Posté le : 04 avr. 2025 à 12:52:46
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Le sol qui colle
Partie 1
Un beau matin de juillet, alors que le vent souffle sur les plaines de la Barba Aleucienne, Casipropre jette un dernier regard sur sa femme, son fils et son modeste domaine. Agent d’entretien dans les locaux de la sainte ASEA, il se rend, comme chaque matin, vers son lieu de travail. Habitant en périphérie de la capitale, il emprunte la ligne 14 du métro barbéen depuis la mairie de Saint-Joint, une commune rattachée à la cité de Barba, tristement connue pour son taux de délinquance supérieur à la moyenne nationale et son commerce illégal et permanent de cannabis.
Zone souvent délaissée par les investissements publics, elle souffre inévitablement de nombreux préjugés et de critiques sur la scène médiatique nationale. C’est pourtant ici que Casipropre, avec son maigre salaire, a réussi à obtenir un logement à faible coût pour sa famille. N’étant pas éligible aux aides de l’État pour l’accession à la propriété, en raison de quelques condamnations pour vol durant sa jeunesse, il doit aujourd’hui se contenter de son revenu et des modestes allocations perçues par sa compagne pour leur fils.
Comme chaque matin, Casipropre s’assied dans la rame, écouteurs sans fil vissés aux oreilles, laissant les morceaux s’enchaîner. Il aime aussi lire ou observer les fresques et citations qui ornent les murs du métro, à l’intérieur des stations comme des rames. L’une de ses œuvres préférées est « Le Cheval de Carvarage », une peinture symbolisant le sacrifice d’un cheval en offrande aux dieux romantiques. Ce tableau, réalisé par Carvarage alors qu’il n’avait que 19 ans, marque un tournant artistique : l’émergence d’un style nouveau, d’un souffle inédit dans le monde de la peinture.
Chaque matin et chaque soir, entre les stations « Brioche » et « Sphynx », il pouvait l’apercevoir brièvement. Mais aujourd’hui, il a disparu. Peut-être est-il en rénovation, peut-être a-t-il été déplacé, ou — pire encore — un traître à la patrie aurait-il réussi à le voler ? Cela semble improbable : ces œuvres sont protégées par d’immenses vitrines pare-balles. Et pourtant… qu’importe, après tout. L’important aujourd’hui, c’est de travailler, pas de s’inquiéter pour un tableau qu’il n’observe qu’une poignée de secondes chaque jour.
Arrivé à sa station — rebaptisée « ASEA Edificio » depuis la création du complexe — Casipropre, comme à son habitude, retire ses écouteurs, range son téléphone dans sa poche, puis commence à marcher. Homme discret, calme et d’une politesse exemplaire, il sait que s’il persiste à écouter de la musique en marchant, il risque d’en être distrait, emporté par les paroles, et de ne plus être attentif à la réalité. Il pourrait alors bousculer quelqu’un ou ralentir la cadence de ce flot d’humains qui se pressent dans le labyrinthe du métro barbéen, tels des robots suivant mécaniquement le programme pour lequel ils sont codés.
Quand on sort du métro, on tombe nez à nez avec l’imposante structure du bâtiment de l’ASEA. Celui-ci, particulièrement impressionnant, a été placé ici volontairement, dans ce quartier modeste, pour mieux en souligner la démesure. Les bâtiments alentour sont plutôt petits, et s’il avait été implanté dans le quartier des affaires, il aurait semblé bien insignifiant face aux mastodontes tels que le siège social de l’ANTS, la « Sylvertower » ou l’énorme « Monoclior Palace ».
Mais son emplacement n’est pas un hasard : il se situe à un carrefour stratégique, à deux kilomètres de la gare interrépublicaine de Callelius, à trois kilomètres de la mairie de Barba, à quatre du Palais Consulaire, à deux du ministère des Affaires étrangères, et à cinquante mètres à peine de la bouche de métro menant directement à l’aéroport international de Barba.
Comme chaque matin, Casipropre se dirige vers l’entrée arrière du bâtiment, réservée au personnel non diplomatique. Il travaille dans les bureaux stérusiens de l’ASEA depuis la création du site. Il y avait postulé après avoir été congédié de la mairie de Barba, sans raison apparente, suite à des coupes budgétaires décidées par la maire Omerz Sniap. Quelques jours seulement après l’envoi de sa candidature, il avait reçu une réponse favorable et avait commencé à travailler dès l’ouverture des locaux.
Fidèle à sa routine, il présente son badge aux agents de police en faction. Ce matin-là, il leur adresse un petit sourire, comme pour entretenir un semblant de lien, un rituel silencieux. Mais les agents, trop absorbés par leur tâche, ne lui prêtent aucune attention. Qu’importe.
Casipropre entre dans l’immense bâtiment. Il connaît déjà son planning du jour : d’abord les bureaux du service juridique stérusien, ensuite la salle de détente, et enfin ce que les Stérusiens appellent « l’Entrée du Monde » — une zone strictement réservée aux détenteurs du badge stérusien. Cette zone abrite un cinéma, un bar, une salle de jeux, et même une piscine intérieure. Car même au sein d’un bâtiment international, les Stérusiens refusent de sacrifier leur culture du loisir et de la détente. Conformément au règlement, chaque délégation peut personnaliser ses locaux comme elle l’entend.
Casipropre se rend donc à son local, prend son matériel, puis se dirige vers l’ascenseur. Il appuie sur le bouton menant à l’étage 15, patiente, et commence une fois arrivé le nettoyage des bureaux. Aujourd’hui, c’est un jour férié à Stérus, ce qui signifie qu’aucun employé officiel ne viendra, à l’exception de quelques diplomates trop acharnés pour prendre un jour de repos (ils sont rares à Stérus).
Casipropre réfléchit : mieux vaut commencer par « l’Entrée du Monde ». C’est la zone la plus longue à nettoyer et la plus éloignée de la sortie. Satisfait de sa logique, il prend ses affaires et traverse les longs couloirs. Il finit par atteindre la fameuse porte.
Il ne peut s’empêcher de penser : si tous les diplomates savaient ce qui se passait dans cette salle, il y aurait sans doute encore plus de débats houleux et d’insultes au sein du conseil. Casipropre, d’ailleurs, n’a jamais eu l’occasion d’entrer dans la salle du conseil — un de ses rêves d’antan, un lieu où tant de décisions majeures pour le continent ont été prises.
En ouvrant la porte, il découvre immédiatement un couloir, mais celui-ci est très différent des autres. Contrairement aux sols bleu et jaune des autres locaux stérusiens, celui-ci est d’un mauve intense, aux couleurs du drapeau stérusien. Les lumières sont tamisées, rouges. Il avance, passe devant un vestiaire équipé de casiers à code pour chaque personne autorisée. Puis il se retrouve face à une immense porte, donnant accès à un sas, qui mène à un vaste open space réunissant piscine, bar et salle de jeux.
Dès son entrée, il tombe sur une scène de cauchemar. L’endroit est méconnaissable. Il s’arrête, incrédule, la porte légèrement surélevée lui offre une vue d’ensemble. En avançant, un bruit étrange attire son attention. Il lève la jambe : un préservatif usagé y est collé. Le sol est jonché de déchets : préservatifs, vêtements déchirés, flaques de lubrifiant, taches douteuses sur les meubles. L’odeur est écœurante, mélange de sueur et de fluides corporels.
Casipropre est sidéré. Outre les souvenirs que cela éveille de sa jeunesse débridée, il se demande combien de personnes ont pu participer à cette orgie la veille, et comment personne n’a pris la peine de nettoyer. Il saisit sa radio et appelle du renfort. La réponse est claire :
— Cette salle ? Jamais j’y retourne. Celui qui tombe dessus s’en occupe.
En réalité, cette orgie n’était qu’une parmi tant d’autres. Ce genre de soirée a lieu chaque mois, à la veille des jours fériés. Casipropre n’était simplement jamais présent ces jours-là — habituellement, il fait la fête comme tout Stérusien. Mais pour des raisons financières, il a accepté de travailler aujourd’hui… et découvre donc ce que ses collègues évitent soigneusement.
Soudain, des pas résonnent derrière lui. Il se retourne : Javier Seffera, fils de Carla Caillot, apparaît. Surpris de le voir ici — lui, qui n’occupe aucun poste diplomatique — Casipropre l’interroge. Javier, souriant, lui explique que ces soirées sont courantes, organisées à chaque jour de fête, parfois même le week-end.
— C’est important de faire vivre la culture stérusienne jusque dans ses institutions, dit-il.
Casipropre fronce les sourcils. Il pense aux diplomates mariés… Ce genre de pratiques n’est-il pas un déshonneur ? Un délit ?
Javier le rassure : seuls les enfants de diplomates et de hauts responsables participent à ces soirées. Aucune personne mariée n’est admise.
Selon la culture stérusienne, toute personne engagée dans une relation, même non mariée, se doit de rester fidèle. Une infidélité sans mariage vous classe parmi les parias, mais une infidélité en étant marié est un crime, puni par la loi. Cela peut entraîner un licenciement et la perte de toutes les prestations sociales. De plus, ceux qui encouragent ou permettent à une personne mariée de fauter sont considérés comme des tentateurs, des corrupteurs, et sont également jugés — par la société comme par les dieux.
Casipropre, intrigué, consulte la liste semi-officielle des invités. Il y lit quelques noms évocateurs :
Alexio Bondamet (petit frère de l’ancien consul Cameus Bondamet),
Leocal Sarrisfa (fille de la présidente de la République autonome du Catloma),
Maximilien Pandoro (fils de Cristobal Pandoro, le consul),
Adrei Guidinlo (gladiateur célèbre à Barba),
Heliogabald (poète et écrivain phratien réputé),
…et une longue liste de plus de 350 noms.