la bienvenue.
- C’est très aimable de votre part.

Mihail Vil Vulcan, Marquis de la Pal – du moins aimait-il revendiquer le titre – allait où bon lui semblait dans la steppe, s’invitant partout, chez lui chez tout le monde. On le disait sans gêne, mais au moins avait-il du charme pour se rattraper.

- Je vois que vous êtes accoutrées à la mode transblême, elle s’importe de plus en plus chez les partisans de notre cause, pour ma part je n’y suis pas favorable, la Transblêmie est une terre étrangère de laquelle nous n’avons rien à attendre. Notre libération sera de notre fait et pas de celui des outre-mer.
- Ne considérez dont vous pas les Transblêmes comme des compatriotes monsieur le Marquis ?
- Ils ont leur Grand-Duc, mais la Pal est un Marquisat, Ion de Blême est pour ainsi dire un usurpateur qui mériterait le pal autant que les Polks.

La bravade fut accueillie d’un silence. Même ici, de l’autre côté de la mer, on ne prononçait pas le nom du Grand-Duc avec légèreté. Outre ses partisans suspcetibles de vous entendre, on disait que cela attirait le mauvais œil. Mais sans doute Mihail Vil Vulcan devait-il considérer qu’il n’avait pas grand-chose à craindre au milieu de la steppe, entouré de ses hommes, et peut-être n’était-il pas superstitieux. Il rompit le silence à nouveau.

- Je n’ai rien contre sa mode toutefois. C’est le patrimoine après tout. C’est juste dommage de ne pas laisser le soleil profiter de vos jolis visages. Le soleil et nous autres.
- Peut-être ne sont-ils pas si jolis ? Comment pouvez vous le savoir monsieur le Marquis ?
- Douce voix ne saurait mentir, et je suis joueur. Et disant cela il se tourna vers l’un des hommes qui l’accompagnait, un grand échalas tout roux et tout blanc qui devait avoir son âge à peu près. « Dumitru, paries-tu avec moi ? »
L’autre se mit à rire. « Sur la beauté de laquelle ? »
- Des deux, et le marquis se fendit d’un sourire.
- Très bien je dis moi que celle de droite est belle, et l’autre un laideron.

Cela fit rire le reste des cavaliers. L’un d’eux leva la main.

- J’aimerai entendre la voix de celle de gauche avant de me prononcer.

Il y eut un silence tandis que les regards se portaient sur elle.

- Messieurs, je vous trouve soudain très goujats.
- Je dis qu’elle est belle aussi !
- Pas moi, dit un quatrième cavalier, la gauche est belle, la droite laideronne.
- Et moi que les deux ont de la moustache ! et tous rirent aux éclats.
- Mesdames, reprit Mihail Vil Vulcan, pardonnez la grossièreté de mes hommes, ce sont tous d’affreux barbares sans éducation. Cependant nous nous languissons et un pari est un pari, ne prolongez pas le suspens je vous en supplies.

Les deux femmes restèrent parfaitement de marbre.

- Vous nous importunez, monsieur le Marquis, vous, vos hommes et vos grossièretés. Nous prenions le thé paisiblement avant votre arrivé, est-ce ainsi que vous traiterez votre peuple une fois au pouvoir ?

L’hypothèse de son retour en grâce parut plaire à Vil Vulcan qui se redressa sur son cheval.

- Certes non, et d’ailleurs nous allons partir et vous laisser en paix. Mais pas sans savoir lequel d’entre nous a gagné son pari…

La femme de droite remua, l’air agacée. « Soit monsieur le Marquis, mais en réparation pour votre impolitesse je vous demanderai une faveur. »

On murmura du côté des cavaliers. Vil Vulcan semblait surpris, mais se reprit et engagea une ombre de révérence du haut de son cheval.

- Demandez madame, vous serez peut-être exaucée. J’ai de l’or, des peaux et des fourrures, des gourdes de miel et de vin. Mais si vous préférez un baiser, souffrez d’abord que je vois vos visages avant de décider de vous l’accorder.
- Le Marquis est prudent, répondit la femme d’une voix froide. « Pas de miel ni de baiser je vous remercie, j’aimerai que vous portiez un message au nouveau Régent pour moi, puisque vous avez dit être en route pour le rencontrer. »
- C’est vrai. Dites moi et je lui transmettrai.
- Dites lui que s’il ne veut pas connaître le même sort qu’Artan Senèar il serait bien avisé de ne pas reproduire ses erreurs et de comprendre qu’on ne peut gouverner la Pal par la force.
- Ah ! cela fit s’esclaffer les cavaliers. Le Marquis avait l’air amusé lui aussi. « Et comment, sinon par la force ? Êtes vous une sorte de démocrate, une humaniste fagotée à la mode transblême ? »
- Loin de là. Je dis que quiconque espère tenir les Blêmes devra respecter leurs traditions et non pas chercher à les effacer pour les remplacer par je-ne-sais quel nationalisme polk.
- Sur cela nous sommes d’accord, mais la force reste nécessaire. Et les traditions, cela tient le peuple en place, mais ça ne renverse pas un gouvernement. Nos chants et nos dansent sont fort beaux, mais ils ne gagnent pas les batailles.
- A vous la force, monsieur le Marquis, vous en êtes l’incarnation. Mais si vous étiez davantage féru de nos traditions, vous sauriez également que la force s’agrémente parfaitement d’un brin de terreur mystique.

L’autre femme eut un petit rire.

- Du thé monsieur le Marquis ?
10512
Débat lors sur sabbat socialiste


https://www.zupimages.net/up/24/41/0uoc.png


Cela faisait deux jours qu’on y était et la patience de tout le monde déclinait dangereusement. Ces congrès interminables rythmaient la vie des forces de gauche en Pal ponantaise, faute de succès et de perspectives politiques elles s’étaient réfugiées dans la parlote. Les sabbats socialistes, comme ils se désignaient eux-mêmes, étaient de grands rassemblement annuels qui duraient plusieurs jours et se tenaient dans la forêt. Chaque formation y installait de larges tentes, y construisait des cabanes provisoires en bois et pendant toute une semaine on enchaînait les débats théoriques, conférences et, le soir, des danses et des chants à la gloire du prolétariat international. Le terme de sabbat était un pied de nez aux Tranblêmiens qui était resté. De l’autre côté de la mer, dans la triste dictature du Grand-Duc, les idées de gauche étaient associés à une forme de diablerie, contre-nature et dangereuse. Tout le système inquisitorial s’était construit contre elles et il n’était pas rare de voir les derniers opposants politiques arrêtés comparaître pour des chefs d’accusation tels que « atteinte à la sûreté de l’Etat et lycanthropie » ou « espionnage et magie noire ». Pour se moquer de ces farces sinistres les socialistes blêmiens avaient renommé leurs congrès en Sabbat et se qualifiaient mutuellement de sorciers.

La plaisanterie n’avait toutefois pas la même saveur pour tout le monde. Si les courants les plus résolument athées y voyaient une simple boutade, la Pal était traversée par de puissants et profonds substrats ésotériques auxquels les socialistes, tout socialistes qu’ils soient, n’étaient pas imperméables. A l’abri des regards, certains profitaient de ces rassemblements pour réaliser de vieux rituels païens pour solliciter la victoire et pour peu qu’on les cherche, on trouvait dans le programme des intitulés de conférences étonnants tels que Théorie de la valeur : conjuguer l’approche matérialiste et métaphysique, Le sens de l’histoire est-il un manichéisme ? ou encore Le fétichisme de la marchandise, contrer le mauvais sort. Considérées par la plupart des gens comme un syncrétisme farfelu entre marxisme orthodoxe et folklore local, elles trouvaient malgré tout leur public, colorant le courant socialiste blême d’une aura atypique, y compris à l’international.

De tels hypothèses n’avaient toutefois pas leur place à la plénière du samedi, avant-dernier jour du Sabbat, où il n’y avait pas d’autres conférences programmées en même temps pour permettre à tout le monde d’être présent. Montés sur des gradins en bois ou simplement assis dans l’herbe fraîche, plus d’un millier de personnes murmuraient en réaction au débat qui se tenait sur l’estrade au milieu de la clairière. Y siégeaient trois pontes du socialisme blême et un invité : Rafael Slak, le premier secrétaire du Partidul Socialist Pal, qui menait la coalition de gauche et qu’on avait invité par politesse même s’il n’avait rien à dire d’un point de vue théorique ; Emil Luca, octogénaire tremblotant qui connaissait son heure de gloire grâce à plusieurs ouvrages de vulgarisation très populaires chez les jeunes militants ; Paolo Gordini, sénateur Velsnien et invité d’honneur du Sabbat qu’on voulait interroger sur les perspectives du socialisme en situation de guerre civile ; et Beatrix Stancu dont certaines propositions internes à la coalition commençaient à avoir de l’écho chez les militants et qu’on était pressé d’entendre se confronter à la ligne majoritaire.

Emil Luca avait déroulé un résumé de sa pensée, que le combat de libération nationale de la Pal était un combat en faveur de l’émancipation humaine, qu’il fallait s’affranchir de la tyrannie polk, une monarchie réactionnaire et incapable de progrès en matière de droits humains, que la Polkême était un boulet qui empêchait le développement technique et industriel de la Pal, que la lutte devait mener à l’auto-détermination des travailleurs et qu’il y avait un parallèle à dresser entre la reprise du contrôle de la région et la réappropriation par la classe ouvrière des moyens de production. Tout le monde était plutôt d’accord avec ça. Il avait par ailleurs expliqué que la révolution et la mise en place du communisme devrait nécessairement en passer par une étape de prise de l’Etat, mis au service de la classe ouvrière, mais que pour cela il fallait déjà qu’il y ait un Etat et donc que le nationalisme était une condition sine qua non à la mise en place du communisme, puisque selon les textes, celui-ci ne pouvait advenir que dans une nation industrialisée où le renversement du rapport de force entre classe bourgeoise et classe ouvrière serait possible. En somme, la ligne des communistes Pal était simple : indépendance, mise en place d’un Etat au service du prolétariat, établissement du communisme et, si on avait le temps, fin de l’Etat quelque part vers la fin.

Tout le monde applaudit.

Rafael Slak avait pris la parole ensuite et parlé beaucoup moins longtemps, rappelé que l’union des gauches était nécessaire, que sans elle on n’arriverait à rien, qu’il fallait rester fidèle à la ligne et qu’il était très honoré de recevoir Paolo Gordini, signe selon lui du dynamisme politique de la Pal ponantaise et du grand avenir international pour le socialisme dans la région, qu’on avait des alliés partout dans le monde et qu’il fallait rester confiant malgré, c’est vrai, quelques contretemps malheureux surtout depuis l’assassinat du Régent.
Paolo Gordini avait pour sa part remercié tout le monde pour l’invitation, dit qu’il était très content d’être là, que la Pal était un beau pays, puis s’était lancé dans une longue explication de ce qui se passait à Velsna parce que personne n’avait suivi la situation là-bas, décri la bataille d’idées entre les libertaires et les loduaristes, expliqué que ses adversaires n’avait rien compris puis passé un bon quart d’heure à détailler un mécanisme très précis d’économie politique qui avait pas mal assommé l’auditoire.

On commençait à sortir le saucisson sur l’herbe quand vint le tour de Beatrix Stancu de s’exprimer. Encore inconnue pour la plupart des gens, elle avait acquis un petit succès auprès d’une branche minoritaire mais très vivace de socialistes Pal, parfois qualifiée « d’anarchisme rouge », qui avaient pas mal choqué en se positionnant contre l’établissement d’un Etat-nation pour les Blêmes. Considérant le consensus général sur la question au sein de la société pal, se positionner contre frisait l’hérésie. Peut-être parce que leurs arguments étaient censés malgré tout, ou que leurs militants étaient bruyants, mais Beatrix Stancu se trouvait aujourd’hui à la tribune, et on attendait de sa part quelques clarifications.

« Camarades, avait-elle commencé, j’aimerai commencer cette intervention par une expérience de pensée. Imaginons une Pal souveraine, un Etat nation pour le peuple Blême. Quelle forme a-t-elle, cette Pal ? Jusqu’où descend-elle ? A l’est, où sont ses frontières ? à l’ouest où s’arrête-t-elle ? Vous me direz, ‘la Pal est la Pal ponantaise’ mais n’y a-t-il pas des Blêmes hors de la Pal ponantaise ? N’y a-t-il pas des Blêmes en Translavya ? A Rême ? En Kazarvie ? et sur tout le littoral de la mer, jusqu’au Nazum en Transblêmie ? Jusqu’où s’étend ce territoire si nécessaire à la souveraineté de notre peuple ?

La question n’existe pas sans une autre : qu’est-ce que les Blêmes ? Conquise au Xième siècle, les Blêmes de Polkême sont davantage polk que tatares. (quelques huées) Ceux de Translavya sont plus translaves que nous. Et que dire des exilés de Transblêmie, si éloignés de nous qu’ils forment à nos yeux un véritable mystère ? Ne sont-ils d’ailleurs pas souverains, eux, et à quel prix ? Sur quel charnier d’autochtone s’est construit le triste duché ? N’y a-t-il pas matière à nous interroger sur le destin des Etats nations ?

Je crains, et je ne crois pas être la seule, que l’orthodoxie marxiste soit une orthodoxie maudite. (des huées) Maudite parce qu’elle nous impose un chemin artificiellement pavé et qu’en cherchant à nous y conformer nous tombons dans le piège de la droite et des puissances réactionnaires. Un Etat pour un peuple, une nation, voilà l’engrenage morbide de la modernité eurysienne et je pense que nous, Blêmes, pourrions nous en émanciper. Un peuple sans Etat, ce n’est pas un peuple sans défense, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, un peuple sans Etat, c’est un peuple sans frontière, un peuple qui revendique d’être d’abord multiple. Quel besoin avons-nous de nous réunir, de tracer des lignes imaginaires, de dire « ceci est Blême, ceci ne l’est pas » et ainsi de poser des barrières entre nous ? Nous avons suffisamment fait couler de sang au nom de ce que devrait être notre peuple et notre Etat, la vérité c’est qu’être Blême ne devrait être ni le sang, ni la race, ni la culture, ni de vivre ici ou là, mais être un projet, et qui s’y rallie est Blême, et qui le combat est notre ennemi. (quelqu’un crie « c’est une Kah-tanaise, qu’on l’empale ! », mais d’autres le huent) J’ai peur, je vous le dis, peur que notre Etat pour lequel nous luttons si chèrement, que cet Etat soit notre tombeau en tant que peuple révolutionnaire car nous n’avons pas à nous conformer aux formes imposées par la modernité nationaliste et impérialiste, en adopter les formes c’est déjà en adopter les vices et les impasses. Refusons les dès maintenant et ouvrons le chantier d’une sortie par le haut de l’enfer des Etats nations, ou alors c’est le Grand-Duc qui a raison de nous traiter de malades mentaux, car il faut être fou pour espérer que nous arracherons quoi que ce soit de positif à singer nos pires ennemis en espérant les combattre. »

Emil Luca se caresse la barbe, Rafael Slak semble embarrassé et Paolo Gordini regarde ailleurs. Un silence retombe sur la clairière où Beatrix Stancu vide un verre d'eau pour s'humidifier la gorge et ravaler son stresse.

- Bien c'était très intéressant, dit Rafael Slak qui joue le rôle d'hôte et de maître de cérémonie. Nous allons pouvoir passer aux questions du public, si quelqu'un veut commencer ? voilà on va vous passer un micro, faites signes si vous voulez prendre la parole...

Une jeune femme lève la main. « Oui ici ? » elle prend le micro « Bonjour. D’abord, merci pour ce débat particulièrement enrichissant, j’aurai une question pour madame Stancu : je comprends votre critique de l’Etat nation mais actuellement le peuple Blême est sous domination étrangère et je lisais ailleurs que c’était l’absence de perspective nationale qui posait justement le Grand-Duché de Transblêmie comme entre guillemets « le seul défenseur » des Blêmes ce qui explique par ailleurs son succès alors que, bon, c’est une dictature affreuse je pense qu’on n’aura pas besoin de détailler. Alors je me demandais comment concrètement libérer notre peuple puisque toute indépendance ira forcément avec des frontières et nous posera donc comme un territoire régit par un Etat, comment éviter cela et pourquoi l’éviter en fait ? »

Beatrix Stancu hoche la tête. « Je vous remercie pour votre question. Il est certain qu’à partir du moment où nous réclamons une libération nationale, le débouché ne peut être que la nation, et je pense qu’il faut donc ne pas penser notre destin politique en termes de libération nationale mais d’émancipation révolutionnaire. Donc oui, disons le clairement, je pense qu’il faut abandonner le projet de création d’un Etat pour nous, parce que ce serait nous faire plus de mal que de bien (on murmure) et dès à présent cesser de nous constituer comme une alternative communiste à la domination polk mais tendre la main vers les Polks, avec qui (on crie) nous pouvons (on hurle) cohabiter je pense (on s’insurge) au nom de l’univer- (on lance une pierre, tout le monde se lève) l’universalité du prolétar (quelqu’un s’interpose). »

- Venez madame, mieux vaut descendre.

Rafael Slak « S’il vous plait, allons ! Enfin c’est insupportable, êtes vous des hommes ou des bêtes pour vous comporter ainsi ??

Et la foule : des loups ! des loups ! »
Haut de page