Elias Kalionis est un aventurier philoséen de 25 ans, également auteur et philosophe.
A 21 ans, il part seul traverser l'Eurysie et l'Afarée intégralement à vélo, en autonomie. Arrivée à la pointe Sud de l'Afarée, il quitte son vélo pour traverser l'océan à la voile, jusqu'en Aleucie. A la suite de cette épopée, il publie un premier récit de son aventure, écrit sur la route, en itinérance, face au monde, face à lui-même, en partageant à la fois ses péripéties, ses rencontres, mais également ses réflexions sur l'humain, le temps, et notre rapport à l'autre et à la nature. En voici quelques extraits.
La décantation progressive des conversations
J'ai roulé les premiers jours de mon aventure à vélo accompagnés de deux amis d'enfance, avec lesquels j'ai tout partagé. Nous sommes partis ensemble de chez moi, et ils m'ont accompagnés jusqu'à la première frontière, pendant 6 jours de voyage. Forcément, en roulant côte-à-côte dans la nature, pendant 6 à 8 heures par jour, on discute beaucoup. On parle de tout.
Ce qui est très intéressant de constater, c'est à quel point les kilomètres parcourus épurent petit à petit les conversations.
On commence par parler de choses très pratiques, concrètes, pragmatiques, instantanées. On se concentre sur notre corps ("c'est dur"/"c'est facile", "il fait chaud"/"il fait froid", "j'ai mal aux fesses"/"je suis bien installé", etc), sur notre matériel ("ça fait un bruit bizarre quand je passe les vitesses", "mon porte-bagages ne tient pas bien", "ma gourde a un goût bizarre", etc), ainsi que sur des aspects très pratiques de notre voyage ("que va-t-on manger ce midi ?", "où allons-nous poser la tente ce soir ?", "quelle route allons nous prendre ?", etc). Dans ce qui est dit, tout est calculé, tout est utile. Tout sert uniquement à répondre à l'assouvissement de nos besoins les plus primaires : manger, boire, dormir, être en sécurité, être confortable physiquement. On s'assure que tout va bien, on est dans le contrôle.
Et puis les kilomètres défilent. La première nuit se passe sans encombres. On se rend compte qu'on est plein de ressources. Et alors, on arrive à ne plus se concentrer uniquement sur soi-même (son corps, son matériel, ses sensations, sa survie), mais on s'ouvre aussi à l'autre, au monde : on contemple, on découvre. En soi, on ouvre simplement les yeux, et les oreilles. On passe des sensations aux sens. On parle de ce qui nous entoure ("c'est beau cette vue", "les nuages sont menaçants", "ça sent bon le début d'automne", "il est marrant ce nom de village", "on voit les Argyres au loin", etc). On pose des questions ("comment se passe ta vie à Eristene ?", "tu arrives à prendre du temps pour toi ?", etc). C'est une phase de contemplation, d'ouverture.
Enfin, dans un troisième temps, au fil des kilomètres, commencent à émerger des discussions moins pratiques, moins utiles, moins urgentes, mais pourtant plus importantes, plus essentielles, au sens propres du terme, car ce sont des conversations qui cherchent à nous rapprocher de notre essence, à nous questionner en profondeur. Ces conversations sont généralement entrecoupées de longs moments de silence, parfois de plus d'une heure, où chacun est perdu dans ses pensées. Alors, les échanges prennent une toute autre profondeur. On parle de projets, de rêves, de peurs, d'amour, de soi, des autres. On parle de notre enfance, de notre éducation, on évoque nos relations passées, les amitiés que l'on a perdues, les amours que l'on regrette. On parle de l'avenir, de nos craintes et de nos espoirs. On parle de notre présent, de nos angoisses, de nos réconforts, de nos capacités respectives à se sentir vivant. On découvre, ou redécouvre des choses sur des personnes qu'on côtoie depuis 15 ans. On passe des sens aux sentiments, on s'explore soi, et les autres.
D'abord on gère et on contrôle, puis on s'ouvre et on découvre, enfin on pense et on explore. Au fil des coups de pédale, nous nous éloignons progressivement de ce qui constituait jusqu'à lors notre quotidien. Ironiquement, c'est à force d'avoir les mains sur le guidon, que nous avons progressivement sorti la tête du guidon.
La finitude salvatrice
Sur mon chemin, je rencontre Isi et Bim, un couple d'allemands de 27 et 28 ans, partis il y a plus d'un an et demi, à vélo, sur les routes de la Soie. On passe le nouvel an ensemble dans l'appartement qu'ils louent à Trabzon, en Turquie, avec Fanny et Gaspard, un autre couple de cyclotouristes belges. Au fil des discussions, je comprends qu'Isi et Bim sont partis d'Allemagne sans temporalité précise : contrairement à moi qui ai un an pile pour mon voyage, ils se sont donnés un temps illimité pour partir, parce qu'ils le souhaitaient et pouvaient se le permettre. Ils n'ont donc pas de date de fin à leur aventure. En échangeant sur nos aventures respectives, on constate ensemble qu'en un temps quatre fois plus long, ils n'ont pas vécu bien plus de "choses" que Fanny ou Gaspard, ou que moi-même. Ils ont en réalité cherché, à de nombreuses reprises sur leur trajet, à se recréer des zones de confort, où ils s'arrêtaient plusieurs mois, pour essayer d'avoir un quotidien qui se rapprochait de celui qu'ils avaient en Allemagne. Bim a même prononcé une phrase qui m'a bouleversé : "pendant deux mois, je n'ai pas vu le temps passer avec la routine". Cette expérience semblait aux antipodes de mon aventure, où chaque jour apportait son lot de différence.
Nous nous engageâmes alors dans une discussion sur les vertus et les vices de l'absence de date de retour. D'un côté, cela correspond à la véritable expérience du nomadisme, et au-delà d'un voyage, ils se construisent un mode de vie ; pourtant tous deux sont convaincus qu'ils rentreront en Allemagne. Ces discussions m'ont fait énormément réfléchir. J'ai toujours estimé que ma plus grande richesse dans ce voyage était le temps. Je suis parti avec peu de moyens, mais avec une année complète devant moi. Pour autant, est-ce que trop de temps n'est-il pas néfaste à l'aventure, à son intensité ? Et plus encore, est-ce que sans date de fin, le temps existe encore ? Si nous étions immortels, chercherions-nous quand même à nous mettre en mouvement ? J'ai alors compris ce qui, pour moi, est la plus grande vertu de la finitude, que ce soit celle d'une vie ou d'un voyage : elle donne de la valeur aux secondes. En fixant une date de fin à mon voyage, je m'oblige à maximiser les expériences, les rencontres, les découvertes, au sein de ce temps limité.
De cette réflexion découle une seconde pensée : le temps reste pour l'être humain une inconnue complète, une notion qui dépasse entièrement notre entendement. Pour en garder un semblant de contrôle, on le mesure : les secondes, minutes, heures, journées, semaines, années nous permettent de maintenir l'illusion que nous maitrisons le temps qui passe. Mais la vérité est toute autre : ce temps est malléable, il a une part de subjectivité absolument indéniable. Nous avons tous fait l'expérience d'une heure qui nous semble interminable, et d'une autre qui passe en une seconde. Sommes-nous vraiment sûrs que ces deux heures durent le même temps ? De la même manière, une année de ma vie routinière me paraît passer bien plus vite que les quatre mois que j'ai déjà vécus à vélo. Ainsi, pour véritablement retranscrire l'expérience du temps qui passe, il me semble que deux paramètres sont à prendre en compte : la durée objective d'un moment (minutes, heures, etc) et l'intensité émotionnelle de ce moment. Dans cette perspective, on peut estimer qu'une heure passée dans les transports en commun parisiens n'est pas aussi longue qu'une heure passée à dîner entre amis. La finitude d'un voyage comme celui que je fais, le fait qu'il soit précisément délimité dans le temps, permet en fait d'apporter cette notion d'intensité, qui fait ralentir chaque minute. En me fixant une fin, j'accorde plus de valeur à chaque instant qui passe, je rend chaque seconde rare, et donc précieuse.