Noroît s’assit dans le fauteuil d’une des salles de réunion du palais. C’était heureusement confortable et bien moëlleux, il avait encore mal partout. Cela ne cesserait pas de sitôt. Il était le premier du conseil à être arrivé. Il y avait à côté de lui un jeune secrétaire dont le rôle serait de prendre note de ce qui se dirait. D’où est-ce qu’il venait déjà ? Ah oui ! Un subalterne de Nadège Bousquet.
On est un peu en avance…
Oui, je préfère être beaucoup en avance qu’un peu en retard.
Heureusement que ce n’est pas la philosophie des colis piégés, sourit Noroît. Vous êtes où dans la hiérarchie par rapport à Nadège ?
Je suis son ordonnance.
Fils de médecin ?
Très drôle, monsieur Noroît, dit-il d’une voix glaciale. On ne me l’avait jamais faite, poursuivit-il pince sans rire. Si nous pouvions éviter ce genre de blague.
Un peu d’humour ne fait jamais de mal. Même si j’ai mal aux côtes.
La porte s’ouvrit à ce moment.
Ah ! Marion ! Vous permettez que je vous appelle Marion ?
Noroît se leva en grimaçant et s’approcha de l’ancienne secrétaire du conseiller de la culture d’État. Il leva la main gauche, la droite étant plâtrée et commença à lui taper la bise.
C’est trois chez moi, Noroît.
Il fit une rallonge de bises en commentant :
Ah ! Vous venez du Nord ?
Un patelin paumé mais l’habitude est restée. Comment allez-vous ? J’ai été très choquée de voir votre arrestation.
Vous aviez la télé dans votre prison ?
Non, mais les gardiens oui, j’avais vue sur la télé plutôt que sur la cour.
Et bien, je n’ai passé qu’un sale quart d’heure, ça n’a pas été plusieurs années comme vous. Donc ça va.
On va dire que ça nous fait une chose de plus en commun.
J’ai été très heureux d’apprendre que vous étiez encore en vie quand j’ai lu la liste des prisonniers politiques. Vos compétences nous seront très utiles.
Oui, parce que, qu’est-ce qu’on fout là exactement ?
La voix était venue de derrière Noroît. Marion n’avait qu’à pencher la tête pour apercevoir le nouveau venu par-dessus l’épaule de son interlocuteur. Ou plutôt les nouveaux venus. Si la voix appartenait à Ernest Reyes, il était accompagné de Nadège Bousquet.
Ah ! Vous êtes là ! Et bien, prenez place, on va répondre directement à ta question. Mettez-vous à côté de moi, on a une salle pour un régiment mais aujourd’hui, il y a juste nous cinq. On ne va pas se disperser autour de la table, rapprochons-nous, ça nous tiendra chaud. Monsieur l’ordonnance, rapprochez-vous aussi, vous n’avez pas la peste et sait-on jamais vous pourriez également nous donner notre avis.
Noroît laissa ses compagnons s’installer à gauche et à droite de lui. Il avait pris le fauteuil en bout de table. Il les regarda un à un. Il ne souriait plus.
Il y avait à sa gauche Marion Rourkhe. Son parcours était typique d’une certaine catégorie d’opposants politiques de Clinton Kellem. Tout à fait d’accord au début, au point qu’elle avait fait carrière au ministère de la Culture d’État, puis de moins en moins en concordance avec la politique du dictateur au fur et à mesure qu’il la durcissait. À force de manifester son opinion envers le conseiller de la culture d’État, elle s’était retrouvée arrêtée et emprisonnée. Son poste de secrétaire du conseiller l’avait probablement protégée : elle était encore vivante. Elle avait sûrement été torturée elle aussi mais pour une raison qu’il n’arrivait pas trop à s’expliquer, les sbires du dictateur n’avaient pas jugé bon de l’éliminer. Était-ce à cause de l’endoctrinement patriarcal ? Peut-être avaient-ils trouvé qu’elle n’était pas suffisamment dangereuse pour s’en débarrasser ? Cela lui paraissait étrange. Toujours était-il qu’elle était vivante et que les mauvais traitements se voyaient sur son visage. Elle était trop mince, la peau trop grise, les rides trop prononcées. En revanche, son regard était ferme et déterminé. C’était un regard qui lui plaisait.
À gauche de Marion, s’était installé Nadège Bousquet. Elle aussi une partisante initiale du régime. Son revirement était la raison de sa présence ici et non pas derrière des barreaux. Noroît se demandait toujours à quel point elle ne restait pas fidèle à Kellem mais Matilda lui assurait qu’elle ne lui était plus acquise. Se faire trahir à la dernière minute avait été l’action de trop pour la très droite Nadège. L’armée étant séparée de la police politique et étant tenue à l’écart des raisons des ordres qu’on leur donnait, Noroît était porté à croire son épouse. Pour autant il se méfiait.
Vous pensez qu’il faudra changer les uniformes, Nadège ? demanda-t-il en souriant gentiment.
Elle était venue sanglée dans sa tenue de service courant. Elle regarda le bout de ses manches de nuance « kaki au lever du soleil », passa le doigt sur la passementerie qui pendait depuis son épaulette jusqu’à la poitrine et fit la moue.
Cela permettrait peut-être de rompre avec le passé. Mais je pense que ça serait une dépense inutile. Au moins pour le moment.
C’est évident que nous avons d’autres chats à fouetter,dit Ernest en tapotant la table du bout des doigts.
Certes, certes. fit Noroît en levant la main gauche dans un geste d’apaisement.
Il jeta un rapide coup d'œil au secrétaire, ce dernier était prêt à noter les minutes de cette réunion. Peut-être que les mots que Noroît dirait deviendraient le début d’un discours connu, peut-être qu’ils seraient étudiés dans une école ? Noroît se sentit intimidé, il prit son inspiration et, toujours debout, les regarda un à un.
Nous avons mis fin, il y a quelque jours, à l’un des régimes les plus terrifiants qui soient. Que peut-on dire d’un pays où les citoyens vivent dans la peur ? Chaque matin, les couples s’embrassent en se demandant s’ils se reverront le soir… Chaque soir, les mères et les pères qui s’inquiètent du retard de leurs enfants en se posant la même question : est-ce qu’il est rester à jouer avec ses amis ou est-ce que la police politique l’a emporté ? Le reverrai-je un jour ? Sera-t-il un de ces disparus dont il nous est interdit de parler mais dont tout le monde connaît l’existence ? Que peut-on dire d’un gouvernement qui nous terrorise au lieu de nous faciliter la vie ? Rien, à part qu’il faut qu’il disparaisse. C’est chose faite désormais. Mais il ne faut pas que ça recommence. Il faut faire tout notre possible pour éviter cela. Or, il y a un souci de taille. Cette dictature qui a gouverné nos vies ces trente-cinq dernières années, cette dictature a commencé de manière tout à fait légale. Nous avions nous-mêmes élu Clinton Kellem. Je me souviens avoir glissé son nom dans l’enveloppe. Je me souviens avoir inséré mon bulletin dans l’urne et signé le registre. La dictature n’est pas souhaitable mais comment faire pour éviter que ça ne recommence ?
Quel gouvernement, quelles assemblées, quels organes, quelle constitution devons-nous mettre en place pour que jamais plus cela ne recommence ?
Voici le but de cette étude du conseil de transition. Que mettre en place ?
Il y eut quelques secondes de silence durant lequel on n’entendit que le bruit du crayon sur le cahier du secrétaire. Puis Ernest prit la parole à son tour :
Pour votre information, Nadège et Marion, Noroît et moi avons souvent discuté de ce sujet. Nous sentons bien que la démocratie telle que nous l’avons connue a des limites. Elle favorise les individus ambitieux et hargneux, imbus d’eux-mêmes et prêts à tout pour satisfaire leurs désirs de pouvoir et de puissance. Or, désirons-nous avoir pour représentant de notre peuple, des personnes qu’on ne voudrait même pas inviter à nos repas de famille ? Des gens dont l’attitude et les manières nous inciteraient à les interner en hôpital psychiatrique ?
Noroît, vous voulez que ce soit nous qui décidions d’une chose aussi importante ? demanda Marion, incrédule. Nous avons… un présentateur télé, une militaire, moi une gratte-papier qui sort de taule et un… excusez-moi Ernest, mais vous êtes ici en qualité de quoi ? Fils à papa ?
Ernest se leva subitement, son fauteuil manqua de tomber et retomba lourdement sur ses pieds, faisant un grand bruit. Noroît tendit le bras pour le calmer. Sans le savoir, Marion avait utilisé l’une des rares insultes qui faisait systématiquement mouche chez Ernest.
Non, Marion. Il est là en sa qualité de leader populaire. C’est grâce à son action et ses réseaux que la population a décidé de descendre dans les rues. Mais il est certain que vous touchez un point clé : qui est légitime à choisir le régime ? Tout est à faire et nous avons carte blanche. Prenons là l’occasion d’inventer un système qui, s’il n’est pas le meilleur, sera, au moins, moins pire que le précédent.
Il y eut un très léger coup toqué à la porte et une jeune fille entra avec un plateau chargé d’un pot de café, d’eau chaude et de deux paniers en osier fin : l’un était garni de croissants, l’autre de brownie. Noroît indiqua à la jeune fille de poser le plateau au niveau de sa place. Alors qu’elle repartait, il commença le service. Il songea qu’un peu de caféine, de théine et de calories ne seraient pas de trop.
[RP Interne] Etude du Conseil de Transition
Posté le : 15 déc. 2024 à 00:20:16
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Posté le : 02 jan. 2025 à 11:37:01
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Ernest savourait son café. Il le prenait noir et fort, “le genre de café dans lequel on ne flotte pas, on fond” avait un jour dit un de ses collaborateurs, rigolard. Il se souvenait avoir haussé les épaules à l’époque, mais l’expression était restée, et sa réputation de boire du café très fort le précédait à chaque fois. Il regarda ceux présents dans cette première réunion.
Comité restreint, peut-être trop en effet, pour parler du futur du pays. Mais ce n’était pas refaire le monde entre la poire et le café ce coup ci. Non, c’était réellement l’avenir de Nebrownia. Un frisson lui parcourut l’échine. Tout en prenant sa première gorgée de café, son regard s’attarda sur Noroît. Les traces de son passage dans les prisons de la police politique étaient bien visibles, tuméfactions et plaies devaient le faire souffrir et pourtant il était là. Jamais Ernest n’aurait cru son ami capable de se sacrifier de la sorte pour être l’étincelle mettant le feu aux poudres. Et pourtant, c’était lui qui avait proposé ça.
Personne, cependant, n’attendait l’intervention de la police politique en direct, et il avait fallu improviser un peu. Il sourit en y repensant. Malgré les morts et les blessés, malgré ces vies ruinées en quelques instants, il avait trouvé ces quelques heures exaltantes.
Un mouvement à ses côtés lui fit tourner la tête. Marion Rourkhe se tenait là, elle aussi se servant un café.
- Je suis désolée pour tout à l’heure, Ernest. Je n’ai pas trouvé le mot juste et la seule chose qui m’est venue à l’esprit…
- N’en parlons plus, Marion. Il est vrai que j’ai profité de la fortune paternelle, mais on oublie souvent que je n’ai jamais cessé de me battre contre le régime de Kellem.
- Je sais, Ernest. Vos publications posaient souvent un problème épineux à nos services, dit Marion en souriant. Je ne peux pas dire que je comprends pourquoi nous sommes là, NOUS, mais si nous pouvons donner à notre pays le garde-fou nécessaire pour éviter un nouveau Kellem…
Ernest sourit, avalant une gorgée supplémentaire de son café. Noroît avait choisi les premiers membres de l’étude du conseil. Le nombre de membres allait sans doute augmenter, mais les premiers éléments seraient les plus importants : ils allaient poser les bases de travail.
- Vous avez une idée de ce qu’il nous faudra faire ? reprit Marion.
- J’ai deux-trois pistes de réflexion, mais de là à avoir une solution clé en main…
Marion inclina la tête sur le côté.
- Vous êtes venus préparé, à ce que je vois.
- L’avantage d’être un des membres fondateurs, ma chère, répondit-il un sourire en coin alors que Noroît leur faisait signe de reprendre place autour de la table.
Après un premier mouvement en direction de la table, Ernest fit demi-tour et agrippa la cafetière. Il avait peu dormi ces derniers jours, le café lui ferait le plus grand bien.
- Bien… je pense que nous allons pouvoir entrer dans le vif du sujet, dit Noroît, une fois que tout le monde s’était installé autour de la table. Comme Ernest vous l’a dit plus tôt, nous avons souvent discuté de ce problème, lui et moi, sans jamais arriver à une solution. Il faut dire que discuter hypothétiquement du meilleur système après un repas et le faire vraiment pour toute une nation, ce n’est pas la même chose. Mais bref.
L’idée ici est de tenter de trouver quelque chose de mieux pour aider la vie de nos concitoyens. On passera peut-être pour des cons mais si in fine, nous trouvons que la meilleure solution reste celle de notre démocratie pré-Kellem, nous donnerons un rapport en ce sens.
- Après tout, nous connaissons tous ce buveur de Whisky qui disait que la démocratie était le pire des régimes à l’exception de tous les autres.
Nadège leva la main :
- Avant de partir bille en tête, je voudrais qu’on pose vraiment le problème : qu’est-ce que nous devons remettre et qu’est-ce que nous devons proposer vraiment ? Pour l’instant, j’ai entendu de parler de proposer un nouveau système de gouvernement mais est-ce que c’est vraiment ça et est-ce que c’est tout ?
Les têtes se tournèrent vers Noroît. Il se renfonça dans son dossier, l’air un peu pensif, les doigts un instant croisés devant sa bouche, avant de les reposer sur la table. Il y eut un petit « bang » lorsque le plâtre cogna contre la table.
- Votre question est pertinente. Il faut absolument éviter qu’on réponde à côté ou incomplètement. Si on reprend les bases des bases, le but n’est même pas de réfléchir à un nouveau gouvernement, ce serait un potentiel moyen. Le but est de trouver un système qui permette à nos concitoyens de vivre au mieux. Il faut leur laisser le choix de mener leur vie privée mais tout ce qui ressort de la partie, disons, publique et solidaire, dès qu’ils ne sont plus concernés eux-mêmes, tous seuls, c’est là que nous intervenons.
- Attention Noroît, avec une telle définition, on pourrait se dire que nous devons redéfinir le système de santé. Je suppose que ça nous éloignerait du sujet ? demanda Marion dans un sourire.
- Effectivement, c’est trop large. acquiesça le présentateur télé.
Ernest reprit la parole au vol :
- Tu te perds, pourquoi ne pas simplement parler de gouvernement ? Au final, appelons un chat, un chat : on sort d’une dictature, c’est un gouvernement. Cette dictature a détruit notre ancienne démocratie, c’était une autre sorte de gouvernement. Ne cherche-t-on pas simplement un meilleur gouvernement ?
Noroît se montra un peu hésitant :
- En fait, je me demande si le gouvernement est la seule chose que nous devons étudier. Je suis même à peu près sûr que nous ne devons pas nous arrêter au seul gouvernement. Attention, on est au début, il s’agit juste d’une intuition de ma part.
- Comment ça ? Pouvez-vous vous expliquer ? demanda la militaire.
Et bien, suite à notre dernière discussion avec Ernest, c’était une de nos dernières discussions un peu générale, avant qu’on ne décide de passer à l’acte, nos discussions récentes concernaient davantage la mise en place de la révolution,
L’ancienne prisonnière politique ne put s’empêcher de l’interrompre :
- Vous avez eu tellement de chance d’être passés entre les mailles du filet et de ne pas avoir été arrêtés à ce moment-là !
- Ça a été compliqué effectivement, on est parti du principe que j’étais surveillé. On a bien fait, les dossiers de la police politique ont confirmé ce fait. Mais reprenons. Qu’est-ce qu’il s’est passé au cours de nos dernières discussions ?
- Et bien, tout bêtement, suite à la conversation en question, je me suis demandé quel était vraiment la définition d’un gouvernement. Est-ce que le sens commun qu’on lui donne n’est-il pas limité par rapport à la vraie définition ? J’étais donc allé chercher et cela a soulevé pour moi, un point assez intéressant, ma foi.
Noroît se pencha pour ouvrir sa sacoche et sortit un livre d’images d’art, sculptures et tableaux. Il s’excusa :
- Désolé, je n’ai pas eu le temps de reprendre mes notes. À l’époque, on préparait un reportage sur William Rocher et il m’a semblé plus sûr de mettre mes commentaires sur ce sujet au milieu de mes notes de travail.
Il chercha dans les pages et s’arrêta sur une photo de l’artiste.
- Pardonnez-moi la grossièreté du travail mais je m’étais intéressé à de multiples définitions. Par exemple, le dictionnaire de l’Académie des Lettres nous dit que le gouvernement est « La forme des institutions qui régissent un État » - en précisant après un point virgule - « l’ensemble des organes investis de l’autorité politique ». Il dit aussi « Organe qui exerce le pouvoir exécutif », en précisant là aussi : « ensemble des ministres. ».
Pour le Centre Nébrownien des Ressources Textuelles et Lexicale, on a toute une litanie d’explications sur l’action d’administrer mais en se rapportant au sujet qui nous intéresse, il est écrit : « Direction des affaires publiques, exercice du pouvoir politique, le fait de gouverner, » bla, bla, bla, désolé, je passe, ah ! « Fonction suprême de direction des affaires publiques et d'orientation générale de la politique d’un pays », en précisant : « ceux qui l’exercent ». Ils ajoutent : « par extension : ensemble des organes d’exécution, d’administration d’un pays, Administration de l'État ».
J’avais aussi consulté l’encyclopédie Polandia. Elle définit le gouvernement comme un système de contrôle social ayant le droit de faire les lois et le droit de les faire respecter, et qui sont conférés à un groupe particulier de la société. Il ajoute : « Alors que toutes les organisations ont une gouvernance, le mot gouvernement est souvent utilisé plus spécifiquement pour se référer au gouvernements nationaux indépendants », ce que j’aime beaucoup parce qu’on tourne en rond, commenta Noroît en souriant. Ils sont toutefois intéressants parce qu’ils précisent que les cognats peuvent avoir une portée plus étroite comme par exemple le mot administration.
- Noroît… Jargon ! De tes études en philo, je suppose ? Rappela Ernest, mi-amusé, mi-désespéré.
- Oh pardon, les cognats sont des mots qui ont une même étymologie. Le plus souvent, c’est la même origine mais dans des langues différentes. Ce qui est intéressant puisque le sens a pu glisser au passage de son intégration dans une autre langue. Ça permet aux linguistes de remonter ainsi certains concepts d’une langue à l’autre et de mettre des dates au passage. J’avais présenté un reportage là-dessus, c’était captivant. Mais ce qui est important de voir donc, c’est que suivant les langues et les définitions, le même mot gouvernement peut être plus ou moins restrictif.
C’est le cas ici : dans certains cas, il s’agit juste de l’organe politique qui exerce le pouvoir exécutif d’un État et qui est généralement constitué de ministres et autres secrétaires d’État, pardon Marion, mais vous comprenez ce que je veux dire ; et dans d’autres cas, c’est beaucoup plus large, ça pourrait concerner aussi les collectivités territoriales et des administrations publiques, plus dans le sens donc de « collectivité publique ».
Cette expression, je ne l’ai pas tirée de mon chapeau, hein, c’est l’encyclopédie qui me l’a donnée. Une collectivité publique englobe les institutions politiques qui incarnent les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, ainsi que l'ensemble des administrations qui leur sont rattachées. Là aussi, les définitions varient. s’arrêta Noroît.
Si vous les avez, et puisqu’on est dans le sujet, je veux bien vos définitions. demanda Nadège, démontrant une fois de plus son caractère méticuleux.
Alors…
Noroît chercha dans son livre rapidement, puis se pencha à nouveau et prit un autre, dont on put lire le titre « Rocher - période X - la nudité dans la religion : provocation ou recentrage ? » alors qu’il buvait une gorgée de café. Un bout de brownie dans la bouche, il parcourut l’ouvrage pour retrouver ses notes codées :
- Ce terme là est quand même beaucoup plus spécialisé. Déjà, il est expliqué que cette expression est très proche de “pouvoirs publics”, “administration publique” et “service public” et souvent employée de manière interchangeable. Ce qui est logique quand on voit que cette expression est justement arrivée là suite à une réflexion sur ce qu’est un gouvernement. Il est précisé qu’ils ont des définitions techniques distinctes mais je n’ai pas été fichu de trouver la source et de trouver ces définitions techniques.
- Ou comment nous mettre l’eau à la bouche, commenta Ernest, sarcastique.
- Et donc, une « collectivité publique » serait donc une groupe de personnes, une population en d’autres termes, qui a le pouvoir de s’auto-administrer soit via des élus, soit, si on veut être plus généraliste, par des représentants. Il coïncide aussi avec un territoire politique, que ce soit un État souverain, comme Nebrownia, une collectivité territoriale lié à son État souverain, comme le district de l’île Cardinale, par exemple, ou une association d’États ; je pense que là, c’est plutôt dans le cas d’un État fédéral.
Noroît s’arrêta encore pour boire une gorgée de café.
- Et les autres sens ? insista Nadège.
- En fait, je n’en ai trouvé qu’une seule à mon niveau, peut-être qu'un sociologue ou un politologue pourrait nous en dire plus. Mais cela dit que la collectivité publique peut aussi être, par métonymie, la personne morale de droit public qui constitue la représentation juridique.
Donc la collectivité publique désigne le peuple qui s’auto-administre ou bien l’administration elle-même en tant que personne morale… reformula Marion.
Il y eut un instant de silence où la petite assemblée réfléchit à ce qu’elle venait d’apprendre. Ce n’était pas révolutionnaire mais ça avait l’avantage de mettre les choses au point. On pourrait tous utiliser le même mot pour désigner la même notion. On n’entendait plus que le crissement du stylo sur le cahier de l’ordonnance de Nadège.
- Pour résumer, je vois que nous avons deux solutions : soit juste nous pencher sur le pouvoir exécutif, soit étudier le pouvoir exécutif et l’administration qui va avec. Le premier n’est peut-être pas suffisant et le second me semble énorme. dit Ernest.
- Je ne suis pas vraiment sûre. Au contraire, pour ma part, le pouvoir exécutif et l’administration est limité. remarqua calmement Nadège alors que les têtes se tournaient vers elle.
- Comment ça ? Je suis intéressée, développez. incita Marion.
- Et bien, notre but n’est-il pas d’éviter une deuxième dictature ? C’est la Loi qui limite les pouvoirs de l’Exécutif. Or, la Loi n’a pas été capable d’empêcher Kellem de prendre le pouvoir. C’est bien Kellem lui-même qui a incité le parlement à voter la loi qui lui donna les pleins pouvoirs. L’influence de l’Exécutif a été suffisante pour que le Législatif lui obéisse. Il faudrait aussi qu’on réfléchisse à un système de garde-fous. Peut-être pas modifier tout le Législatif mais il faudra qu’on se penche dessus.
C’est que j’ai oublié que le pouvoir exécutif a une influence considérable sur le Législatif car c’est lui qui est à l’initiative de la plupart des lois. acquiesça Noroît, un peu pensif.
- Ça va même plus loin Noroît : via les partis politiques, il contrôle le vote des parlementaires, souligna Ernest. Est-ce qu’on peut vraiment dire qu’il y a une séparation des pouvoirs dans ce cas-là ?
- Pas vraiment mais il faut bien aussi que le gouvernement ait le moyen d’appliquer les directions qu’il veut imprimer au pays. remarqua Marion.
Il y eut un silence pendant quelques instants. Ce n’était pas pour rien que de nombreuses façons de gérer une population avaient été inventées depuis l’organisation en tribus des hommes préhistoriques. L’équilibre était difficile à atteindre.
- On a évoqué le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Qu’en est-il du pouvoir judiciaire ? Faudra-t-il qu’on se penche un peu sur celui-là ? demanda la précise Nadège.
- Je ne pense pas. Il s’agit juste des juges, sans leur manquer de respect. Mais ils n’ont pas pouvoir de mener le pays dans la merde.
- C’est vrai mais en même temps, ça me gêne un peu. Je réfléchis à chaud, là, je vais peut-être dire des bêtises mais dites-moi si je me trompe : imaginons qu’un citoyen subit un excès de pouvoir, imaginons, il dit que le président ne devrait pas pouvoir prolonger son mandat. Il saisit le tribunal d’État. Est-ce que si le tribunal d’État lui donne raison, la décision ne va pas impacter le président ? Imaginons qu’il juge que c’est illégal et ordonne au président d’arrêter son mandat ?
- Théoriquement, si, mais le législatif ne contrôle pas la police. Du coup, il faudrait que ce soit le président qui se donne l’ordre de s’arrêter ? songea Noroît.
- Ça pourrait être une instance indépendante. Mais l’idée est intéressante. Sauf qu’à part ce cas, je ne suis pas sûre qu’il y en ait d'autres où le législatif peut influencer l’exécutif.
Il pourrait être judicieux qu’on revienne sur ce point ultérieurement pour bien étudier s’il y a d’autres cas. S’il n’y en a pas, il pourrait être pertinent qu’on réfléchisse juste à cette instance indépendante - ou une autre solution - et qu’on laisse le pouvoir judiciaire de côté. Vous pouvez noter, euh… Ordonnance ? Je suis désolé, j’ai oublié de vous demander votre nom.
- C’est Johan Slate, monsieur Emerson.
- Bon, on va être dans cette pièce à travailler assez longtemps ensemble, je vous propose à tous de nous tutoyer et de nous appeler par nos prénoms, ça sera plus simple. Cela vous va ?
La tablée acquiesça, y compris l’ordonnance qui continuait de noter.
- Pour résumer, nous avons pour but d’éviter de retomber dans une nouvelle catastrophe en trouvant le meilleur système exécutif, le meilleur législatif et un petit point sur le système judiciaire en délaissant le reste du système judiciaire. synthétisa Noroît.
- Et nous n’avons pas décidé : juste le système exécutif ou les administrations qui vont avec ? insista Nadège
- Je pense qu’il vaut mieux partir dans l’idée de se pencher sur l’entièreté quitte à se rendre compte que c’est inutile et s’arrêter plutôt que de délaisser quelque chose qui pourrait être essentiel. avança Marion.
Ernest paniqua :
- Ça va être pharaonique comme chantier ! Je vous le dis tout de suite, je ne m’y connais pas assez !
- Il n’est sûrement pas dans mon intention de faire tout à nous quatre. Nous pouvons évidemment contacter qui nous voulons pour nous aider. Je n’ai pas non plus toutes les connaissances.
- Alors, justement, moi non plus, ma formation n’ayant pas vraiment été axée sur ces questions. Vous avez, pardon, tu as utilisé le terme de « gouvernance » Noroît,dit la militaire en relisant les notes qu’elle prenait depuis le début.Ça correspond à quoi exactement ?
- Ah, c’est une excellente question, et cela montre aussi la limite de mes compétences. Si je relis mes notes…
Il reprit son premier livre et le feuilleta jusqu’à tomber sur une page qu’il lut :
- « La gouvernance est un concept représentant la manière dont un domaine d’activité est gouverné » . Donc a priori, c’est simple, c’est la manière de gouverner. Mais ce terme ne fait pas l’unanimité. En effet, dans certains cas, on utilise la gouvernance pour justifier un désengagement de l’État. Alors, qui est ce «on» ?, dans quels cas ? Je ne me suis pas encore penché dessus. On dit aussi que sa définition est floue et que ça permet à certains - il était noté « des organisations » mais j’ignore lesquelles là aussi - de confisquer la politique au profit de la seule gestion, donc de confisquer la démocratie et l’intérêt général au profit de la gestion technocratique, administrative ou des intérêts particuliers.
- Donc cela voudrait dire qu’on se trouverait dans le cas où l’administration, la personne publique dont on parlait tout à l’heure, la collectivité publique même, prend le pouvoir sur le pouvoir exécutif ou plutôt ses ministres eux-mêmes. comprit Marion.
- Je vais poser la question idiote mais est-ce que c’est forcément mauvais ? demanda Ernest.
- Je ne sais pas trop. Je pense que pour les usages courants, ça peut être bien, je dirai même que c’est ce qu’on fait en ce moment : on laisse les ministères gérer les affaires courantes. Mais est-ce qu’ils sont à même de déterminer les inflexions à long terme à prendre ? Imaginons : est-ce que c’est une administration qui déciderait de construire un nouveau barrage ?
- Oui, effectivement. Tout est une question d’équilibre, encore une fois.
La discussion prit un tour plus général :
- Nous avons beaucoup de questions. Est-ce qu’il ne faudrait pas faire appel à une de ces aides extérieures dont tu parlais tout à l’heure, Noroît ? Je ne suis pas sûre que nous puissions faire avancer la discussion.
- C’est probable. De qui aurions-nous besoin ? D’un politologue ? D’un sociologue ?
- Que cherchons-nous à savoir ? Les termes précis pour savoir ce que nous devons faire ?
- Peut-être pour la notion de gouvernance mais franchement, on sait qu’on va devoir s’attaquer à l’exécutif et ses administrations, au législatif et un poil de judiciaire. Peut-être faudrait-il davantage qu’on demande à quelqu’un de nous lister les différents types d’exécutifs ?
- Et pareil pour les administrations. Et le législatif…
- Il faudrait plusieurs politologues et sociologues, je suppose, pour éviter les avis biaisés de l’un ou de l’autre.
Elle posa ensuite une question absurde de pragmatisme mais cruciale :
- Est-ce qu’on a un budget ?
- Pour payer ces personnes ? Pas vraiment, mais je vais faire en sorte.
Marion présenta son plan :
- Je vais contacter le Conseil de la culture d'État pour trouver des politologues et sociologues. Je pense que ça sera un bon début. Je vais leur demander de commencer à nous préparer des choses pour notre prochaine réunion.
- Il faut que nous posions tout de suite la date. Il te faudrait combien de temps pour les trouver, Marion ? Il ne faut pas que nous perdions trop de temps.
- Je pense que d’ici à la fin de la semaine, je devrai avoir fini. À mon avis, ils devraient avoir des choses sous le coude mais au pire, en deux semaines, ça devrait être bon, je suppose.
- Et bien, mettons une date dans trois semaines. Marion m’appellera si ça ne convient pas et je vous rappellerai ensuite pour changer tout ça. Je suis disponible le 6, ça vous conviendrait ?
- Je suis disponible à un quatre zéro zéro ce jour là. annonça Nadège, reprenant ses vieilles habitudes.
Les autres annoncèrent qu’ils étaient disponibles également. La séance fut levée et l’on bavarda quelques minutes de tout et de rien. Marion partit la première pour aller contacter les experts.
Comité restreint, peut-être trop en effet, pour parler du futur du pays. Mais ce n’était pas refaire le monde entre la poire et le café ce coup ci. Non, c’était réellement l’avenir de Nebrownia. Un frisson lui parcourut l’échine. Tout en prenant sa première gorgée de café, son regard s’attarda sur Noroît. Les traces de son passage dans les prisons de la police politique étaient bien visibles, tuméfactions et plaies devaient le faire souffrir et pourtant il était là. Jamais Ernest n’aurait cru son ami capable de se sacrifier de la sorte pour être l’étincelle mettant le feu aux poudres. Et pourtant, c’était lui qui avait proposé ça.
Personne, cependant, n’attendait l’intervention de la police politique en direct, et il avait fallu improviser un peu. Il sourit en y repensant. Malgré les morts et les blessés, malgré ces vies ruinées en quelques instants, il avait trouvé ces quelques heures exaltantes.
Un mouvement à ses côtés lui fit tourner la tête. Marion Rourkhe se tenait là, elle aussi se servant un café.
- Je suis désolée pour tout à l’heure, Ernest. Je n’ai pas trouvé le mot juste et la seule chose qui m’est venue à l’esprit…
- N’en parlons plus, Marion. Il est vrai que j’ai profité de la fortune paternelle, mais on oublie souvent que je n’ai jamais cessé de me battre contre le régime de Kellem.
- Je sais, Ernest. Vos publications posaient souvent un problème épineux à nos services, dit Marion en souriant. Je ne peux pas dire que je comprends pourquoi nous sommes là, NOUS, mais si nous pouvons donner à notre pays le garde-fou nécessaire pour éviter un nouveau Kellem…
Ernest sourit, avalant une gorgée supplémentaire de son café. Noroît avait choisi les premiers membres de l’étude du conseil. Le nombre de membres allait sans doute augmenter, mais les premiers éléments seraient les plus importants : ils allaient poser les bases de travail.
- Vous avez une idée de ce qu’il nous faudra faire ? reprit Marion.
- J’ai deux-trois pistes de réflexion, mais de là à avoir une solution clé en main…
Marion inclina la tête sur le côté.
- Vous êtes venus préparé, à ce que je vois.
- L’avantage d’être un des membres fondateurs, ma chère, répondit-il un sourire en coin alors que Noroît leur faisait signe de reprendre place autour de la table.
Après un premier mouvement en direction de la table, Ernest fit demi-tour et agrippa la cafetière. Il avait peu dormi ces derniers jours, le café lui ferait le plus grand bien.
- Bien… je pense que nous allons pouvoir entrer dans le vif du sujet, dit Noroît, une fois que tout le monde s’était installé autour de la table. Comme Ernest vous l’a dit plus tôt, nous avons souvent discuté de ce problème, lui et moi, sans jamais arriver à une solution. Il faut dire que discuter hypothétiquement du meilleur système après un repas et le faire vraiment pour toute une nation, ce n’est pas la même chose. Mais bref.
L’idée ici est de tenter de trouver quelque chose de mieux pour aider la vie de nos concitoyens. On passera peut-être pour des cons mais si in fine, nous trouvons que la meilleure solution reste celle de notre démocratie pré-Kellem, nous donnerons un rapport en ce sens.
- Après tout, nous connaissons tous ce buveur de Whisky qui disait que la démocratie était le pire des régimes à l’exception de tous les autres.
Nadège leva la main :
- Avant de partir bille en tête, je voudrais qu’on pose vraiment le problème : qu’est-ce que nous devons remettre et qu’est-ce que nous devons proposer vraiment ? Pour l’instant, j’ai entendu de parler de proposer un nouveau système de gouvernement mais est-ce que c’est vraiment ça et est-ce que c’est tout ?
Les têtes se tournèrent vers Noroît. Il se renfonça dans son dossier, l’air un peu pensif, les doigts un instant croisés devant sa bouche, avant de les reposer sur la table. Il y eut un petit « bang » lorsque le plâtre cogna contre la table.
- Votre question est pertinente. Il faut absolument éviter qu’on réponde à côté ou incomplètement. Si on reprend les bases des bases, le but n’est même pas de réfléchir à un nouveau gouvernement, ce serait un potentiel moyen. Le but est de trouver un système qui permette à nos concitoyens de vivre au mieux. Il faut leur laisser le choix de mener leur vie privée mais tout ce qui ressort de la partie, disons, publique et solidaire, dès qu’ils ne sont plus concernés eux-mêmes, tous seuls, c’est là que nous intervenons.
- Attention Noroît, avec une telle définition, on pourrait se dire que nous devons redéfinir le système de santé. Je suppose que ça nous éloignerait du sujet ? demanda Marion dans un sourire.
- Effectivement, c’est trop large. acquiesça le présentateur télé.
Ernest reprit la parole au vol :
- Tu te perds, pourquoi ne pas simplement parler de gouvernement ? Au final, appelons un chat, un chat : on sort d’une dictature, c’est un gouvernement. Cette dictature a détruit notre ancienne démocratie, c’était une autre sorte de gouvernement. Ne cherche-t-on pas simplement un meilleur gouvernement ?
Noroît se montra un peu hésitant :
- En fait, je me demande si le gouvernement est la seule chose que nous devons étudier. Je suis même à peu près sûr que nous ne devons pas nous arrêter au seul gouvernement. Attention, on est au début, il s’agit juste d’une intuition de ma part.
- Comment ça ? Pouvez-vous vous expliquer ? demanda la militaire.
Et bien, suite à notre dernière discussion avec Ernest, c’était une de nos dernières discussions un peu générale, avant qu’on ne décide de passer à l’acte, nos discussions récentes concernaient davantage la mise en place de la révolution,
L’ancienne prisonnière politique ne put s’empêcher de l’interrompre :
- Vous avez eu tellement de chance d’être passés entre les mailles du filet et de ne pas avoir été arrêtés à ce moment-là !
- Ça a été compliqué effectivement, on est parti du principe que j’étais surveillé. On a bien fait, les dossiers de la police politique ont confirmé ce fait. Mais reprenons. Qu’est-ce qu’il s’est passé au cours de nos dernières discussions ?
- Et bien, tout bêtement, suite à la conversation en question, je me suis demandé quel était vraiment la définition d’un gouvernement. Est-ce que le sens commun qu’on lui donne n’est-il pas limité par rapport à la vraie définition ? J’étais donc allé chercher et cela a soulevé pour moi, un point assez intéressant, ma foi.
Noroît se pencha pour ouvrir sa sacoche et sortit un livre d’images d’art, sculptures et tableaux. Il s’excusa :
- Désolé, je n’ai pas eu le temps de reprendre mes notes. À l’époque, on préparait un reportage sur William Rocher et il m’a semblé plus sûr de mettre mes commentaires sur ce sujet au milieu de mes notes de travail.
Il chercha dans les pages et s’arrêta sur une photo de l’artiste.
- Pardonnez-moi la grossièreté du travail mais je m’étais intéressé à de multiples définitions. Par exemple, le dictionnaire de l’Académie des Lettres nous dit que le gouvernement est « La forme des institutions qui régissent un État » - en précisant après un point virgule - « l’ensemble des organes investis de l’autorité politique ». Il dit aussi « Organe qui exerce le pouvoir exécutif », en précisant là aussi : « ensemble des ministres. ».
Pour le Centre Nébrownien des Ressources Textuelles et Lexicale, on a toute une litanie d’explications sur l’action d’administrer mais en se rapportant au sujet qui nous intéresse, il est écrit : « Direction des affaires publiques, exercice du pouvoir politique, le fait de gouverner, » bla, bla, bla, désolé, je passe, ah ! « Fonction suprême de direction des affaires publiques et d'orientation générale de la politique d’un pays », en précisant : « ceux qui l’exercent ». Ils ajoutent : « par extension : ensemble des organes d’exécution, d’administration d’un pays, Administration de l'État ».
J’avais aussi consulté l’encyclopédie Polandia. Elle définit le gouvernement comme un système de contrôle social ayant le droit de faire les lois et le droit de les faire respecter, et qui sont conférés à un groupe particulier de la société. Il ajoute : « Alors que toutes les organisations ont une gouvernance, le mot gouvernement est souvent utilisé plus spécifiquement pour se référer au gouvernements nationaux indépendants », ce que j’aime beaucoup parce qu’on tourne en rond, commenta Noroît en souriant. Ils sont toutefois intéressants parce qu’ils précisent que les cognats peuvent avoir une portée plus étroite comme par exemple le mot administration.
- Noroît… Jargon ! De tes études en philo, je suppose ? Rappela Ernest, mi-amusé, mi-désespéré.
- Oh pardon, les cognats sont des mots qui ont une même étymologie. Le plus souvent, c’est la même origine mais dans des langues différentes. Ce qui est intéressant puisque le sens a pu glisser au passage de son intégration dans une autre langue. Ça permet aux linguistes de remonter ainsi certains concepts d’une langue à l’autre et de mettre des dates au passage. J’avais présenté un reportage là-dessus, c’était captivant. Mais ce qui est important de voir donc, c’est que suivant les langues et les définitions, le même mot gouvernement peut être plus ou moins restrictif.
C’est le cas ici : dans certains cas, il s’agit juste de l’organe politique qui exerce le pouvoir exécutif d’un État et qui est généralement constitué de ministres et autres secrétaires d’État, pardon Marion, mais vous comprenez ce que je veux dire ; et dans d’autres cas, c’est beaucoup plus large, ça pourrait concerner aussi les collectivités territoriales et des administrations publiques, plus dans le sens donc de « collectivité publique ».
Cette expression, je ne l’ai pas tirée de mon chapeau, hein, c’est l’encyclopédie qui me l’a donnée. Une collectivité publique englobe les institutions politiques qui incarnent les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, ainsi que l'ensemble des administrations qui leur sont rattachées. Là aussi, les définitions varient. s’arrêta Noroît.
Si vous les avez, et puisqu’on est dans le sujet, je veux bien vos définitions. demanda Nadège, démontrant une fois de plus son caractère méticuleux.
Alors…
Noroît chercha dans son livre rapidement, puis se pencha à nouveau et prit un autre, dont on put lire le titre « Rocher - période X - la nudité dans la religion : provocation ou recentrage ? » alors qu’il buvait une gorgée de café. Un bout de brownie dans la bouche, il parcourut l’ouvrage pour retrouver ses notes codées :
- Ce terme là est quand même beaucoup plus spécialisé. Déjà, il est expliqué que cette expression est très proche de “pouvoirs publics”, “administration publique” et “service public” et souvent employée de manière interchangeable. Ce qui est logique quand on voit que cette expression est justement arrivée là suite à une réflexion sur ce qu’est un gouvernement. Il est précisé qu’ils ont des définitions techniques distinctes mais je n’ai pas été fichu de trouver la source et de trouver ces définitions techniques.
- Ou comment nous mettre l’eau à la bouche, commenta Ernest, sarcastique.
- Et donc, une « collectivité publique » serait donc une groupe de personnes, une population en d’autres termes, qui a le pouvoir de s’auto-administrer soit via des élus, soit, si on veut être plus généraliste, par des représentants. Il coïncide aussi avec un territoire politique, que ce soit un État souverain, comme Nebrownia, une collectivité territoriale lié à son État souverain, comme le district de l’île Cardinale, par exemple, ou une association d’États ; je pense que là, c’est plutôt dans le cas d’un État fédéral.
Noroît s’arrêta encore pour boire une gorgée de café.
- Et les autres sens ? insista Nadège.
- En fait, je n’en ai trouvé qu’une seule à mon niveau, peut-être qu'un sociologue ou un politologue pourrait nous en dire plus. Mais cela dit que la collectivité publique peut aussi être, par métonymie, la personne morale de droit public qui constitue la représentation juridique.
Donc la collectivité publique désigne le peuple qui s’auto-administre ou bien l’administration elle-même en tant que personne morale… reformula Marion.
Il y eut un instant de silence où la petite assemblée réfléchit à ce qu’elle venait d’apprendre. Ce n’était pas révolutionnaire mais ça avait l’avantage de mettre les choses au point. On pourrait tous utiliser le même mot pour désigner la même notion. On n’entendait plus que le crissement du stylo sur le cahier de l’ordonnance de Nadège.
- Pour résumer, je vois que nous avons deux solutions : soit juste nous pencher sur le pouvoir exécutif, soit étudier le pouvoir exécutif et l’administration qui va avec. Le premier n’est peut-être pas suffisant et le second me semble énorme. dit Ernest.
- Je ne suis pas vraiment sûre. Au contraire, pour ma part, le pouvoir exécutif et l’administration est limité. remarqua calmement Nadège alors que les têtes se tournaient vers elle.
- Comment ça ? Je suis intéressée, développez. incita Marion.
- Et bien, notre but n’est-il pas d’éviter une deuxième dictature ? C’est la Loi qui limite les pouvoirs de l’Exécutif. Or, la Loi n’a pas été capable d’empêcher Kellem de prendre le pouvoir. C’est bien Kellem lui-même qui a incité le parlement à voter la loi qui lui donna les pleins pouvoirs. L’influence de l’Exécutif a été suffisante pour que le Législatif lui obéisse. Il faudrait aussi qu’on réfléchisse à un système de garde-fous. Peut-être pas modifier tout le Législatif mais il faudra qu’on se penche dessus.
C’est que j’ai oublié que le pouvoir exécutif a une influence considérable sur le Législatif car c’est lui qui est à l’initiative de la plupart des lois. acquiesça Noroît, un peu pensif.
- Ça va même plus loin Noroît : via les partis politiques, il contrôle le vote des parlementaires, souligna Ernest. Est-ce qu’on peut vraiment dire qu’il y a une séparation des pouvoirs dans ce cas-là ?
- Pas vraiment mais il faut bien aussi que le gouvernement ait le moyen d’appliquer les directions qu’il veut imprimer au pays. remarqua Marion.
Il y eut un silence pendant quelques instants. Ce n’était pas pour rien que de nombreuses façons de gérer une population avaient été inventées depuis l’organisation en tribus des hommes préhistoriques. L’équilibre était difficile à atteindre.
- On a évoqué le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Qu’en est-il du pouvoir judiciaire ? Faudra-t-il qu’on se penche un peu sur celui-là ? demanda la précise Nadège.
- Je ne pense pas. Il s’agit juste des juges, sans leur manquer de respect. Mais ils n’ont pas pouvoir de mener le pays dans la merde.
- C’est vrai mais en même temps, ça me gêne un peu. Je réfléchis à chaud, là, je vais peut-être dire des bêtises mais dites-moi si je me trompe : imaginons qu’un citoyen subit un excès de pouvoir, imaginons, il dit que le président ne devrait pas pouvoir prolonger son mandat. Il saisit le tribunal d’État. Est-ce que si le tribunal d’État lui donne raison, la décision ne va pas impacter le président ? Imaginons qu’il juge que c’est illégal et ordonne au président d’arrêter son mandat ?
- Théoriquement, si, mais le législatif ne contrôle pas la police. Du coup, il faudrait que ce soit le président qui se donne l’ordre de s’arrêter ? songea Noroît.
- Ça pourrait être une instance indépendante. Mais l’idée est intéressante. Sauf qu’à part ce cas, je ne suis pas sûre qu’il y en ait d'autres où le législatif peut influencer l’exécutif.
Il pourrait être judicieux qu’on revienne sur ce point ultérieurement pour bien étudier s’il y a d’autres cas. S’il n’y en a pas, il pourrait être pertinent qu’on réfléchisse juste à cette instance indépendante - ou une autre solution - et qu’on laisse le pouvoir judiciaire de côté. Vous pouvez noter, euh… Ordonnance ? Je suis désolé, j’ai oublié de vous demander votre nom.
- C’est Johan Slate, monsieur Emerson.
- Bon, on va être dans cette pièce à travailler assez longtemps ensemble, je vous propose à tous de nous tutoyer et de nous appeler par nos prénoms, ça sera plus simple. Cela vous va ?
La tablée acquiesça, y compris l’ordonnance qui continuait de noter.
- Pour résumer, nous avons pour but d’éviter de retomber dans une nouvelle catastrophe en trouvant le meilleur système exécutif, le meilleur législatif et un petit point sur le système judiciaire en délaissant le reste du système judiciaire. synthétisa Noroît.
- Et nous n’avons pas décidé : juste le système exécutif ou les administrations qui vont avec ? insista Nadège
- Je pense qu’il vaut mieux partir dans l’idée de se pencher sur l’entièreté quitte à se rendre compte que c’est inutile et s’arrêter plutôt que de délaisser quelque chose qui pourrait être essentiel. avança Marion.
Ernest paniqua :
- Ça va être pharaonique comme chantier ! Je vous le dis tout de suite, je ne m’y connais pas assez !
- Il n’est sûrement pas dans mon intention de faire tout à nous quatre. Nous pouvons évidemment contacter qui nous voulons pour nous aider. Je n’ai pas non plus toutes les connaissances.
- Alors, justement, moi non plus, ma formation n’ayant pas vraiment été axée sur ces questions. Vous avez, pardon, tu as utilisé le terme de « gouvernance » Noroît,dit la militaire en relisant les notes qu’elle prenait depuis le début.Ça correspond à quoi exactement ?
- Ah, c’est une excellente question, et cela montre aussi la limite de mes compétences. Si je relis mes notes…
Il reprit son premier livre et le feuilleta jusqu’à tomber sur une page qu’il lut :
- « La gouvernance est un concept représentant la manière dont un domaine d’activité est gouverné » . Donc a priori, c’est simple, c’est la manière de gouverner. Mais ce terme ne fait pas l’unanimité. En effet, dans certains cas, on utilise la gouvernance pour justifier un désengagement de l’État. Alors, qui est ce «on» ?, dans quels cas ? Je ne me suis pas encore penché dessus. On dit aussi que sa définition est floue et que ça permet à certains - il était noté « des organisations » mais j’ignore lesquelles là aussi - de confisquer la politique au profit de la seule gestion, donc de confisquer la démocratie et l’intérêt général au profit de la gestion technocratique, administrative ou des intérêts particuliers.
- Donc cela voudrait dire qu’on se trouverait dans le cas où l’administration, la personne publique dont on parlait tout à l’heure, la collectivité publique même, prend le pouvoir sur le pouvoir exécutif ou plutôt ses ministres eux-mêmes. comprit Marion.
- Je vais poser la question idiote mais est-ce que c’est forcément mauvais ? demanda Ernest.
- Je ne sais pas trop. Je pense que pour les usages courants, ça peut être bien, je dirai même que c’est ce qu’on fait en ce moment : on laisse les ministères gérer les affaires courantes. Mais est-ce qu’ils sont à même de déterminer les inflexions à long terme à prendre ? Imaginons : est-ce que c’est une administration qui déciderait de construire un nouveau barrage ?
- Oui, effectivement. Tout est une question d’équilibre, encore une fois.
La discussion prit un tour plus général :
- Nous avons beaucoup de questions. Est-ce qu’il ne faudrait pas faire appel à une de ces aides extérieures dont tu parlais tout à l’heure, Noroît ? Je ne suis pas sûre que nous puissions faire avancer la discussion.
- C’est probable. De qui aurions-nous besoin ? D’un politologue ? D’un sociologue ?
- Que cherchons-nous à savoir ? Les termes précis pour savoir ce que nous devons faire ?
- Peut-être pour la notion de gouvernance mais franchement, on sait qu’on va devoir s’attaquer à l’exécutif et ses administrations, au législatif et un poil de judiciaire. Peut-être faudrait-il davantage qu’on demande à quelqu’un de nous lister les différents types d’exécutifs ?
- Et pareil pour les administrations. Et le législatif…
- Il faudrait plusieurs politologues et sociologues, je suppose, pour éviter les avis biaisés de l’un ou de l’autre.
Elle posa ensuite une question absurde de pragmatisme mais cruciale :
- Est-ce qu’on a un budget ?
- Pour payer ces personnes ? Pas vraiment, mais je vais faire en sorte.
Marion présenta son plan :
- Je vais contacter le Conseil de la culture d'État pour trouver des politologues et sociologues. Je pense que ça sera un bon début. Je vais leur demander de commencer à nous préparer des choses pour notre prochaine réunion.
- Il faut que nous posions tout de suite la date. Il te faudrait combien de temps pour les trouver, Marion ? Il ne faut pas que nous perdions trop de temps.
- Je pense que d’ici à la fin de la semaine, je devrai avoir fini. À mon avis, ils devraient avoir des choses sous le coude mais au pire, en deux semaines, ça devrait être bon, je suppose.
- Et bien, mettons une date dans trois semaines. Marion m’appellera si ça ne convient pas et je vous rappellerai ensuite pour changer tout ça. Je suis disponible le 6, ça vous conviendrait ?
- Je suis disponible à un quatre zéro zéro ce jour là. annonça Nadège, reprenant ses vieilles habitudes.
Les autres annoncèrent qu’ils étaient disponibles également. La séance fut levée et l’on bavarda quelques minutes de tout et de rien. Marion partit la première pour aller contacter les experts.
