25/02/2015
03:35:09
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Les Contes Philoséens

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Cher lecteur, chère lectrice,

Quiconque s'étant renseigné sur l'île de Philoséa sait que ce pays à l'histoire millénaire est une terre de savoir, de philosophie et d'écologie.

Ses représentants se doivent d'incarner la sagesse qui constitue l'identité même du pays. Ainsi, depuis la création de la IIème République il y a 71 ans, une tradition est née : chaque Stratège de l'Etat se doit d'écrire un conte philosophique durant son mandat, qui sera la métaphore d'une idée, d'un sentiment, d'une manière de voir les choses, que le Stratège souhaite transmettre au peuple philoséen. Chaque conte est ensuite étudié dans les écoles philoséennes, et diffusé au plus grand nombre. Il est ainsi évident que ces contes font partie intégrante de la culture philoséenne.

Vous trouverez ci-dessous les 10 contes rédigés par les stratèges de l'Etat de la République de Philoséa, depuis 71 ans.

Pour mieux comprendre les habitants de cette île, il suffit de vous plonger dans les textes avec lesquels ils ont grandi.

Bonne lecture !

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Le Dernier Vieillard

Markos Venturis
1er Stratège de la IIᵉ République de Philoséa
1949



Vieillard


Markos Venturis fut le premier Stratège de l'Etat de la IIe République. Son conte, Le Dernier Vieillard, interroge notre rapport à la mort et à la finitude de notre existence. Il aborde l'une des plus grandes angoisses de l'Homme, si ce n'est la plus grande : la peur de la fin.

Lire le conte
Le Dernier Vieillard

Dans un lointain avenir, l’humanité avait enfin triomphé de la mort. Une découverte scientifique révolutionnaire, fruit d’un mélange subtil de génétique et de technologie, avait permis aux hommes de conquérir l’immortalité. La découverte était simple : en injectant une micro-substance dans les cellules humaines, celles-ci cessaient de vieillir, se régénérant à l’infini. Il n’y avait plus de maladies incurables, plus d’accidents irréparables. L’immortalité n’était plus une utopie, mais un choix accessible à tous.

Les premiers siècles qui suivirent cette découverte furent merveilleux. La fin de la mort semblait promettre un bonheur sans limites. Les citoyens des grandes cités immortelles, désormais libérés de la peur de vieillir et de mourir, vivaient dans une frénésie d’activités et de plaisirs. Cependant, après des siècles de vie, une étrange lenteur s’était installée. Les projets les plus ambitieux devenaient fades, les relations perdaient leur sens, et l’ennui, cette ombre impalpable, s’immisçait partout. Certains, décontenancés, se réfugiaient dans des mondes virtuels infinis, tandis que d’autres cherchaient dans l’art ou la religion une nouvelle raison d’exister.

Mais dans ce monde où l’éternité était la norme, un vieillard faisait figure d’exception. Il s’appelait Orphile, et contrairement à tous, il avait décidé de refuser l’immortalité. Il avait laissé le temps agir sur son corps, et ses cheveux blancs, sa peau ridée, et ses mouvements lents faisaient de lui un être étrange, presque monstrueux aux yeux de ses concitoyens. Orphile était le dernier vieillard.

Un jour, Orphile fut convoqué devant le Conseil des Immortels, le plus grand tribunal au monde, car son choix de vieillir volontairement remettait en question les fondements mêmes de leur société. L’accusation portait sur sa "trahison de l'humanité", une charge grave dans un monde qui valorisait la vie éternelle comme bien suprême. C'est lors de ce procès qu'Orphile s’adressa aux immortels.

- Juge : Orphile, toi qui te tiens ici, marqué par le passage du temps, comment oses-tu rejeter le don suprême qui nous a été offert à tous ? Comment justifies-tu ta décision de te laisser mourir, alors que la vie éternelle est à portée de main ? Pourquoi tournes-tu le dos à la plus grande découverte jamais réalisée par l'homme ?

Orphile, dont la voix trahissait l’âge mais aussi une profonde sagesse, s’avança, ses yeux fatigués mais brillants de clarté.

- Orphile : Mes frères, mes sœurs, je comprends votre incompréhension. Vous me voyez comme un déviant, un hérétique qui refuse ce que vous considérez comme la bénédiction ultime. Mais avant de me condamner, écoutez mon histoire, et vous comprendrez peut-être pourquoi j’ai choisi de vieillir et d’accepter la mort.

Il fit une pause, contemplant les visages immuables de ceux qui l’écoutaient.

- Orphile : Lorsque l’immortalité fut découverte, comme vous tous, j’étais émerveillé. L’idée de vivre pour toujours, de ne plus craindre la mort, de pouvoir accomplir tout ce que je désirais sans limite de temps, me séduisait profondément. Je me suis laissé prendre au piège de cette illusion, pensant que l’éternité me libérerait.

Il secoua la tête lentement, comme pour rejeter cette vieille pensée.

- Orphile : Mais, après quelques siècles, quelque chose a changé en moi. J'ai commencé à voir la vie sous un jour différent. Chaque jour qui passait ressemblait au précédent. Les projets que j'entreprenais perdaient de leur saveur, car il n’y avait plus d’urgence, plus de limite. Le temps, autrefois précieux, n’avait plus de valeur. L'immortalité, loin de m'offrir la liberté, m'a enchaîné à l'ennui, à la répétition. Ce qui fait la grandeur de la vie, c’est sa finitude. Chaque moment est unique parce qu’il est éphémère. Sans la mort, il n’y a plus de sens, plus d’accomplissement véritable.

Le Conseil resta silencieux. Orphile continua, sa voix vibrant de conviction.

- Orphile : Je dois le dire : l’immortalité est une malédiction déguisée en bénédiction. L’homme a besoin de la mort pour donner un sens à sa vie. La peur de mourir nous pousse à vivre pleinement, à chérir chaque instant. Vous l'avez tous oublié. Je l’ai vu, dans les cités immortelles que j’ai visitées : des visages sans expression, des âmes perdues dans des plaisirs sans fin, cherchant désespérément un sens à une existence qui ne prend jamais fin. La vérité, c'est que l'existence n'a pas de sens, et en chercher un est vain. Pour avoir un sens, il faut un début, et une fin. Nous avons oublié nos débuts, et nous avons supprimé la fin.
Et vous, ici, êtes-vous heureux ? Ou bien êtes-vous simplement occupés à fuir l'ennui, en construisant des tours qui touchent le ciel, sans jamais savoir pourquoi ?

Les membres du Conseil se regardèrent en silence, troublés.

- Juge : Mais, Orphile, n'est-ce pas là le propre de l’homme de chercher à prolonger sa vie ? N’est-ce pas un instinct naturel ?

Orphile sourit tristement.

- Orphile : Oui, c’est naturel de vouloir survivre. Mais ce que nous avons fait ici dépasse le cadre de l'instinct. Nous avons brisé l’équilibre de la vie. Nous avons supprimé la mort, mais en faisant cela, nous avons aussi supprimé le sens de la vie. La vie éternelle, c’est une mer sans fin ni rivage. Et dans cette mer, nous sommes perdus.

Il s’arrêta, la voix un peu tremblante, chargée d’émotion.

- Orphile : Je suis désolé. Je ne veux pas de cette éternité. J’ai choisi de vieillir, de ressentir le poids du temps sur mon corps, non pas comme une malédiction, mais comme un rappel de ce que signifie vraiment être vivant. Vieillir, c'est comprendre que chaque jour compte, que chaque relation est précieuse parce qu’elle peut se terminer. Vous m’accusez de vouloir mourir, mais en vérité, je veux seulement vivre, pleinement, dans toute la beauté et la fragilité de l'existence humaine, que nous avons oublié par orgueil.

Un silence s’installa dans la salle. Le Conseil, face à cette vérité, ne sut quoi répondre. Ils comprenaient, dans un coin de leur esprit, que leurs vies, bien que sans fin, étaient surtout devenues sans but. Orphile les avait confrontés à une vérité qu’ils avaient refusé de voir.

Finalement, le juge prit la parole.

- Juge : Que faire d’un homme qui choisit de mourir, dans un monde où la mort est bannie ?

Orphile répondit calmement, avec un léger sourire.

- Orphile : Laissez-moi partir. Laissez-moi retourner au monde des mortels, où le temps s’écoule, où chaque battement de cœur est précieux, car peut-être le dernier. Car là-bas, je trouverai ce que vous avez perdu : la liberté de vivre.

Et ainsi, Orphile quitta la cité des immortels. Quelques années plus tard, il s’éteignit paisiblement, entouré de ceux qui, comme lui, avaient finalement choisi la vie mortelle. Mais son histoire, elle, ne mourut jamais. Car à travers son sacrifice, il avait révélé aux immortels une vérité ancienne : vivre sans fin, c'est mourir sans jamais avoir vécu.

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