Le paysage forestier est toujours plus beau lorsque l'on prend généralement le temps de s'y pencher et de l'admirer. Les cervidés qui y habitent, l'enlacement des branches laissant entendre que la forêt ne forme qu'une seule et grande famille liée par les monceaux de bois, l'eau qui coule des ruisseaux isolés et le chant matinal des oiseaux formant une symphonie qui vaudrait mille fois les valses romantiques de l'ancien temps. C'était la trace de ce qu'avait pu être autrefois pour toute la région : un immense terrain sauvage dont les portions forestières actuelles qui parcourent l'Horistia rappellent les lointains paysages. Ces paysages que l'Homme avait modifié d'une main indélébile afin d'imposer ce qu'il estimait être le progrès. C'est ainsi que l'on considérait la nature en ces lieux : ni mauvaise, ni bonne, elle faisait partie intégrante du paysage comme un immeuble faisait partie d'un quartier urbain. Il y avait dans ce brin de forêt une certaine nostalgie de l'ancien temps : celle des maisonnées nobles dominant des hectares entiers, protégeant fermement leurs possessions de l'exploitation paysanne indifférente aux beautés de la nature. C'était un passe-temps de noble, disait-on, un passe-temps de personnes inoccupées, cherchant désespérément un sens à leur vie en dehors du travail rude et agité du paysan moyen. Peut-être que pour Frederick, celui-ci avait obtenu cet esprit noble ne serait-ce que l'instant d'une seconde afin d'apprécier cette douce nostalgie d'un mode de vie plus rudimentaire, de temps où les choses étaient moins complexes, moins compliquées, quand on ne se souciait guère de ce qui relevait de la politique ou des jours heureux des enfants : nos enfants grandiront et travailleront la terre comme leurs pères, leurs grands-pères et leurs arrière-grands-pères avant eux. C'est ce qu'on se disait dès lors que ça parlait des enfants, comme une sorte de confiance aveugle mais réelle de l'ordre établi depuis les temps les plus obscurs. Que nous reste-t-il de cette paix instaurée par les temps anciens ? Le monde replonge dans la cacophonie du concert des nations, plus bruyant que tous les chants des oiseaux bruns de ce pays, et même les paysans n'en sont pas épargnés. Frederick ne le savait que trop bien.
C'est alors qu'il entend le klaxon du bus. Il aurait bien souhaité rester couché encore longtemps au bord de la lisière de cette belle forêt auquel faisait face une petite station-service de passage, non loin d'une des immenses autoroutes construites par le plan triennal des Estaliens. Mais malheureusement pour lui, le devoir l'appelait. Ou plutôt son bus en l'occurrence. On y dormait mal, c'était une évidence mais heureusement, ce bus à l'allure vieillissante, remplie de vieillards et de veuves, produite par une marque de bus obscure de Tcharnovie, n'éveillait que peu les soupçons des autorités douanières, ce qui leur avait permis d'effectuer ce sombre trajet de l'Etat d'Hongär à Mistohir. Il avait transformé sa simple migration en véritable odyssée, lui qui comptait bien découvrir ce qu'on lui avait décrit comme le paradis socialiste. Et maintenant, le voici à Mistohir, gare routière ouest, prêt à descendre en premier malgré le froid glacial auquel Frederick avait fini par s'habituer. Descendant tel un enfant excité de l'entrée du bus, il regarda autour de lui la modernité qui l'entourait. Plus de branches entremêlées les unes avec les autres : les bâtiments se collaient désormais nettement, formant des blocs compacts et imposants, caractéristique des normes d'urbanisme moderne des banlieues. Le doux vent forestier qui sifflait entre les troncs était remplacé par le souffle chaud venant du moteur du bus. Les hommes y remplaçaient les cervidés et le bruit de la circulation faisait office de chant, désordonné et anarchique, mais un chant malgré tout qui exprime toute la complexité des ruches que les Hommes se sont façonnés afin de survivre. Il avait définitivement quitté sa campagne kartienne. Rapidement, Frederick est interrompu dans ses pensées furtives par un homme de grande allure, un manteau gris qui avait l'air visiblement en vogue en ce moment en Eurysie centrale en cette période d'hiver. Frederick restait méfiant, proche de dégainer sa dague, sa seule arme qu'il avait pu réussir à dissimuler à la police kartienne quand ces derniers ont perquisitionnés le domaine familial il y a deux semaines de cela. Seulement, l'homme lui tendit une main amicale et la clarté de son visage révéla une expression souple et bienveillante envers son homologue. Son accent germanique ne laissait quant à lui aucun doute sur sa nationalité :
"Navré de vous déranger, cher ami, vous venez d'où comme ça ?
- Hongär, pourquoi ?
- Vous êtes Kaulthe ?
- Kartien.
- Je m'en doutais."
Rapidement, l'homme sortit de sa poche un petit carnet qu'il confia à Frederick. Intrigué, le paysan kartien prit le carnet des mains. Il n'était pas bien gros, à peine la taille de sa paume et ne contenant qu'une dizaine de pages. Si ce monsieur voulait lui confier le petit livre rouge, c'est raté. Surtout que le carnet ne donnait pas vraiment envie, le papier était mal imprimé et pour être honnête, il était évident que l'impression avait été fait à la va-vite étant donné l'encre fuyante du titre : Comité Populaire Kartien. On pouvait même sentir sur le carnet l'odeur de l'encre fraîchement imprimée. Frederick était étonné d'un tel amateurisme et c'est normal pour cet homme de la campagne, peu accoutumé aux habitudes de la ville et encore moins des villes estaliennes. Pour ainsi dire, il ne connaissait pas l'Estalie, tout du mieux en avait-il entendu parler l'année dernière quand la royauté y fut abolie et qu'on s'y moqua allègrement au bar du coin de son village, comme un fait divers parmi tant d'autres. Moquerie auquel il participa par adhésion sociale, bien entendu, ce qui lui avait donné des airs d'hésitation lorsqu'il dût choisir son refuge. La Loduarie : trop loin. Le Grand-Kah ? Idem. La Kaulthie ? Instable comme tous les régimes politiques et à la longévité politique douteuse. Il ne restait plus que l'Estalie en choix, c'était bien la seule nation qui accueillait à bras ouverts tous les "communistes" kartiens qui avaient dû fuir la dictature de Stanilas Ier. En vérité, Frederick n'était pas vraiment communiste ni même anarchiste. Il était au fond un pur social-démocrate, croyant fermement en la monarchie constitutionnelle. Une monarchie qu'il a vu bafouer au fil des mois. Grande gueule, il insultait copieusement le Tsar pour son autocratisme et sa faiblesse d'esprit. La police secrète avait repéré ces jurons, prétextant tout et n'importe quoi de nos jours pour emprisonner ou soupçonner un opposant de sympathies communistes. Le domaine familial avait été perquisitionné, les parents de Frederick arrêtés, son frère d'obédience socialiste avait subi un bon quart d'heure de matraquage et lui-même s'était enfui, réussissant à rompre in extremis le périmètre autour de la propriété. Il n'eut d'autre choix que fuir, sachant bien le sort réservé aux "communistes de son espèce" comme disait le prêtre de l'église de son village. Il devait fuir et la Kaulthie fut d'abord son seul refuge puis la suite, on l'a connaît.
Il n'avait pas spécialement de revendications communistes à faire passer et pour cause, il n'avait jamais lu un livre marxiste ou communiste de sa vie, il n'y connaissait guère grand-chose à ce qu'il considérait lui-même comme l'extrême gauche et sa notion de l'anarchisme se mélangeait avec le terme d'anarchie tout court. De bien faibles bases politiques quand on arrive en Estalie, terre anarchiste par excellence. Il n'était donc que davantage étonné de tenir ce carnet si mal présenté et maladroit entre ses mains.
"Le Comité Populaire Kartien ? Qu'est que c'est que ce truc encore ?
- Ne soyez pas aussi méfiant, camarade. C'est un comité récent, il est normal que l'organisation y soit encore...discutable.
- Je comprends pas.
- Oh vous, vous êtes un rural, ça se voit ahah !
- Est-ce que ça vous dérange ?
- Loin de là, camarade. Au contraire, les ruraux sont notre épine dorsale."
Toujours un peu méfiant, interprétant à tort la bienveillance de son interlocuteur comme de la condescendance urbaine mal placée venant de ce citadin n'ayant visiblement pas posé un pied en Karty depuis fort longtemps, Frederick commence à faire défiler les pages. Il regarda autour de lui, il comprend qu'il était le seul visé. La raison ? Il était le seul homme valide qui était descendu du bus. Ils devaient chercher des partisans certainement, des hommes en âge de se battre.
"Vous devez savoir que je ne suis pas de la chair à canon. Si vous voulez mener à bien vos projets politiques, convainquez les Kartiens de renverser leur Tsar eux-mêmes.
- Qui a dit que vous serez de la chair à canon ?
- Vous cherchez à m'enrôler, n'est-ce pas ?
- Je cherche à vous faire prendre conscience de votre situation. C'est par les mots que nous luttons, pas par les armes.
- Drôle de conception de la politique.
- Je vous l'accorde."
Il continua de faire défiler les pages. La relative bonne humeur d'aussi bon matin de son interlocuteur laissait transparaître une sorte d'honnêteté certes mal placée de son point de vue mais semblant paraître normal aux yeux de tous ici. L'extravagance des émotions semblait se libérer dans un flot de rires et de sourires, enfin libérés des tabous de la modération verbale. Etait-ce le caractère estalien qui avait rendu ce Kartien si... estalien justement ? Ou était-ce une conséquence du communautarisme des exilés politiques comme lui qui semblait s'exciter à l'arrivée d'un nouveau "camarade" sur les lieux ? En tout cas, quelque chose lui dit de réfléchir à deux fois avant de dire quoi que ce soit. Peut-être que le carnet qu'on lui avait refilé n'était pas d'aussi mauvaise compagnie que sa qualité laissait transparaître.
"Vous connaissez un peu la politique en Estalie ?
- Pas du tout.
- Le Comité vous sera d'une grande utilité dans ce cas-là !
- Je ne souhaite pas rejoindre et m'engager dans quelque chose que je ne comprends pas.
- La notion de comités d'exilés ne vous dit rien ?
Un blanc s'installa entre les deux hommes, un silence de mauvaise augure peut-être.
- Un regroupement de paumés cherchant un but à leur existence ?
- Ahah, soyez pas si cynique, camarade !"
Il ferma le carnet et hésita une seconde à faire son meilleur lancer de cahier en plein dans la tronche de cet abruti qui insistait visiblement trop à lui entériner l'idée qu'il était son camarade. Néanmoins, sa droiture et son exemplarité prit le dessus sur la méfiance et le mépris qu'il portait pour ce citadin, comme à peu près tout ce qui touche à la ville d'ailleurs. Il mit le carnet dans sa poche et recula, l'homme lui fit signe de la main :
"Il y a une réunion du Comité demain à 18h30, dans la Grande Salle de Portisky. N'hésitez pas à venir si vous êtes intéressé !
- On verra."
C'est sur ces mots courts et concis que Frederick s'éloigna en direction des tambours battants des moteurs de la circulation qui lui faisait face, traversant un passage clouté avant de changer de ruelle. Il devait trouver un logement en premier lieu. Heureusement, il avait pas mal d'économies sur lui et il était sûr que même en unitas, il aurait assez pour se payer une chambre et vivre quelques semaines sur place, le temps de trouver un boulot. Dans le hall d'un des bureaux de change, il fouilla ses poches pour trouver son portefeuille. Il fit tomber le carnet que lui avait confié cet homme il y a encore quelques minutes de cela. Au lieu de simplement le remettre dans sa poche, il hésita. Il ne parlait pas un mot du haut-estalien, n'avait aucun contact local et ses compétences en agriculture ne devaient pas être certainement d'une grande utilité pour une ville comme Mistohir. C'est donc d'abord l'instinct de survie qui lui parle et qui lui dit d'ouvrir ce livre. Et c'est ce qu'il fit.