11/05/2017
22:37:06
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Ombres et Attentes [Grand Kah - Paltoterra Oriental]

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« Le réel, » tonna le spaker acéphale, « est soumis à la volonté des êtres. Le réel est une matière fluide, flexible, que nous avons l’occasion de transformer. Car toute révolution est un acte créature, artistique. Car toute révolution est une rébellion contre l’Œuvre ancienne, pour l’Œuvre nouvelle. Chaque révolutionnaire, le démiurge de son environnement ! »

Iris écoutait, mais d’une oreille. Cela faisait peut-être trois heures qu’elle souffrait d’un mal de crâne terrible. Elle connaissait les symptômes, savait qu’ils étaient la conséquence directe de la situation dans laquelle elle se trouvait. Devoir rendre des comptes au Grand Kah. Tout juste ce qu’elle voulait éviter.

Sur scène, le grand homme chauve frappa ses mains l’une contre l’autre et commença à scander ce qui devait passer chez lui pour un poème. Assurément, ce petit meeting n’arrangeait pas son état, mais Iris savait qu’elle n’aurait pas pu s’y soustraire. Pourtant tout ici était très dans les normes de ce qu’elle avait appris à apprécier : très élégant, très codé. On avait invité l’ensemble des cadres du nouveau régime à l’ancien Opéra Impérial de Nekompromisa, la vieille garde ayant tenu bon face à la révolution et à la guerre, et la jeune, tout juste sortie de l’obscurité. Les grands gradins rouges et or du théâtre étaient tagués, couverts de bannières révolutionnaires, certaines loges servaient de lieu de stockage où s’entassaient des caisses, des toiles couvertes de draps, des râteliers d’armes. Les Acéphales n’auraient pas voulu d’un endroit différent. Tout, ici, était marqué par les cicatrices de l'Histoire régionale. Mais dans un espace clos, contrôlé et – plus important encore – élégant. La loge d’Iris avait été celle du roi, à l'époque où il y en avait un. On aurait pu y voir une forme d’attaque contre la révolution, aussi avait-elle pris garde à n’accepter ce placement qu’à demi-mot, et à faire mine de ne pas tant l’apprécier que ça. Naturellement, l’élégance et le confort des lieux lui plaisaient, ils évoquaient une époque où ses problèmes étaient moins existentiels. Des problèmes de petite bourgeoise cultivée, capable d’apprécier sans recul le charme discret du luxe.

Et maintenant ?

Maintenant elle était invitée à subir les spéculations crépusculaires des nouveaux prophètes de l’art politique. L’avant-garde, c’est ce qu’ils prétendaient être. Elle avait été de toutes les avant-gardes, en son temps. Artistique, politique, révolutionnaire. Maintenant elle était le centre, le point focal et la pierre angulaire. Ce qui signifiait aussi qu’on la doublait de chaque côté, et qu’elle finirait dépassée.

« Et tout ça, ils le pensent ? »

Iris tourna la tête vers Mauve. La kah-tanaise était installée sur le fauteuil voisin, et s’était penchée vers elle, les sourcils légèrement froncés. Si elle était en poste dans la région depuis son invasion par le Grand Kah, elle n’avait jamais pleinement assimilé ses spécificités culturelles. Elle les comprenait sur le plan théorique, étudiait leurs implications avec toute la diligence attendue d’une enquêtrice de l’Égide, mais son monde n’était tout simplement pas artistique. Mauve était une créature plutôt logique, très éloignée des considérations esthétiques de la nouvelle élite révolutionnaire.

Iris fronça les sourcils. Son sang battait derrière ses tempes, comme un étau serré sur sa conscience.

« Pardon ?
 Macos. L’Acéphale. Ce qu’il raconte. » Elle se redressa sur son siège. « C’est une performance, non ?
– C’est politique. Pour eux c’est la même chose. » Iris se força à sourire.

Elle et Mauve avaient une relation d’entente. Sans être de l’amitié ou même du respect sincère, elles s’étaient tacitement accordée à ne pas rendre la cohabitation inutilement désagréable. L’inquisitrice s’était invitée à cet évènement, mais ça n’avait pas dérangé Iris. Elle secoua la tête.

« Pardon, je n’écoute pas vraiment ce qu’il raconte. Ils m’ont invité et je suis uniquement venue parce que c’est important pour eux. Pour la coalition.
– Donc tu n’y crois pas vraiment. Pardon citoyenne, mais comme j’ai lu tes notes, je sais ce que tu penses ; Tes idées sont proches de ce qu'il raconte. »

Iris ne releva pas la remarque. Elle savait que l’Égide surveillait tout son gouvernement ; Elle-même n’était jamais plus qu’une prisonnière en probation, du point de vue de l’Union. L’idée d’être associée aux délires des acéphales lui déplut, et elle jugea utile de détromper Mauve.

« Pas du tout. Nous voulons créer un homme révolutionnaire nouveau, établir de nouvelles normes. Vous autres les kah-tanais devez comprendre.
– Pas les Acéphales ?
– Ils veulent détruire les normes », dit-elle très vite, accompagnant la parole d’un geste de main en direction de la scène. « C’est encore autre chose. »

Elle se tut. Mauve fixait désormais l'homme, qui s’exprimait toujours avec autan d'intensité. Derrière lui, des grandes draperies mauves et blanches s’agitaient et des danseurs finissaient ce qui s’apparentait à une forme d’effeuillage intégrant des imageries gores. Si chaque meeting était un spectacle, les Acéphales avaient poussé la mise en scène dans ses retranchements contemporains.

L'homme frappa ses mains l'une contre l'autre.

« … Comprenez ceci : la révolution n’est pas une suite de gestes mécaniques, un empilement de lois et de décisions technocratiques. La révolution est une danse, une explosion d’idées, une œuvre vivante qui doit transcender la simple matière pour atteindre l’âme même de nos existences. Si nous voulons bâtir un avenir qui ne soit pas une pâle copie du passé, alors il faut briser les cadres, déconstruire les carcans et, surtout, libérer l’Être.

Nous ne sommes pas ici pour gérer l’héritage d’un monde mort, mais pour créer. Créer, créer, créer, créer. Créer des espaces où l’art et l’expression deviennent des armes, où les mots et les images remplacent les murs et les convictions. Il ne s’agit pas seulement de redistribuer les richesses, mais de redéfinir ce qui a de la valeur. Un poème peut-il nourrir l’esprit autant qu’un pain nourrit le corps ? Nous pensons que oui. Une fresque peut-elle rassembler les cœurs autant qu’un traité de paix ? Nous en sommes certains.

Ne nous contentons pas de réformer les ruines : transformons-les en cathédrales de lumière, où chaque pierre témoigne de notre foi révolutionnaire ! Cette révolution ne doit pas simplement être vécue, elle doit être ressentie, vue, entendue ! Elle doit devenir une œuvre collective, où chaque citoyen est à la fois architecte et spectateur d’un monde nouveau ! Ensemble, faisons de cette transition non pas une gestion pragmatique, mais une épopée !
 »

Mauve croisa les bras. Sa conclusion fut sans appel.

« De doux rêveurs. »

Puis on sonna l'heure de l'entracte et la kah-tanaise se leva pour se diriger vers le bord de la loge. Bras croisés sur la balustrade, elle observa la petite bande d’agents de surface qui débarqua soudain sur scène pour nettoyer les épaisses nappes rouges que les danseurs et danseuses avaient laissées dans leur sillage. L'inquisitrice fronça les sourcils, comme si elle venait de réaliser que les effets gores qu’elle observait depuis une heure n’étaient pas tant des effets que d’authentiques actes masochistes. Elle baissa les yeux vers les rangées de fauteuil, observant plutôt les réactions du public. Une masse compact et bigarrées, dont l'immense majorité se dirigeait vers les sorties du théâtres. Moins pour fuir les lieux que pour se rendre dans le hall, où il était attendu qu'on tienne des discussions politiques et établisse des avis esthétiques.

La raison pour laquelle Mauve s’était invité, Iris le savait, avait sans doute moins à voir avec son désir de comprendre les différentes factions du gouvernement paltoterran qu’à l’évènement qui lui avait provoqué cet infâme mal de tête et qui, elle n’en doutait pas, lui en provoquerait bien d’autres. Elle éprouva une forme malsaine de satisfaction en constatant du dégoût de la kah-tanaise, puis se tempéra : l’Inquisitrice était certes la voix de ses maîtres, elle n’en restait pas moins son contact privilégié au sein de l’administration d’occupation. Elle avait besoin de son approbation.

La haute commissaire croisa les jambes et pencha la tête sur le côté.

« Pourquoi cette rencontre ne pouvait pas être gérée par l’ambassade ? Ou par tes services ?
– C’est du vrai sang, n’est-ce pas ? »

Elle se retourna vers Iris et croisa les bras. La haute commissaire soutint son regard quelques instants, puis sourit.

« Je ne sais honnêtement pas. Ils appellent ça du théâtre de la cruauté, si ça t’intéresse tu peux leur demander...
– Cette rencontre doit être gérée par la diplomatie confédérale », rétorqua-t-elle brusquement, « parce qu’il est un peu trop tard pour que les services de la Paix et Réconciliation s’en chargent, et parce que ce qu’on te reproche est un peu trop sensible pour être géré par un fonctionnaire de second plan.
 Ah. Je n’aurais pas pensé que le citoyen-ambassadeur soit...  
– Le pays grouille de nos agents. Tu sais que c’est un faire-valoir. »

Iris fit la moue. Oui, elle le savait pertinemment. Elle porta une main à son crâne et pivota vers l’entrée de la loge. Deux membres de l’escadron se trouvaient là, bien droit dans leurs uniformes près du corps, bleus et rouges, un peu vieillot. On aurait dit deux spectres ressurgit d’une vieille photo militaire. Ses miliciens. Ils étaient partout dans l’appareil politique et sécuritaire du pays, mais n’étaient pas tout à fait l’armée. Et elle savait d’expérience qu’au moins un des deux gardes était à la solde de Mauve et de son inquisition. Tout le monde, ici, infiltrait tout le monde. Et pour chaque nouvelle milice, chaque nouvelle excroissance de l’appareil sécuritaire créé pour contrer les autres, tout le monde en établissait autant d’organisations parallèles.

Être infiltré par l’Égide ne la dérangeait pas plus que ça. Au fond, Iris assumait d’être leur outil : ces gens l’utilisaient, mais elle et eux étaient du même camp. Elle fit signe aux miliciens.

« Camarades, un verre d’eau, et un antalgique. »

Puis, se rappelant qu’elle était chez les Acéphales et lisant dans le regard des deux hommes la question qu’ils se préparaient à formuler :

« Pour mon mal de crâne, pas question de m’envoyer en l’air. »

Ils acquiescèrent et quittèrent les lieux. Quand elle pivota vers Mauve, Iris vu qu’elle la considérait avec attention. Son regard trahissait quelque chose qui, cette fois, n'était pas de l'ordre impersonnel de la politique. Elle leva les mains.

« Rien de grave. »

Mauve acquiesça et passa immédiatement à la suite.

« Tu as un angle d’attaque ?
– C’est marrant que tu utilises ce terme.
– Citoyenne, écoute-moi bien. Si la Confédération s’en mêle directement, si je ne suis pas celle qui fait passer le message, c’est parce qu’ils ne viennent pas t’engueuler ou mettre un terme à votre initiative. Tes gars ont bien servi durant la guerre. Ils peuvent continuer d’être utiles. Ce qui hérisse le Comité c’est que tu fasses former plus de soixante mille soldats sous couverts d’établir de nouvelles milices. »

Un moment de flottement. Iris haussa un sourcil. Elle était bien décidée à rester imperturbable.

« Ce sont des milices.
– Même dans une interprétation très généreuse de la situation, le Paltoterra Oriental vient d’ignorer les accords de paix. Est-il utile de te dire que c'est grave ? »

Un moment de flottement. Iris la fixa. La vérité c’est qu’elle n’avait pas pu empêcher la formation de ces milices. C’était l’esprit du temps, du pays et de la nécessité. Le mieux qu’elle pouvait faire c’était les garder sous son contrôle, ordonner le chaos, s’arranger pour que ces mobilisations spontanées ne soient pas un problème. Mais pouvait-elle le dire aux kah-anais ? Pouvait-elle leur dire sans qu’ils lui retirent son pouvoir, la juge incapable de tenir sous contrôle un pays dont on redoutait les bouillonnements ?

Elle sourit tranquillement à Mauve. Dans le doute elle préférait s’approprier la situation. Tout répondait à un plan, elle savait ce qu’elle faisait.

Le regard pesant de l’Inquisitrice semblait indiquer qu’elle n’était pas de cet avis. Iris décroisa les jambes.

« Mon angle d’attaque est que le Paltoterra Oriental veut être utile à l’Union.
– Ils te diront que votre rôle est économique.
– Ce sont ces milices qui tiennent le pays, qui le tiennent pour vous. Non mieux, ce sont ces milices qui permettent à ce pays de se reconstruire sans être perturbé, de devenir une authentique république sœur. »

Mauve secoua la tête.

« Ils pourraient envoyer une plus grosse garnison pour tenir les communes, s’il y a un danger avéré. Et mes services n’ont pas indiqué l’existence d’un tel problème.
– Ces milices se sont rangées de votre côté dès le début de la guerre.
– Par opportunisme, et par réalisme.
– Je ne suis pas une traîtresse.
– Tu es une survivante, mais ça il faudra les en convaincre. »

Iris s’apprêtait à répondre mais la porte de la loge fut ouverte, les deux miliciens étaient de retour. L’un se rangea derrière la porte, l’autre l’approcha. Il portait un plateau d’argent sur lequel reposait un verre élégant et un comprimé, dans une coupelle dorée. Iris l’avala, le fit passer en vidant le verre d’eau puis remercia le milicien d’un signe de tête. Il fit claquer ses talons puis se dirigea vers la sortie, afin de restituer le plateau. Quand elle se retourna vers Mauve, Iris pu constater qu’elle s’était approchée d’elle, se trouvant maintenant juste en face de son siège.

« Je fais de mon mieux pour défendre ton gouvernement provisoire aux yeux de l’Union. Ils ne sont pas… Convaincus de ce que vous faites. Méfiants. Le terme c’est méfiants. Vous les effrayez.
– Je sais.
– Je suis de ton côté, citoyenne. Parce que si la Convention obtient ce qu’elle veut, le Paltoterra Orienta ne deviendra jamais un élément utile de la révolution. Il reste encore une chance de l’éviter. Votre révolution est jeune, tu comprends ?
– Mais il me faut un plan d’attaque.
– Ce qu’il faut... Ce qu'il faut, c'est.. »

Mauve haussa les épaules et se réinstalla dans son siège, très droite.

« Tes prédécesseurs ont tué l’homme qui m’a fait entrer dans l’Égide. Tu le savais ?
 Meliorus ?
– Tu as intérêt à convaincre la convention, c’est tout ce que j’ai à te dire. »

Elle lui posa une main sur l'épaule, dans un geste moins amical que maternaliste. Iris secoue la tête. La vérité c'est qu'elle ne savait pas tout à fait quoi dire aux kah-tanais.
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L’Arrivée du Ballon Dirigeable Fierté Argenté avait précédée par celle d’une poignée d’hélicoptères noirs, marqués de l’œil blanc de l’Égide. Une simple mesure de sécurité, lui avait-on dit. Les représentants de la convention rechignaient à se poser dans un aérodrome qui n’avait pas été fouillé et sécurisé par des citoyennes et citoyens de confiance. Considérant ce qui était arrivé à certains kah-tanais dans la région, Iris pouvait difficilement leur en vouloir, ce qui ne l’empêchait pas d’éprouver une certaine vexation avec la filiation que tissait indirectement ce réflexe sécuritaire : oui, elle avait été membre de la Communaterre. Était-ce pour ça qu’on attendait encore d’elle qu’elle trahisse de façon aussi spectaculaire que stupide ? Sans doute pas. À vrai dire, elle le savait mieux que quiconque, le pays n’était tout simplement pas sûr, et le risque d’un attentat demeurait bien réel. Toute fois ses propres agents auraient pu sécuriser les lieux, si les kah-tanais les en avaient jugés capables. Manifestement, ce n’était pas le cas.

Mauve – qui déployait des montagnes de subtilité pour donner l’impression que son rôle était d’épauler le gouvernement provisoire, et non de le garder sous tutelle – l’avait simplement appelée pour lui annoncer que ses agents seraient sur place, avant de préciser qu’ils se feraient discrets afin de ne pas impacter le protocole diplomatique. Faute de choix, et jugeant qu’il aurait été inutile de s’en formaliser, Iris avait raccrochée sans rien dire.

Quand elle était enfin arrivée à proximité de l’aérodrome militaire de Bastion, cela faisait bien deux heures que les hélicoptères étaient posés sur la piste, et le dirigeable du comité était déjà en pleine procédure d’amarrage : un câble de titane avait été descendu jusqu’à la piste, où on l’avait placé dans une bobine, laquelle le tirait désormais le long d’un rail s’enfonçant dans un hangar dédié. Des techniciens couraient autour des machines et s’échangeaient des consignes par oreillette. Malgré cette agitation, la douceur de l’aérostat, qui remontait lentement le chemin tracé par son ancre, donnait au spectacle une qualité presque surréaliste. La commissaire n’arrivait pas à s’en lasser. C’était peut-être lié au lieu : s’il portait le nom de la nouvelle capitale confédérale, cet aérodrome datait d’avant la guerre et était en fait isolé dans une zone plutôt excentrée. Ici, l’épaisse canopée de la jungle laissait progressivement place à une plaine inondable et marécageuse que les agriculteurs riverains avaient changés en nid à poisson afin d’une part de se nourrir et, de l’autre, d’éviter la prolifération de poisson. Ces mêmes riverains n’avaient sans doute pas été consultés lorsque l’administration impériale avait fait couler d’épaisses pistes de béton sur les îlots les plus larges, ni même quand on leur avait adossé les antennes immenses d’un centre d’écoute. Durant la révolution on avait jugé le processus irréversible ; et bien utile. Les installations militaires se dressaient encore. Derrière la figure allongée du dirigeable, qui commençait à pénétrer son hangar, celle de l’immense antenne parabolique se faisait de plus en plus imposante à mesure que la berline d’Iris traversait la route amenant jusqu’aux pistes. Et derrière, des rangées de tours de treillis, ressemblant à des derricks ou des pylônes électriques et dont elle ne comprenait pas bien l’utilité.

La voiture s’arrêta devant un checkpoint, Iris grimaça en constatant que l’agent de la protection civile paltoterranen était flanqué d’une femme en uniforme noir de l’Égide. Le pilote de sa berline échangea quelques mots avec le gardien, tout en lui montrant une série de document attestant de la nature du convoi. Des banalités, on évitait de parler des hélicoptères, et des hommes en noir qui en étaient sortis. Lorsque la barrière se leva pour laisser passer la berline, l’inquisitrice s’avança vers l’hygiaphone et chercha à capter le regard d’Iris.

« Salut et fraternité, citoyenne. »

La commissaire lui rendit un vague signe de tête, elle aurait préféré ne pas avoir à interagir avec ces types. Ils étaient courtois, ça allait sans dite, et faisaient tout leur possible pour rendre clair qu’ils ne prenaient plaisir particulier à remplir leur mission. Normaliser leur présence, au fond, essayer de se faire oublier. Eux et les soldats kah-tanais avaient dû recevoir des consignes très précises sur la façon dont devait être gérée la collaboration avec les autorités locales. Jusqu’à un certain stade, cette façon de faire fonctionnait et si chacun craignait à juste titre le pouvoir de l’Inquisition, personne n’éprouvait d’inquiétude à la vue de ses agents. Ils faisaient partie de cette nouvelle réalité post-révolutionnaire, pour beaucoup de civils il était préférable de voir un uniforme noir de l’Égide ou gris de la Garde Communale kah-tanais que les brassards des anciens kommunateranos.

La berline se gara sur un parking où se trouvaient déjà deux autres voitures, et Iris en sortit, sentant immédiatement une chape de moiteur s’abattre sur elle. Le soleil était à son zénith, et le goudron nu dégageait une chaleur abominable. Elle retira sa veste et chercha une zone d’ombre où elle aurait pu attendre qu’on vienne la chercher. Rien. Il n’y avait qu’elle, le parking et les voix des techniciens de l’aérodrome lui parvenaient en écho avec le ronronnement immense du treuil d’amarrage.

Parce que les kah-tanais venaient théoriquement lui remonter les bretelles, elle n’avait pas préparé de dispositif diplomatique d’ampleur pour les recevoir. Macos Cortés, commissaire aux affaires extérieures, serait bien là, ainsi qu’un groupe réduit de fonctionnaires et secrétaires particuliers, mais il n’y aurait pas de grandes effusions révolutionnaires, pas de mains serrées devant les caméras, pas de rencontre formelle entre les envoyés de la convention kah-tanaise et paltoteranes. Pis encore, les kah-tanais avaient poussés le vice jusqu’à ne pas informer leurs hôtes de la composition exacte de leur délégation. On avait un nombre d’individus, quelques informations sur des allergies alimentaires, mais pas de nom, d’identité, rien ne permettant d’identifier précisément les citoyennes et citoyens que l’Union avait jugés bon d’envoyer pour l’occasion.

« Iris ! Ma vieille ! »

Elle leva le nez en direction de la voix. Macos Cortés était un orateur habitué aux cercles philosophiques, et il avait comme qui dirait du coffre. Coincé dans un costard gris, il mâchonnait un cigarillo et avait légèrement desserré le nœud de sa cravate, sans doute pour mieux supporter la chaleur : son crâne chauve luisait de sueur. Il était accompagné d’une petite nuée d’hommes et femmes, très propres sur elles et eux, quoi que dans un genre assez systématiquement démodé. Des Acéphales, ils peuplaient largement les rangs des affaires extérieures. Arrivée devant Iris, Macos écarta les bras, comme pour la prendre dans ses bras. L’espace d’un instant, elle redouta cette perspective, et il dut s’en rendre compte, car il se contenta finalement de lui donner une unique tape fraternelle sur les épaules, acquiesçant.

« Quelle idée de venir en dirigeable. Ils auraient pu nous épargner cette tourbière et prendre un avion ! »

Cet aérodrome était l’un des rares de la région à pouvoir accueillir des dirigeables. Iris acquiesça.

« Ils aiment leurs effets de style. Tout est en ordre, là-dedans ?
– C’est sûr, ils les aiment. » Il attrapa son cigarillo et fit un geste dédaigneux de la main. « On a une petite invasion de nuisibles, comme t’as pu le voir, mais sinon tout est paré. Bon on a encore une dizaine de minutes avant qu’ils ne soient débarqués.
– Quel luxe. On va en profiter pour accorder nos violons. »

Elle lui fit signe d’avancer et ils traversèrent le parking. L’absence de protocole particulier, la nature égalitaire de la doctrine communaliste et les circonstances particulières ayant amené à l’existence et à la composition du gouvernement provisoire faisaient flotter un flou relatif sur la hiérarchie au sein du Comité Paloterran, Iris s’en moquait éperdument : le commissaire aux affaires extérieures était un bon élément, il lui obéissait et il gardait la grande majorité de ses extravagances pour le cercle privé. C’était de toute façon préférable, de la part d’un Acéphale. Ils passèrent les portes du terminal de l’aérodrome, débarquant dans un grand hall vide et frais. Macos fit émerger un large carré de tissus blanc d’une poche de sa veste, et s’essuya le crâne. Iris donna sa veste à l’un des acéphales du commissariat, parcourant les lieux du regard. C’était la première fois qu’elle y mettait les pieds et très manifestement on avait pas refait la décoration depuis la révolution : c’est-à-dire que tout était dans le style impérial, mais qu’on avait systématiquement brisé ou arraché les éléments de décoration rattachés à la monarchie. Depuis, des affiches du gouvernement provisoire avaient été accrochées ça et là, pour tenter de casser l’aspect gris et monotone des lieux.

Pour Iris, le caractère liminaire de ces non-lieux apparaissait de façon d’autant flagrante une fois qu’on les vidait de leurs occupants. Ces endroits ne représentaient rien, et ne permettaient pas de devenir quoi que ce soit d’autre qu’une figure anonyme. Paradoxalement, s’y trouver en petit comité aidait à y redonner une forme de sens, quoi que moins intrinsèque que contextuel. Elle se fit promettre d’organiser un réaménagement des espaces publics échappant encore à sa politique de l’esthétique. Elle lança un regard à Macos.

« D’ailleurs, Mauve est venu à ta conférence.
– Ah ! Qu’est-ce qu'elle en a pensée ?
– Elle ne comprend pas vraiment, mais les bases philosophiques de vos idées l’intéressent.
– Bien sûr qu’elle ne comprend pas. » Il souriait d’un air ironique. « Il n’y a rien de plus éloigné de nos principes que l’Égide. Tu penses que ces types sont capables de transgresser ? De vivre une expérience limite ? »

Il fit un geste de main dans la direction de trois plantons de l’inquisition, qui attendaient à proximité d’un escalier amenant aux étages administratifs. Ceux-là firent mine de ne rien remarquer. Iris sourit.

«  D'accord, ils travaillent dans la sécurité. Mais ça ne veut pas dire qu’ils ne sont pas capables de jouir. Vous avez bien des miliciens dans vos rangs.
– Bah, à peine quelques-uns. Et les nôtres incarnent quelque chose. Eux ils sont… Stériles. C’est une force d’eunuques, au fond. »

Iris ne chercha pas à débattre du caractère potentiellement eunuque de Mauve et de ses collègues. Elle n’avait jamais abordé la vie sexuelle de l’occupante avec elle et, contrairement à Macos, n’aurait jamais envisagée de le faire. Les Acéphales étaient un peu trop transgressifs pour elle.

« C’est une matérialiste. Ce n’est pas le cas de tout ses concitoyens.
– Je sais, heureusement d’ailleurs. Mais bon le Grand Kah persiste à nous envoyer ses fils et filles les plus chiantes.
– Espérons que leur délégation soit d’un autre genre. »

Il rit. Elle aussi, mais un peu jaune. Elle espérait sincèrement que les représentants kah-tanais seraient du genre "chiant", justement. Simples à appréhender, directs, du genre à lui dire précisément ce qui les dérangeait quand ça les dérangeait, plutôt qu’à faire des ronds de jambe terribles à des fins diplomatiques discutables. La base de son administration était justement qu’elle assumait pleinement sa nature collaboratrice, au moins dans les salons privés et les réunions restreinte. Il aurait été inutile de lui sortir un grand jeu diplomatique et psycho-stratégique.

Le souci, réalisa-t-elle, c’est que le Grand Kah ne pouvait pas être sûr de ses propres ambitions, et n’avait au fond aucun moyen de s’assurer que sa sincérité n’était pas feinte. Elle avait fait preuve d’un opportunisme remarquable durant la guerre, ils avaient sans doute une idée assez précise – et biaisée – de sa façon d’être et de faire. C’était regrettable, profondément regrettable.
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