
« Le réel, » tonna le spaker acéphale, « est soumis à la volonté des êtres. Le réel est une matière fluide, flexible, que nous avons l’occasion de transformer. Car toute révolution est un acte créature, artistique. Car toute révolution est une rébellion contre l’Œuvre ancienne, pour l’Œuvre nouvelle. Chaque révolutionnaire, le démiurge de son environnement ! »
Iris écoutait, mais d’une oreille. Cela faisait peut-être trois heures qu’elle souffrait d’un mal de crâne terrible. Elle connaissait les symptômes, savait qu’ils étaient la conséquence directe de la situation dans laquelle elle se trouvait. Devoir rendre des comptes au Grand Kah. Tout juste ce qu’elle voulait éviter.
Sur scène, le grand homme chauve frappa ses mains l’une contre l’autre et commença à scander ce qui devait passer chez lui pour un poème. Assurément, ce petit meeting n’arrangeait pas son état, mais Iris savait qu’elle n’aurait pas pu s’y soustraire. Pourtant tout ici était très dans les normes de ce qu’elle avait appris à apprécier : très élégant, très codé. On avait invité l’ensemble des cadres du nouveau régime à l’ancien Opéra Impérial de Nekompromisa, la vieille garde ayant tenu bon face à la révolution et à la guerre, et la jeune, tout juste sortie de l’obscurité. Les grands gradins rouges et or du théâtre étaient tagués, couverts de bannières révolutionnaires, certaines loges servaient de lieu de stockage où s’entassaient des caisses, des toiles couvertes de draps, des râteliers d’armes. Les Acéphales n’auraient pas voulu d’un endroit différent. Tout, ici, était marqué par les cicatrices de l'Histoire régionale. Mais dans un espace clos, contrôlé et – plus important encore – élégant. La loge d’Iris avait été celle du roi, à l'époque où il y en avait un. On aurait pu y voir une forme d’attaque contre la révolution, aussi avait-elle pris garde à n’accepter ce placement qu’à demi-mot, et à faire mine de ne pas tant l’apprécier que ça. Naturellement, l’élégance et le confort des lieux lui plaisaient, ils évoquaient une époque où ses problèmes étaient moins existentiels. Des problèmes de petite bourgeoise cultivée, capable d’apprécier sans recul le charme discret du luxe.
Et maintenant ?
Maintenant elle était invitée à subir les spéculations crépusculaires des nouveaux prophètes de l’art politique. L’avant-garde, c’est ce qu’ils prétendaient être. Elle avait été de toutes les avant-gardes, en son temps. Artistique, politique, révolutionnaire. Maintenant elle était le centre, le point focal et la pierre angulaire. Ce qui signifiait aussi qu’on la doublait de chaque côté, et qu’elle finirait dépassée.
« Et tout ça, ils le pensent ? »
Iris tourna la tête vers Mauve. La kah-tanaise était installée sur le fauteuil voisin, et s’était penchée vers elle, les sourcils légèrement froncés. Si elle était en poste dans la région depuis son invasion par le Grand Kah, elle n’avait jamais pleinement assimilé ses spécificités culturelles. Elle les comprenait sur le plan théorique, étudiait leurs implications avec toute la diligence attendue d’une enquêtrice de l’Égide, mais son monde n’était tout simplement pas artistique. Mauve était une créature plutôt logique, très éloignée des considérations esthétiques de la nouvelle élite révolutionnaire.
Iris fronça les sourcils. Son sang battait derrière ses tempes, comme un étau serré sur sa conscience.
« Pardon ?
– Macos. L’Acéphale. Ce qu’il raconte. » Elle se redressa sur son siège. « C’est une performance, non ?
– C’est politique. Pour eux c’est la même chose. » Iris se força à sourire.
Elle et Mauve avaient une relation d’entente. Sans être de l’amitié ou même du respect sincère, elles s’étaient tacitement accordée à ne pas rendre la cohabitation inutilement désagréable. L’inquisitrice s’était invitée à cet évènement, mais ça n’avait pas dérangé Iris. Elle secoua la tête.
« Pardon, je n’écoute pas vraiment ce qu’il raconte. Ils m’ont invité et je suis uniquement venue parce que c’est important pour eux. Pour la coalition.
– Donc tu n’y crois pas vraiment. Pardon citoyenne, mais comme j’ai lu tes notes, je sais ce que tu penses ; Tes idées sont proches de ce qu'il raconte. »
Iris ne releva pas la remarque. Elle savait que l’Égide surveillait tout son gouvernement ; Elle-même n’était jamais plus qu’une prisonnière en probation, du point de vue de l’Union. L’idée d’être associée aux délires des acéphales lui déplut, et elle jugea utile de détromper Mauve.
« Pas du tout. Nous voulons créer un homme révolutionnaire nouveau, établir de nouvelles normes. Vous autres les kah-tanais devez comprendre.
– Pas les Acéphales ?
– Ils veulent détruire les normes », dit-elle très vite, accompagnant la parole d’un geste de main en direction de la scène. « C’est encore autre chose. »
Elle se tut. Mauve fixait désormais l'homme, qui s’exprimait toujours avec autan d'intensité. Derrière lui, des grandes draperies mauves et blanches s’agitaient et des danseurs finissaient ce qui s’apparentait à une forme d’effeuillage intégrant des imageries gores. Si chaque meeting était un spectacle, les Acéphales avaient poussé la mise en scène dans ses retranchements contemporains.
L'homme frappa ses mains l'une contre l'autre.
« … Comprenez ceci : la révolution n’est pas une suite de gestes mécaniques, un empilement de lois et de décisions technocratiques. La révolution est une danse, une explosion d’idées, une œuvre vivante qui doit transcender la simple matière pour atteindre l’âme même de nos existences. Si nous voulons bâtir un avenir qui ne soit pas une pâle copie du passé, alors il faut briser les cadres, déconstruire les carcans et, surtout, libérer l’Être.
Nous ne sommes pas ici pour gérer l’héritage d’un monde mort, mais pour créer. Créer, créer, créer, créer. Créer des espaces où l’art et l’expression deviennent des armes, où les mots et les images remplacent les murs et les convictions. Il ne s’agit pas seulement de redistribuer les richesses, mais de redéfinir ce qui a de la valeur. Un poème peut-il nourrir l’esprit autant qu’un pain nourrit le corps ? Nous pensons que oui. Une fresque peut-elle rassembler les cœurs autant qu’un traité de paix ? Nous en sommes certains.
Ne nous contentons pas de réformer les ruines : transformons-les en cathédrales de lumière, où chaque pierre témoigne de notre foi révolutionnaire ! Cette révolution ne doit pas simplement être vécue, elle doit être ressentie, vue, entendue ! Elle doit devenir une œuvre collective, où chaque citoyen est à la fois architecte et spectateur d’un monde nouveau ! Ensemble, faisons de cette transition non pas une gestion pragmatique, mais une épopée ! »
Mauve croisa les bras. Sa conclusion fut sans appel.
« De doux rêveurs. »
Puis on sonna l'heure de l'entracte et la kah-tanaise se leva pour se diriger vers le bord de la loge. Bras croisés sur la balustrade, elle observa la petite bande d’agents de surface qui débarqua soudain sur scène pour nettoyer les épaisses nappes rouges que les danseurs et danseuses avaient laissées dans leur sillage. L'inquisitrice fronça les sourcils, comme si elle venait de réaliser que les effets gores qu’elle observait depuis une heure n’étaient pas tant des effets que d’authentiques actes masochistes. Elle baissa les yeux vers les rangées de fauteuil, observant plutôt les réactions du public. Une masse compact et bigarrées, dont l'immense majorité se dirigeait vers les sorties du théâtres. Moins pour fuir les lieux que pour se rendre dans le hall, où il était attendu qu'on tienne des discussions politiques et établisse des avis esthétiques.
La raison pour laquelle Mauve s’était invité, Iris le savait, avait sans doute moins à voir avec son désir de comprendre les différentes factions du gouvernement paltoterran qu’à l’évènement qui lui avait provoqué cet infâme mal de tête et qui, elle n’en doutait pas, lui en provoquerait bien d’autres. Elle éprouva une forme malsaine de satisfaction en constatant du dégoût de la kah-tanaise, puis se tempéra : l’Inquisitrice était certes la voix de ses maîtres, elle n’en restait pas moins son contact privilégié au sein de l’administration d’occupation. Elle avait besoin de son approbation.
La haute commissaire croisa les jambes et pencha la tête sur le côté.
« Pourquoi cette rencontre ne pouvait pas être gérée par l’ambassade ? Ou par tes services ?
– C’est du vrai sang, n’est-ce pas ? »
Elle se retourna vers Iris et croisa les bras. La haute commissaire soutint son regard quelques instants, puis sourit.
« Je ne sais honnêtement pas. Ils appellent ça du théâtre de la cruauté, si ça t’intéresse tu peux leur demander...
– Cette rencontre doit être gérée par la diplomatie confédérale », rétorqua-t-elle brusquement, « parce qu’il est un peu trop tard pour que les services de la Paix et Réconciliation s’en chargent, et parce que ce qu’on te reproche est un peu trop sensible pour être géré par un fonctionnaire de second plan.
– Ah. Je n’aurais pas pensé que le citoyen-ambassadeur soit...
– Le pays grouille de nos agents. Tu sais que c’est un faire-valoir. »
Iris fit la moue. Oui, elle le savait pertinemment. Elle porta une main à son crâne et pivota vers l’entrée de la loge. Deux membres de l’escadron se trouvaient là, bien droit dans leurs uniformes près du corps, bleus et rouges, un peu vieillot. On aurait dit deux spectres ressurgit d’une vieille photo militaire. Ses miliciens. Ils étaient partout dans l’appareil politique et sécuritaire du pays, mais n’étaient pas tout à fait l’armée. Et elle savait d’expérience qu’au moins un des deux gardes était à la solde de Mauve et de son inquisition. Tout le monde, ici, infiltrait tout le monde. Et pour chaque nouvelle milice, chaque nouvelle excroissance de l’appareil sécuritaire créé pour contrer les autres, tout le monde en établissait autant d’organisations parallèles.
Être infiltré par l’Égide ne la dérangeait pas plus que ça. Au fond, Iris assumait d’être leur outil : ces gens l’utilisaient, mais elle et eux étaient du même camp. Elle fit signe aux miliciens.
« Camarades, un verre d’eau, et un antalgique. »
Puis, se rappelant qu’elle était chez les Acéphales et lisant dans le regard des deux hommes la question qu’ils se préparaient à formuler :
« Pour mon mal de crâne, pas question de m’envoyer en l’air. »
Ils acquiescèrent et quittèrent les lieux. Quand elle pivota vers Mauve, Iris vu qu’elle la considérait avec attention. Son regard trahissait quelque chose qui, cette fois, n'était pas de l'ordre impersonnel de la politique. Elle leva les mains.
« Rien de grave. »
Mauve acquiesça et passa immédiatement à la suite.
« Tu as un angle d’attaque ?
– C’est marrant que tu utilises ce terme.
– Citoyenne, écoute-moi bien. Si la Confédération s’en mêle directement, si je ne suis pas celle qui fait passer le message, c’est parce qu’ils ne viennent pas t’engueuler ou mettre un terme à votre initiative. Tes gars ont bien servi durant la guerre. Ils peuvent continuer d’être utiles. Ce qui hérisse le Comité c’est que tu fasses former plus de soixante mille soldats sous couverts d’établir de nouvelles milices. »
Un moment de flottement. Iris haussa un sourcil. Elle était bien décidée à rester imperturbable.
« Ce sont des milices.
– Même dans une interprétation très généreuse de la situation, le Paltoterra Oriental vient d’ignorer les accords de paix. Est-il utile de te dire que c'est grave ? »
Un moment de flottement. Iris la fixa. La vérité c’est qu’elle n’avait pas pu empêcher la formation de ces milices. C’était l’esprit du temps, du pays et de la nécessité. Le mieux qu’elle pouvait faire c’était les garder sous son contrôle, ordonner le chaos, s’arranger pour que ces mobilisations spontanées ne soient pas un problème. Mais pouvait-elle le dire aux kah-anais ? Pouvait-elle leur dire sans qu’ils lui retirent son pouvoir, la juge incapable de tenir sous contrôle un pays dont on redoutait les bouillonnements ?
Elle sourit tranquillement à Mauve. Dans le doute elle préférait s’approprier la situation. Tout répondait à un plan, elle savait ce qu’elle faisait.
Le regard pesant de l’Inquisitrice semblait indiquer qu’elle n’était pas de cet avis. Iris décroisa les jambes.
« Mon angle d’attaque est que le Paltoterra Oriental veut être utile à l’Union.
– Ils te diront que votre rôle est économique.
– Ce sont ces milices qui tiennent le pays, qui le tiennent pour vous. Non mieux, ce sont ces milices qui permettent à ce pays de se reconstruire sans être perturbé, de devenir une authentique république sœur. »
Mauve secoua la tête.
« Ils pourraient envoyer une plus grosse garnison pour tenir les communes, s’il y a un danger avéré. Et mes services n’ont pas indiqué l’existence d’un tel problème.
– Ces milices se sont rangées de votre côté dès le début de la guerre.
– Par opportunisme, et par réalisme.
– Je ne suis pas une traîtresse.
– Tu es une survivante, mais ça il faudra les en convaincre. »
Iris s’apprêtait à répondre mais la porte de la loge fut ouverte, les deux miliciens étaient de retour. L’un se rangea derrière la porte, l’autre l’approcha. Il portait un plateau d’argent sur lequel reposait un verre élégant et un comprimé, dans une coupelle dorée. Iris l’avala, le fit passer en vidant le verre d’eau puis remercia le milicien d’un signe de tête. Il fit claquer ses talons puis se dirigea vers la sortie, afin de restituer le plateau. Quand elle se retourna vers Mauve, Iris pu constater qu’elle s’était approchée d’elle, se trouvant maintenant juste en face de son siège.
« Je fais de mon mieux pour défendre ton gouvernement provisoire aux yeux de l’Union. Ils ne sont pas… Convaincus de ce que vous faites. Méfiants. Le terme c’est méfiants. Vous les effrayez.
– Je sais.
– Je suis de ton côté, citoyenne. Parce que si la Convention obtient ce qu’elle veut, le Paltoterra Orienta ne deviendra jamais un élément utile de la révolution. Il reste encore une chance de l’éviter. Votre révolution est jeune, tu comprends ?
– Mais il me faut un plan d’attaque.
– Ce qu’il faut... Ce qu'il faut, c'est.. »
Mauve haussa les épaules et se réinstalla dans son siège, très droite.
« Tes prédécesseurs ont tué l’homme qui m’a fait entrer dans l’Égide. Tu le savais ?
– Meliorus ?
– Tu as intérêt à convaincre la convention, c’est tout ce que j’ai à te dire. »
Elle lui posa une main sur l'épaule, dans un geste moins amical que maternaliste. Iris secoue la tête. La vérité c'est qu'elle ne savait pas tout à fait quoi dire aux kah-tanais.