10/05/2016
06:13:06
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[RP interne] Activités intérieures d'Estalie

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Une aube dorée (I) :

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Le paysage forestier est toujours plus beau lorsque l'on prend généralement le temps de s'y pencher et de l'admirer. Les cervidés qui y habitent, l'enlacement des branches laissant entendre que la forêt ne forme qu'une seule et grande famille liée par les monceaux de bois, l'eau qui coule des ruisseaux isolés et le chant matinal des oiseaux formant une symphonie qui vaudrait mille fois les valses romantiques de l'ancien temps. C'était la trace de ce qu'avait pu être autrefois pour toute la région : un immense terrain sauvage dont les portions forestières actuelles qui parcourent l'Horistia rappellent les lointains paysages. Ces paysages que l'Homme avait modifié d'une main indélébile afin d'imposer ce qu'il estimait être le progrès. C'est ainsi que l'on considérait la nature en ces lieux : ni mauvaise, ni bonne, elle faisait partie intégrante du paysage comme un immeuble faisait partie d'un quartier urbain. Il y avait dans ce brin de forêt une certaine nostalgie de l'ancien temps : celle des maisonnées nobles dominant des hectares entiers, protégeant fermement leurs possessions de l'exploitation paysanne indifférente aux beautés de la nature. C'était un passe-temps de noble, disait-on, un passe-temps de personnes inoccupées, cherchant désespérément un sens à leur vie en dehors du travail rude et agité du paysan moyen. Peut-être que pour Frederick, celui-ci avait obtenu cet esprit noble ne serait-ce que l'instant d'une seconde afin d'apprécier cette douce nostalgie d'un mode de vie plus rudimentaire, de temps où les choses étaient moins complexes, moins compliquées, quand on ne se souciait guère de ce qui relevait de la politique ou des jours heureux des enfants : nos enfants grandiront et travailleront la terre comme leurs pères, leurs grands-pères et leurs arrière-grands-pères avant eux. C'est ce qu'on se disait dès lors que ça parlait des enfants, comme une sorte de confiance aveugle mais réelle de l'ordre établi depuis les temps les plus obscurs. Que nous reste-t-il de cette paix instaurée par les temps anciens ? Le monde replonge dans la cacophonie du concert des nations, plus bruyant que tous les chants des oiseaux bruns de ce pays, et même les paysans n'en sont pas épargnés. Frederick ne le savait que trop bien.

C'est alors qu'il entend le klaxon du bus. Il aurait bien souhaité rester couché encore longtemps au bord de la lisière de cette belle forêt auquel faisait face une petite station-service de passage, non loin d'une des immenses autoroutes construites par le plan triennal des Estaliens. Mais malheureusement pour lui, le devoir l'appelait. Ou plutôt son bus en l'occurrence. On y dormait mal, c'était une évidence mais heureusement, ce bus à l'allure vieillissante, remplie de vieillards et de veuves, produite par une marque de bus obscure de Tcharnovie, n'éveillait que peu les soupçons des autorités douanières, ce qui leur avait permis d'effectuer ce sombre trajet de l'Etat d'Hongär à Mistohir. Il avait transformé sa simple migration en véritable odyssée, lui qui comptait bien découvrir ce qu'on lui avait décrit comme le paradis socialiste. Et maintenant, le voici à Mistohir, gare routière ouest, prêt à descendre en premier malgré le froid glacial auquel Frederick avait fini par s'habituer. Descendant tel un enfant excité de l'entrée du bus, il regarda autour de lui la modernité qui l'entourait. Plus de branches entremêlées les unes avec les autres : les bâtiments se collaient désormais nettement, formant des blocs compacts et imposants, caractéristique des normes d'urbanisme moderne des banlieues. Le doux vent forestier qui sifflait entre les troncs était remplacé par le souffle chaud venant du moteur du bus. Les hommes y remplaçaient les cervidés et le bruit de la circulation faisait office de chant, désordonné et anarchique, mais un chant malgré tout qui exprime toute la complexité des ruches que les Hommes se sont façonnés afin de survivre. Il avait définitivement quitté sa campagne kartienne. Rapidement, Frederick est interrompu dans ses pensées furtives par un homme de grande allure, un manteau gris qui avait l'air visiblement en vogue en ce moment en Eurysie centrale en cette période d'hiver. Frederick restait méfiant, proche de dégainer sa dague, sa seule arme qu'il avait pu réussir à dissimuler à la police kartienne quand ces derniers ont perquisitionnés le domaine familial il y a deux semaines de cela. Seulement, l'homme lui tendit une main amicale et la clarté de son visage révéla une expression souple et bienveillante envers son homologue. Son accent germanique ne laissait quant à lui aucun doute sur sa nationalité :

"Navré de vous déranger, cher ami, vous venez d'où comme ça ?
- Hongär, pourquoi ?
- Vous êtes Kaulthe ?
- Kartien.
- Je m'en doutais.
"

Rapidement, l'homme sortit de sa poche un petit carnet qu'il confia à Frederick. Intrigué, le paysan kartien prit le carnet des mains. Il n'était pas bien gros, à peine la taille de sa paume et ne contenant qu'une dizaine de pages. Si ce monsieur voulait lui confier le petit livre rouge, c'est raté. Surtout que le carnet ne donnait pas vraiment envie, le papier était mal imprimé et pour être honnête, il était évident que l'impression avait été fait à la va-vite étant donné l'encre fuyante du titre : Comité Populaire Kartien. On pouvait même sentir sur le carnet l'odeur de l'encre fraîchement imprimée. Frederick était étonné d'un tel amateurisme et c'est normal pour cet homme de la campagne, peu accoutumé aux habitudes de la ville et encore moins des villes estaliennes. Pour ainsi dire, il ne connaissait pas l'Estalie, tout du mieux en avait-il entendu parler l'année dernière quand la royauté y fut abolie et qu'on s'y moqua allègrement au bar du coin de son village, comme un fait divers parmi tant d'autres. Moquerie auquel il participa par adhésion sociale, bien entendu, ce qui lui avait donné des airs d'hésitation lorsqu'il dût choisir son refuge. La Loduarie : trop loin. Le Grand-Kah ? Idem. La Kaulthie ? Instable comme tous les régimes politiques et à la longévité politique douteuse. Il ne restait plus que l'Estalie en choix, c'était bien la seule nation qui accueillait à bras ouverts tous les "communistes" kartiens qui avaient dû fuir la dictature de Stanilas Ier. En vérité, Frederick n'était pas vraiment communiste ni même anarchiste. Il était au fond un pur social-démocrate, croyant fermement en la monarchie constitutionnelle. Une monarchie qu'il a vu bafouer au fil des mois. Grande gueule, il insultait copieusement le Tsar pour son autocratisme et sa faiblesse d'esprit. La police secrète avait repéré ces jurons, prétextant tout et n'importe quoi de nos jours pour emprisonner ou soupçonner un opposant de sympathies communistes. Le domaine familial avait été perquisitionné, les parents de Frederick arrêtés, son frère d'obédience socialiste avait subi un bon quart d'heure de matraquage et lui-même s'était enfui, réussissant à rompre in extremis le périmètre autour de la propriété. Il n'eut d'autre choix que fuir, sachant bien le sort réservé aux "communistes de son espèce" comme disait le prêtre de l'église de son village. Il devait fuir et la Kaulthie fut d'abord son seul refuge puis la suite, on l'a connaît.

Il n'avait pas spécialement de revendications communistes à faire passer et pour cause, il n'avait jamais lu un livre marxiste ou communiste de sa vie, il n'y connaissait guère grand-chose à ce qu'il considérait lui-même comme l'extrême gauche et sa notion de l'anarchisme se mélangeait avec le terme d'anarchie tout court. De bien faibles bases politiques quand on arrive en Estalie, terre anarchiste par excellence. Il n'était donc que davantage étonné de tenir ce carnet si mal présenté et maladroit entre ses mains.

"Le Comité Populaire Kartien ? Qu'est que c'est que ce truc encore ?
- Ne soyez pas aussi méfiant, camarade. C'est un comité récent, il est normal que l'organisation y soit encore...discutable.
- Je comprends pas.
- Oh vous, vous êtes un rural, ça se voit ahah !
- Est-ce que ça vous dérange ?
- Loin de là, camarade. Au contraire, les ruraux sont notre épine dorsale.
"

Toujours un peu méfiant, interprétant à tort la bienveillance de son interlocuteur comme de la condescendance urbaine mal placée venant de ce citadin n'ayant visiblement pas posé un pied en Karty depuis fort longtemps, Frederick commence à faire défiler les pages. Il regarda autour de lui, il comprend qu'il était le seul visé. La raison ? Il était le seul homme valide qui était descendu du bus. Ils devaient chercher des partisans certainement, des hommes en âge de se battre.

"Vous devez savoir que je ne suis pas de la chair à canon. Si vous voulez mener à bien vos projets politiques, convainquez les Kartiens de renverser leur Tsar eux-mêmes.
- Qui a dit que vous serez de la chair à canon ?
- Vous cherchez à m'enrôler, n'est-ce pas ?
- Je cherche à vous faire prendre conscience de votre situation. C'est par les mots que nous luttons, pas par les armes.
- Drôle de conception de la politique.
- Je vous l'accorde.
"

Il continua de faire défiler les pages. La relative bonne humeur d'aussi bon matin de son interlocuteur laissait transparaître une sorte d'honnêteté certes mal placée de son point de vue mais semblant paraître normal aux yeux de tous ici. L'extravagance des émotions semblait se libérer dans un flot de rires et de sourires, enfin libérés des tabous de la modération verbale. Etait-ce le caractère estalien qui avait rendu ce Kartien si... estalien justement ? Ou était-ce une conséquence du communautarisme des exilés politiques comme lui qui semblait s'exciter à l'arrivée d'un nouveau "camarade" sur les lieux ? En tout cas, quelque chose lui dit de réfléchir à deux fois avant de dire quoi que ce soit. Peut-être que le carnet qu'on lui avait refilé n'était pas d'aussi mauvaise compagnie que sa qualité laissait transparaître.

"Vous connaissez un peu la politique en Estalie ?
- Pas du tout.
- Le Comité vous sera d'une grande utilité dans ce cas-là !
- Je ne souhaite pas rejoindre et m'engager dans quelque chose que je ne comprends pas.
- La notion de comités d'exilés ne vous dit rien ?

Un blanc s'installa entre les deux hommes, un silence de mauvaise augure peut-être.
- Un regroupement de paumés cherchant un but à leur existence ?
- Ahah, soyez pas si cynique, camarade !
"

Il ferma le carnet et hésita une seconde à faire son meilleur lancer de cahier en plein dans la tronche de cet abruti qui insistait visiblement trop à lui entériner l'idée qu'il était son camarade. Néanmoins, sa droiture et son exemplarité prit le dessus sur la méfiance et le mépris qu'il portait pour ce citadin, comme à peu près tout ce qui touche à la ville d'ailleurs. Il mit le carnet dans sa poche et recula, l'homme lui fit signe de la main :

"Il y a une réunion du Comité demain à 18h30, dans la Grande Salle de Portisky. N'hésitez pas à venir si vous êtes intéressé !
- On verra.
"

C'est sur ces mots courts et concis que Frederick s'éloigna en direction des tambours battants des moteurs de la circulation qui lui faisait face, traversant un passage clouté avant de changer de ruelle. Il devait trouver un logement en premier lieu. Heureusement, il avait pas mal d'économies sur lui et il était sûr que même en unitas, il aurait assez pour se payer une chambre et vivre quelques semaines sur place, le temps de trouver un boulot. Dans le hall d'un des bureaux de change, il fouilla ses poches pour trouver son portefeuille. Il fit tomber le carnet que lui avait confié cet homme il y a encore quelques minutes de cela. Au lieu de simplement le remettre dans sa poche, il hésita. Il ne parlait pas un mot du haut-estalien, n'avait aucun contact local et ses compétences en agriculture ne devaient pas être certainement d'une grande utilité pour une ville comme Mistohir. C'est donc d'abord l'instinct de survie qui lui parle et qui lui dit d'ouvrir ce livre. Et c'est ce qu'il fit.
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Une dernière vue sur la ville :

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Généralement, on ne se rend pas forcément compte des instants qui font office de rupture entre deux périodes de notre vie. C'est avec du recul et du temps qu'on finit par poser les événements qui agissent comme des limites entre deux périodes de l'existence d'un homme. Pourtant, malgré cet apriori évident pour la plupart des gens, Ivan n'a jamais autant ressenti une rupture avec l'ancien lui, avec l'adolescent qu'il avait pu être jusqu'à présent. Il y avait dans sa personnalité quelque chose qui avait profondément changé en lui le jour où il avait été dans la première liste de volontaires de la classe 1993, l'année de sa naissance et représentant tous les jeunes de 21 ans, pour la conscription de l'Armée Rouge. Il se souvient du moment où il avait signé ce document au BRFA des quartiers sud de Mistohir. Pourquoi il avait été volontaire ? Les raisons qui lui venait à l'esprit étaient nombreuses mais relevait davantage de l'excuse que de la raison légitime. La solde des militaires ? Il aurait pu la trouver dans n'importe quelle coopérative avec un peu d'efforts de recherche. L'esprit révolutionnaire ? Il avait une vision beaucoup plus cynique de la réalité que la grande majorité de ses camarades qui avaient adhérés à l'université, et avec plaisir, aux passions de l'Anarchisme Renouvelé. Ivan était un de ces rares spécimens de son âge, très peu politisé, assez peu attaché au régime politique dans lequel il évolue. Pourtant, dans la société estalienne, les occasions de se politiser ne manquent pas mais pour Ivan cet isolement restait volontaire. Il ne voulait pas se risquer d'afficher une opinion déplaisante alors il resta en retrait politique durant la majorité de sa vie. L'armée ? Peut-être était-ce simplement un moyen pour lui de se valoriser socialement en dehors des débats politiques dans lequel beaucoup cherchaient leur place. C'était devenu la nouvelle mode chez les jeunes de son âge : le plaidoyer, la rhétorique et la capacité à émettre des idées avait été sacralisé dans le monde universitaire et c'était typiquement l'élévation intellectuelle qu'Ivan n'arrivait pas à suivre car ce type de passions pour le débat était une perte de temps pour lui. Alors il gardait tout pour lui, grand timide qu'il était. Sans les mots, il ne lui restait plus que les actes pour exprimer sa distinction sociale. Et l'armée était un excellent moyen. Pour l'armée, il serait un pion en plus et pour lui, cela l'aiderait à résoudre ce conflit intérieur qui ronge tant sa personnalité de jeune adulte.

Comme prévu, il avait eu les réactions qu'il attendait. Son père le félicitait : je suis fier de toi, fiston, tu fais la fierté de ton père. Sa mère hurlait à la mort : tu es irresponsable, tu te feras tuer à la guerre. Sa petite soeur en parlait déjà à ses copines : mon frère est un héros, il défend la Patrie. Et ses amis éprouvaient du respect pour son acte : tu fais bien, mec, c'est couillu de ta part. Il avait eu les réactions qui l'intéressait spécifiquement. Disons qu'à part sa mère, il était certain que l'armée était bien vue. Après tout, tout son groupe d'amis faisait du sport spécifiquement pour se préparer au jour où ils devront effectuer leur service militaire. Le service militaire était devenu chez les jeunes une source de respect et de fierté pour eux, un moyen d'appliquer les idées à la réalité et pour certains à poursuivre la lutte qu'ils avaient débutés lorsqu'ils manifestèrent contre le régime libéral et royaliste il y a plus d'un an de cela. Au fond, ces périodes de troubles ne sont pas lointains et certains des amis à Ivan étaient connus pour avoir pris les armes eux-mêmes durant les mois de Septembre à Novembre 2013. Ivan, lui, comme d'habitude, était resté en retrait de tout ça. Il observait la situation se dégrader à une vitesse hallucinante dans le salon familial, écoutant d'un air grave les commentaires houleux de son pays qui se scandalisait de l'état du pays, tantôt insultant les libéraux, parfois en insultant les militaires ou en portant la faute sur les anarchistes. Son père était un monsieur tout le monde pour être honnête, il suivait comme beaucoup d'hommes de son âge la politique avec une certaine suggestibilité, il s'orientait dans le sens où la doxa politique voulait bien où il aille. Il ne se posait que peu de questions, rarement capables d'apporter sa propre lumière sur une idée mais souvent en capacité de râler sur la situation du pays. Un râleur comme beaucoup d'ouvriers comme lui. C'est peut-être pour cela qu'il n'était pas très politisé, exaspéré par les tergiversations de moutons de son propre père et le désintérêt total qu'avait sa mère pour ce genre de choses.

Ivan avait été affecté à la 1ère Brigade Blindée de l'Armée Rouge. D'ici demain matin, il devait se rendre à la gare centrale de Mistohir, en centre-ville, où lui et ses petits camarades seraient envoyés vers les garnisons de la brigade, située dans le nord du pays, proche de la frontière kartvélienne. Il s'était engagé à une période où le conflit et la guerre n'ont jamais étés aussi proches pour l'Estalie. C'était inédit dans la pensée moderne estalienne quant à la perception qu'avait les Estaliens sur le métier des armes. Quand vous êtes un pays en temps de paix qui n'a pas connu de guerres depuis un siècle entier, vous savez pertinemment que l'armée n'est pas l'institution où on engage bêtement de la chair à canon pour les guerres à l'étranger tout simplement car il n'y a plus de guerres. Cette vision change progressivement avec la perspective du conflit qui ne fait que s'accroître avec le voisinage de la Fédération et Ivan était parmi ceux qui ressentait cet air de guerre moderne qui se préparait dont lui, simple bout de viande au milieu d'une masse humaine plus large prête à servir, allait faire les frais. Ivan n'avait rien contre les Kartvéliens mais il était prêt à tuer. Bien sûr, Ivan ne savait pas encore mais il avait été affecté comme conducteur de char, pas certain qu'il puisse tuer qui que ce soit de ses propres mains.

Avant de prendre le bus qui menait au centre-ville, il regarda autour de lui son quartier. La nuit glacial et immobile posait un voile de calme irréel sur les ruelles sombres du quartier, de temps en temps interrompu par les quelques voitures tardives qui passait par la route adjacente. Le froid mordait la peau d'Ivan en ce mois de décembre mais peu importe car rien ne pouvait briser le regard admirateur d'Ivan sur la beauté presque intime que le jeune homme avait pour le quartier qui l'a vu naître. Le quartier, modeste et rongé par le temps, un des seuls de Mistohir à ne pas encore avoir été rénové par la Commission aux Services Publics, portait les stigmates des vies passées. Les fenêtres étroites des immeubles, incrustées par la saleté, reflétaient la pâle lumière de la pleine lune. Il observait la teinte grise des mures, la einture écaillée qui formait des motifs comme une sorte de mosaïque moderne auquel était attaché une vieille affiche révolutionnaire datant de Novembre 2013, à peine lisible à cause de l'usure du papier. Ivan esquissa un sourire mélancolique, il aimait ces façades abîmées qui, malgré la pauvreté des lieux, exhalaient une sorte d'étrange dignité. C'était brut mais authentique. Le frêle éclat des lampadaires éclairait les pavés inégaux. Il laissa son regard errer sur chaque détail : l’étal du boulanger abandonné, le café dont le patron, autrefois un ami, nettoyait encore le sol malgré l’heure tardive. La poussière des rues, ces vieilles enseignes de magasins fermés, toutes ces choses, d’une banalité poignante, lui faisaient comprendre ce qu'il allait vraiment perdre en partant. Ce n’était pas seulement un quartier, c’était un pan entier de son existence. L'endroit où il avait grandi, où il avait rêvé, ri, pleuré. Ce fut un des rares moments de lucidité sur sa propre existence qu'il pu avoir la joie de connaître dans l'immédiateté de la situation. Etait-ce un signe ? Peut-être que dans un mois ou deux, il sera mort, qui sait. C'est sur cette pensée, aussi glaçante que réaliste, qu'il se retourna vers la porte d'entrée du bus et y fit un premier pas. C'était le pas qui l'amènerait sur le champ de bataille, celui qui forge les hommes dans la douleur et le sang ou qui les fait disparaître dans un écho indescriptible d'explosions, de cris et de balles qui fusent dans tous les sens. Adieu, douce enfance, le devoir m'appelle.
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Une aube dorée (II) :

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Il avait fini par y venir, à cette réunion. Lui qui s'était persuadé que cette réunion auquel on l'avait invité n'avait pour les hommes comme lui que peu de sens, il avait finalement compris deux choses : la première, c'est qu'y assister ne lui coûtait rien et la seconde, c'est qu'en tant qu'émigré, il se devait de trouver des contacts. Il était persuadé de ce fait qu'en rencontrant des Kartiens dans cette terre si lointaine de son village natal, il trouverait des compatriotes et surtout des personnes compatissantes qui lui donneraient les bons tuyaux pour s'en sortir dans la vaste métropole de Mistohir. Il ne parlait pas un mot de la langue locale et son kartien ne suffisait pas pour se faire comprendre de tous, notamment des Estaliens. Il en a une flopée, des conversations bien tristes avec ces Estaliens où Frederick tenta maladroitement à plusieurs reprises d'entamer le dialogue. Tout ce qu'il pouvait faire dans sa grande modestie, c'est sortir quelques mots en haut-estalien détachés qu'il avait pu apprendre à force de les entendre. C'était pas de sitôt qu'il se mettrait à apprendre la langue néanmoins, rien que l'idée de se confronter à l'alphabet cyrillique slave lui retournait l'estomac. De ce fait, il n'avait pas d'autre chose que de retourner auprès des siens. Et puis s'il n'était pas un franc communiste, plutôt attaché à la tradition social-démocrate de sa famille, il n'était pas contre l'idée d'apercevoir de plus près ces communistes kartiens qui étaient tant critiqués quand il habitait encore en Karty. Etaient-ils aussi fous et extrémistes que les médias le laissait entendre ? Etaient-ils des terroristes ne cherchant que la violence et le renversement du pouvoir par la force ? Cette dernière pensée lui laissait un profond goût de mépris autrefois. Pour lui, ceux qui prônaient le renversement violent des institutions n'étaient que des irresponsables et pour cause, la plupart des individus qui proféraient de telles insultes vis-à-vis du pouvoir en place dépassaient à peine la vingtaine pour la plupart. Des adolescents dans un corps d'adulte, des idéalistes maniaques, des enfants en somme. Pas de responsabilités, pas de famille et donc de ce fait rien d'autre à protéger que son propre idéal, au mépris de la vie et de la stabilité des familles qui garantissent le bon fonctionnement du pays. Il n'avait pas d'enfants mais ce dont il était sûr, c'est que le jour où il en aurait, il ferait en sorte que ces derniers puissent vivre dans un pays en paix et stable. Or, les révolutionnaires sont aux antipodes d'un tel principe, incapables de voir au-delà de leur propre situation personnelle et sacrifiant la vie des autres sur l'autel de la "Révolution". C'est ce qu'il pensait aussi des Estaliens d'ailleurs : la population estalienne n'est-elle pas en majorité composée de jeunes de moins de 25 ans ? Pas étonnant pour Frederick que la révolution ait débuté ici et pas ailleurs. Néanmoins, malgré ce mépris qu'il avait pour la fougue révolutionnaire qu'il voulait infantile et dénuée de recul, il se mettait à douter. A-t-on le choix dans ce genre de cas ? Lorsque l'on est forcé de se taire, de subir les discriminations politiques ou même de s'exiler de sa propre terre natale, peut-on en vouloir à certains de prendre les armes pour sauvegarder leurs droits et fonder une société plus juste où ils ne seraient pas discriminés ? Cela reste de l'idéalisme pur mais au fond, en se mettant à la place de l'autre, peut-on comprendre ce raisonnement violent et honnêtement dangereux qui est celui des révolutionnaires fougueux et des aventuriers romantiques en quête d'émancipation ?

Le tram qui transportait Frederick s'arrêta, coupant Frederick dans ses pensées. Arrêt Portisky, il y était. Il descendit du tramway et se dirigea dès lors vers l'adresse qu'on lui avait communiqué à son arrivée à Mistohir. Il vit alors cette grande salle s'offrir à lui. Pour ce paysan, la salle des fêtes de son village était déjà suffisamment grande comme ça mais force est de constater que ce bâtiment était démesuré à ces yeux. Pourtant, ce n'est qu'un ancien gymnase qui avait réaménagé après la Révolution afin d'accueillir principalement des réunions politiques ainsi que celles des coopératives du quartier. Il entra alors dans la salle, complètement noire de monde. S'était-il trompé de salle ? Il ne s'attendait pas à ce qu'autant de Kartiens soient présents. De son point de vue, la communauté kartienne vivant en Estalie était très restreinte mais il put constater que cette diaspora avait en vérité une force numérique bien supérieure à ces attentes. Mieux que ça, la présence d'autant d'exilés à cette réunion démontrait l'engagement politique profond de cette diaspora. Alors qu'il recula pour admirer la masse qui lui faisait face, un homme lui tapota l'épaule derrière lui. Il se retourna et reconnut instantanément le visage de l'homme : c'était le Kartien qui l'avait accueilli à la gare routière. L'homme lui souriait triomphalement :

"Vous avez pu finalement venir, camarade.
- J'avais rien de prévu ce soir.
- Tant mieux. Vous allez voir, l'ambiance dans ce Comité est suffisamment chaleureuse pour que vous vous fassiez à l'environnement.
- Cela reste une réunion politique.
- Bien entendu, c'est la raison d'être du Comité mais ce n'est pas notre seule activité.
C'est-à-dire ?
- Vous ne connaissez pas les comités d'exilés en Estalie ?
- Non, je vous l'ai déjà dit.
- Ah oui c'est vrai ! Eh bien pour faire simple, ce sont des organisations qui réunissent les diasporas étrangères situées en Estalie. Elles ont plusieurs objectifs et ceux-ci peuvent diverger en fonction des nationalités mais en général, les comités d'exilés sont des organisations avant tout politiques. Ces comités permettent de débattre de l'application concrète de la Révolution en Estalie et les inspirations que l'on peut prendre en Estalie pour nos propres mouvements.
- A quoi bon s'occuper de la politique en Estalie ? Ce n'est pas votre pays, nous n'avons rien à dire à ce que fait les Estaliens chez eux.
- Eh bien camarade, vous serez étonnés de savoir combien de gens ici parmi nous possèdent la nationalité estalienne. Il est très facile de devenir un citoyen estalien, ce qui fait que nous possédons de fait des droits politiques qui s'appliquent en Estalie.
- C'est votre seconde patrie en quelque sorte.
- Pas exactement, le concept de patrie ici est plus ambigüe que ça.
- Comment ça ?
- Vous êtes perdu, c'est normal. Vous apprendrez au fil du temps comment les gens raisonnent ici. C'est un peu particulier mais avec le temps, on prend le coup de main.
- Bon...et sinon, à part la politique ?
- Comme toute organisation de la diaspora, c'est aussi une organisation d'entraide. Entre Kartiens, la solidarité reste de mise et de ce fait, on aide à l'intégration des nouveaux arrivants dans la société estalienne, on les guide dans le monde du travail un peu particulier de ce pays et on les met au courant de leurs droits politiques et sociaux. Même sans être citoyen, vous avez des droits ici, notamment des garanties de protection et de sécurité politique et sociale.
- C'est ce que j'ai entendu dire, oui. Et honnêtement, je suis venu uniquement dans ce but. Je vous avoue que le communisme, c'est pas vraiment ma ligne politique.
- Qui vous a dit que le communisme était notre ligne politique ?
- Eh bien...
- Détrompez-vous, camarade, vous trouverez de tout ici. Peut-être pas de fidèles partisans de Stanislas mais vous trouverez toute l'opposition à la monarchie absolue. Aucune idéologie n'est sévèrement rejetée ici, pas même les partisans de la monarchie constitutionnelle.
- Dans une terre anarchiste comme celle-ci, se dire pour un monarque même constitutionnel, c'est ambitieux. Et dangereux.
- Soyez rassurés, les Estaliens sont globalement tolérants sur ce sujet. Tant que l'on évite d'accueillir des absolutistes, des autoritaristes et des fascistes chez nous, ils sont réglos. La plupart ici ayant leur carte d'identité estalienne, vous pouvez être sûrs que l'administration estalienne ne leur a pas filé sans regarder leurs antécédents politiques.
- Donc vous n'êtes pas communiste ?
- Moi ? Je suis husakiste, j'estime que l'Anarchisme Renouvelé est la meilleure des idéologies politiques du camp socialiste afin de libérer l'ensemble des peuples sur Terre, y compris les Kartiens eux-mêmes. Et je ne suis pas le seul à le penser ici. Mais vous trouvez de tout ici comme je vous l'ai dit : des husakistes, des anarchistes, des anarcho-communistes, des eurycommunistes, des loduaristes, des socialistes, des sociaux-démocrates, des républicains. Vous avez un peu de tout même s'il est vrai que la tendance ici reste très à gauche. Mais nous restons ouverts au débat.
"

Frederick souffla, presque comme un soulagement. Il n'était pas non plus rentré dans un comité de tarés communistes incapables de raisonner, il avait visiblement trouvé un comité plutôt modéré sur ce point. La politique restait certes au plan secondaire pour lui, l'important était de d'abord trouver un emploi et force est de constater que c'était un impératif pour lui. Honnêtement, il n'avait rien compris au système économique estalien tant celui-ci différait du fonctionnement économique des autres nations qu'il avait pu traverser et par rapport à Karty, c'était un monde complètement différent qui s'offrait à lui. Il devait trouver quelqu'un qui s'y connaissait suffisamment pour lui expliquer comment ça fonctionnait ici et surtout quelqu'un qui pourrait le pistonner pour accéder à un emploi. Frederick ne s'en rend pas encore compte mais ce jour marque le début de son intégration dans la société estalienne et comme tant d'autres émigrés avant et après lui, il en sera bientôt amoureux.
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Le culte du secret en Estalie :

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Si on veut pouvoir comprendre l'histoire et le fonctionnement sociétal estalien et son évolution à travers l'Histoire, il faut aborder en premier lieu la question du secret au sein de la société estalienne. Il est relativement connu chez les auteurs estaliens que leur propre peuple est un peuple de conspirateurs à sa base même. L'importance de la conjuration a toujours été un facteur déterminant dans la société estalienne, autant en ce qui concerne la politique du Royaume d'Estalie autrefois mais également dans l'organisation sociétale et culturelle du peuple estalien. Sa culture hérite donc à la fois d'une banalisation culturelle de la conjuration et des rites secrets qui a entraîné tout au long de l'Histoire de l'Estalie une radicale séparation des corps sociaux entre eux (généralement, les sociétés secrètes se réunissaient en fonction de leurs origines sociales). C'est donc un facteur important de la politique, de l'histoire et de la culture estalienne (culture des urbains plus généralement, il est plus rare de trouver un tel culte du secret et de la conjuration dans le monde rural, plus prompt à la coopération et à l'honnêteté qui est d'ailleurs un des points de discorde traditionnels entre urbains et ruraux en Estalie, on peut le remarquer notamment dans la différence linguistique entre le haut-estalien (originellement parlé par les populations urbaines) plus subtil et avec de nombreux mots sujets à interprétation en fonction du contexte et le moyen-estalien (plutôt parlé originellement par les populations rurales) plus cru et moins souple en terme d'interprétations et comprenant par ailleurs un plus grand nombre de termes péjoratifs que son équivalent urbain). Avec l'apparition d'Internet, le principe de conjuration semble avoir pris une tournure de nature publique : les conjurations estaliennes ne sont plus formellement secrètes (du moins leur existence n'est plus cachée), elles sont partagées en ligne comme des organisations ou des associations tout à fait normales. Seul le contenu de ce qui y est dit reste secret. Internet a permis aux Estaliens de démocratiser cette pratique et de briser en partie l'aspect de différence sociale qu'il y avait entre ces sociétés secrètes souvent réservées à un corps de métiers, une classe sociale ou un parti politique bien particulier. La Révolution de Novembre a permis enfin de briser définitivement le principe de classes sociales dans ces sociétés, désormais ouvertes à tous sans distinction de richesse (mais disposant toujours de prérequis davantage liés aux croyances, à la morale ou au métier des individus qui souhaitent y adhérer).

La conjuration dans l'histoire estalienne :

Il n'est en vérité que peu surprenant que la conjuration fasse partie intégrante de la société estalienne lorsque l'on sait que la création même de l'Estalie et de son royaume s'est faite dans la conspiration contre le fils d'Estan le Grand, le fondateur de l'Estalie. De ce fait, la conjuration coule dans les veines ancestrales de l'Estalie qui a été formée au fil des conjurations, des complots et des trahisons. Le premier complot en date connu historiquement dans l'histoire estalienne est bien entendu celui de Portisky Skoviliosnov, chancelier d'Estan le Grand et premier roi de la dynastie des Skoviliosnov qui va comploter avec les grands féodaux en 781 afin d'usurper la couronne au fils adoptif du fondateur de l'Estalie. La dynastie nationale de l'Estalie est donc à l'origine au pouvoir à l'aide d'un complot et si la dynastie va évidemment acquérir du pouvoir et de la légitimité au fil des réformes, de l'avancement de la tradition monarchique et des conflits avec le voisinage immédiat, cela n'empêche que tout part avant tout d'une conjuration féodale. Au cours de la période médiévale, les intrigues seront évidemment très récurrentes (même si dans le cas médiéval, l'intrigue n'était pas une exception estalienne) mais la conjuration restait avant tout un privilège de la noblesse féodale : les intrigues étaient généralement coûteuses à mettre en place en raison des importants pot-de-vins nécessaires à la loyauté des conjurés dont la loyauté suivait souvent la recherche de puissance, d'argent ou de nouveaux fiefs. La noblesse n'est alors que morale à cette époque et est particulièrement particulariste, un intérêt partagé quasiment par tous les seigneurs féodaux, ce qui facilitait la coopération conspiratrice entre nobles, ce qui explique leur monopole sur ce moyen d'action qui était certes coûteux mais qui le restait toujours moins que la guerre la plupart du temps.

La fin du Moyen-Age ne calme cependant pas les velléités conspiratrices et paradoxalement, elles s'accentuent. En effet, à partir du XVe siècle, le renforcement de l'autorité royale sur l'ensemble du royaume et l'accumulation du pouvoir par le Roi transforme la conspiration non plus comme une arme offensive entre seigneurs mais constitue une part considérable dans les moyens de l'aristocratie (à la fois noble mais aussi bourgeoise) de se défendre de la "tyrannie royale", expression récurrente dans la littérature de l'époque pour désigner la centralisation du pouvoir royal (de manière péjorative). Néanmoins, le domaine de la conspiration au XVe et surtout au XVIe siècle ne se limitait plus désormais à la seule aristocratie souhaitant conserver ses privilèges. En effet, le XVIe siècle estalien étant particulièrement agité par les guerres et les conflits internes de l'Estalie, chaque complot mis en place par l'aristocratie visant à revenir sur les prérogatives royales afin de restaurer les privilèges d'autonomie des temps féodaux a mis en évidence chez les conspirateurs que les conjurations ne pouvaient se réaliser sur le moyen terme sans l'approbation populaire. Ce fut la bourgeoisie de Fransoviac qui fut la première, en 1527, à adopter un discours rigoureusement populiste (et même plutôt libéral pour l'époque) auprès de la population suite au soulèvement républicain de 1527. La conjuration bourgeoise de Fransoviac avait en effet mis en avant la liberté de commerce et l'amélioration des conditions de vie de Fransoviac à travers le développement de la politique mercantiliste afin d'asseoir une certaine légitimité au sein de la population, la conjuration se chargeant alors de déployer des prédicateurs afin de faire passer le message au sein des masses. Des comptines infâmes étaient gravées sur les statues du Roi et lues à haute voix afin de participer à la diffusion des idées républicaines de Fransoviac. La conspiration était donc à la fois en train de se populariser et surtout, il commençait petit à petit à s'intellectualiser et à se théoriser étant donné que le modèle de conjuration de 1527 de Fransoviac sera globalement repris par toutes les conspirations postérieures de l'aristocratie jusqu'au XIXe siècle.

Au XVIIe siècle, la perte de puissance de l'aristocratie mène à une réduction du rôle des conspirations dans la lutte du pouvoir en Estalie. C'est à cette période que le thème de la conjuration estalienne prend une tournure à la fois plus mystique et surtout se démocratise davantage à des classes sociales non-aristocratiques. En effet, à partir du milieu du XVIIe siècle, les sociétés secrètes commencent petit à petit à se former dans deux objectifs principaux : un objectif professionnel pour certains, un objectif obscurantiste pour les autres. Dans un premier temps, beaucoup de sociétés secrètes émergent principalement dans les corporations de métiers au sein des grandes villes, ce fut par ailleurs le point d'entrée des premières loges primitives de la franc-maçonnerie en Estalie dont l'objectif premier était de rassembler les travailleurs d'une même profession afin de constituer avant tout un réseau professionnel fermé, souvent dans le but d'établir des oligopoles sur des secteurs géographiques précis afin de miner la concurrence. La société secrète avait donc une nature initialement très économique et professionnelle et il était courant que les aristocrates fonciers et même certains rois fassent partie de ces sociétés dans un but purement économique. Le deuxième objectif était davantage lié à l'obscurantisme religieux : le XVIIe siècle est une période intense de troubles religieux, notamment à cause des disputes théologiques en cours au sein de l'Eglise orthodoxe d'Estalie à l'époque, et de ce fait l'Estalie va être bouleversé à la fois dans le monde rural et urbain par la superstition religieuse et l'obscurantisme qui va se concrétiser par la création de sociétés ésotériques et occultistes visant dans la plupart des cas à "pardonner les péchés de l'Humanité". Ces sociétés occultistes, aux dérives sectaires nombreuses, étaient récurrentes et le caractère secret de celles-ci relevait du secret de polichinelle pour les autorités. Néanmoins, l'occulte étant pratiqué aussi dans l'aristocratie et ces sociétés étant un vecteur d'ordre public (les populations superstitieuses étant plus occupées à effectuer des rites occultes qu'à se révolter), les autorités royales n'ont que peu agis dans la suppression de ces sociétés malgré les protestations de l'Eglise qui n'y voyait rien d'autre que de l'hérésie ou du satanisme dans le pire des cas. Il faudra attendre 1707 et la révolte des Néo-Slavovites, une société occulte très influente de Pendrovac, pour mener à une dissolution royale de la plupart des sociétés et à une restriction des activités occultes au sein de la population. Il ne faut pas cependant croire que cet occultisme se limitait aux chrétiens : les communautés juives furent particulièrement investies dans les cabbales qui vont connaître un véritable essor au sein de la minorité juive estalienne pendant presque deux siècles avant d'être subitement supprimées à la suite des pogroms de 1858 et 1861 qui mettra un terme à la présence juive en Estalie (et donc des cabbales de ce fait).

Au XVIIIe siècle, c'est principalement l'essor de la franc-maçonnerie qui débute avec l'émergence des premières grandes loges et la création de la Grande Loge d'Estalie en 1739, la franc-maçonnerie étend largement son influence au-delà du domaine professionnel et devient à la fois un centre de réflexion philosophique pour la haute aristocratie et la bourgeoisie et devient en partie le nouveau centre du pouvoir royal estalien. En effet, si la Grande Loge d'Estalie est en elle-même une institution principalement symbolique pour les francs-maçons estaliens, la Cour royale ne cachait jamais son appartenance à la franc-maçonnerie et il était de notoriété publique que les rois estaliens du XVIIIe siècle fréquentaient régulièrement les cercles francs-maçons, la franc-maçonnerie donnait d'ailleurs une nomination honorifique bien particulière de la Grande Loge d'Estalie à tous les rois estaliens (jusqu'à Paradykov Ier qui était un anti-maçon notoire) : Nelsonka. C'était une appellation spécifique à la franc-maçonnerie estalienne qui signifiait alors "ami des Hommes Libres". Il est reconnu qu'aucun membre de la dynastie des Skoviliosnov n'a été membre de la franc-maçonnerie, au moins de manière officielle, mais il n'empêche que la plupart des monarques estaliens entre 1710 et 1871 étaient reconnus par les historiens comme effectivement proches de ces cercles. On peut reconnaître que la franc-maçonnerie a été un acteur principal dans le XVIIIe siècle estalien connu principalement pour la constitution de l'identité estalienne et le développement philosophe aujourd'hui si spécifique de l'Estalie. Ainsi, c'est notamment des philosophes francs-maçons qui ont étés à l'origine des mouvements athéistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la proximité entre ces philosophes et le pouvoir royal permettait en même temps une rapide circulation des écrits philosophiques à la fois dans les hautes couches de la société estalienne mais également auprès de la moyenne bourgeoisie éduquée qui a pu commencer à accéder à une littérature philosophique très large grâce à l'assouplissement de la censure royale à l'époque. La franc-maçonnerie a donc été un vecteur principal ayant permis à la fois la libéralisation philosophique et littéraire de l'Estalie et surtout une relative paix sociale avec une entente idéologique et philosophique commune entre la monarchie et la haute société, unis par les liens ésotériques maçons et les idées adogmatiques principales de la franc-maçonnerie.

Le XIXe siècle sera cependant un siècle de grands changements dans le paysage secret estalien. Tout d'abord, la franc-maçonnerie va se diviser en deux dogmes durant le Schisme Maçon de 1817. Le premier dogme, postérieurement nommé le dogme étranger, était favorable à l'ouverture définitive des frontières estaliennes ainsi qu'à la modernisation accrue du Royaume. Le problème de ce premier dogme, et d'ailleurs la raison pour laquelle celui-ci ne réussira pas à imposer ses idées, est premièrement qu'il favorisait la mise en place d'une monarchie constitutionnelle, la mise en place d'un suffrage censitaire qui devait favoriser les classes éduquées les plus riches et une remise en question des privilèges aristocratiques alors en place dans la société, notamment les privilèges de la noblesse de sang (les privilèges cléricaux avaient étés abolies depuis 1790). Ce dogme, soutenue en grande partie par la bourgeoisie et par le petit patronat industriel naissant en Estalie, s'était rapidement attiré les foudres de la monarchie estalienne qui comptait bien conserver le statut absolu et divin du régime royal estalien comme il a toujours été ainsi depuis la période médiévale. Le deuxième dogme, appelé postérieurement le dogme natif, était au contraire favorable à une politique estalo-centriste. Ce dogme, en vérité en contradiction avec la plupart des dogmes initiaux de la franc-maçonnerie (ce qui explique la grande hostilité de la franc-maçonnerie non-estalienne envers le dogme natif considéré comme ayant trop dévié des idées adogmatiques pour être considérée comme franc-maçon), privilégiait l'autocratie royale éclairée où le souverain, éduqué et philosophiquement libéral, resterait le guide spirituel et physique du destin de la nation estalienne. Prônant l'isolationnisme, le dogme natif estimait la civilisation estalienne supérieure sur le plan intellectuel et philosophique et de ce fait, estimait que l'ouverture des frontières exposait la pensée pure des Estaliens à la corruption des mœurs par les étrangers incultes et barbares. Ce schisme aura deux conséquences : la première, c'est qu'elle va pousser la bourgeoisie dans les bras de l'opposition et même du républicanisme pour les plus grands opposants politiques à la royauté. La seconde, c'est qu'elle va encourager le népotisme et la corruption, le XIXe siècle étant une véritable guerre clandestine entre les deux dogmes dans le monde économique, politique, médiatique, littéraire et culturel. Le népotisme et le favoritisme étaient des moyens aisés pour les deux camps de s'assurer de loyaux membres de leurs loges respectives dans les institutions-clés de l'Etat. C'est justement le népotisme qui va mener en partie à la chute même de la franc-maçonnerie après la Grande Guerre d'Estalie. En effet, en 1869, la Kartalie envahit l'Estalie et en quelques mois écrase l'armée royale et prend Mistohir. Le roi Guardakov VI est tué en 1871 et Paradykov Ier, alors âgé de 17 ans, hérite d'un royaume à moitié envahi, d'un Etat au bord de la banqueroute et une armée démoralisée. L'Estalie frôle de ce fait l'anéantissement durant cette période, la guerre va profondément traumatiser les Estaliens, y compris sur le plan politique. En 1873, la fin de la guerre entraîne une remise en question profonde du modèle sociétal estalien par Paradykov Ier qui estime qu'une des premières causes de l'immobilisme estalien ayant entraîné la catastrophe de 1869 était justement la corruption engendrée par la franc-maçonnerie et l'Etat profond qui en découlait. C'est de là que vient l'anti-maçonnisme de Paradykov Ier qui va entraîner une importante purge des éléments francs-maçons dans la bureaucratie, l'économie et l'armée. Favorable à une monarchie constitutionnelle, il devait lutter contre l'establishment du dogme natif qui avait alors la main sur la plupart des institutions royales et qui avait en partie le soutien de l'aristocratie nobiliaire. C'est donc de là que découle aussi le principal combat politique de Paradykov Ier : sa lutte contre la noblesse et ses privilèges. En 1904, cette purge s'achèvera dans le sang avec la mutinerie du lieutenant-général Pietro Sporisky, officier franc-maçon natif, à Guwadwok. L'armée royale fidèle au Roi écrase la mutinerie dans le sang, mettant fin définitivement à l'Etat profond franc-maçon en Estalie. La franc-maçonnerie ne se relèvera jamais de cette purge : si la Grande Loge d'Estalie existe encore et n'a jamais été dissoute, elle ne compte aujourd'hui qu'environ 500 membres, ce chiffre démontre bien la disparition des idées franc-maçonnes au début du XXe siècle.

Le XXe siècle ne sera pas plus calme en terme de conjurations. En effet, si la politique estalienne du Royaume est dominée pendant tout le siècle par le Parti Libéral, c'est bien grâce aux conjurations que le Parti a pu conserver sa domination politique sur le Royaume pendant un siècle entier. En effet, les sociétés secrètes libérales étaient fréquentes au cours du XXe siècle. D'abord dans un but de réunir à la fois les députés du Parti et les différents agents du monde économique, notamment les hommes d'affaires, ces sociétés sont devenues petit à petit des conspirations plus larges dont l'objectif affiché était de dominer la scène politique estalienne et favoriser les intérêts des membres. Ainsi, on y retrouvait naturellement des hommes politiques et des hommes d'affaires mais aussi des journalistes, des intellectuels, des écrivains et même des militaires et des fonctionnaires. Les pratiques de ces sociétés étaient généralement celui de bénéficier de l'effet réseau de ces sociétés afin de se pourvoir en contact et en influence. Néanmoins, il arrivait que ces sociétés orchestraient des assassinats ciblés, des attentats ou des attaques sous faux-drapeau afin de briser l'opposition politique, briser les syndicats ou faire avancer l'agenda politique libéral du Parti. Ces moyens étaient rarement utilisées et sont assez rares au cours du XXe siècle mais ils ont tout de même étés utilisés. Au-delà de la conspiration politique du Parti Libéral, le XXe siècle voit aussi la réapparition des sociétés secrètes professionnelles, souvent en complément des syndicats professionnels et agissant comme véritables centres de pouvoir de ces derniers. Il était fréquent en effet, surtout dans la première moitié du XXe siècle, que les entreprises infiltraient les syndicats pour les désorganiser et saboter leurs actions. En réaction, ces sociétés secrètes professionnelles permettait l'agissement des syndicats sans éveiller les soupçons du patronat. Enfin, c'est aussi durant ce siècle que les cercles fermés au sein du monde universitaire et littéraire font leur apparition. En effet, une pratique courante dans les universités estaliennes (notamment celles de Mistohir et de Fransoviac) était l'intégration des nouveaux étudiants dans des clubs d'étudiants. Au-delà des clubs normaux, on retrouvait des clubs de différentes natures qu'on surnommait les clubs de réseaux. Accessibles généralement contre une certaine somme d'argente payée à travers une redevance excessivement élevée (ce qui signifiait que ces clubs étaient fermés aux étudiants de familles riches, même s'il était possible pour un pauvre d'être recommandé), ces clubs étaient à la fois des lieux de discussion politiques et littéraires mais également des initiations à un réseau plus large dans le monde intellectuel. De ces clubs d'étudiants découlait ensuite des cercles fermés au sein même du monde intellectuel qui étaient réservés à ceux qui avaient autrefois fait partie de ces clubs d'étudiants fermés. Ces cercles permettaient généralement l'ascension rapide des intellectuels présents par le jeu de réseau et les liens de ces cercles avec les éditeurs, les bibliothèques, les institutions et surtout le monde médiatique afin de faire véhiculer leurs œuvres et leurs idées dans la société estalienne.

L'arrivée d'Internet et la Révolution de Novembre :

Internet a radicalement changé le mode de fonctionnement des conjurations en Estalie. Il a non seulement démocratisé l'accession des groupes privés à un public plus large du fait du fichage, de la collecte de données personnelles qui permettait aux cercles privés de trouver des éléments intéressants à leurs organisations et surtout, la conjuration estalienne pouvait désormais avoir accès au réseau international : là où la diaspora estalienne s'établit, il y avait nécessairement un ou plusieurs think thank qui favorisait les intérêts des ressortissants estaliens, la coopération avec les élites locales, la diffusion des idéologies estaliennes ou la protection des classes sociales estaliennes les plus privilégiées (notamment dans les pays à risque).

La Révolution de Novembre a été l'apogée la plus récente du mode de conjuration estalien étant donné que la conspiration a de nouveau été l'élément central du déroulement des événements ayant découlé à la formation de la Fédération des Peuples Estaliens entre Septembre et Décembre 2013. En effet, le Coup d'Etat de Rudaviak en Septembre 2013 s'est effectué uniquement grâce à une conjuration militaire de grande ampleur de la part des nationalistes au sein de l'armée royale. En effet, en réaction à la création du PPE en 1997, une réaction nationaliste forte s'était formée afin de contre-carrer les idées républicaines puis révolutionnaires du PPE. C'est à travers les comités de réunion nationalistes que les nationalistes vont s'organiser afin d'investir l'Etat profond et favoriser la répression envers le PPE et tout ce qui s'oppose à la monarchie en général. C'est d'ailleurs sous la pression de ces comités (dont faisait partie la plupart des officiers supérieurs de l'armée royale ainsi qu'un grand nombre de hauts fonctionnaires de l'Etat) que le PPE est interdit en 2005 et forcé d'entrer dans la clandestinité. Dès lors, la pression de ces comités sera telle que durant la crise de 2012, c'est en partie leur action qui force le Parti Libéral à l'immobilisme, les plus réformistes et modérés du Parti souhaitant s'orienter vers la social-démocratie afin de désamorcer la crise sociale, calmer les foules et débuter une plus profonde réforme de l'économie estalienne. L'opposition de l'Etat profond nationaliste bloque les réformes vers la social-démocratie, radicalise la population et mène aux manifestations étudiantes d'Août 2013 qui créait une panique générale chez les nationalistes, certains qu'une guerre civile est sur le point de se déclencher en Estalie. C'est de là que Rudaviak, membre du puissant Comité de Mistohir, prend l'initiative de son Coup d'Etat. S'il mène un conflit de basse intensité avec les révolutionnaires durant le mois d'Octobre, son Coup d'Etat est non seulement impopulaire au sein de la population mais aussi au sein de l'armée royale elle-même qui créait en réaction des contre-comités visant à éliminer progressivement les nationalistes de l'appareil militaire. L'assassinat et la disparition des officiers nationalistes, le ralliement des officiers modérés à la cause révolutionnaire et le tout de manière secrète permet la Révolution de Novembre par la suite, Rudaviak étant abandonné à sa grande surprise par la plupart des unités de l'armée royale.

Les sociétés secrètes aujourd'hui :

Même si la transparence, la lutte contre la corruption et la solidarité à travers les méthodes d'autogestion ont quelque peu eu raisons des modèles traditionnels du culte secret estalien, les sociétés secrètes n'ont pas disparus pour autant dans la société estalienne mais on peut effectivement considérer qu'elles ont changées de nature. Les clubs politiques étant de nature purement publique ainsi que la plupart des informations gouvernementales, les sociétés secrètes ne sont plus strictement politiques, du moins plus à l'échelle fédérale. En revanche, on peut encore aujourd'hui retrouver des comités secrets dans des communes et surtout des villes qui visent à coordonner les actions des clubs locaux au sein des assemblées urbaines et communales dans le but de dominer la scène politique locale. Ce n'est pas une généralité, certaines communes sont plus transparentes que d'autres sur le plan politique. Néanmoins, aujourd'hui, la plupart des sociétés secrètes s'organisent autour de deux missions spécifiques : une mission intellectuelle et une mission économique. La mission intellectuelle fait référence aux sociétés secrètes regroupant généralement les membres désignés de plusieurs coopératives qui fomentent effectivement des cartels entre eux. Généralement, il est rare que ces cartels visent des concurrents estaliens en soit, le système mutualiste entre communes étant trop rentable pour s'acharner à effectuer de la concurrence déloyale. Ces sociétés secrètes sont plutôt des ententes mutuelles officieuses entre les coopératives exportatrices étant présentes sur un même marché étranger. La coopération entre Estaliens est de mise en territoire étranger, coopération qui a pour source le large communautarisme des Estaliens du fait de leur long isolement diplomatique et culturel pendant des siècles. Ainsi, il arrive fréquemment qu'en dehors de toute action gouvernementale ou des services de renseignements, les coopératives appliquent naturellement une coopération officieuse entre elles en territoire étranger afin de s'accaparer les parts de marché aux entreprises capitalistiques étrangères et créer des oligopoles à l'étranger. La seconde mission dite intellectuelle des sociétés secrètes concerne aujourd'hui les réflexions du monde littéraire et politique. Le régime peut parfois prêter à confusion, autant pour les étrangers qui tentent de comprendre le régime que pour les Estaliens eux-mêmes. Même si le régime estalien est basé sur la théorie idéologique de l'Anarchisme Renouvelé, il est évident que même la Fédération ne respecte pas scrupuleusement l'idéologie husakiste, souvent dans un but de conciliation entre les différentes idéologies présentes dans la démocratie estalienne. De ce fait, l'Estalie est politiquement un territoire de contradictions quis e rejoignent pour créer un ensemble plus ou moins cohérent. Ces sociétés secrètes sont généralement là pour éclairer les populations à travers les médias (ce qui explique la proportion importante de journalistes dans ces sociétés), justifier l'idéologie husakiste et théoriser cette nouvelle idéologie dans des débats intellectuels qui ont souvent tendance à mêler absolument toutes les idéologies. Ces sociétés sont donc surtout là pour que les acteurs participant activement à la théorisation de l'idéologie puissent s'exprimer librement sans contraintes et surtout sans retour de bâton (certes, la liberté d'expression est un droit garanti au sein de la Fédération mais le droit à discréditer une opinion impopulaire et le pointer du doigt au public aussi, ces sociétés existent donc pour protéger la parole des membres de la réaction de l'opinion publique et conserver leur crédibilité publique).

Les comités d'exilés :

Depuis la Révolution de Novembre, un grand nombre de révolutionnaires de tous les horizons et de toutes les idéologies socialistes ont décidés de faire de l'Estalie leur nouveau foyer, généralement pour fuir les persécutions politiques au sein de leur propre pays ou dans l'espoir de faire de l'Estalie leur base-arrière afin de libérer leur propre pays de l'autoritarisme, du despotisme et des oligarchies régnantes. Imprégnés par la culture du secret des Estaliens, ces nouveaux émigrés néophytes dans l'art de la conjuration ont étés attirés par ce modèle de conspiration et ont décidés de former leurs propres sociétés "secrètes" : les comités d'exilés. Les premiers comités d'exilés remontent à Janvier 2014, lorsque les premiers Kartvéliens communistes se sont implantés en Estalie suite à la Révolution. Rapidement, l'exemple kartvélien a été reproduit par les autres diasporas : Sitadiens, Nordfolklandish, Kartiens, Tcharnoves, Samariens, etc. Tous ont repris le même modèle que les communistes kartvéliens avec le même objectif en tête : réunir l'opposition des exilés dans le nouvel espace politique que leur donnait l'Estalie afin de développer leurs bases idéologiques, organiser la structure de leur mouvement, accroître l'intégration des nouveaux arrivants dans le monde politique et professionnel estalien et possiblement organiser la future Révolution dans leur pays. En fonction des ethnies, ces comités sont plus ou moins unis politiquement : certains sont très pluralistes sur le plan politique comme les comités kartiens, d'autres sont franchement orientés politiques comme c'est le cas des comités kartvéliens ou nordfolklandish.
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Nous sommes libres :

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C'était pas la première fois qu'elle montait sur cette grue et pourtant, les sensations qu'elle ressentait à chaque montée était si proche de l'adrénaline de la première fois, du simple coup de tête qui l'avait prise avec un de ses amis, un soir d'été, d'escalader la grue du chantier qui se situait juste à côté de chez elle. En somme, elle escaladait périodiquement cette grue comme une sorte de rituel mensuel, un passage obligatoire qui lui permettait de se reconnecter avec elle-même. Ce soir-là, elle a escaladé la grue avec un de ses amis, Anselov qui était dans la même promo qu'elle et qui était un des rares étudiants qu'elle connaissait qui faisait du parkour quotidiennement comme un sport.

De la grue, au beau milieu des quartiers sud de Mistohir, on pouvait apercevoir les gratte-ciels du centre ville de Mistohir, l'immense cité de glace qui n'avait que s'élargir depuis des années que ce soit sous le régime précédent ou encore aujourd'hui. Une impression que le centre-ville et ses activités s'élargissaient, au point de remplacer petit à petit la nature architecturale rustique des vieux bâtiments de la périphérie urbaine de la capitale festive. C'était bien ce que cette ville était devenue, une immense zone de fête : la population, jeune en majorité, avait tendance à passer beaucoup de temps en soirée. Les soirs étaient très animés et représentait le passe-temps principal de la jeunesse de la capitale : les horaires coercitifs et leur disparition avait mené à une plus grande festivité. Submergées, les boîtes de nuit ouvrent de plus en plus dans la capitale, quasiment une boîte par semaine à ce compte-là. Néanmoins, si c'était le passe-temps principal de Mistohir, il y avait une seconde jeunesse. Une seconde jeunesse moins présente, peut-être plus pauvre mais aussi philosophiquement différente. La Révolution avait créé deux sortes de jeunes : les enthousiastes, ceux qui voulaient profiter de la réussite du modèle social, et les introspectifs, ceux qui cherchaient à concrétiser leur état d'esprit anarchiste dans quelque chose de plus productif. Lisa, suspendue à cette grue avec les jambes se balançant dans le vide, était de cette seconde catégorie. Pour elle, cette grue, c'était quelque peu le symbole de cette démarche, cette façon de se libérer personnellement des contraintes et des normes sociales imposées pour se créer son propre environnement.

Lisa fut enlevée de ses pensées par Anselov, celui-ci s'emparant d'une des barres de la flèche de la grue d'une seule main et penchant son corps vers le vide absolu, observant l'environnement autour de lui. Lisa esquissa un sourire, Anselov n'avait pas l'air de ressentir une quelconque peur d'avoir une emprise aussi faible qui le maintient en vie et qui le sépare d'une chute mortelle. C'était à ça qu'on sentait l'expérience du jeune homme.

"Pas mal ton quartier.
- Oh, tu sais... c'est pas un quartier unique, il ressemble à n'importe quel autre quartier de la ville.
- Tu sais ce qu'on dit. Ce qui fait le lieu, c'est pas son esthétique mais les souvenirs qu'on en a.
- Pas sûr.
- Ta maison de ton enfance a été construite de la même manière que des centaines d'autres maisons. Pourtant, ton sentiment ne sera pas le même en voyant cette maison que celle d'un autre.
- Si on suit ton raisonnement, les montagnes ne seraient pas belles et personne se donnerait la peine de les gravir.
- C'est avec le recul qu'on apprend à aimer les montagnes, tu sais.
"

Lisa soupira, elle ne semblait pas d'accord mais pour être honnête, elle ne savait pas trop quoi lui répondre. Content d'avoir eu le dernier mot, Anselov esquissa un petit rire mesquin pour signifier sa victoire avant de se redresser et de s'asseoir sur le bout de la flèche. Rapidement, il sort une cigarette de sa poche et l'allume avec son briquet, il en propose une à Lisa mais celle-ci refuse poliment. Expirant une bouffée de fumée, Anselov regarda le ciel. Peu d'étoiles ce soir, comme c'est souvent le cas en ville. C'était énervant pour lui, ce jeune garçon qui a grandi dans la campagne rurale et qui avait plaqué tout son entourage et sa famille pour partir faire des études de médecine en ville, sans sa dose nocturne de beauté. Il aimait et en même temps détestait cette sensation de briser de vieilles habitudes, brisé entre l'ancien lui qu'il voulait retrouver avec nostalgie et sa nouvelle vie avec sa dose d'aventure et de défi à venir. C'était à la fois excitant et inquiétant, comme si avancer dans le temps, c'était trahir son soi d'autrefois. Anselov se tourna vers Lisa, il ne voulait pas être le seul à se tourmenter l'esprit pour ce que la majorité verrait comme un détail. Mais elle, peut-être qu'elle comprendra. Ou pas.

"Dis-moi, Lisa, c'est quoi qui te pousse régulièrement à monter cette grue ? Tu m'as dit que t'y montais au moins une fois par mois, c'est ça ?
- Comment dire...c'est devenu une habitude. Je suis au-dessus de tout, je me sens vraiment différente quand je suis ici, le simple fait d'escalader cette grue me semble naturel là où ça paraît exceptionnel ou étrange pour les autres. Je crois qu'on peut se sentir différent lorsque l'on fait quelque chose d'incompréhensible pour les autres mais qui porte tout son sens pour soi.
- Mais t'as bien conscience que ce chantier va disparaître un jour ?
- Je le sais. Mais je n'ai pas envie d'y penser.
"

Elle n'avait pas pensé à l'après. Honnêtement, c'était déjà beaucoup à enregistrer. Elle avait fait de quelque chose de spontané d'habituel, comme si ce genre de montées pouvait se planifier. Pourtant, elle n'avait pas l'air d'en être lassée ou indifférente. Anselov pensait que l'immobilisme, par les habitudes et notamment dans des lieux bien précis, menait tôt ou tard à la lassitude. C'est pour ça qu'il avait quitté sa campagne, lassé par la vie rurale et impatient de découvrir la ville. Serait-ce uniquement dû au goût de l'aventure qui s'accompagne avec la jeunesse et qui s'estompe avec l'âge ? Il n'en savait rien, il se connaissait suffisamment pour savoir qu'il n'aimait pas les situations fixes, répétitives et habituelles. Peut-être que c'était un signe d'immaturité de sa part, un facteur de jeunesse ou une simple méconnaissance de soi. Mais au fond de lui, il savait que ce genre d'habitudes que pouvait avoir Lisa, c'était pas pour lui. Lisa se tourna vers lui cette fois-ci, le regard rempli de curiosité.

"Et toi ? Pourquoi tu fais du parkour ?
- C'est pour ça que tu m'as demandé de venir ce soir ?
-U-un peu.
- Disons que je trouve ça émancipateur.
- Développe ?
- Tu promets de pas te moquer ?
- Pourquoi je le ferais ? Vas-y, raconte !
- Je trouve que le parkour, c'est un peu une danse sans maître, une sorte de poème inscrit sur les murs même de la ville. C'est le langage des corps qui refusent les cages, qui se jouent des frontières et qui tracent leur chemin là où personne n'ose poser son pied. C'est une symphonie de gestes où chaque roulade, chaque équilibre devient une sorte de note vibrante dans l'harmonie de mon monde. C'est l'art de l'instant où l'élan précède la peur, où le vide devient un allié, où l'obstacle n'est plus une barrière. L'asphalte, le béton et l'acier se transforment un peu en scène vivante et la gravité se plie à la volonté de celui qui ose. Dans le parkour, il n'y a ni vainqueur, ni spectateur. Il y a juste un...dialogue intime entre toi et le monde, comme une forme de murmure rebelle contre l'immobilisme. Un cri silencieux. Comme si la liberté était une trajectoire à prendre et pas une destination.

Un silence s'installa entre eux avant que Lisa pouffa légèrement de rire.
- Beaucoup de blabla pour dire que t'aimes sauter sur des murs !
- T'avais promis de pas te moquer !
- Désolé, je devrais pas...
"

Lisa se reprit quelque peu, s'excusant poliment avant de réfléchir plus posément à ce que venait de dire Anselov. Elle avait l'impression d'avoir déjà entendu ça quelque part. En effet, Anselov, comme beaucoup d'autres, était adepte du "Mouvement Libre", une sorte d'art philosophique qui s'est formé depuis peu autour du parkour. C'était un concept de niche et qui n'était connu que par ceux qui avaient un minimum d'intérêt pour la discipline. Cette vision cherchait à justifier le parkour comme une forme de métaphore de la liberté retrouvée de l'Homme en bravant les limites physiques et morales, brisant les codes sociaux pour escalader des zones inaccessibles et faire des activités généralement affiliés à la folie ou l'excentricité. Comme si ce mouvement voulait libérer les gens d'une autre forme d'oppression, non plus politique, mais sociétal, enfouie au fond de nous et qui tend pour chacun à ne pas accepter les différences. Le parkour est un symbole vivant de la société libre, où on teste les limites de façon consciente dans une démarche personnelle. On ne veut pas juste se faire peur, on veut briser le mur qui nous sépare de la liberté telle que l'on a décrite aux jeunes qui ont pris les armes contre les autoritaristes. On veut de la différence, on veut du changement et le premier changement vient rien de moins que dans la perception que l'on a sur les activités des autres. Lisa savait qu'il y avait un fond de vérité dans ce genre de philosophie, du moins dans le cadre sociétal actuel. Elle qui n'avait jamais su repérer dans la masse festive qui caractérisait sa génération libérée de l'oppression, elle cherchait la liberté et l'indépendance mais d'une autre manière qui contrastait vraiment avec ce qui lui est lourdement suggéré par le reste de la société. Lisa sourit alors, elle avait bien fait de lui proposer de venir.
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Le pilier dans la pénombre :

.


La salle était dans une obscurité étouffante, c'est le moins qu'on puisse dire. En arrière-plan, malgré l'absence de lumières en dehors celle qui éclaircissait à peine le bureau au centre de la pièce, un son de jazz. Du vieux jazz des années 20's estaliennes, la période dorée du jazz d'Eurysie centrale, en tout cas pour le domaine musical estalien. Si en apparence, le choix de la musique était anodin, l'ambiance sonore était surtout là pour masquer les bruits de voix à l'intérieur de la salle, dans le cas où un micro ou un invité surprise écouterait aux portes par inadvertance. Les moyens de surveillance avaient évolués, il fallait se montrer prudents en toute apparence.

Au centre de la pièce, la silhouette méconnaissable d'un militaire, portant les épaulettes de général de l'Armée Rouge, se tenait au centre de la pièce, assis autour de quelques compères triés sur le volet. Des conspirateurs dont la liste était réduite à peau de chagrin volontairement par le maître du jeu, afin d'éviter toute découverte. Plus le complot est gros, plus ses chances d'être découverts avant son terme sont grandes. Il fallait donc rester prudent.

Pyotr regarda autour de lui les quelques camarades fidèles qui s'étaient réunis autour de lui, c'était son noyau dur à lui, ses premiers fidèles qui l'ont suivis depuis son premier discours à la caserne de la 1ère Brigade Blindée du 15 Novembre 2013. Le temps avait passé depuis cette époque où tout semblait possible et où la nation estalienne était à la croisée des chemins, l'avenir de la nation aurait pu basculer en mieux comme en pire mais il a fallu que la nation estalienne se pencher vers la voie husakiste. Sargakov, lorsqu'il repense aux évènements, se dit qu'il avait fini du mauvais côté de l'Histoire : pourquoi s'était-il opposé à Potokovac ? Certes, c'était un scélérat républicain et social-démocrate comme la classe politique estalienne d'avant la Révolution en regorgeait mais Potokovac avait une vision réformiste des choses. Il était aussi plus modéré et il aurait été capable, avec un peu de recul, de juguler l'héritage de l'Estalie ancienne, celle de la royauté, et une Estalie renouvelée par la Révolution et par la liberté ainsi que l'acceptation du socialisme comme dogme guidant le peuple. Pourquoi avait-il fallu s'allier alors avec le Diable ? Il s'était allié avec Husak après avoir éliminé Potokovac, presque dans la précipitation, car il ne restait que lui. A tort, il pensait avoir affaire à un anarchiste dont le modèle rencontrerait rapidement ses limites en quelques mois et les Estaliens, réclamant l'ordre et la stabilité, reviendraient vers lui et l'acclamerait comme un sauveur. Or, c'est exactement ce qui ne s'était pas passé : de son accord de conciliance avec Husak en décembre 2013, il a participé à la naissance de ce monstre, de cette Fédération que l'Anarchisme Renouvelé avait enfanté. Naïf, il a cru bon de participer à la construction de cette Fédération en faisant le jeu du nouveau monde politique du pays, en prenant position sur le débat public et en participant à la réforme de l'armée estalienne. Tout ce qui en est ressorti, à ses yeux, n'a rien de glorieux : la Fédération est un monstre, une entité militariste dont l'idéal internationaliste va entraîner le continent dans la guerre ; c'est une machine de guerre, autant militaire que économique. Autant est-il fier que l'Estalie soit devenue une puissance majeure, autant il a peur de l'usage qu'en ferait ses dirigeants.

Les défaites électorales qui ont suivis pour le club sargakoviste, le COV, n'ont pas aidés à conforter son idée messianique de sauvetage de la Nation par la reconnaissance populaire. Il avait commis l'erreur de se fonder sur l'idée que la Fédération ne serait pas viable et qu'économiquement comme politiquement, elle disparaîtrait à terme. C'est pourtant l'inverse qui s'est produit : la nation est économiquement stable et est devenue en moins de deux ans une puissance économique majeure dans le monde et un pays développé sur lequel compter. La réussite de l'husakisme et sa popularité dans l'opinion publique lui a été très défavorable. Associé injustement à un "loduarisme à la sauce estalienne", le sargakovisme a longtemps souffert de sa comparaison avec le loduarisme, une idéologie étrangère et donc par nature peu susceptible d'être bien vue par la majorité du public qui a toujours fui les ingérences étrangères comme de la peste. Se dire loduariste en 2015 en Estalie, c'était signer son arrêt de mort politique. Bien sûr, les critiques n'étaient pas formulées sans raison valable : Sargakov comptait de nombreux loduaristes dans son camp avant la scission de son club en Septembre 2014 et lui-même avait déjà défendu le principe de centralisme démocratique tant appréciée dans les cercles eurycommunistes. Il était donc facile avec ces quelques indices de sous-entendre à l'audimat que Sargakov était loduariste ou presque. Lui, personnellement, restait convaincu qu'il ne l'était pas : il voyait la Loduarie comme un pays inachevé sur le plan politique et si géopolitiquement, il estimait plus sage de s'aligner sur la politique loduarienne que sur la politique kah-tanaise, il rejetait pleinement l'ingérence loduarienne dans la politique estalienne. Il éprouvait toujours un ressentiment très négatif envers le Club Loduariste, pourtant le camp politique le plus proche du sien sur l'échiquier politique, ce qu'on appelait en Estalie la droite révolutionnaire.

"Camarade général ?"

On enleva Sargakov de ses pensées, un des gradés à ses côtés le réveillant sur le moment. Sargakov éloigna les pensées intrusives de son esprit d'un revers de main et se tourna vers son subordonné.

"Pardonnez mon égarement, camarade colonel, je pensais seulement à nos quelques options.
- Je crois, général, qu'en dehors de la frappe rapide, nous n'avons pas trop le choix.
- La voie électorale n'est plus vraiment possible, je suppose.
- Malheureusement, général, les husakistes ont la main partout, y compris sur les organes électoraux. Je ne serais pas étonné qu'ils trafiquent directement les élections.
- Détrompez-vous, colonel, ce système est très difficile à frauder à vrai dire et j'ai mené ma propre enquête avec les services de renseignements militaires lorsque j'étais Commissaire à la Guerre. Les husakistes ont un soutien populaire très solide.
- Que pouvons-nous faire alors ? Même si nous prenons le pouvoir par la force, il faudra encore convaincre la population.
- Je ne sais pas.
- Peut-être devons-nous admettre un autre scénario alors, général...
- Lequel, colonel ?
- La guerre civi-
- COLONEL, JE VOUS INTERDIS DE PRONONCER CE MOT !
"

Le subordonné de Sargakov s'était rapidement fait rappeler à l'ordre par son général. Sargakov avait en horreur cette idée : la guerre civile. Il était déchiré rien qu'à l'idée. Comment pouvait-on consciemment provoquer une guerre au sein de son propre pays ? C'était contre toutes les règles qu'un patriote se fixait et s'il détestait l'husakisme comme il pouvait détester les libéraux ou les réactionnaires, il devait trouver le moyen de les écarter du pouvoir sans effusion de sang trop conséquente. Non, il fallait un Coup d'Etat. Un Coup d'Etat propre, sans bavures, et qui ne viserait que le gouvernement fédéral et personne d'autre. Ensuite, il fallait compter sur l'effet de foule provoqué par la chute du gouvernement : si les husakistes à la tête du troupeau tombent, alors la foule sera sans chef et les sargakovistes n'auront plus qu'à reprendre la main. C'était le plan. Mais était-il tenable ?

"Bon, revenons au plan Rouge, voulez-vous ? Est-ce qu'on a eu des nouvelles du général Artem ?
- Le camarade général Artem s'est dit prêt à nous soutenir dans l'immédiat mais celui-ci a quelques...problèmes au sein de sa brigade.
- Que voulez-vous dire ?
- Eh bien il faut dire que la plupart de ses subordonnés sont des husakistes convaincus, il ne fait aucune doute qu'Artem est entouré d'ennemis et est politiquement seul pour tenir la "Teney" à lui seul, malgré son charisme et son expérience sur le terrain.
- Il va falloir effectuer un travail de sape dans la 2ème Brigade dans ce cas, il faut que nos hommes à la Commission à la Guerre remplacent les subordonnés d'Artem par des partisans à notre cause au fil des promotions et des rétrogradations. Il faut nous assurer de la loyauté de cette compagnie, c'est indispensable. Bon, et le général Ilya ?
- Il nous a assuré que sa brigade sera disposé à agir pour le Z-Day, camarade général.
- Très bien. Et pour notre taupe du SRR ?
-...
- J'écoute ?
- Cela fait plusieurs jours que les signaux se sont interrompus. Peut-être qu'ils l'ont...vous savez...
- C'est peu probable, voyons. C'est un cadre du SRR, il est bien placé dans la hiérarchie de l'organisation, peu de chances qu'il ait été mis sur écoute et capturé. Quand on est agent du SRR, il peut arriver d'attendre plusieurs jours avant de donner des signes de vie afin d'éviter une trop grande récurrence dans le comportement des individus. Il est juste prudent.
- Si vous le dites.
"

La réunion se termina quelques instants plus tard. Sargakov, malgré les risques, restait confiant, assuré qu'une fois la tête du serpent décapité, il pourra porter la flamme d'une Estalie nouvelle qui, au lieu des prétentions militaristes qu'elle porte, apportera la stabilité et la paix mondiale par l'exemplarité et la solidarité socialiste. Il voyait ce monde-là, il pouvait presque le sentir de ses mains, cette impression qu'il pourrait changer l'Estalie en quelque chose de plus beau et de plus noble. Sans se rendre compte qu'il était déjà coincé.


- Ah...Ah...AHHH...ARRETEZ ! JE VOUS EN SUPPLIE !
- Donne le nom de ton patron !
- SARGAKOV !
- Le général Sargakov ?
- Tu l'as trop cogné, je crois.
- JE VOUS JURE, FAUT ME CROIRE !
- Sargakov donc. Intéressant. Appelle le chef, je crois qu'on a le scoop de l'année.
.
6416
Une conspiration, vous dites ?

.


Il était rare que le directeur du SRR en personne appelle le Président de la Fédération. A vrai dire, sur le plan institutionnel, rien ne reliait vraiment les deux postes : le directeur du SRR n'était responsable que devant la Commission à la Guerre, elle-même responsable devant le Congrès International des Travailleurs. Il n'y avait donc aucune raison juridique qui aurait poussé ces deux hommes à se rencontrer. Et pourtant, le directeur lui a fait l'étrange demande de se réunir au quartier général du SRR. Ce n'était pas normal. Au début, Husak avait pensé au pire : un assassinat, une prise d'otages, un chantage sous contrainte ? L'ancien résistant qu'il avait été lorsque le PPE était entré en clandestinité et était traqué par la Stevka, la police politique de la royauté, avait conservé un certain instinct pour ces choses-là. Pour autant, lorsqu'il entra dans le siège central du service, il ne sentit aucune hostilité de la part de ses hôtes. Il fallait se rendre compte du phénomène : le SRR était composé de partisans husakistes, l'idéologie de l'Anarchisme Renouvelé y était dominante sur tous les points et même si le SRR avait fini par devenir le refuge des plus radicaux qui composaient le camp husakiste, à la tête des agents qui passaient par là, Husak devait faire l'objet d'un culte de la personnalité au sein de l'organisation. C'était le revers de la médaille chez les radicaux : ils avaient souvent tendance à considérer les écrits de leur doxa comme saints et leurs écrivains comme des génies providentiels. Pour un dirigeant peu scrupuleux avec un égo blessé et une tendance autoritaire, ce genre de situations devait certainement en arranger plus d'un mais Husak, lui, a toujours détesté ce genre de dérives. Il s'était battu pour donner la liberté au peuple estalien et voilà que certains veulent en faire une sorte de nouveau roi. Or, il n'avait pas l'objectif de devenir calife à la place du calife, sinon pourquoi aurait-il dénué la fonction présidentielle de toutes ses prérogatives et laissait au président qu'il était une fonction quasiment honorifique et symbolique ? Mais avant tout, il était garant de l'unité de la Fédération, c'était le travail de fond auquel il s'était assigné, ni plus ni moins, laissant l'Estalie se confronter à la politique du réel, aux confrontations d'idées, aux débats et aux disputes. C'était tout le jeu de la démocratie et le rôle d'Husak était que ce jeu continue, que chacun puisse s'exprimer comme il le souhaitait et que les droits fondamentaux que la Révolution avait apportée au peuple ne soient pas bridés par un club quelconque, y compris dans son camp.

Il fut étonné au début de voir le sourire enthousiaste du directeur du SRR qui l'accueille à bras ouverts. Après quelques salutations de courtoisie, le Président entra dans le bureau du directeur. Il n'avait visiblement pas d'intention hostile, c'était évident désormais. Mais pourquoi diable avait-il convoqué le Président dans ce cas ?

"Je vais en venir directement aux faits, Monsieur le Président. Mes agents ont découverts une conspiration au plus profond de l'Etat et de l'armée qui vise directement les institutions issues de la Révolution.
- Une conspiration, vous dites ? Ce sont les royalistes, je suppose ? Le FLS est cantonné dans le Saïdan, je doute que ce genre de conspirations puisse avoir une quelconque chance de réussite.
- Malheureusement, monsieur, j'ai bien peur que ce ne soit pas les royalistes, ça m'aurait arrangé aussi que ce soit eux.
- Mais...qui alors ?
- C'est le général Sargakov.
- Plaît-il ? Vous vous moquez de moi ?
- Non, monsieur, je suis très sérieux.
- Vous avez les détails ?
- Oui, à vrai dire, nous avons l'essentiel de ce qu'il prévoit. Il compte effectuer un Coup d'Etat militaire dans les deux prochains mois certainement, il a l'appui de quelques compagnies dans la 1ère Motorisée et de certains hauts-gradés dans l'armée. Heureusement, il a été prudent et n'a pas tenté d'aller trop loin dans la conspiration au sein de l'armée, je suppose qu'il voulait limiter les risques que le complot soit dévoilé.
- Il doit certainement compter sur un faux scandale, un faux prétexte, pour pouvoir intervenir et compte ensuite sur l'effet de levier du Coup d'Etat et la suppression des institutions en quelques heures pour mettre la population devant le fait accompli.
- Je vois. Il compte donc revenir sur son idée de 2013. Une République socialiste.
- J'ai quelques soupçons personnellement sur l'implication des eurycommunistes. Sargakov a peut-être reçu le soutien implicite des loduaristes estaliens et peut-être de la Loduarie elle-même.
- Les Loduariens n'ont pas d'intérêt à faire ça. Et puis Sargakov déteste les loduaristes. Non...il agit de sa propre initiative, c'est certain. Bref, vous en avez parlé au Commissaire à la Sécurité ?
- Monsieur Prodaysk ? Non, pas encore, je voulais vous en parler à vous avant, vous êtes le garant de l'unité fédérale et cet homme va tenter de renverser le gouvernement fédéral de l'intérieur, ni plus ni moins. Je ne peux pas non plus en dire trop à la Commission à la Guerre, Sargakov y a des taupes. A vrai dire, on a découvert le complot grâce à une taupe sargakoviste chez nous.
- Vous savez si Sargakov a beaucoup de soutien en dehors des unités militaires que vous avez mentionné ?
- Pas vraiment. Certainement une partie des gradés mais je dois dire que la plupart sont attentistes, cela ne les dérangerait pas de changer de régime mais les officiers qu'il a rallié sont pour la plupart apolitiques. Ils se battraient sous n'importe quel régime à vrai dire, tant qu'il est légitime. Au SRR, on a déjà fait le nettoyage et au sein du gouvernement fédéral, en dehors du COV et de ses affiliés, je dirais qu'une partie de la Commission à la Guerre est au courant.
"

Le silence retombe dans la salle. La situation n'était pas désespérée et à vrai dire, Husak lui-même savait que l'action de Sargakov était un acte de désespoir : incapable d'accéder au pouvoir par les urnes, souffrant de la contestation de plus en plus soutenue dans ses rangs, affaibli par les pertes électorales du COV depuis 2013 et face à son obsession de ne pas céder aux sirènes de la guerre civile, le Coup d'Etat rapide et planifié était la seule solution restante. Sargakov savait qu'il devait agir en quelques mois pour trouver des partisans, chaque jour qui passait augmentait le risque que le SRR découvre sa conspiration. Il avait un temps relativement limité et la planification du Coup d'Etat reposait beaucoup sur la réception potentielle du public à sa prise de pouvoir. En bref, au-delà de la prise de contrôle direct des institutions, le résultat était hasardeux. C'était un Coup d'Etat sans avenir, produit par un homme au pied du mur politique. C'était donc d'une facilité déconcertante de mener une contre-attaque. Néanmoins, on ne pouvait pas juste arrêter Sargakov et les conspirateurs comme ça, les risques que l'AAR sorte affaiblie par ce tour de vis autoritaire sont trop nombreux. Il faut agir intelligemment.

"Monsieur le directeur.
- Oui, monsieur ?
- Vous allez le laisser faire.
- Pardon ?
- Laissez-le faire sa tentative.
- Je dois vous avouer que je ne comprends pas, monsieur. Mes unités sont prêtes à perquisitionner le domicile des conjurés, on peut les arrêter dans les deux prochaines heures qui viennent.
- Ne vous inquiétez pas, nous allons le prendre à son propre jeu.
"

Le visage du directeur fut empreint d'incompréhension. Husak avait un plan et voir ce vieux faucon en action, c'était un signe de mauvaise augure pour ses ennemis. Pour Sargakov, la fin approchait à grands pas.
12920
Acculés au mur :



Nous étions dans l'après-midi du 2 Novembre 2015. La ville de Mistohir était alors en pleine préparation pour la fête nationale qui devait se dérouler le lendemain, le jour où l'Estalie allait célébrer les deux ans de la Révolution de Novembre, celle qui libéra l'Estalie de la tyrannie et du despotisme des militaires et des autocrates nobles du Royaume d'Estalie dominé par une oligarchie libérale corrompue, anti-démocrate et népotique. Et pourtant, alors qu'une fois de plus, cette fête allait chanter la gloire de la Révolution dans un élan d'optimisme et d'espoir en l'avenir de la cause révolutionnaire et de la prospérité du pays, une poignée d'hommes en uniforme avaient précisément choisis ce jour pour plomber les festivités et instaurer un nouvel ordre.

Il était alors 14 heures, la prochaine séance du Congrès International des Travailleurs était sur le point de débuter mais plusieurs personnes manquent à l'appel. Les membres du gouvernement fédéral sont absents mais le Président de la Fédération, sensé présider la séance, n'est pas présent non plus. Encore plus étonnant, une partie non négligeable des délégués manquent à l'appel, ceux du COV et du Club Loduariste sont pour ainsi dire en majorité. Sur tous les délégués de ces deux clubs, il n'y a qu'un loduariste et deux sargakovistes qui ont daignés se montrer. Etrangement, ces trois hommes étaient connus au Congrès pour être aussi les plus modérés parmi les deux clubs susmentionnés. Avaient-ils étés mis à l'écart ? Personne ne leur posa la question, se disant bien que ces clubs devaient certainement s'absenter pour une réunion importante. Mais l'absence du Président et du gouvernement était un peu plus énigmatique : Husak était connu pour sa ponctualité et son attachement à l'idée de présider les débats, il n'y a aucune chance que le Président s'abstienne volontairement d'une séance du Congrès sans avoir au moins averti à l'avance de son retard. Pourtant, aucune nouvelle. 14h30 : toujours rien, les délégués commencent à fustiger et à s'interroger : la séance a-t-elle été annulée ? L'administration n'a envoyé aucun mail à ce sujet, on l'aurait vu passer.

.

"Qu'est que c'est que ce bordel ?"

Un des policiers gardant l'entrée du bâtiment du Congrès s'exclama. Le sol tremblait et pour cause, il avait en face de lui un formidable char de l'Armée Rouge. Au début, il pensait sincèrement que le char avait été transféré à la capitale pour un défilé militaire, peut-être en prévision de la fête de la Révolution de demain. Puis le char s'arrêta devant le bâtiment parlementaire, la tourelle commença lentement à pivoter vers l'entrée du Congrès. On entendait déjà sous l'épaisse coque du blindage un bruit mécanique qu'on reconnaîtrait entre milles : ils chargent un obus.

"Merde, à terre ! Planquez-vous !"

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Le policier se jeta à terre quelques instants avant que l'obus HE ne pulvérise l'entrée. Sous les gravats, le policier tenta vainement de se relever, gravement blessé par un éclat d'obus. Il n'eut pas le temps de comprendre ce qui se passait qu'une troupe de militaires en armes surgit de derrière le char, il fut abattu sur le champ. "Davaï, davaï !", les cris des soldats entrant dans le bâtiment se répercutent dans tout le bâtiment, c'est la panique dans l'hémicycle et en quelques secondes, les militaires réussissent à pénétrer dans celui-ci. Aucune sommation n'est faite, un des hommes pose le bipied de son fusil-mitrailleur sur l'esplanade au-dessus de l'hémicycle et arrose la salle entière. Les délégués sont forcés de se coucher, certains sont fauchés par les tirs tandis que d'autres tentent désespérément de se protéger derrière les sièges. Malheureusement, malgré ce réflexe, les sièges restent en coton et certains sont abattus même à couvert par les balles faucheuses. Depuis une des portes menant à l'hémicycle, certains policiers ouvrent les portes pour permettre aux délégués de fuir la salle, ripostant à leur tour contre les militaires. Une bonne partie des délégués survivants réussissent à fuir in extremis tandis que les policiers, malheureusement moins bien armés et entraînés que leurs adversaires, se font à leur fauchés par les tirs bien placés des militaires.

En peu de temps, le bâtiment du Congrès et même si le sacrifice des policiers fédéraux a permis à une partie importante des délégués présents de fuir, une partie des délégués visés par les putschistes ont étés éliminés, en majorité des membres de l'AAR et l'ALO, les traîtres à la patrie. Rapidement, dans le Congrès, entra une foulée de gradés. Enjambant les cadavres de délégués qu'ils connaissaient pour la plupart personnellement, ils arrivent jusqu'à la tribune. Au micro s'avança une silhouette relativement familière : le général Sargakov. Ses hommes, en amont, avaient réussis à prendre le contrôle des principales chaînes de télévision nationales dans toute la capitale, lui permettant de promulguer son message.

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Estaliens et Estaliennes, mes très chers camarades, en ce jour salvateur pour notre patrie, suite à des tergiversations de notre grande nation dans la plus nauséabonde des idéologies, j'ai décidé en mon âme et conscience de prendre les armes contre les husakistes qui nous dominent depuis maintenant deux ans. J'ai tenté de me concilier avec ce nouvel ordre, avec la vision du Président Husak quant à sa vision de l'Estalie mais les choses avancent, elles évoluent et qu'est que je constate ? Une nation qui court rien de moins qu'à sa perte et au meurtre prémédité de ses propres enfants ! Husak veut nous amener à la guerre, il le dit sans ambiguïté et cherche à nous faire avaler la pilule comme si cette guerre était romantique, juste et incontestable ! En tant que militaire, je peux vous affirmer qu'il n'y a rien de romantique à la guerre, il m'est insupportable plus encore aujourd'hui d'accepter l'idée qu'une telle idéologie, un tel programme et un tel homme soient au pouvoir dans notre pays ! Nous devons sauver notre nation et nos enfants de la guerre, du massacre industriel et de la dystopie que nous proposent Husak et ses sbires ! Nous devons faire face à ce monstre qu'est devenue cette Fédération militariste, expansionniste et belliqueuse !

J'ai donc décidé en ce jour qu'en raison de ce développement des évènements, notre accord avec les husakistes ne tient plus. A l'heure actuelle, toute l'Armée Rouge a renversé le dictateur husakiste, a pris le contrôle des institutions et se chargera prochainement d'écrire une nouvelle Constitution afin d'abolir cette Fédération et proclamer un régime plus juste, plus pacifique et centrée avant tout sur le bien-être de la population et la réalisation du véritable socialisme dans notre pays et non dans l'envoi de nos progénitures dans des conflits sans intérêt au-delà de nos frontières !
"

Il était vrai que la prise de pouvoir avait été brutale et on reconnaissait bien là le professionnalisme des militaires : les bâtiments gouvernementaux, les axes de communication, les centres médiatiques, les antennes et même la centrale électrique de la capitale avaient étés pris en moins de deux heures par les troupes sargakovistes. Sargakov descendit de la tribune, rompant la communication télévisée pour se tourner vers ses collègues gradés, notamment le général Artem qui l'avait suivi sans poser de questions dans son projet de Coup d'Etat.

"Général, lançons la seconde étape du plan, envoyez vos hommes au siège du SRR. Nous devons éradiquer ce refuge à husakistes le plus vite possible.
- A ce propos, camarade...
- Oui ?
- On a capturé les bâtiments des différentes Commissions du gouvernement avec une rapidité écrasante. Mais...il n'y avait personne.
- Personne ?
- Non, pas même la police fédérale. On n'a pu capturer aucune personnalité d'importance.
- C'est pas normal ça. Ils étaient au courant ?
- Peut-être...
- C'est absurde ! Ils nous auraient arrêtés avant !
"


Why do i hear boss music ?

Ce que les sargakovistes ne savaient pas en revanche, c'est qu'ils étaient en vérité pris au piège. Sans qu'ils le sachent, la totalité des canaux de communication de la capitale avaient étés coupés par le gouvernement au son de la première balle tirée, Sargakov fit son discours dans le vide total, laissant la nation entière dans l'incompréhension tandis que depuis Fransoviac, Husak fit sa contre-propagande dans un temps éclair, dénonçant une tentative de renversement du pouvoir par le général Sargakov et sa clique de militaires afin de s'accaparer personnellement le pouvoir, mettant en avant le culte de la personnalité que les sargakovistes mettent en avant autour de la figure du général pour justifier son accession au pouvoir au lieu d'un autre. Il dénonce également les loduaristes qui ont suivis Sargakov dans sa manoeuvre, tentant timidement de faire avancer l'agenda de leurs maîtres étrangers, leur anti-libertarisme quasi-affichée les dévoilant en traîtres auprès de toute la patrie, préférant prendre leurs armes contre leurs frères anarchistes estaliens que de se battre dans l'intérêt de la cause socialiste et libertaire contre les puissances étrangères autocratiques et capitalistes.

16 heures, les premières nouvelles tombent : Artem a perdu le contact avec sa brigade et il semble que la 1ère Brigade ne donne plus de signes de vie non plus. Les moyens de communication par radio semblent fonctionner, ils ne répondent juste pas aux appels. Ce n'est pas normal une fois de plus : les sargakovistes ont passés des mois à placer des officiers fidèles à la cause au sein de ces deux brigades qui doivent jouer un rôle fondamental dans la suite du putsch : sécuriser les principales villes du pays et désarmer si nécessaire les troupes husakistes par une attaque éclair sur les garnisons de l'Armée Rouge connues comme fidèles au gouvernement. Pourtant, aucune réponse. En peu de temps, les quelques 500 putschistes qui avaient pris la capitale avec une facilité déconcertante se retrouvent bien seuls. 16h30, les chars sargakovistes atteignent le siège du SRR.

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Soudain, un missile antichar touche de plein fouet le flanc du char d'avant-garde, le détruisant instantanément. Il n'en faut pas longtemps pour que les balles fusent autour du cortège sargakoviste, les bâtiments alentours sont infestés de tireurs embusqués. Un deuxième missile détruit le char suivant. Le dernier char en arrière-garde tente de reculer dans un mouvement de panique mais soudain, une explosion retentit derrière lui Un engin explosif improvisé ? Une mine ? Aucune idée mais en tout cas, les chenilles du char sont détruites, les soldats autour sont massacrés et dans la panique, les tankistes sont tués en tentant de fuir. Ils venaient de tomber sur le GI, les forces spéciales du SRR, qui avaient en peu de temps anéantis le convoi, ne laissant aucun survivant derrière eux.

Partout ailleurs, on relève des combats dans l'ensemble de la capitale. Les civils, ne comprenant pas pourquoi Mistohir, la ville prospère par excellence, est devenue une zone de guerre en moins de quelques heures, sont pris entre deux feux. En effet, alors que les putschistes tentent de comprendre ce qu'il se passe, des chars entrent à leur tour dans la capitale. Mais ils ne sont pas amicaux. En moins d'une heure de combats, ordre est donné de se replier vers le centre-ville, les putschistes ne sont pas assez nombreux pour répondre à toutes les attaques à la fois. Depuis le bâtiment du Congrès dans lequel il a établi son quartier-général, Sargakov comprend assez vite qu'il est foutu :

"Ils attaquent de partout, général. Où sont nos renforts ?
- ...
- Général ?
- Husak nous a baisé.
- Je vous demande pardon ?
- Ils savaient tout, depuis le début. Ils nous ont laissés courir à notre perte comme des grands. Et on s'est jetés dans la gueule du loup.
"

Le silence se répandit dans toute la salle, les gradés se regardant entre eux, leurs subordonnés dans une incompréhension totale également. Sargakov défaitiste ? Ils n'avaient jamais vu ça en plusieurs années de carrière dans l'armée. Sargakov était du genre optimiste quand il s'agissait de faire la guerre, alors le voir aussi fataliste à un moment pareil...ils étaient perdus. Ils commençaient à s'en rendre compte : tout leur plan était connu de A à Z par les husakistes, ils ont laissés les sargakovistes faire leur Coup d'Etat, se décrédibiliser et se faire massacrer en règle, tous rassemblés au même endroit. Ils allaient pouvoir faire une purge, une très bonne purge. Sargakov avait des sueurs froides rien que d'y penser : le vent avait tourné et l'Histoire ne lui pardonnera jamais. Il avait échoué à sauver l'Estalie de sa ruée vers la guerre.


Vers 19 heures, on entendait déjà les tirs, la place de la Révolution était devenu un théâtre d'affrontements entre les soldats sargakovistes restants et les troupes de l'Armée Rouge qui avaient sécurisés le reste de la capitale. Planqués derrière des sacs de sable et les ruines de quelques véhicules blindés anéantis par des hélicoptères légers de l'Armée Rouge équipés de missiles antichars, les soldats husakistes avaient réussis à encercler ce qui restait de la tentative de Sargakov de prendre le pouvoir. Le Coup d'Etat avait débuté au Congrès, il se terminera au Congrès. Husak avait été clair à ce sujet : pas de survivants. Les consignes du gouvernement étaient très claires à ce sujet : exposer Sargakov à une capture et à un procès comme Potokovac, c'était exposer sa version de l'Histoire et possiblement lui attirer de la sympathie parmi la population. Husak avait déjà fait l'erreur de laisser Potokovac en vie suffisamment longtemps pour le juger, l'ancien maire de Fransoviac laissant dans le sillage de sa peine de mort tout un pan libéral de la société qui s'est rangé par la suite au FLS pour les plus extrémistes et avec qui les Estaliens devaient désormais se battre dans les tréfonds de la Kartvélie. Il fallait donc déguiser la mort de Sargakov en une mort au combat. Après tout, c'est bien connu : les combats rapprochés sont violents, n'est-ce pas ?

Vers 19h45, les soldats husakistes réussissent à entrer dans le bâtiment. Les soldats sargakovistes tentent désespérément de sauver ce qui peut l'être et tentent d'extraire le général Sargakov depuis les jardins du Congrès à l'arrière du bâtiment mais ils sont rapidement arrêtés.

"On est encerclés, général !
- Parfait...On va pouvoir tirer dans toutes les directions.
"

Il ne faut pas quelques minutes de plus pour que la totalité des hommes présents restants dans les jardins se fassent étriller par leurs compatriotes, les balles fusent de partout et alors que tout semble perdu, Sargakov tombe à son tour raide mort au sol. Les tirs cessent, il n'y a plus âme qui vive dans le jardin. Le Coup d'Etat a échoué, l'anarchisme a triomphé et la droite révolutionnaire a officiellement disparu dans un torrent de sang et de violence. Quant à la purge, le Coup d'Etat s'est chargé seul de mettre tous les sargakovistes et loduaristes conspirateurs sur un plateau d'argent, Sargakov ayant tenté vainement de mettre toutes ses forces dans la bataille, jouant le tout pour le tout en mobilisant toutes les ressources dont il avait à disposition. Mais il avait échoué, et Husak avait réussi.
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Le prix de la bravoure :

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On se demande longtemps en Estalie la raison qui avait poussé la jeunesse de ce pays à être si optimiste dans son approche de la situation. Ces dernières années, on sentait que les évènements politiques, sociaux, économiques et culturels avaient modifiés la vision et la philosophie de la jeunesse estalienne et donc d'une partie importante de la nation en elle-même, l'Estalie ayant une population relativement jeune. Cet optimisme s'est infiltré absolument partout et avait même eu son lot d'effets sur les votes et la configuration politique du pays et sur le visage des villes, autant pour le divertissement en pleine croissance ou l'essor de la culture urbaine. On a tenté d'expliquer cette enthousiasme pour l'avenir des jeunes Estaliens de part la réussite de la Révolution : après des siècles d'oppression, de corruption et de règne oligarchique, la jeunesse avait enfin triomphé dans une lutte héroïque et courageuse contre un pouvoir d'apparence fort et autoritaire. C'est la fougue, la radicalité et le courage de toute une génération ayant versé son sang dans une lutte crépusculaire pour le contrôle de leur patrie face aux oppresseurs qui a certainement permis après coup à un relâchement de l'enthousiasme juvénile. Et c'est ainsi que dans ce même enthousiasme à peine caché, les jeunes Estaliens se revendiquaient majoritairement de l'Anarchisme Renouvelé qui porta l'héroïsme de toute une génération comme la bannière de sa cause pour entamer la fin de l'Histoire à l'extérieur des frontières, mélange peu commun de sentiment de supériorité morale caractéristique des Estaliens et de la fougue révolutionnaire et libertaire qui envahissait le cœur de chacun une fois convaincu du bien de sa cause. La fin de l'Histoire...c'était une idée attirante, être à l'origine d'une rupture nette entre un passé moribond et sombre avec un avenir prometteur, égalitaire et juste, comme une forme de croyance réelle et sincère en la création d'une utopie dans le monde réel.

Cet enthousiasme, il avait été alimenté volontairement par l'Etat et le régime mais les évènements ont certainement poussés à son accroissement et à sa longévité. La joie ne fut que plus immense alors que les chars estaliens entrèrent dans Tbilgorod, prouvant au monde que la Révolution estalienne, loin de stagner et de s'effondrer sur elle-même, est en capacité de s'étendre, de libérer les peuples et d'agir comme un modèle de réussite pour les autres. L'Estalie avait réussi ce que personne ne pensait possible, compte tenu de sa faible "culture révolutionnaire" par rapport à des pays plus anciennement socialistes ou libertaires : elle avait concrétisé son projet révolutionnaire, elle avait développé une société viable, productive et dynamique et avait jeté ses forces dans la bataille qui mènerait, selon elle, inéluctablement à la fin de l'Histoire. La prospérité économique, l'égalitarisme, la disparition des inégalités socio-économiques et les succès militaires, diplomatiques et idéologiques avaient menés la nation estalienne à un état d'euphorie permanent chez les jeunes qui se bousculaient au portillon pour s'engager dans cette lutte quasi-millénariste contre les réactionnaires et les libéraux, ennemis jurés de la Révolution.

Puis vint le premier conflit long pour l'Estalie : le Saïdan. La guerre en Kartvélie avait bien débuté car, malgré quelques pertes, les Estaliens avaient triomphés en à peine un mois, pacifiant les grandes villes et installant un pouvoir plus ou moins stable, évitant la guerre civile à grande échelle dans toute la Kartvélie. La force des blindés, l'initiative des officiers et le courage des soldats avait permis à l'Armée Rouge d'accomplir une campagne éclair. Puis les attentats de Stepishir ont brisés ce sentiment de sécurité et d'invincibilité que les Estaliens avaient développés à la suite de leurs victoires éclairs. Ils avaient oubliés qu'ils étaient, comme leurs ennemis, des êtres humains mortels et qu'ils n'étaient pas inatteignables. Le conflit dans le Saïdan débuta alors et la quatrième bataille d'Acrik et la guérilla dans le saillant montagneux va montrer aux Estaliens que la guerre n'est pas une simple affaire de propagande, d'héroïsme et de victoires éclatantes. C'est aussi des moments d'angoisse, de tristesse, de stress intense et de désespoir devant les charognes des camarades hachés par les armes ennemies. Ces jeunes étaient en train de vivre leur premier véritable conflit et découvraient avec horreur que la guerre était radicalement différente des descriptions romantiques et héroïques de la guerre. Les soldats ne s'élançaient nullement vers l'ennemi, armes à la main, en criant de toutes leurs forces un cri de guerre stridant rempli de fougue et de patriotisme. Non, les soldats avaient plutôt tendance à se cacher dès qu'ils le pouvaient, à marcher de longues heures pour tomber dans une embuscade en étant exténués, à pleurer dans leur coin et à jeter leur arme quand l'ennemi effectuait un tir de suppression et en priant Dieu, ou n'importe qui, de les libérer de cet enfer. Les jeunes avaient compris la leçon au Saïdan : la guerre est cruelle, sanglante, sordide, violente. La guerre et la fin de l'Histoire sont de beaux concepts à l'arrière du front, faisant parfois rêver certains, mais tout bon soldat ayant fait son baptême du feu vous le dira : si vous souhaitez apporter la fin de l'Histoire par la guerre, vous devez sacrifier ce que vous avez de plus précieux au monde, votre humanité.


Quartiers sud de Pendrovac, non loin du cimetière militaire de Pendrovac, 20 mars 2016.

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Il faisait un temps exécrable en ce jour de deuil, la pluie battante s'étant invité à cette journée comme pour narguer ses participants. Les dépouilles des quelques 800 soldats estaliens ayant étés tués au Saïdan ont récemment étés rapatriés en Estalie et rapidement, à la connaissance de cette nouvelle, la quasi-totalité des communes de la Fédération ont exigés que le corps de leurs enfants leur soit restitué afin de les enterrer convenablement dans la terre qui les a vu naître. Etrangement, la plus grande partie des soldats tués au combat au Saïdan sont souvent originaires de Pendrovac ou des communes alentours. A vrai dire, la 4ème Brigade de Montagne avait recruté la plupart de ses hommes dans cette région, proche des montagnes salines au centre du pays et donc habitués aux excursions en terrain difficile. La proportion de morts pour la ville de Pendrovac restait tout de même particulièrement élevée : 438 morts sur les 812 recensés par l'Armée Rouge. Une grande cérémonie a donc été initiée par l'assemblée urbaine de la ville afin d'enterrer dignement les 438 dépouilles. Tout se passa non loin du cimetière militaire de Pendrovac. Bien que relativement bien entretenu, ce cimetière n'était visité par personne habituellement : tous les soldats qui y étaient enterrés avaient étés tués durant la Grande Guerre d'Estalie, soit il y a plus de 150 ans, mais le cimetière restait conservé du fait de son importance symbolique dans l'imaginaire collectif et historique estalien. Le fait que personne n'y naviguait plus restait une bonne nouvelle pour beaucoup : pas de guerre, pas de deuil et ainsi, l'Estalie put vivre en paix pendant plus d'un siècle. Mais la paix n'est qu'un état temporaire, seuls les idéalistes et les naïfs pensent le contraire. Et en ce jour, la guerre refaisait surface aux yeux des habitants de Pendrovac, à leur grande déception, comme un invité non désiré mais dont on ne peut refuser la présence.

Pour l'occasion, et compte tenu du nombre important de dépouilles enterrées ce jour-là, le Président de la Fédération s'était déplacé de lui-même pour assister à la cérémonie, accompagné de la Commissaire aux Relations Extérieures et du chef du GRI (Groupe de Recherche Intérieure), une des branches du SRR. Pourquoi ce dernier était-il là ? Officiellement, pour "s'assurer de la sécurité du Chef de l'Etat" mais dans les faits, il était surtout là pour observer personnellement le comportement des délégués de l'assemblée urbaine de Pendrovac présents à la cérémonie. "C'est accablant, même dans des temps aussi tristes, on arrive encore à se méfier les uns des autres." pensa intérieurement Husak. Les trois dignitaires fédéraux se tenaient silencieusement aux côtés des délégués, regardant lentement les tombes être descendues en bas des fosses. Ce silence cachait cependant un certain malaise. Kristianya Volkiava essayait de cacher sa tristesse derrière un visage de marbre mais le Président avait su, quelques jours auparavant, qu'elle avait perdu son sang-froid devant le cabinet de sa Commission en apprenant la nouvelle. Et puis Husak avait très bien remarqué l'air pessimiste qu'elle tira sur le trajet lorsque le chef du GRI avait expliqué son point de vue :

"C'est certes triste, monsieur le Président, ça reste notre jeunesse. Néanmoins, c'est le prix de la Révolution. Ce que nous combattons, c'est un tas de bouseux réactionnaires et ultranationalistes coincés dans le passé. Nous ne pouvons, en tant que porteurs de la flamme de la Révolution, nous laisser aller à nos sentiments humains, aussi nobles soient-ils. Monsieur le Président, n'oubliez pas que notre rôle est d'armer la nation estalienne contre ces terroristes car sans cela, nous serons nous-mêmes écrasés. Ces morts, pour moi, ne m'incitent que davantage à pousser notre nation à nous investir dans ce théâtre. On doit accentuer notre présence militaire, envoyer plus d'hommes ; sinon, la mort de ces jeunes aura été vaine."

Le Président avait senti que la Commissaire se retenait de claquer la tête de ce bureaucrate aussi épais qu'une feuille de papier, n'ayant certainement jamais tenu une arme de sa vie. Il ne pouvait que comprendre ce sentiment mais il resta stoïque : bien que moralement discutable, il savait que le chef du GRI ne faisait que reprendre la ligne pragmatique du SRR dans son ensemble. C'était un mode de pensée particulier, qui pouvait apparaître violent et inhumain, mais qui faisait preuve de pragmatisme et d'utilitarisme à toute épreuve, au-delà de toute barrière morale. Et puis, Husak avait-il le droit de contredire ces hommes ? Après tout, ils ne font qu'appliquer son idéologie et ses écrits à la lettre. Mais peut-être un peu trop à la lettre. L'atmosphère était donc tendue chez les fédéraux, une tension qu'il ne retrouvait pourtant pas chez les délégués communaux. Il passa rapidement devant les délégués de l'assemblée, les saluant les uns après les autres. Ces derniers étaient épris d'une tristesse sincère mais ne semblaient pas particulièrement remontés contre le Président : déjà car ce n'est pas le Président qui décide d'envoyer des soldats dans un quelconque endroit paumé sur Terre mais la plupart des délégués semblent comprendre la nécessité de ces sacrifices. Pour beaucoup encore, les images des attentats à l'arme chimique dans les rues de Stepishir sont encore une justification relativement suffisante à ces sacrifices, y compris pour "l'opposition" au BAR. "Tous font preuve d'un esprit de sacrifice indéniable envers notre cause. Pourquoi ce type de solidarité, je ne le vois que rarement à Mistohir ?" continua de penser le Président.

Ce doit être ça, le prix de la bravoure et de la liberté : le sang, en grande quantité.
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Guerre et justice :

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Le Questan est un bâtiment grand, très grand. A vrai dire, c'est une des raisons de pourquoi il accueille la Commission aux Relations Extérieures. En Décembre 2013, lorsque l'on a décidé de créer la Commission, on a pris pour acquis que l'Estalie aurait une politique étrangère active et qu'en conséquence, elle devait disposer d'un siège suffisamment large pour héberger à la fois les rencontres avec les délégations et les ambassadeurs, les sections spécialisées de la Commission (par domaine de compétences et par continent d'affectation) et tout un lot d'analystes, d'agents de liaisons entre Commissions, Congrès International des Travailleurs, Armée Rouge et SRR. Si vous aviez le souhait de rencontrer les grandes têtes pensantes de la Fédération, vous étiez plus ou moins sûrs qu'ils passeraient à un moment donné par le Questan. De ce fait, le bâtiment a été aménagé pour que chacun y ait sa place lorsqu'il en ressent le besoin et pour ainsi dire, cet aménagement commence même à faire tâche sur l'héritage historique du bâtiment, connu comme le dernier bastion des troupes estaliennes lors de la prise de Mistohir par les Kartaliens en 1869. Bien que cet héritage est important pour la symbolique estalienne et dont l'effacement relèverait de l'hérésie, le Questan commence petit à petit à gagner l'identité d'un complexe administratif et diplomatique important plus que d'un lieu de mémoire chargé d'une histoire tragique.

Le Questan était tout de même bien agité ce matin. La Commissaire aux Relations Extérieures était en déplacement à Pendrovac et la nation était médiatiquement secouée par la perte de plus de 800 de ses enfants en Kartvélie. Mais dans l'ombre, les figures réellement importantes s'agitent. Trois hommes s'installèrent dans une salle vide : trois chaises style XVIIIe siècle, une table argentée qui doit valoir le prix d'un village entier et quelques apparats militaires sur les murs de l'ancienne noblesse de ce pays et...un parfait dépotoir au passage. L'un des hommes ferma à clé derrière lui et tendit son téléphone à un de ses collègues qui regarda ce qui était affiché sur l'écran :

"C'est une missive diplomatique ?
- Du Royaume de Teyla.
-Intéressant.
"

L'homme tendit ensuite le téléphone au troisième dans la salle pour qu'il puisse lire lui-même la missive, en vérité une simple capture d'écran de la missive officielle envoyée par les Teylais. Le troisième homme soupira, visiblement lassé.

"La dernière fois que j'ai vu une missive comme celle-là, c'était le Miridian qui essayait de nous persuader de nous écarter des Loduariens.
- Ouais, avant de poser leur gros cul en Kartvélie.
- C'est pas le sujet. Les Miridians n'étaient pas spécialement très malins et leur politique étrangère était contradictoire. Au moins, on a la chance de connaître un peu mieux les Teylais.
- Je reste méfiant malgré tout, camarades.
"

Un des hommes s'affaissa sur sa chaise, sa remarque semblait surprendre ses deux collègues.

"Pourquoi dis-tu ça, camarade ?
- Il m'étonnerait beaucoup que les Teylais ne sachent pas lire, ils savent pertinemment que notre idéologie consiste à les anéantir, eux comme les réactionnaires et les fascistes.
- Peut-être mais le Grand Kah porte une idéologie semblable et pourtant, ils ont des relations normalisées avec eux.
- Car les Kah-tanais sont des traîtres, ni plus ni moins. Ils armaient déjà les Kartvéliens avant qu'on ait le temps de pleurer les morts de la Révolution.
- Je vais pas me prononcer sur le sujet, je suis pas du SRR.
"

Un silence de quelques secondes s'installa entre les hommes. Ils parlaient certes confidentiellement dans la même salle, à l'image d'une conspiration quelconque mais les trois hommes ne venaient pas des mêmes services. Ils s'étaient réunis sous la circonstance et malgré leur amitié personnelle, une certaine tension régnait dans le groupe. Ils n'étaient pas foncièrement d'accord sur la manière de procéder mais comme ils avaient l'habitude de le dire, c'était ce qui faisait une de leurs forces.

"Tu proposes quoi dans ce cas ? Enfin...je veux dire...qu'est que le SRR propose surtout ?
- J'en sais foutrement rien de ce que le SRR va faire. La vraie question, c'est ce que la Commissaire va faire ?
- Les modérés vont certainement essayer d'ouvrir le dialogue, comme à leur habitude. Mais j'en vois pas l'utilité : Teyla n'est ni un partenaire économique potentiel, ni un allié militaire. Le seul point commun qu'on a avec eux, c'est l'Histoire.
- Tu te trompes, camarade, tu dois aller au-delà des apparences.
- Eclaire-moi.
- Certes, on a des intérêts économiques quasi-nuls avec eux et il est évidemment hors de question de soutenir ou d'approuver leur politique militaire, que ce soit de Teyla ou de l'OND mais on a deux points communs avec Teyla en dehors de l'aspect historique. Déjà, l'Eurysie de l'Est est un point d'intérêt à nos deux nations, ce qui signifie qu'on devra se frotter à eux ou à leurs alliés un jour ou l'autre et en l'état actuel, on a pas d'autres choix que de faire des compromis. Ensuite, notre politique étrangère change radicalement de celle de la Loduarie. La Loduarie est provocatrice, agressive et peu portée à la diplomatie réaliste et éclairée.
- Et nous ? Vu l'exemple kartvélien, j'ai pas l'impression qu'on soit si différents d'eux.
- Si on se limite à la Kartvélie, oui, on a juste l'air d'envahisseurs, je l'admets. Or, t'as déjà vu la Commissaire fermer le dialogue avec un pays quelconque à cause de son idéologie ?
- Pas encore.
- Jamais, elle ne le fera jamais. C'est une adepte de la Realpolitik, cette femme. Elle aura aucun mal à discuter avec les Teylais, ça va certainement les dépayser.
"

Un des hommes semble néanmoins inquiet. Le postulat de son collègue est juste mais il a oublié une variante qui peut tout changer.

"Et...les Loduariens ? Et les Kah-tanais ? Ils vont en penser quoi ?
- On les emmerde ces révisionni-
- Olala, du calme Agent 007 !
- Je veux dire...les Teylais restent l'ennemi juré de Lyonnars.
- Je pense pas que Axis Mundis nous en tiendra rigueur. Pour ce qui est de la Loduarie, je suis d'avis qu'ils n'ont plus l'efficacité qu'ils avaient autrefois. Ce n'est plus un paratonnerre auquel on peut s'accrocher, on doit se décider à les abandonner s'ils ne coopèrent pas.
- Et à surtout prendre leur place en Eurysie.
- On a pas les capacités pour ça.
- Pour l'instant mais on peut déjà faire quelque chose de notre zone d'influence, rien que pour la Translavya. Toi qui est à la SCP-DCT, tu l'as bien remarqué, non ?
- Certes. Mais il faut relativiser : même les communalistes sont en avance sur la FDA.
- Oh, ça peut s'arranger ça.
"

Celui qui semble être membre du SRR sourit à son collègue. Le membre de la SCP-DCT lui sourit en retour. Pas besoin de mots supplémentaires. Ils savaient qu'ils venaient de passer un accord sans même avoir eu besoin de l'exprimer ouvertement. Les trois hommes se levèrent alors et sortirent de la salle, allant dans des directions différentes comme si rien n'était. Dans le brouhaha administratif et diplomatique général du Questan, personne n'avait su remarquer leurs mesquineries mais sans qu'aucun des employés ne se rende compte de ce qui venait de se passer, l'Histoire venait encore de faire un bond en avant.
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Gloire, Patrie, Révolution :

Combattants de l'Ordre Nouveau, levez-vous !



Ils s'avançaient fièrement dans les rues de la ville, en une colonne compacte et fougueuse, se dirigeant avec quelques véhicules en dehors du centre urbain pour effectuer leur entraînement hebdomadaire près du lac de Pendrovac. Bien entendu, de si bon matin, la population ne put que s'étonner du fracas qui secoua la rue. Les véhicules blindés, les camions et enfin les bottes des soldats de la Révolution. Certes réveillés par le bruit incessant des bottes et des cris des soldats, la population assista au spectacle depuis sa fenêtre et n'hésita pas longtemps avant d'acclamer les troupes. Pourtant, ce n'était pas la guerre, ces hommes reviendraient très probablement dans la soirée et ces fils et filles de la Patrie n'iront pas encore sur le front. Pourtant, la ville de Pendrovac entretenait ce rituel de célébration militaire depuis deux siècles maintenant. C'était la coutume d'acclamer les soldats qui passaient par là. Là où les Mistohirois auraient paniqués à l'idée de voir les soldats dans la rue (peut-être que cela leur rappelle de mauvais souvenirs aussi), les Pendrovaciens ont toujours eu cette coutume, héritée de la longue histoire martiale de la ville. Les Mistohirois auraient paniqué à la vue des blindés. Mais pas ici. Pas à Pendrovac. Ici, le fracas des chenilles, c’est la musique de l’Histoire. Ici, les enfants lèvent le poing, les anciens saluent, et les mères préparent les lettres de départ. Théâtre de la plus grande bataille de l'Histoire du pays mais aussi la plus déterminante et la plus connue, Pendrovac a toujours eu une relation particulière avec l'armée et plus généralement avec les épisodes violents et radicaux de l'histoire estalienne. Ce fut même à Pendrovac que Husak proclama la Révolution en premier lieu, intimant au Peuple de renverser la dictature militaire qui régnait alors sur le pays triomphalement. Maintenant que la Révolution avait triomphé, Pendrovac n'avait pas perdu le nord et elle continua d'entretenir cet héritage qui, avec le militarisme exacerbé proclamé à voix haute par l'Anarchisme Renouvelé, avait redoublé d'intensité. Le militarisme fédéral et national avait provoqué quelque chose dans cette ville, un esprit de guerre et de sacrifice unique dans toute l'Estalie. La majorité des jeunes tués au Saïdan venaient de Pendrovac et malgré cela, l'écrasante majorité de la population continuait de soutenir l'intervention et les bureaux de recrutement de la ville étaient régulièrement pris d'assaut par des foules de jeunes, certains s'engageant pour la cause, d'autres à la suite des morts de la bataille d'Acrik ; pour venger ses compères tombés au combat contre la vermine fasciste ou pour un idéal de libération totale de l'Humanité des griffes de l'internationale fasciste et du capitalisme sauvage, les raisons étaient nombreuses. Bien que Pendrovac ne faisait pas exception, le peuple estalien sentait que le vent tournait : la réussite économique, le renforcement de son appareil militaire, la domination de ses services de renseignements et bientôt son emprise politique sur les autres nations. Tout cela devait mener à croire que l'Estalie est enfin prête à accomplir son rôle : la Mission qui lui a été confiée en ce Novembre 2013, sur les ruines de la dictature et de la monarchie dégénérée et corrompue. Cette Mission que les Estaliens accompliront, seuls ou avec leurs alliés, était celle de purger le monde de l'immondice capitaliste et fasciste. La Dernière des Grandes Guerres approchait à grands pas et chaque décision, chaque discours, chaque pensée de ce peuple si froids et pragmatiques qu'était le peuple estalien allait servir à ouvrir les yeux à leurs alliés et à exterminer leurs ennemis. Il n'y aura pas de camp neutre, il y aura des libérateurs et des oppresseurs et nous combattrons ces derniers. Et de cette lutte émergera l'Ordre Nouveau.

Dans les rues de Pendrovac, on préparait cette épopée funeste et sanglante qui approchait et qui dessinait peu à peu les contours du futur de l'Humanité, à la fois terrible et magnifique, sanglant et reposant, mort et vivant. On savait que ce ne serait pas facile et pour rendre la vie plus simple aux soldats, on faisait ce qu'on pouvait en se reposant sur une tradition guerrière issue du peuple et de ses racines. Les soldats regardèrent leurs concitoyens avec enthousiasme tandis que le régime intensifia cette liesse :

"Hurle le vent sur la steppe rouge,
Là où les sabres ont mordu la neige,
Là où les chants font taire les juges,
Là où l'acier forge l'allégeance et le siège.

Ô colonne de feu, ouragan d'acier,
Fille du peuple et du marteau levé,
Tu marches droit, sans jamais plier,
Dans le fracas de l'Histoire réveillée.

L'étendard sanglant, brandi vers l'aurore,
Siffle comme un cri dans les plaines gelées.
Chaque soldat frère d'un pacte sonore,
Grave la victoire dans les veines du passé.

Des ruines, tu jaillis comme une forge en furie,
Frappant l'envahisseur, l'arrogant, l'hostile,
Ton pas brise les chaînes, dissout la tyrannie,
Ton chant couvre les tambours d'un monde fragile.

Le canon parle, et c'est la justice qui tonne.
Le fusil chante, et c'est l'espoir qui renaït.
Rouge est ta bannière, rouge est ta couronne !
Lutte et victoire, éternel ballet.

Ni dieux, ni rois ne dictent ton empire :
Ton front est haut, ton bras inébranlable.
Et si la guerre est le prix de l'avenir,
Tu la mènes, terrible, invincible, implacable !

Ô Armée Rouge, glaive de l'aube prolétaire,
Tes pas résonnent dans le coeur des vivants.
A travers les cendres, le feu et la colère millénaire,
Tu avances, héroïque, et le monde tremble en chantant !"

"Grince l'acier dans l'aube sanglante,
Les chaînes se brisent, les traîtres se noient.
Voici l'Armée Rouge, la force éclatante,
Marteau vengeur, gueule de foi.

A mort la vermine ! A mort les chacals !
Fascistes rampants, chiens sans honneur,
Nous viendrons, tempête, hurlement brutal,
Ecraser vos os sous le feu de l'ardeur.

Chaque pas est un tonnerre, chaque cri une rafale,
Nous sommes le fer, nous sommes la loi.
Vos symboles se fendent sous la balle,
Et vos empires pourrissent sous nos doigts !

La steppe crache ses fils endurcis,
Le froid est notre frère, la haine notre pain.
Nous fauchons la nuit comme des éclairs maudits,
Et vos casernes deviennent nos jardins.

Fusils dressés, nous semons la terreur,
Vos blindés brûlent, vos drapeaux hurlent,
Nos chants s'élèvent au-dessus des pleurs,
Et vos généraux fuient comme des hurleurs burlesques !

Nous n'avons pas de pitié ; elle est morte à la frontière !
Les enfants d'Husak n'ont pas besoin de pardon !
Nous sommes l'orage, la colère, la lumière ;
Et chaque traître est cloué à sa leçon !

Vous vouliez la guerre ? Nous sommes la guerre !
Vous vouliez l'ordre ? Nous apportons le feu !
A genoux, charognes ! Face à notre colère ;
L'Armée Rouge marche !

Il fallait y être. Il fallait entendre le tonnerre sourd des moteurs, les chaînes crisser les pavés de la ville, sentir les murs des bâtiments vibrer sous les chants de guerre. La Révolution avait un visage : celui de la jeunesse cuirassée, celui du Peuple debout, de l'Acier qui marche triomphalement. Ils n'étaient peut-être pas encore en guerre...pas encore...mais ils étaient prêts. La foule continue d'acclamer. Elle acclame parce qu'elle sait. Parce qu'elle n'a jamais oublié. Ici, on ne couvre pas les cicatrices de la Révolution ; on les montre, on les honore. Ici, chaque pavé a vu couler le sang des nôtres face à la monarchie putride. Ce n'est plus une simple ville à cet instant présent, c'est un serment à lui seul. Pendrovac ne pleurera pas ses morts à présent : elle les salue. Et elle les venge.

Pendant que les colonnes partaient s'exercer près du lac, les anciens se retrouvaient sur la place principale de la ville, renommée récemment par l'assemblée urbaine la Place des Martyrs. Ils n'étaient plus que quelques dizaines, cannes à la main. La jeunesse avait quitté leur corps, certes mais même eux avaient conservés dans leurs yeux les flammes qu'aucun hiver n'avait su éteindre, convaincus des injustices qu'ils avaient vécus sous la monarchie. Un d'eux, Zidanek, souffla à ses camarades :

"C'est eux maintenant, à nos jeunes. C'est à eux d'écrire l'Histoire."

Ce jour-là, donc, l'odeur de carburant et de l'acier flamant neuf des véhicules blindés sortis d'usine et repeints aux couleurs du régiment se mêlaient à celle du café et de la poudre. Les chants résonnaient jusque dans les collines et les montagnes proches de la ville, les enfants dessinant les blindés qu'ils avaient sous leurs yeux et les jeunes non-engagés comptaient les heures en attendant leur tour où ils prendraient les armes. Car tous savaient : la Dernière des Grandes Guerres n'est pas un mythe, elle approche. Plus les jours et les mois passent et plus elle approche.

L'Heure Rouge approche.
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