Le ton inquiet de la Quatrième Ambassadrice trahissait l’ampleur de sa tâche. A ses côtés, son premier lieutenant et aide de camp s’affairait à la rassurer et réajusta un peu son chignon perlé. Enveloppé dans un impeccable professionnalisme, Srijan Marzani était au service de Parvati Mathai depuis maintenant 3 ans et jusqu’à présent, ses conseils avisés avaient largement permis d’épauler la jeune ambassadrice dans ses fonctions. D’aucuns estimaient que derrière son sourire affable et ses manières discrètes et polies, il était une véritable éminence grise qui avait le bras si long qu’il pouvait remonter jusqu’au Cercle Intérieur.
« Ne vous inquiétez pas, ambassadrice. Vous êtes parfaite. Encore une fois, le Daryl ne reçoit qu’en cas d’extrême nécessité les intervenants extérieurs. S’ils ont accepté de vous rencontrer aujourd’hui, c’est que vos mots ont plus de poids que la couleur de votre sari. »
Il ne faisait que répéter ce que tout le monde dans l’antichambre savait, mais ses mots étaient parfaitement pesés et avaient le don de rassurer son entourage. A l’autre bout de l’antichambre, monsieur Sidhi Chalerm, directeur de la Porte Dorée, pianotait nerveusement sur l’accoudoir de sa chaise. L’homme, d’ordinaire impassible et serein, semblait préoccupé à l’idée de ferrailler avec le Daryl. A ses côtés, en train de parfaire son maquillage, la représentante de ATMA Energies : Parvati Serin. A l’âge de 42 ans, cette professionnelle des hydrocarbures avait acquis une réputation de femme d’affaire redoutable. Désignée par le consortium pour représenter les intérêts d’ATMA Energies, la dame était réputée pour faire partie de la Table de Bouddha, l’une des organisations privées les plus influentes de la région. Elle n’avait même pas besoin le verbaliser, le simple fait qu’elle puisse en faire partie était déjà un atout non négligeable dans sa manche.
Les trois représentants envoyés par la Troisième République du Jashuria étaient là pour une excellente raison : négocier avec le Daryl les droits d’exploitation des hydrocarbures découverts par les expéditions jashuriennes dans l’archipel des Isteal. Cette découverte, à quelques encablures des zones jashuriennes, avait attiré bien des convoitises, notamment celle du Jashuria, qui entendait bien positionner ses pions. Il y avait un intérêt stratégique à s’assurer de livraisons d’hydrocarbures dans les prochaines années, si possible au plus près de la nation jashurienne et de ses partenaires des Accords de Sokcho.
La concurrence était cependant rude. Malgré les fonds jashuriens émis lors de l’annonce du projet Renaisans, de nombreux pays s’étaient jetés comme des vautours sur les appels d’offres wanmiriens, leur permettant d’acquérir une influence certaine et une popularité qui talonnait celle des Jashuriens dans certaines localités. La République des Deux Océans ne pouvait pas se permettre de laisser des pays tiers acquérir autant d’influence dans la région, sous peine de voir ses efforts réduits à néant. Les Eurysiens n’arrivaient déjà pas à gérer les problèmes chez eux, il n'était nul besoin de les importer chez les Nazuméens. C’était dans cette optique que la Quatrième Ambassadrice entendait bien faire comprendre aux Wanmiriens l’intérêt de traiter directement avec le Jashuria et non avec le Rasken ou ses petits copains outre-mer. Elle avait emmené dans ses bagages la grosse artillerie, en la personne de la représentante de ATMA Energies et du directeur de la Porte Dorée. Avec de telles personnalités – connues du Daryl -, nul doute qu’elle parviendrait à infléchir les Wanmiriens vers son projet.
Dame Mathai entendait non seulement s’assurer des droits à la construction et à l’exploitation des hydrocarbures au nom de l’Etat wanmirien, mais aussi de racheter à l’Etat wanmirien les droits sur les concessions d’APEX Energy. La compagnie raskenoise avait trop tendance à prendre ses aises quand il s’agissait des opérations nazuméennes et il fallait s’assurer qu’elle ne mette pas le pied au Nazum plus que de raison. ATMA Energies et la Porte Dorée allaient veiller à ce que ça ne soit pas le cas. Le Daryl et les représentants jashuriens entretenaient une amitié de longue date, mais celle-ci avait besoin d’être entretenue avec des partenariats de ce type. Nombre de concitoyens jashuriens possédaient de la famille au Wanmiri et vice-versa, tant et si bien que la frontière administrative qui séparait les deux pays était perçue par beaucoup comme une simple construction mentale. Parvati elle-même devait jouer sur cette fibre des peuples-frères si elle voulait atteindre le cœur du Daryl … mais aussi parler gros sous. Le Jashuria s’était fait une fierté de créer des partenariats gagnant-gagnant avec ses contractants. Il était normal que le Wanmiri, un des plus vieux alliés du Jashuria, participe lui-aussi à la création de cet espace de prospérité commune que le pays appelait sans cesse de ses vœux.
La porte s’ouvrit en grand. Deux gardes du Daryl, en habits officiels, leur annoncèrent que l’assemblée était prête à les recevoir. Acquiesçant vivement, l’ambassadrice se pressa avec ses trois comparses dans la chambre d’audition. L’ambiance, silencieux, contrastait avec le nombre de représentants. S’installant à la tribune des intervenants extérieurs, la jeune femme tapota quelques instants sur le micro pour en vérifier le son avant de s’éclaircir la voix. Devant elle, plusieurs centaines d’élus de la République du Wanmiri se tenaient assis, leurs yeux dévorant les quatre Jashuriens.
« Estimés représentants élus de la République Démocratique du Wanmiri, moi, dame Parvati Mathaï, en ma qualité de Quatrième Ambassadrice de la Troisième République du Jashuria, vous remercie au nom des Quatre Cercles et des citoyens du Jashuria pour avoir accepté de nous recevoir aujourd’hui lors de votre séance plénière. Se tiennent à mes côtés madame Parvati Serin, représentante de ATMA Energies, consortium énergétique jashurien ; ainsi que monsieur Sidhi Chalerm, directeur de la Porte Dorée ; et pour finir monsieur Srijan Marzani, attaché aux affaires diplomatiques relatives aux Accords de Sokcho. Nous sommes honorés d’être parmi vous pour discuter de ce sujet des plus stratégiques qu’est l’établissement des droits à la construction pour l’exploitation des hydrocarbures de la région des Isteal ainsi que du rachat des concessions découvertes par APEX Energy. Notre enjeu du jour est de parvenir à un accord autour de ces deux questions afin que nous puissions dessiner des perspectives encourageantes pour le développement de nos relations et de la région dans son ensemble. »