04/10/2015
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"Dame Fortune est bonne avec nous": Rencontre Velsna-Kah

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"Dame Fortune est bonne avec nous"



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La cour centrale du Palais des Patrices


Le printemps commence à poindre à nouveau, et la brume, jour après jour, se disperse des canaux. L'air humide de la plaine velsnienne est de nouveau capturé par les rayons d'un soleil encore froid. La cité se réveille comme chaque jour avec une certaine gueule de bois. Le temps politique s'écoule à une vitesse frénétique et incontrôlée. Il y a deux semaines encore, le gouvernement communal s'est débarrassé de son opposition libertarienne, en attente d'un procès historique, ou d'une sépulture décente pour les sénateurs malchanceux ayant terminé leur carrière politique dans le canal San Stefano. On aurait pu croire qu'un gouvernement devant composé avec un tiers de son assemblée peuplée d'eurycommunistes, de libertariens, de libéraux et de d'anti-onédiens acharnés était voué à subir des difficultés... Mais aussi curieux et étonnant que cela puisse paraître, la Grande République avait depuis un peu plus d'un an désormais, et pour la première fois depuis des décennies, un gouvernement "stable". A la surprise en premier lieu de ses propres habitants. Le gouvernement communal a été repris en main par les vainqueurs de la guerre civile, conservateurs si il en est, mais qui se sont révélés beaucoup plus pragmatiques que prévu devant le travail titanesque qu'ils avaient devant eux. Reconstruire des infrastructures était la partie facile, qui au vu du redressement économique spectaculaire du pays a été accompli. Mais Velsna est avant tout un corps civique, bien plus qu'un État-nation au sens moderne du terme, et de fait, il s'agit également de redonner une unité politique à la cité, que tout le monde retrouve un rôle social qui lui convient pour ne pas générer le mécontentement. A cette condition seulement le corps civique s'unira à nouveau, en dépit de toutes les inégalités, derrière des institutions qu'ils reconnaissent comme étant les leurs. Quel bilan dresser du gouvernement Visconti donc ? Des concessions ont été faites à toutes et à tous: distributions de butin de guerre, légalisation du droit d'association et de syndicat, allègement du cens électoral...tout en ne touchant en rien aux fondements des institutions républicaines. C'était là le vœu pieux de Matteo DiGrassi, et lui ainsi que tous ses alliés y sont pour ainsi dire parvenu.

Les conflits sociaux se sont multipliés sous l'allègement de la chape de plomb de l’oligarchie certes, mais le pire a été évité: l'opposition est contrôlée par un cadre légal. Et déjà, Matteo DiGrassi, penché au dessus du perron de l'entrée sénatoriale du Palais des Patrices, se met à rêver à une retraite bien méritée dans la campagne achosienne de son enfance...une fois assuré que Velsna n'aura plus à subir les caprices de puissances extérieures, bien entendu. Celui qui était à l'origine de cette invitation destinée à des visiteurs pour le moins surprenants s'en allait faire les cent pas dans l'hémicycle du Sénat des Mille, la plus sacrée des institutions dans ce système parlementaire poussé à l'extrême. Derrière le perchoir et les bancs de la présidence trônait éternellement la statue de Dame Fortune, devant laquelle avant chaque début de session, les sénateurs faisaient brûler de l'encens. Pourquoi ? Difficile de savoir. C'était plus par réflexe folklorique qu'autre chose: ce qui était ancien est forcément logique et naturellement bon, non ? Les traces de la parenté de Fortuna étaient partout.


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Tout autour du grand hémicycle, dans les niches abritant les statues de grands hommes d'état de jadis, les décorations orentialisantes du règne personnel de Dino Scaela avaient laissé place à la sobriété retrouvée. Piero Balbo, sauveur de la cité à l'époque des guerres achosiennes avait retrouvé sa place, en compagnie du régicide Lorenzino Squillaci, qui avait sauvé le régime de la tyrannie monarchique en assassinant son propre frère qui entendait se faire roi en son temps. Peut-être un jour, on mettra dans les niches vides, des statues des grands personnages d'une guerre civile qui a marqué son temps.

DiGrassi monta les marches du perchoir et s'assit aux pieds de la statue. Il la regardait, de la perspective d'un enfant qui a encore beaucoup de questions. Il restait là, dans le silence...sachant très bien que l'hémicycle avait été temporairement réservé pour cette rencontre, ce qui était tout bonnement exceptionnel: aucun étranger n'y était entré depuis...depuis combien de temps ? Davantage qu'une vie d'Homme. D'ordinaire, on accueillait les étrangers dans des salles de réceptions réservées, garnies de décorations baroques grandiloquentes et de dorures. Une antique loi spécifiait même qu'un zélandien ou un achosien pénétrant en ces lieux était passible de mort, texte pas mis en applications depuis plusieurs siècles, fort heureusement. Mais DiGrassi, ainsi que le doyen du Sénat Zonta usèrent de subterfuge afin de s'approprier la pièce, en spécifiant que la loi interdisait aux "Hommes de l'étranger et du dehors" de demeurer entre ces murs...mais que rien ne stipulait de même pour les femmes. Un vice de procédure du genre de ceux qu'un homme politique de ce pays doit maîtriser à la perfection pour savoir en tirer profit. Mais le mérite revenait sans doute davantage au vieux doyen du Sénat.

Le doyen justement...le voici qui faisait son entrée, arrachant DiGrassi à la solitude. Il arpentait les marches du Sénat depuis plus d'une cinquantaine d'années, du haut de ses 89 ans. Un âge vénérable qui lui permettait de par la loi de tutoyer tous les sénateurs plus jeunes que lui, autant dire tout le monde. Bien trop avaient sous-estimé ce vieux personnage qui présidait les séances du Sénat, qui déambulait ici comme si c'était son chez lui. On part du principe à Velsna, que rester dans cet hémicycle aussi longtemps et traverser autant de crises politiques était le témoignage du caractère exceptionnel de l'Homme. Sa voix chevrotante, raisonne:
- Matteo. Tu es en avance, comme toujours. J'ai ouïe dire que nos invités étaient arrivés il y a peu à l'aéroport international. Les étrangers seront parmi nous sous peu. Permets moi, en revanche, de te faire part de mes réserves concernant tes manœuvres récentes. J'ignore bien si discuter avec ces gens en vaut la peine, même si c'est pour gêner des étrangers aux humeurs plus pressantes à notre encontre. Le reste du gouvernement communal a également de gros doutes, de même que beaucoup de sénateurs, je tiens à te le dire.
- Quand était la dernière où je n'ai pas agit pour le bien de cette assemblée, doyen Zonta ?
- reprit-il froidement - Mon frère est mort sur ces marches, juste là, à quelques mètres, parce que j'ai respecté la loi. J'ai fait exilé ma fille, parce que je respecte la loi. J'ai fait tué des hommes parce que je respecte la loi.
- Que Dame Fortune soit aussi bonne avec eux qu'elle l'est avec notre cité.
- Dame Fortune...bref...
- Ne le prends pas mes mots ainsi, Matteo. Nous avons tous conscience parmi nous que tu as sauvé une fois notre assemblée, mais prends garde à ne pas te faire mordre par d'autres animaux que Scaela, des animaux dont la gueule est grand ouverte dés qu'il s'agit de prendre notre pouvoir d'achat. En ce moment, certes il s'agit des onédiens. Mais demain, ce seront peut-être les kah-tanais, ou les loduariens, les océniens ou quelque barbare de l'autre bout du monde. Traite les tous à égalité, Matteo, sans quoi tu feras courir un risque à nos voies commerciales. Et ces voies, ce sont nos vaisseaux sanguins.
- Si nous pouvions nous passer d'inviter ces gens, je le ferai volontiers, doyen. Mais vous vous trompez sur une chose: si nous traitions nos partenaires et ennemis avec égalité, il y aurait déjà une superpuissance hégémonique en ce beau monde. Vous sous-entendez donc que je joues avec le feu auprès des barbares ? Je note votre remarque, mais je préfères traiter les gens avec équité qu'avec égalité. Quand deux hommes qui viennent te voir, l'un sans l'usage d'une jambe et l'autre sans l'usage des deux, tu ne fabriques pas la même canne pour ces pauvres gens, tu fabriques une canne à l'un et un fauteuil roulant à l'autre. C'est exactement ce que je fais en ce moment.
- Certes. Nous verrons ce que la Fortune pensera de tes observations...



Le voyage était à présent terminé pour les délégués kah-tanais, et après une fin de trajet jusqu'à l'îlot de la vieille cité, le Palais des Patrices s'ouvrait à présent à eux, avec son cortège de pratiques aussi symboliques qu’obsolètes. Toujours, les membres du gouvernement communal devaient demander l’autorisation des sénateurs pour laisser entrer les émissaires dans le Palais..et pour pouvoir entrer eux même, de la même façon qu'Actée avait été témoin trois années auparavant, du fait que Matteo DiGrassi lui-même avait dû demander la permission aux parlementaires de Cerveteri afin qu'ils le laisse entrer en leur sein.

Sénateurs et gardes wanmiriens scrutent donc l'entrée des gens "du pays des pyramides". Les portes s'ouvrent devant leur passage, dévoilant à chaque fois une nouvelle pièce, une nouvelle galerie aux décors baroques flmaboyants, les greffiers et domestiques du Sénat pour seuls indicateurs du chemin à prendre, et vieux sénateurs pour seuls observateurs méfiants...


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Galerie typique du Palais des Patrices, endroit sympa pour conspirer


Enfin, la délégation parvient dans le cœur d'un pouvoir qui n'est pas connu pour ouvrir ses portes à tout le monde...l’hémicycle. Le Maître de l'Arsenal, assit à sa place dédiée dans hémicycle, se retourne au bruit battant des grandes portes chargées d'or. Il se lève, et se porte tout naturellement à leur rencontre. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas rencontré cette femme, qu'il avait l'impression d'avoir croisé il y a vingt ans. Mais le temps passe plus lentement lorsqu'on est engagé dans une guerre civile et que l'on a un gouvernement à intégrer. Il tend sa main:
- Excellence. Bienvenue à Velsna. J'ose espérer que mes confrères sénateurs vous ont traité avec amabilité et retenue. Venez avec moi, nous avons beaucoup à dire. J'ai proposé à ces excellences que nous nous réservions cet endroit afin de mener nos propos à leur terme. La bonne nouvelle étant pour vous que vous ne serez pas obligé de me voir fumer cette fois-ci: c'est interdit en ces lieux... Il s'est passé beaucoup de choses depuis notre dernière rencontrer. A l'époque, les gens du Kah étaient encore occupés à débattre de la manière de traiter la Communaterra. Aujourd'hui, il n'en reste qu'un terrain vague à reconstruire. Depuis, j'ai gagné une guerre civile, et le peuple de notre cité a rebâtit ses richesses. Le monde change vite, bien trop vite, et c'est pour cela que nous sommes ici. Je tiens à vous remercier d'avoir répondu à mon offre, excellence...


(HRP: je te laisse du temps pour écrire un post d'intro à ta guise avant les négociations)
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"Je te montrerai la peur dans une poignée de poussière."

Actée considérait que l’on pouvait diviser le monde, de manière générale, via la dichotomie suivante : il y avait celles et ceux qui se comportaient en humains – manigançaient, planifiaient, orientaient leurs principes autours de notions vaines et matériellement discutables telle que l’idéologie, l’héritage, l’intérêt des idées, et celles et ceux qui se comportaient en animaux, se fixant des objectifs matériels devant répondre à des besoins tout autant matériels.

Dans l’ensemble ces deux catégories se mélangeaient et il était difficile de trouver un gouvernement qui ne soit représenté par un peu des deux, individus qui eux-mêmes n’étaient jamais pleinement de l’un, ou de l’autre. Pour autant il était important de déterminer l’équilibre de ces deux part chez chaque interlocuteur, car si tout était prévisible, et su tout pouvait se planifier, une erreur de diagnostique pouvait rendre l’exercice inutilement difficile.

Concernant le sujet du jour, elle voyait en Velsna une cité animale. Ses aspects les plus sauvages et traîtres s’articulaient autour de besoins extrêmement clairs, et le caractère même de son idéologie – bourgeoise, petite bourgeoise, même, la rendait tout à la fois parfaitement incompatible avec Le Grand Plan de l’Union, et tout à fait capable d’établir de longs partenariats avec cette dernière. C’est le discours qu’elle avait tenu à Meredith. Une fois encore la Voix lui avait fait comprendre sans l’exprimer qu’elle ne la suivait pas. Actée le savait, elle avait passé vingt ans de sa vie dans le monde des idées et, chaque jour passant, s’approchait un peu plus du crépuscule de son œuvre. Elle disparaîtrait derrière sa théorie, quand cette dernière l’aurait entièrement coupée du monde.

Mais pour l’heure elle tenait bon, et la théorie était moins un mur entre elle et le réel, qu’un outil permettant de la manipuler à sa guise. Elle ne prétendait pas être une scientifique. Elle était une idéologue ,et une grande partie de sa doctrine venait des tripes, du ressenti. Elle aussi, était un animal. Elle le savait. Et ses collègues, des chercheurs, des scientifiques, des individus au cerveau bien fait, bien pensé, bien conçu, comprenait difficilement ce qui était au fond son moteur profond : sa radicalité. Elle percevait le monde en instants, opportunités, sentait les choses sans les expliquer. Ses mots, ses théories, ses phrases, ne motivaient pas son génie politique. Non. Ils cherchaient simplement à l’exprimer en termes accessibles. Elle-même n’était pas pleinement persuadée que le résultat soit satisfaisant.

« La vérité c’est que je suis la régente, » déclara-t-elle enfin, comme un constat d’échec. Edmeon Lartillot-Calandre, qui l’avait accueilli en ville et l’avait brièvement monopolisé au 16 rue du Rialta, haussa un sourcil, cherchant sans doute le lien entre cette remarque et les épais dossiers de notes de synthèse qu’il lui avait fourni pour préparer la rencontre du jour. Elle soupira et retourna à sa lecture. Après quelques secondes, le vieil homme toussota.

« Je ne te suis pas.
– Hm ?
– Tu disais être une régente. »

Elle sourit.

« Rien, c’est de l’égo. L’Union est sa politique étrangère, j’ai été cette politique étrangère pendant des années. Donc j’ai été la régente de l’Union. »

Il se redressa, cherchant un moment quelle réaction adopter avant d’acquiescer ;

« Tu es actrice de l’Union, mais comme tous les autres représentants de ton rang.
– J’ai obtenu tout ce que je voulais des comités et de la convention.
– Mais ça aurait pu se passer différemment. Et tes idées ont été filtrées par ces discussions et la politique intérieure menée par le reste du comité de volonté.
– Tout à fait. D'ailleurs savais-tu que c'est moi qui aie fait nommer Meredith au nez et à la barbe des radicaux ? » Il émit un grognement interrogatif et elle haussa les épaules et indiqua d’un geste qu’elle ne souhaitait pas continuer cette discussion. L’ambassadeur acquiesça.
« Bon, ils te font l’honneur de te rencontrer dans leur sénat. De mémoire d’homme, c’est inédit. Il faut y aller en ayant bien conscience qu’ils s’attendent à des choses très sérieuses de la part de l’Union.
Notre dernière rencontre a peut-être été déterminante pour leur guerre civile, et nous a lié à Velsna par des accords économiques aussi intriqués que le permettent nos systèmes, nos cultures et nos intérêts. Je crois effectivement que le citoyen DiGrassi a des attentes.
Le sénateur », corrigea-t-il d’un ton égal. « Et après lui ses partisans. J’ai entendu dire qu’il veut bientôt prendre sa retraite, il ne faudra pas uniquement jouer sur sa personnalité, mais aussi sur les intérêts de la ville.
Les deux sont indissociables.
Ce que je veux dire c’est qu’aujourd’hui c’est lui, demain ça pourrait être un illustre inconnu.
– Nous bâtissons tous nos héritages. » Elle frappa ses mains l’une contre l’autre. « Très bien, très bien. Et le cadeau diplomatique ?
– Prêt à être livré.
– Merci Edmeon. On se revoit ce soir. »

Il se leva et l’accompagna jusqu’à la porte.


L’émotion que ressenti Actée, en arrivant devant le Sénat, était moindre. Elle entendait autour d’elle les murmures approbateurs de ses pairs, captait les regards complices, appréciateurs ou vaguement critique de ses aides, selon qu’ils percevaient le cérémoniel entourant leur arrivée comme passablement exotique ou tristement désuet. Et elle, au centre du dispositif, se surprenant une fois encore à ne pas ressentir grand-chose.

Elle avait un rapport dépassionné à son métier.

Non, évidemment que non.

Mais elle avait un rapport professionnel à l’acte même de la représentation sur sol étranger. Elle y prenait un plaisir distant, étouffé par la chape froide de la nécessité et du moment. Oui, demain elle y repenserait et se dirait « J’ai été celle à entrer dans ce sénat sur invitation. J’ai été la femme du moment. » Combien de manuels d’Histoire afficheraient l’une des photos, médiocres, prises par ces journalistes et cette presse aux ordres de l’Oligarchie locale ? Combien d’enfants dans dix ans, cent ans, verront ces photos et apprendront, à contrecœur, le contexte l’entourant ? Qui sait, demain, comment serait compris le moment ? C’était peut-être ce qu’elle ressentirait plus tard.

L’intérieur du Sénat lui avait au moins procuré une certaine satisfaction esthétique. Tout le monde essayait d’avoir l’air très digne, mais elle voyait bien la curiosité que les peintures, les gravures, les vieux meuble suscitait au sein de son escorte. Elle aussi avait envie de s’arrêter sur chaque panneau peint, chaque toile, de respirer l’air de l’endroit, l’air des âges. Et de ressentir un peu du faste que seule l’oligarchie et la spoliation pouvait offrir. Le goût du crime, du sang, et de générations d’esclaves. Mais ce goût avait pour lui le petit frisson de l’interdit. Être ici, pensa-t-elle froidement, c’était comme baiser dans le dos de son amante. Peut-être qu’elle ressentirait un peu de honte ou de dégoût plus tard, mais sur l’instant on assumait pleinement sa connerie, et on y trouvait quelque chose d’autre. Elle se retint de rire. Pas comme si elle en savait quelque chose.

Elle s’arrêta devant les portes de l’hémicycle, tira une dernière fois les pans de sa veste, et pénétra les lieux de son pas assuré. Une petite asiatique perdue dans l’immensité de cette sale vide, son regard faisant le tour des lieux pour s’arrêter sur le Maître de l’Arsenal.

Est-ce que cet homme me comprend ? Pense-t-il que je le comprends ? Sommes-nous parfaitement étrangers, incapable de ressentir la moindre émotion humaine pour l’autre, en purs représentants de nos nations ?

En cet instant, elle éprouvait un plaisir sincère à voir ce vieux visage, comme sortit d’un enfer dont elle avait à peine deviné les contours, un rapport après l’autre. C'était un visage qu'elle associait aux intérêts de l'Union. Le visage de dialogues constructifs.

« Vos confrères ont été aussi aimables que la décence le permet. Au vu des circonstances, de toutes les circonstances, c’est un honneur. » Elle haussa les épaules à l'évocation de la précédente rencontre. « À l’époque nous étions la troisième puissance mondiale et vous, une nation instable de plus dans le grand jeu Eurysien. Maintenant nous sommes la seconde puissance mondiale et votre cité est en phase de prendre la place que nous occupions. Le monde change, oui, mais pas toujours en mal. Quant à ma présence, la qualité seule de nos précédentes discussions imposait que je réponde favorablement à votre proposition. Fort heureusement la Convention Générale partageait cet avis.  »
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"Une nation instable..." répéta le Maître de l'Arsenal comme on se parle à soit même, avant de signifier à la Kah-tanaise par un signe de main: "Suivez moi je vous prie. J'ai quelques vieilleries à vous montrer, et votre propos est idéal pour y faire des parallèles pertinents. Je vous rassure, je ne vous parle pas de mes confrères.". DiGrassi monta les escaliers et commença à faire le tour de l’hémicycle avec son interlocutrice, s'arrêtant devant l'une des niches qui servaient à abriter statues et objets, comme autant d'autels dans une église dédiés à des saints. Dans celle-ci trônait sur un présentoir de bois sculpté et de velours un masque, dont l'état précaire ne laissant pas deviner si il s'agit de celui d'un homme ou d'une femme. Un masque de bronze corrodé par le temps, et dont l'un des orbites avait été élargit par la dégradation, les intempéries et la rouille:
- Votre observation de la situation est intéressante. Pour être honnête, je ne m'explique pas comment ce pays s'est redressé aussi bien et aussi vite. Mais j'ai ma petite idée. Regardez ce masque, c'est un objet magnifique vous ne trouvez pas. C'est le masque d'un cavalier qui date du XIIème siècle, de l'époque des Guerres celtiques plus précisément. Il appartenait probablement à un membre d'une famille sénatoriale étant donné qu'il fallait être bien aisé, à la fois pour se payer un cheval, mais aussi pour s'offrir les services de l'orfèvre qui eu le génie de fabriquer un tel objet.

Il prend délicatement le masque dans ses mains et le présente à Actée

Vous connaissez le concept de résilience dans l'Histoire des civilisations ? Tous les groupes sociaux, quelque soit leur taille sont définis par des concepts, des principes et des conditions qui font leur cohésion. Cela peut-être des principes qui maintiennent ces individus ensemble tout comme cela peut plus prosaïquement être les besoins matériels qu'ont ces groupes pour fonctionner. Et ces groupes, qu'on appellera des sociétés en Histoire, font continuellement face à des facteurs extérieurs qui affectent cette cohésion, des tensions. Cela peut-être des épidémies, des guerres, des crises systémiques ou même des innovations techniques qui chamboulent tant le rapport entre les individus qu'ils désorganisent complètement une société. C'est ce qui s'est passé en Aleucie pendant la colonisation. Les autochtones d'Aleucie n'ont pas simplement été massacrés par la guerre et les épidémies, les colons ont mis tout en œuvre pour détruire les rapports existants entre les individus et les équilibres en place, parfois involontairement. Les épidémies ont tant déstructuré les sociétés autochtones, au fur et à mesure que les chefs, les guérisseurs et les guerriers qui mourraient ne puisse transmettre leur vision du monde, qu'il suffisait que les colons soufflent dans une direction pour que les tribus s'éparpillent aux quatre vents. A mon grand plaisir, j'ai eu tort de sous-estimer ma cité en ce sens. Ce masque en est le témoignage, et cela peut vous éclairer sur le degré de résilience de notre cité.


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Un masque de cavalerie velsnien (XIIIème siècle)


Regardez son orbite gauche: de toute évidence, ce n'est pas là l’œuvre du temps mais d'une arme. Celle d'un achosien. On l'a retrouvé près de la cité de Velcal, un cadeau de la Société des honnêtes archéologues au Sénat. A bien des égards, les guerres celtiques ont été le point le plus près duquel notre cité est passée de cesser d'exister en tant que groupe social. Les achosiens ont surgit des montagnes du Zagros, à l'ouest, et on tout bonnement rasé le pays. Un quart du corps civique a périt durant les trois premières années de guerre, dont une centaine de sénateurs, sur une cité de 200 000 habitants à l'époque. Dans cette situation pareille, il aurait été plus simple de tout simplement se rendre. Mais j'ai toujours vu chez mes compatriotes une sorte d'entêtement acharné à toujours mettre fin à un conflit lorsqu'ils sont dans une passe qui leur est favorable. Donc, plutôt que de se rendre, les survivants ont dépouillé les églises et les temples de tous leurs ornements en fer ou précieux pour en faire de nouvelles armes. Ils ont vidé les prisons, pardonner les criminels et affranchit tous les esclaves de la cité, à l'époque où cette pratique existait encore, pour en faire des citoyens mobilisables. Des forgerons qui n'avaient plus exercé depuis deux décennies ont reprit du service, les femmes ont coupé leurs cheveux pour remplacer les cordages des bateaux et des trébuchets. Et après seize ans de souffrance, ils ont gagné. Il ont gagné car ils étaient animés par une volonté collective et des impératifs sociaux. Ils ont saisi des enjeux que n'ont pas réussi à appréhender les achosiens.


Achevant son exposé accéléré, il invita finalement Actée à s'assoir à ses côtés dans l'un des gradins du Sénat, là où ils pouvaient continuer leur longue palabre.

Pardonnez ma digression, excellence. Vous n'êtes pas venue ici pour subir un cours d'Histoire, mais c'est là important pour comprendre le pourquoi de mon invitation: la volonté du gouvernement communal sera toujours d'assurer sa survie. Survivre pour survivre, rien d'autre n'a d'importance. Et pour s'en assurer, il faut que les facteurs qui affectent la résilience dont je vous ai parlé le fassent positivement. Aujourd'hui, ces facteurs, lesquels sont-ils. Ils portent trois noms: l'OND, le Liberlintern et l'ONC. Et leur poids respectif affecte la manière dont Velsna se comporte avec les dits blocs. Ce qui est une menace à la survie de notre groupe social doit être soudoyé ou combattu, au choix. Sans quoi nous vivrons tôt ou tard un traumatisme de l'ampleur d'une guerre celtique. Or, comme vous avez pu le constater depuis l'effondrement du Capitanat des pharosi, l'Eurysie ressemble de plus en plus à une propriété de l'OND. Et devoir exister aux côtés de forces qui peuvent nous détruire à leur bon vouloir n'est pas la conception que les velsniens se font de la liberté. Des individus qui peuvent couper nos voies commerciales à leur bon vouloir, qui peuvent livrer des armes à d'autres groupes qui nous haïssent sans nous n'y puissions rien...ce n'est pas acceptable. Voilà donc pourquoi vous êtes en face de moi aujourd'hui: retrouver un semblant d'équilibre qui existait sous les pharosi, et ce en nous rendant mutuellement service lorsqu'il s'agit de contenir certains élans d'audace de nos "amis".

Je voudrais donc évoquer plusieurs sujets avec vous, et vous partagez notre vision de la situation, histoire de savoir quel violon accorder. En premier lieu les inquiétudes dont vous m'avez fait part sur le sujet de la Ligue de Velcal. Vous serez bien aise de savoir que le Fujiwa n'a pas ratifié le texte d'assistance mutuel, ce ne devrait donc pas être un sujet. Un problème de moins. C'est le sujet raskenois et hotsalien qui interpelle. Un bourbier sans nom au beau milieu duquel se trouve une base de l'OND, en plein pays hotsalien et aux portes de la Mahrénie. Enfin, il nous faut parler de l'engagement de plus en plus audacieux de l'OND au Nazum, point sur lequel je pense que nous pourrions également nous entraider. Mais avant de vous exposer ma proposition, j'aurais bien voulu connaître la position que votre allié mahrénien quant à l'existence, à la fois de l'Hotsaline et de Rasken. Ne serait-ce que parce que Rasken a toujours été un partenaire privilégié de notre cité, et ce depuis des siècles...
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L'évocation des guerres celtiques l'avait fait mobiliser ses connaissances de l'Histoire eurysienne et locale. L'espace d'un instant tout lui revint: le passif racial et culturel, les grandes toiles et sculptures commémorant et célébrant chaque bataille. Les morts, l'implication que ces guerres continuaient d'avoir dans l'esprit commun et l'actualité politique récente ou modérément ancienne. Elle écouta attentivement, acquiesçant quand son interlocuteur la prenait à parti, attendant patiemment que l'argument rhétorique éclose devant elle.
L'évocation de la situation Aleucienne lui arracha un mince sourire. Iccauthli n'était pas exactement un nom Eurysien, ou Nazumis. Elle même était le résultat de cet exercice de résilience qui avait eu lieu au Paltoterra, hybridation des cultures et des individus, alliage des minéraux pour créer quelque chose d'autre. Prénom francisquien, quoi que de tradition révolutionnaire, nom de famille nahuatl, traits fujiwans ou burujoas. Elle croisa les bras. Elle savait tout de la résilience. Le Grand Kah s'était fait maître dans l'art de faire exploser des sociétés sous le poids de leurs contradictions, ou de leurs tensions. C'était ainsi qu'on dépiautait les empires coloniaux, qu'on effondrait les économies de marché. Au commissariat, on avait jamais envisagé que Velsna n’implose. Les cités avaient un sens trop important de leurs propres intérêts, la guerre civile aurait eu un vainqueur, et tous seraient rentrés dans le rang.

Les oligarques et leurs citoyens avaient, en général, une posture attentiste. Il suffisait de leur désigner le sens du vent. Elle haussa un sourcil. Soudain, elle compris quelque chose sur Velsna. Quelque chose qui lui avait inexplicablement échappé avant cette heure. Elle en aurait presque rit, tant c’était évident.

« J’apprécie la rhétorique, excellence. Vos digressions sont les bienvenues. Et aussi intéressantes. Oui, j'avais déjà eu un bon aperçu de l'esprit Velsnien, si l'on peut appeler comme ça cet ensemble de codes et d'habitus qui font de vous ce que vous êtes. Et je suppose que je suis ici car vous avez une compréhension suffisante de l'esprit kah-tanais. En fait, il vient de m'arriver une réflexion que je me tenais à vous partager. Par de très nombreux aspects, Velsna est comparable au Pharois. J'ai ainsi bon espoir que vous notre coopération soit prospère et que vous puissiez occuper le vide que nous regrettons tous. Voyez, le Pharois n'était motivé que par sa survie et la liberté de ses citoyens. Le développement de ses intérêts, de la prospérité de ses membres, était l'objectif final des albiens, certes, mais se matérialisait à travers cette structure qui n'avait de raison d'être que celle d'un corps civique assurant sa défense. L’Eurysie est mieux aux mains d’hommes libres que de régulateurs forcenés. Elle doit être fluide, flexible, où devenir un jour un monstre voué à être craint ou annihilé. Pour notre part, au moins, nous aimons notre Eurysie multipolaire. »

Elle haussa les épaules.

« Le Fujiwa est donc un non-problème, en tout cas en ce qui concerne notre relation. Si leur rhétorique ne change pas dans les prochains moi il pourrait devenir nécessaire pour notre confédération de limiter leur capacité à s’armer mais cela ne concernera en toute logique ni l’Eurysie ni nos intérêts communs au Nazum. » Elle replia le bras droit contre elle se passa la main gauche sur le menton. « Pour ce qui est de notre allié Mährenien... Je suppose qu'ils seraient plus aptes à vous répondre que moi, mais je reconnais avoir un bon aperçu de leurs motivations. Nos camarades ont observé le coup d’État mené en Hotsaline, avec le concours de l’OND, d’un très mauvais œil. Le gouvernement fasciste qui s’est installé à la tête nu nouveau régime, sa politique d’armement et sa rhétorique ouvertement hostile à la Mährenie imposent à nos amis une politique d’armement et de contre-espionnage intensif : les guerres ethniques et sectaires sont fréquentes dans la région, la Mährenie elle-même s’est construite sur les cendres d’une entité théocratique, je suppose que nos partenaires se montrent prudent, et à raison.

Concernant le Rasken, maintenant, nous savons que la Mährenie leur achète des hydrocarbures. Nous savons aussi qu’il avait brièvement été question d’opérer un démantèlement forcé d’Apex Energy, je n’en ai pas bien suivi les raisons mais ce plan semble avoir été abandonné. Pour autant que nous soyons tenus au courant, nos partenaires kaulthes considèrent qu’un Rasken fort c’est un Rasken qui tient l’Hotsaline occupée ailleurs. Vraisemblablement ce n'est donc pas dans leurs intérêts de s’en prendre à l’Empire. 
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"Nous aurions dû inviter le chancelier Rossmann, Matteo. Je te l'avais dit, et tu ne m'as pas écouté."

La voix chevrotante du doyen sénatorial, Gabriele Zonta, coupa net l'élan de DiGrassi. Bien qu'il s'annonçait ainsi par l'une des portes battantes, c'était à croire qu'il était déjà dans la pièce depuis un bon moment sans que le velsnien et la kah-tanaise ne l'eurent aperçu. DiGrassi ponctua l'entrée du vénérable homme par peu de mots:
" Oh. Vous êtes là doyen. Excellence, je vous présente Gabriele Zonta, doyen su Sénat des Mille. Il préside nos séances parlementaires, et il dispense chacun d'entre nous de ses conseils. Du mieux qu'il peut je dirais. Je l'ai convié à notre entrevue car il n'y a pas meilleur légiste et juriste que lui parmi les nôtres. Gagner son amitié équivaut à gagner celle de tous nos concitoyens...même si cela coûte des reproches ininterrompus sur le moindre de vos actes."

Le vieil homme se porta à la rencontre de la jeune femme, devant laquelle il s'inclina légèrement, et du Maître de l'Arsenal:
- Allons. Ce ne sont pas des reproches, Matteo. Ce sont des constats que je fais. Libre à toi d'en prendre compte, ainsi que tous les autres sénateurs à qui je les donne. Vittorio Vinola et Dino Scaela ne m'ont pas écouté, par exemple. Mais retournons à nos affaires.

Citoyenne Actée Iccauthli du pays des pyramides. Il semblerait que nous ayons des intérêts convergents, si nous faisons attention, bien entendu, à ne pas s'embourber dans quelconque malentendu. Nous sommes bien aise d’apprendre de ta part que Rasken ne figure plus en haut du tableau de chasse de cet impétueux chef de guerre du pays gris. Ce "Rossmann" semblait pourtant avoir "un cap clair". En effet, les margoulins (hrp: nom commun pour désigner un raskenois à Velsna) ont toujours été de nos amis et de nos partenaires. Malgré leur petite taille, il paient toujours leurs dettes, et leurs armes, ainsi que leurs ressources que nous achetons à prix d'ami, alimentent nos vaisseaux sanguins. Une puissance indépendante telle que celle-ci, même bourrée de ses défauts, se doit d'être cajolée, sans toutefois que celle-ci ne provoque des maladresses.

Rasken est ainsi: un partenaire précieux, mais bourré de contradictions et dont les bourdes peuvent provoquer des catastrophes. En ce sens, c'est pour cette raison que nous avons convié raskenois et hotsaliens à se départager par les mots plutôt que par les armes dans le cadre d'une médiation. Quiconque sait que l’intérêt primordial de Velsna au pays gris (hrp: nom commun velsnien pour désigner l'Eurysie de l'est à part de Rasken) est que le pétrole continue de couler à flot des raffineries des margoulins. Pour ce faire, il faut que Rasken ait un voisin stable et apaisé par un rameau d'olivier. Vous aussi, tout comme nous, avez un allié précieux dans cette région pour l'avènement de votre "paradis socialiste" en Eurysie en la Mahrénie. Paradoxalement, nous sommes dans une situation similaire. Et au milieu de ces deux tampons, se trouve le pays dont tu nous a rappelé l'existence, et qui est la clé de notre entente en cette Eurysie centrale bien lointaine.

Le fascisme...voilà encore là un terme bien naïf pour décrire des individus qui estiment que le retour à l'état de nature et à ses penchants primitifs les rapprochera de la perfection. Ce sont des idiots, Actée Iccauthli. Les ancêtres auxquels se fier sont les détenteurs des vertus civiques que nous chérissons, pas de la lignée dont on se réclame par un droit du sang arbitraire. Je suis bien plus fier d'être de la même cité que le régicide Lorenzino Squillacci, plutôt que d'être le fils de mon père. Mais vois-tu, ce sont là des considérations purement personnelles, et Velsna ne se fie que peu à la forme que prend le paradis des étrangers à qui elle parle. C'est pourquoi tu es là, d'ailleurs. Peut-être Matteo peut-il te décrire notre marche à suivre concernant la médiation entre Rasken et l'Hotsaline, et dont nous nous sommes assurés afin d'éviter des désagréments mutuels. Matteo ?


Le vieux Zonta pencha la tête vers le Maître de l'Arsenal, comme un enseignant qui s'attend à ce qu'on lui ressorte les éléments d'une leçon qu'il lui avait lui-même apprise. Aussi, DiGrassi enchaîna sur le vif du propos:
- En effet, excellence. Nous avons décidé de mener cette médiation avec la perspective de sortir définitivement Rasken de la spirale de conflit dans laquelle ils sont embourbés depuis les années 90 en Eurysie centrale. Étant donné que nous avons estimé leur situation intenable dans le cadre de leur occupation du Gradenbourg, nous avons pour objectif une rétrocession progressive de la province aux autorités de la Confédération, tout en essayant d'imposer des contraintes assez importantes à ces derniers en ce qui concerne l'administration des populations raskenophones. Et en ordonnant une démilitarisation complète de cette zone. Ce faisant, cette affaire ne relèverait plus de Rasken, et nous serions rassurés de cela.

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Voilà donc ma position sur ce sujet. Quel en est donc votre avis ?
1383
Elle avait écouté la longue tirade d'un air soucieux et respectueux. Évidemment, elle ne partageait pas tout de l'analyse de l’honorable vieil homme. Selon elle, il se trompait sur de nombreux points et sous-estimait l'impact de l'idéologie sur les choix matériels des différents acteurs impliqués. Surtout, il y avait un aspect que les velsniens semblaient oublier, ou peut-être plus simplement ignorer : les hotsaliens n'étaient pas exclusivement réactionnaires, ils étaient aussi hégémonistes. Une combinaison dangereuse, qui avait déjà fait des ravages dans cette région du monde. Pour l'essentiel, au moins, elle comprenait que ses interlocuteurs faisaient peu de cas de la politique intérieure de leurs partenaires. C'était ce qu'elle appréciait chez les puissances indépendantes, et il aurait été stupide de leur reprocher en cet instant.

"Vous aurez du mal à obtenir du gouvernement Hotsalien qu'il respecte les populations Raskenoisees," déclara-t-elle enfin. "À l’heure où je vous parle, on fiche génétiquement les habitants de la région anciennement occupée par la Rache, celle que vous avez aidé à reprendre, si je ne m'abuse ?" Elle leva le menton. "Le gouvernement parle de les déporter dans des régions industrielles pour servir de main-d'oeuvre. Je ne vous fais pas un dessin. Si les raskenois sont intelligents, ils refuseront de laisser à ce régime dégénéré le moindre pouvoir sur leurs populations. Pas dans des contraintes que les Hotsaliens auront beaucoup de mal à accepter. En fait la situation est telle qu’il semble improbable qu’elle se stabilise un jour."

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Ambiance


A la réponse de la kah-tanaise, DiGrassi n'eut pas immédiatement de réponse. Il n'en avait de toute façon pas à portée de sa langue. L'ONC est un facteur que les velsniens ne prenaient pas en compte pour un certain nombre de raisons. Et cette situation permettait de souligner une limite de l'exercice en cours: les représentants des deux entités avaient des intérêts communs...mais des visions différentes. Le Maître de l'Arsenal de la Grande République se mura donc dans sa réflexion silencieuse, ne lâchant pour autant Iccauthli du regard, et le doyen Zonta s'exprima dans le creux de cette conversation, le ton somme toute relativement insensible au sort des éventuelles victimes de l'Hotsaline:
- Citoyenne Actée Iccauthli.Nous sommes d'accord sur le sujet suivant: l'Hotsaline et sa confédération sont gouvernées par des idées barbares. Vous les combattez conformément à ce que vous dicte des textes de théorie politique, qui vous encouragent à regarder ce qui se déroule chez vos voisins pour inverser le sens de leur Histoire. Mais c'est un luxe auquel ne prend pas part notre cité. Nous n'avons pas vocation à dire aux étrangers comment se régenter.

Vos alliés essaient d'isoler ces derniers de l'OND en ouvrant grand leurs jambes. C'est là leur droit le plus absolu que de renoncer à leur liberté, si ils ne supportent plus la condition d'Hommes libres. Mais je crains malheureusement, que ce qui peut paraître comme une manœuvre habile ne débouche sur rien d'autre que l'isolement définitif de Rasken, et un aval tacite à l'Hotsaline pour y exercer ses revendications. En plus d'être une grande désillusion pour ce "Camarade Rosseman". L'OND ne soutiendra jamais la Mahrénie, citoyenne Actée, tout simplement parce que l'Hotsaline est bien trop importante à leurs yeux. Pourquoi prendre un canasson boiteux ayant déjà un propriétaire à ses frais, alors qu'une magnifique bête vous mange déjà dans le creux de la main. Nous pouvons dire beaucoup de l'Hotsaline et de ses attitudes qui vous poussent à vous en méfier à juste titre. Mais leur politique est cohérente: ils sont mûs par une immense fidélité à l'OND, ils sont une épouse fidèle, malgré tout le cirque de la classe politique de ce pays qui se vante nationaliste. L'OND frappe et bat avec un bâton, mais l'Hotsaline revient toujours parce que ses dirigeants ont comprit qu'ils pouvaient espérer obtenir une satisfaction: celle du territoire, une illusion de dignité qu'ils ont de toute façon perdu lorsqu'ils ont laissé des étrangers fouler leur sol, et s'installer sur les terres que leur corps civique a défendu durant des siècles.

Au mieux, ils accorderont à la Mahrénie un semi-statut, comme pour leur témoigner le fait qu'ils ne seront jamais tout à fait comme eux. Qu'ils ne seront jamais totalement de confiance. Un partenariat commercial par ci, une collaboration scientifique par là. Rien qui n'engage à quoi que ce soit. Au final, les dirigeants de cette Mahrénie devraient se poser la question suivante: sont-ils prêts à subir la même mise au pas que celle à laquelle l'Hotsaline se prête ? Et ce par simple désir de vengeance ou de peur vis à vis d'une autre nation ? Cette décision pourrait bien être la dernière que ce corps civique prendra en tant qu'entité libre et indépendante. Le choix est lourd.


Le vieil homme se releva, et s'en retourna contempler le masque de cérémonie antique que l'on avait présenté plus tôt à Actée. Il en approcha les doigts, sans le toucher. Il y avait comme une barrière qui séparait sa main de l'artefact, que l'on ne pouvait voir ou sentir. Il parlait...

Se protéger de l'ONC en se ralliant à l'OND...autant faire entrer un achosien chez soi pour se protéger des esprits, citoyenne Actée... L'ONC est un géant, mais il est assoupi, et animé que par ce qu'il en reste. L'Alguarena est une grande nation qui suscite aussi bien notre admiration que notre crainte. Ils sont libres, mais ôtent la liberté à d'autres. Ils sont puissants, mais ils sont seuls. Cette patrie a beau être grande, l'ONC n'est plus rien qu'un vaisseau vide où il ne reste plus que le capitaine. Là où l'OND est une chaîne de fer dont les maillons sont inséparables. Ils sont plus petits, mais ils sont robustes et n'agissent jamais séparément. Là où Velsna pourrait jouer de ses relations auprès de patries amies océniennes comme Miridian, Fortuna ou même l'Alguarena, des nations départagées par des débats houleux, et ce afin de vous garantir une non-intervention de leur part en ces terres. Transmettez donc cette proposition au Chancelier Rossemann. Nous pourrons l'aider dans le sens de la liberté, pas dans celui de la servitude. Du reste, je ne pense pas que l'on puisse défendre une "ligne commune" par une position aussi contre-productive que celle que la Mahrénie est en train d'adopter. Les communalistes sont en train de se battre avec des fantômes, citoyenne Actée...


Bref, je pense que nous pouvons passer tout de suite au sujet du Nazum et de l'orient eurysien si cette position de votre allié s'avère définitive...


Alors que le vieux doyen balaie d'un revers de main toute la question mahrénienne, DiGrassi vient tempérer quelque peu l'argumentaire de son confrère: - Son excellence Zonta est riche en envolées lyriques. Il est dur, mais il touche un point: nous estimons que nous sommes arrivés à un point dans les grands équilibres géopolitiques en cours, où l'OND, par son organisation, ses moyens, l'investissement des nations qui la compose, est devenu un poids plus important que l'ONC. Et comme le doyen vous l'a exprimé, il est tout à fait possible de traiter séparément avec chaque membre de l'ONC. L'inverse n'est pas vrai.

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"L'OND a effectivement un poids supérieur à celui de l'ONC. Ne pensez pas que nous nous concentrons sur des vieux tropismes datant de la guerre froide : nous considérons cependant les risques, et il nous semble que l'Impérialisme latent de l'OND saurait très bien nourrir l'impérialisme dormant de l'ONC. Ce sont deux monstres qui dévorerons le monde, ou essaierons de le faire. La position de nos alliés est celle du trouble-jeu et de l'opinion publique : la Mährenie se construit comme OND-phile par pragmatisme, mais aussi pour paraître être, en Eurysie, cette nation raisonnable qu'il est plus difficile d'attaquer.

Ne pensez pas que cela l'éloigne de ses alliés naturels, les socialistes de tout bord, ne pensez pas non-plus que cela l'approche de ceux qui aujourd'hui parlent activement de la réduire à néant : Karty, l'Hotsaline, consort. La vérité c'est que la Mährenie espérait sans doute aussi provoquer des réactions des plus vives, telles que celle de son excellence, en commettant ce qui peut passer pour une transgression.
"

Elle inclina la tête sur le côté et plissa les yeux, pensive, avant de sourire.

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"On ne se renforce pas en se donnant à plus fort que soi...Ce sujet est une perte de temps..."

Le vieil homme avait des mots durs, et il semblait ne plus faire d'efforts afin de s'accrocher à cette conversation. Mais il n'en était rien de Di Grassi, qui lui, paraissait encore tout à fait enclin à la discussion. Pour être plus précis, c'est le caractère évasif de son interlocutrice qui le tenait en haleine:
- Soit, nous espérons que vous ferez part à la Mahrénie de notre proposition d'un appui à l'Internationale concernant la question de l'ONC. Avec l'OND, nous n'avons pas de marge de manœuvre, ou du moins, celle-ci semble très faible. Mais nous avons du crédit auprès des nations océniennes, dont vos alliés pourraient se servir. Si les intérêts commerciaux de notre cité sont préservés à Rasken, alors ce ne serait que juste rétribution que nous poussions subtilement à ce que l'OND n'intervienne pas. Après tout, nous sommes les plus gros clients du complexe militaro-industriel alguareno, un allié de la première heure de nos amis miridiens et une nation sœur de Fortuna. Il serait dommage que le chancelier Rossmann se passe de ce genre d'appui. En échange, nous requérons l'appui des renseignements kah-tanais pour contrer les éventuelles opérations de déstabilisation que pourraient initier les onédiens. Pour nous, il s'agit avant tout de préserver des acquis plutôt que d'en gagner de nouveaux. Que pensez vous de ceci ?

Le Maître de l'Arsenal laissa quelques secondes de réflexion à la Kah tanaise, et profita de ce moment pour faire signe à une domestique, qui posa une bouteille de vin entre lui et l'étrangère. Aucune étiquette sur cette dernière qui fait penser à une fabrication artisanale et limitée, une bouteille en forme de flacon relativement peu commune..

Mais abordons un autre sujet. Voulez vous du vin ? Ils viennent d'une plantation appartenant à l'un des édiles du Sénat, et qui est spécifiquement destinée à la distribution en période de festivité. Un bon vin... Bref, croyez bien que nous ne faisons pas venir des étrangers du bout du monde sans avoir une proposition plus globale qu'une situation spécifique à l'Eurysie centrale. Il y a bien des régions plus belles et verdoyantes auxquelles se consacrer, dignes du vignoble dont provient cette bouteille. Des régions dans lesquelles les intérêts kah tanais et velsniens peuvent encore une fois co-exister dans se mettre mutuellement en danger. Bien entendu, je veux parler du Nazum et de la mer de Blême. Les velsniens raffolent de plus en plus de tout ce qui peut provenir de ce continent, à mon grand désarroi certes, mais en échange, ses habitants sont ouverts au commerce pour beaucoup, et les routes commerciales dont dispose Velsna dans l'hémisphère nord rapportent. Ce faisant, nous avons une présence indirecte, décelable principalement aux cargos de Laurento Alfonso (HRP: entreprise de transport naval velsnienne) qui et viennent au "pays du sucre" par le détroit de Drovolski. Or, vous devez savoir que des eaux sont de plus en plus concurrentielles. Vous voyez où je veux en venir: le Wanmiri.

Pour nous, ce ne sont que des partenaires commerciaux mineurs, mais il est de notoriété commune que vous en revanche, vous avez engouffré des sommes et des moyens considérables au développement de cette nation, probablement dans l'espoir de renforcer vos alliés sur place. Cette..."Edonna" en particulier. Mais vous n'êtes pas sans savoir que le vent tourne rapidement au pays du sucre, non ? A coup sûr, vous devez avoir notifié l'importance des flux de capitaux provenant des nations onédiennes dans le pays depuis plus d'un an... Vous êtes une socialiste, aussi vous devriez avoir conscience de l'influence que peut avoir l'afflux soudain de sommes aussi importantes sur la politique locale. Cela nous attriste de vous le dire, mais nous estimons que si rien n'est fait, ce n'est plus qu'une question de temps avant ce pays ne se dirige par lui-même vers une alliance durable avec ce bloc. Qui sait...une adhésion...pourquoi pas, c'est tout à fait probable. Et c'est là où réside le problème que nous avons: la géopolitique régionale, telle qu'elle se présentait jusqu'à maintenant, nous convenais parfaitement. Les jashuriens sont de bons commerçants, et ils raffolent de nos produits qu'ils revendent ensuite au Wanmiri. Edonna elle, ne nous avait pas spécialement en odeur de sainteté, mais elle ne s'intéressait pas à nos affaires.

Or, nous craignons que ce statut-quo ne vienne à prendre fin en cas de réalignement du Wanmiri. Là encore, nous vous proposons un marché similaire à celui que je viens de vous faire avec l'Eurysie centrale: la mise en commun des ressources de nos services de renseignement en cas d'ingérence manifeste de l'OND au Nazum oriental. Dans un cadre défensif de manière automatique, et à votre demande dans l'éventualité où vois auriez besoin de vous étendre vous même dans ces domaines. Mais nous pourrions même aller plus loin en poussant ce partenariat jusqu'à la protection commune des cargos velsniens et kah-tanais qui empruntent la route du Nazum, à la fois de l'orient vers l'occident et de l'occident vers l'orient. Et cela tombe bien: nous disposons de deux bases navales dans la région, et d'une flotte dont la charge est d'assurer la sécurité des échanges dans le détroit de Drovolski. Là encore, j'attends votre réponse.
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Actée fit mine de réfléchir, principalement pour la forme. Ces discussions, longues et sinueuses, tenaient à ses yeux plus du rituel. Elle se demandait sincèrement s'il en allait de même pour son interlocuteur principal : avait-il conscience qu'elle venait ici avec une idée très précises de ce qu'elle comptait donner ? Savait-il que ce qu'elle donnait accélérait par la même les plans de son gouvernement pour la région ? Sans doute, il n'était pas stupide, et était d'un pragmatisme tout à fait remarquable - et appréciable. Lui même se demandait peut-être si ses explications, remarques, son innocence feinte, servaient un autre but que la plus pure représentation politique. Au fond il n'y avait jamais eu de désaccord : chacun s'engageait à protéger la sphère d'influence de l'autre, car dans un jeu à trois on ne gagne pas seul contre deux. On aurait pu commencer par là, on aurait pu exposer les choses froidement, platement.

Et ensuite ?

Autant renvoyer tout les diplomates, ce serait la mort d'une profession. Elle sourit.

« Je pense que vous me proposer un excellent accord. Et un excellent vin, aussi. Je vous remercie. »

Elle n'aimait pas tant le vin que ça, mais ce n'était pas pour autant une hypocrisie de plus. Non. Actée savait reconnaître la valeur d'une chose, y compris qu'elle n'appréciait pas, justement, à sa juste valeur présumée. La symbolique de l'action se détachait nettement de sa valeur pratique. C'était aussi pour ça, sans doute, que l'on se fatiguait en négociations pour des actions déjà acquises. La symbolique de l'action. Une façon de dire "Nous sommes deux puissances aux intérêts différents et, parfois, divergents". Oui, nous sommes indépendants, notre alliance ne tient qu'à nos intérêts.

Peut-être aussi une manière de renforcer cette alliance. Si l'on donnait l'impression qu'elle avait été arrachée après de longues discussions, la perdre devenait un drame.

Le Wanmiri, donc. Elle pencha légèrement la tête sur le côté. Combien l'Union avait investi dans la région, par le passé ?

Trop ? Ou pas assez, c'est à voir.

« Nous avons observé l'offensive onédienne sur la région. Nos partenaires du Negara Strana nous en fait suivre des rapports et des fiches parfois alarmistes sur une situation qui, quoi qu'il en soit, nous inquiète. Il va sans dire que nous avions nos propres plans pour venir à bout de cet attachement contre-nature entre les oligarchies libérales et ce pays qui a, encore devant lui, tout l'avenir possible. »

Elle poussa un petit soupire.

« Nous avons une base navale au Mokhaï, pour le moment. Une à Jadida. Nous pourrions en obtenir d’autres sur la côte sud du continent, à condition d’activer nos canaux diplomatiques. Quoi qu’il en soit je comprends que dans cette guerre de commerce et d’influence, nous avons tout intérêt à ne pas nous retrouver seuls face à l’OND : le fait est que nos alliés libertaires manquent peut-être des moyens de nos ambitions et défendent, plutôt que nos zones d’intérêt, leurs frontières. C’est une position que nous respectons mais qui nous impose par conséquent de trouver des partenaires plus adaptés à nos besoins.

Oui. Que nos cargos fassent route ensemble et que nos flottes se protègent. Que nos moyens de renseignement fassent front commun face à ce qui menace nos intérêts, face à la fossilisation du monde autour de normes totalitaires qui ne conviennent à aucun de nos esprits libres.

Je vous en pris mon cher, trinquons, et prions pour que nos efforts suffisent : demain, peut-être, le Nazum sera sûr, et nous pourrons nous concentrer sur quelque nouveau dossier. Trinquons aussi car nous consommons, enfin, l'alliance dont nous avions convenu il y a bien des jours. Nos deux puissances sont et demeureront.
 »
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Le regard du Maître de l'Arsenal se tourna vers celui du vieil homme. Matteo Di Grassi avait beau avoir vaincu deux ans plus tôt un individu qui avait bien failli renverser un régime qui avait survécu à plusieurs époques, il n'en restait pas moins que le système politique velsnien était avare d'indulgence et de pardon, y compris avec lui. Les têtes qui dépassent, c'était là quelque chose qui était insupportable aux yeux de ce dernier. La guerre civile avait rendue les initiatives individuelles d'autant plus suspicieuses aux yeux des sénateurs, et ceux-ci se regardaient souvent du coin de l’œil lorque l'un d'entre eux donnait des festivités publiques, faisait des dons à la population ou entendait mener une armée dans une expédition à l'étranger. Scaela était en exil, mais son ombre se promenait toujours dans les couloirs de ce palais. Gabriele Zonta porta cette tâche de rappeler à son cadet l'audace de la proposition qui avait été faite à la kah-tanaise:
- Matteo. Le gouvernement communal et les maîtres des autres bureaux te suivront certainement si tu leur présente cet accord tel quel. Mais je me dois de te prévenir, bien que tu commences à en avoir l’expérience: ton accord, ta réussite, ton accord, ton échec. Nous avons déjà signé des textes avec les étrangers socialistes, mais il ne s'agissait que de droits de passage ou d'accords économiques. Ce qui se discute aujourd'hui est beaucoup plus sensible. C'est de la sécurité de la cité dont nous parlons. En tant que doyen du Sénat des Mille, je te donnerai mon aval. Mais les conséquences de tes mots seront sur tes épaules. Mes mots valent aussi pour toi, Actée Iccauthli: si d'aventure cet accord devrait être brisé par une erreur, volontaire ou involontaire, il est probable que nos portes restent définitivement closes pour les gens de ta nation.

Di Grassi ne répondit pas, il avait parfaite connaissance de l’environnement dans lequel il évoluait: un milieu où chaque erreur était scrutée, et où les plus plus graves se payaient cher. Il se tourna à nouveau vers Actée et lui versa un verre de vin. Pour lui, il ne prit que de l'eau:
- Vous me pardonnerez: l'intolérance à l'alcool est l'un de mes quelques défauts, je garde l'eau plate pour moi...et la cigarette. Au fait, j'espère que l'initiative qu'a prit il y a quelques mois notre ambassadeur en votre pays, ce cher sénateur Pedretti, ne vous a pas trop perturbé. Cela va peut-être vous surprendre, mais c'est à ma demande que ce dernier vous a transmis un courrier sylvois qui lui avait été adressé, débordant de provocations et d'insultes. Je voulais concevoir cela comme un gage de notre bonne volonté. Pedretti a toujours été l'un des hommes les plus fiables de cet hémicycle, quelque chose de rare. Non pas qu'il soit honnête, mais il est suffisamment mauvais menteur pour que je puisse lire sur son visage à chaque fois qu'il tente de l'être.

Mais soit, passons au concret. Excellence Zonta, je pense que nous pouvons faire venir votre greffier. Il est temps de sortir la plume.



Peu de temps après que l'on ait fait chercher le dernier acteur de cette pièce, de l'une des portes en haut des tribunes surgit une jeune femme menue. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans. C'était un âge jeune, mais conforme à celui auquel débutaient la plupart des greffiers sénatoriaux. A l’accoutumée, ils étaient issus de riches familles et leur recrutement était fait le plus souvent par cooptation. Mais les femmes étaient encore rares à cette fonction. Un poste prestigieux pour un avenir incertain pouvant mener à la tribune du Sénat. La couleur de sa robe, d'un noir pur, détonnait avec le festival de couleurs des tableaux baroques et des sièges. Elle prit sa place aux côtés de ces excellences, non sans s'être légèrement inclinée en silence devant elles et Actée. Avant qu'elle pu étaler ses feuillets, le Maître de l'Arsenal vint s'enquérir d'elle:
- Paula. Comment va ton père ? Son excellence a t-il reçu ses étrennes pour la San Silvio ? Je lui ait fait parvenir une chevalière en argent pour ses service rendu.

La jeune femme répondit d'une voix fluette, tout en mettant nerveusement de l'ordre dans ses affaires:
- Votre cadeau lui a beaucoup plu, excellence sénateur. Il vous fait savoir qu'il pourra reprendre son commandement prochainement à Rasken.
- Cette affaire raskenoise devrait bientôt se clore, mais nous pourrions peut-être lui confier quelque chose en Achosie...
- Les hommes peints s'agitent encore...
- ponctua le doyen Zonta, soupirant -

Devant la kah tanaise était glissée un texte, relativement court, mais résumant bien les échanges entre les deux parties:


Traité a écrit :
Accord de coopération de la mer de Blême



Préambule :
Par ce présent traité, les représentants de la Grande République de Velsna et les Communes unies du Grand Kah s'engagent à un respect des accords suivants. Les termes de ce traité entreront à vigueur à compter de leur signature :

Article 1 :
La Grande République de Velsna et les Communes du Grand Kah s'engagent à un accord d'assistance maritime dans l'espace de la Mer de Blême et du Scintillant. Ce droit d'escorte s'applique à tout vaisseau battant pavillon velsnien et kah tanais, qu'il soit civil ou militaire. Le dit article ne s'applique que dans l'éventualité d'une attaque caractérisée par un pays tiers ou organisation, et ne prend pas effet dans la mesure où l'une des deux parties est à l'origine du conflit entre les parties prenantes.

Article 2 (confidentiel) :
La Grande République de Velsna et les Communes du Grand Kah s'engagent dans un partage d'informations entre leurs services de renseignement respectifs sur tout dossier ayant attrait à la sécurité des intérêts velsniens et kah tanais en pays raskenois (Gradenbourg non inclus), mahrénien et wanmirien. Leurs services de renseignement respectifs seront dans l'obligation d'une mise en commun de leurs ressources contre toute opération d'ingérence ou de déstabilisation avérée d'une partie tierce, quelque soit la nature de cette dernière.

1857
Actée garda pour elle un sourire amusé lorsque le brave vieillard la mis en garde. Elle respectait ses paroles et prenait très au sérieux le risque d'une rupture des relations en cas de non-respect de l'accord. Mais elle savait aussi une chose, qu'une partie du monde avait oublié, et qu'elle avait tâchée de rappeler au reste. Le Grand Kah tenait parole. C'était toute sa ligne. Le cynisme et la fourberie sans pareille de ses instances coexistait avec une prodigieuse capacité à respecter les contrats, les ententes, les alliances. L'Union était digne de confiance tout autant que fourbe et, elle le savait, peu de lignes politiques internes s'opposerait au maintien d'un accord de "moindre mal" avec le principal rival régional de l'ONC. Oui, l'ancien n'avait pas à s'en faire.

Elle retint aussi moue lorsque Di Grassi lui appris ne pas boire. À vrai dire, elle non plus, sauf à quelques rares exceptions. Généralement, si son hôte ne buvait pas, elle ne le faisait pas non-plus. Elle aurait pensé qu'il l'aurait accompagné et se retrouvait, en bref, seule avec son verre. Un sentiment, désagréable, de l'irritation, s'attarda brièvement dans sa poitrine, puis disparu aussi sec. Un sourire aimable lui fit suite.

« Chacun ses vices. Et oui, à ce propos l'initiative de son Excellence Pedrettti a été très bien reçue. Le Grand Kah sait apprécier une saine dose de méthode. »

Le mot devait ici remplaçer mesquinerie, ou quelque chose du genre. Il devait s’agir d’une idiosyncratie culturelle, les kah-tanais voyaient la politique néolibérale, dans son ensemble de fourberie et de trahison, comme un art méritant l’intérêt autant que le mépris. Cela étant ils jouaient très bien ce petit jeu à l’internationale, et chaque fois que ça semblait nécessaire.

Elle se pencha vers l’accord de coopération et récupéra simplement sa copie.

« Il sera signé par la Convention dès mon retour à Lac-Rouge. Je peux déjà engager ma responsabilité personnelle s’il faut faire une déclaration avant mon départ, ce document recevra le soutien qu’il mérite. »

Elle leva son verre.

« Et à la coopération en mer Blême, s'il se trouve quiconque d'assez bête pour s'attaquer à nos pays. »
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