
Penché sur son bureau, il se tenait le crâne d’une main, l’autre était fermement serrée autour d’une tasse sérigraphiée, édition limitée « Fête d’Albi 2012 ». Ses doigts étaient aussi blêmes que les nuages barrant les tours des vieilles universités. Du point de vue de l’histoire elles étaient tout aussi éphémères que ces formations d’eau. Et à vrai dire, elles étaient déjà passées. Il ne restait que l’image, s’effaçant sur la surface d’une tasse bon marché.
Derrière Kari grondait la rue, sa voix traversait à peine la baie vitrée de son antre. Des dockers qui s’agitaient, une garnison mixte de kah-tanais et de brigadiers défilant en chantant, les échos lointains d’une réunion politique. Kotios. Ce n’était pas à proprement dit sa ville, mais c’était la ville où il avait établi résidence, et établit ses activités. Une plaie dans l’ordre capitaliste, défigurant à jamais les empires de l’Eurysie de l’Ouest. Une plaie, vraiment ? Elle ne saignait plus beaucoup. Une cicatrice, à la limite. Le médecin avait fait son office.
Kari n’était pas d’ici. Il était membre d’une espèce rare, d’aucuns diraient en voie de disparition, d’aucuns diraient disparu : Kari était un Pharois. Il avait quitté Albi pour Kotios, puis y était retourné quelques années seulement, lorsque le Grand Capitanat l’avait appelé à la barre. On lui avait donné l’opportunité de diriger le vieux navire vers des eaux plus claires. Et ce furent quelques bonnes années. Abondantes. Riches. Pleines de ce qui ressemblait chez lui à de l’espoir. Il y avait un avenir, on s’y dirigeait. La ligne d’horizon se dessinait clairement à la surface des eaux, et celles-là se tenaient calmes.
Il grogna, se frictionna le front. Cette douleur était son quotidien depuis, quoi, des mois ? Et combien de mois ? Peut-être que cela faisait des années ?
Oui, très probablement. Et le stress, lui avait-on dit. Toujours le stress Peut-être que ça ne tenait qu’à ça. Maintenant la douleur était plus fréquente, et plus difficile à soutenir depuis la chute du Pharois. Alors le stress… Pourtant il se voyait comme un homme calme, mais la vérité c’est qu’il n’en était rien. Il était un homme en contrôle, ce qui est fondamentalement différent. Être en contrôle c’est avoir l’air calme pour les autres. Oui. Mais à lui, il ne pouvait pas se mentir.
Mentir à tous les autres, mais pas à lui-même ; Jamais. Sans ça il ne serait jamais arrivé aussi loin, jamais arrivé à de tels sommets. Sans ça...
« Capitaine ? »
La porte du bureau s’ouvrit et Kari se redressa d’un geste lent. La femme qui venait d’entrer était grande. Plus encore que lui. Même ici, elle portait son gilet pare-balle. Il lui fit signe d’approcher du bureau. Dans un relent de sexisme, il considéra qu’elle avait un pas d’hommes. Puis se corrigea. Elle avait un pas d’homme de main, ce qu’elle était, précisément. Elle était des rares à avoir accès à son bureau. Cette classe à part était dans la confidence de ses manœuvres. Son cercle restreint. Celui qu’il avait amené dans ses bagages lorsque les signaux avaient crié la chute prochaine du vieux port, lorsqu’il était devenu évident que l’écume emporterait jusqu’au souvenir du Syndicat. Il avait été plus prévoyant que ses pairs. Eux avaient coulés avec le navire. Et après tout pourquoi pas ? N’était-ce pas une fin adéquat ? Mourir jeune, riche, dans une mutinerie totale. Un combat de tous contre tous, l’égorgement final, la rapine de tout les biens volés pendant dix, vingt, trente ans. Le Pharois avait gonflé de richesse, puis avait éclaté. Ses enfants s’étaient dévorés mutuellement, il ne restait que des souvenirs traumatiques, dans les crânes des marins, dans l’esprit de la Manche Blanche.
Parfois Kari regrettait un peu les autres capitaines. Eux vivants, il les trouvait imbéciles, chamailleurs et vains. Maintenant ils étaient morts, disparus pour les plus chanceux. Et lui ? Il continuait un combat que tout un peuple avait abandonné. Il était le dernier des siens, peut-être. Combien d’autres capitaines pharois restait-il, sur la surface de la terre ? Combien se réclamant de cette posture ? Sans le Syndicat pour assurer leurs arrières, ils avaient abandonné le titre. Quelques millions d’âmes, dispersées au vent.
La femme de main s’arrêta devant le bureau. Très droite, mains dans le dos. Elle considéra son chef d’un air vaguement soucieux, comme à chaque fois que ses migraines se lisaient sur ses traits, puis pris un air grave.
« Le wanrimien est là. Ainsi que le sénateur. »
Elle souffla. Kari se recula dans sa chaise de bureau et la fixa en silence avant de sourire.
« Tu ne l’aimes pas beaucoup, Volage.
– Je te fais confiance.
– Mais il y a un mais. »
Elle acquiesça, en fixant un point situé droit devant elle. Par bien des aspects, elle avait des airs de militaires. Après quelques secondes, elle grogna et tourna son regard vers le capitaine, qui haussa un sourcil.
« Parle franchement.
– Nous n’avons pas besoin d’eux pour nous en sortir.
– Nous avons besoin de toutes les opportunités que l’on offre. Le Pharois n’est plus là pour nous couvrir. Tu sais ce que ça veut dire.
– Et ton plan ?
– Mon plan les intégrera, naturellement.
– Hmph. » Elle renifla bruyamment puis secoua la tête. « Rappelle-toi pourquoi tu es là, capitaine. Pour Kotios. Pour ses habitants. Pas pour ces sénateurs et ces pirates étrangers.
– Kotios est la piraterie. Et la piraterie a besoin de fonds, et de moyens. Nous les écouterons. Pour le reste… Nous ne pouvons pas rester autarciques. Et si nous ne faisons rien nous serons bientôt une simple succursale de nos alliés du LiberalIntern. Tu me suis ?
– Je te fais confiance. »
Il acquiesça et se leva doucement de son bureau. Évidemment qu’elle lui faisait confiance. Volage disposait d’une qualité qu’il appréciait entre toutes : la fidélité. Certains étaient fidèles à des principes, d’autres à des intérêts. Elle, pour sa part, était fidèle à une cause : la survie de Kotios, l’extension de ses frontières sur les autres « territoires occupés », le maintient de son mode de vie libertaire. Kari avait dû compter sur ce genre d’individus lorsqu’il avait rejoint la Commune et y avait réimplanté ses affaires. Certains l’avaient trahi, depuis. Les autres vivaient encore, et servaient à ses côtés. Car ce que l’on ignorait souvent, c’est que la Flotte noire avait bien dû profiter d’un mécène pour s’établir et que ce Mécène, s’il avait perdu et sa fortune et la flotte qu’elle avait servie à financer, vivait toujours.
Lui aussi, était fidèle à une cause. Ce pourquoi Volage le suivait et, espérait-il, continuerait à le suivre.
« Nos invités sont là, soyons de bons hôtes. »
Il traversa le bureau en ajustant le col de sa veste. Il jeta un dernier coup d'œil à la vue depuis la baie vitrée : la rue grouillait d'activité, et au-delà, la mer de toits rouillés s'étendait comme une cicatrice en perpétuelle mutation, s’achevant sur les quais et l’océan.Il voyait les grues du port se balancer paresseusement au rythme des chargements.
Volage ouvrit la porte pour lui. Ils descendirent ensemble un escalier de fer qui résonnait à chacun de leurs pas. En bas, un petit salon improvisé servait de lieu d’accueil pour les visiteurs. Les murs de béton brut étaient décorés de drapeaux effilochés et de quelques artefacts maritimes, des rappels nostalgiques de la Flotte noire, et du Pharois qui fut. Les deux invités attendaient déjà et Kari s’approcha d’eux pour leur serrer la main avec un sourire calculé.
« Sénateur, je suis heureux que vous ayez trouvé le temps de nous honorer de votre présence. Vous devez excuser l’austérité des lieux. Nous préférons la fonctionnalité au faste. Capitaine. »
Lui fut salué du signe de tête que l’on réserve à ses pairs. Ils étaient de la même race, ils se comprenaient. Kari se laissa tomber dans un fauteuil situé en face d’une table basse où l’on avait disposé plusieurs verres et bouteilles d’alcool fort. Volage se plaça près de la porte. Cette petite pièce, pensa le capitaine avec amertume, était peut-être la graine de quelque chose de plus grand. Ou bien une nouvelle réunion d’affaire, entérinant son nouveau statut d’homme d’affaires.