Un à un, les écrans s'allument dans le salon virtuel de la vidéo-conférence. Derrière les barres pixelisées des écrans, les représentants des pays invités à la réunion voient leur visage s'afficher, un peu déformé par les ondes, devant leurs drapeaux et insignes respectifs. La connexion devrait être bonne, et suffisamment sécurisée pour que l'échange se déroule sans risquer d'être espionné par une puissance adverse, mal intentionnée. Jamal al-Dîn al-Afaghani, ministre des Affaires étrangères, représente l'Azur à cette réunion déclenchée dans l'urgence. Il s'apprête à prendre la parole. Plus que jamais, il a conscience de jouer un épisode essentiel de sa carrière.
« Mesdames, Messieurs, Excellences, chers et estimés collègues,
Que la Paix de Dieu soit sur vous, et sa miséricorde, et sa bénédiction.
C'est un grand honneur pour moi de m'adresser à vous tous et toutes, chers représentants du Tamurt N'Althaj, de la République Heureuse et Socialiste d'Abou-Yamen, d'Ustyae Cliar Sochacia, de l'Île Démocratique d'Anna, et de la République de Banairah. C'est aussi la première fois, il me semble, que nos Etats sont réunis autour de la même table de discussions.
Pourquoi une telle réunion ? Nul ici n'ignore que de grandes différences nous séparent ; elles sont d'ordre culturel, religieux, géographique, idéologique. Il ne s'agit pas de les nier ; elles font partie de notre richesse, et représentent une donnée incontournable. Cependant, il est une chose qui nous rassemble tous et toutes ; c'est notre appartenance à l'Afarée, à notre continent commun.
L'Afarée est sans nul doute le plus étendu des continents de la Terre. Elle est la patrie de l'Humanité, qui y est apparu. Elle est le berceau de civilisations grandioses, et renferme d'inestimables trésors de culture, de science et d'humanité. Nos nations ont toutes été construites sur le terreau fertile de ce continent arpenté par les caravanes, les explorateurs, les pèlerins et les guerriers. Nos nations ont toutes, hélas, été un jour subjuguées par des puissances adverses, venues d'au-delà des mers.
La colonisation, ce fléau du vingtième siècle de notre ère, a durement et durablement impacté la mémoire collective de nos peuples. Elle s'est traduite par l'exploitation, l'expropriation, l'oppression, la domination et l'humiliation des peuples afaréens par des puissances impérialistes étrangères, qui ont reconfiguré la carte du continent à leur guise, pour leur seul profit. Heureusement, cette catastrophe n'a été que passagère, car presque partout, en tous cas dans tous nos pays, les peuples en lutte ont su obtenir leur liberté et leur indépendance, ou la conserver, s'ils ne l'ont jamais perdue. Ainsi, l'Althaj, Banairah, Abou-Yamen, l'UC Sochacia, Anna et l'Azur sont aujourd'hui des nations libres.
Nous avons une histoire en héritage, et un continent en commun. Voilà un constat factuel. Ce constat doit nous amener à une réflexion d'un plus haut degré sur la nature de nos Etats et notre responsabilité collective face à nos peuples. L'Azur, qui s'est émancipé de la dictature en 1978, et qui suit depuis la voie de Dieu, est particulièrement attentif à ce que l'Afarée puisse se développer toute entière, sans laisser aucun de ses enfants de côté. D'après nous, une solidarité naturelle existe entre tous les Afaréens.
C'est cette solidarité afaréenne qui nous a poussé à nous inquiéter, à la fin de l'année 2014, de la reprise des combats au Gondo. Le Gondo est un petit Etat de l'Afarée sud-occidentale ; c'est un pays désolé, abîmé par des décennies de guerres diverses, et, depuis les années 2000, par une guerre civile violente qui oppose le régime présidentiel, incarné par le Président Flavier-Bolwou de la République Libre et Démocratique du Gondo, à une série de groupes armés d'opposition. Ces groupes sont le G.A.L.K., qui a aujourd'hui disparu ; le M.L.L., qui défend l'ethnie likra dans l'est du pays ; et l'A.D., ou "Armée Démocratique", qui représente la plus puissante faction rebelle à ce jour, menée par le général Sangaré.
L'ensemble des camps s'était réuni à Icemlet, capitale de l'Althaj représenté ici autour de cette table aujourd'hui, pour discuter et adopter un protocole de paix. Ces "Accords d'Icemlet" prévoyaient l'instauration d'un cessez-le-feu et la mise en route d'un processus de paix par la négociation. Ils auraient apporté une paix pérenne au Gondo s'ils n'avaient pas été rompus à peine quelques semaines après leur signature. Depuis, les combats ont repris, et c'est une catastrophe pour l'Afarée toute entière. En effet, la guerre est un désastre pour les populations civiles. Les morts se comptent en milliers, et les réfugiés en centaines de milliers ; l'économie nationale est en lambeau ; la situation humanitaire est inquiétante. Globalement, le risque de déstabilisation est très élevé. Par solidarité envers les Gondolais, cette situation est inacceptable. Par pure défense de nos intérêts personnels, cette situation est inquiétante, car ce qui impacte aujourd'hui le Gondo aura à coup sûr des répercussions dans toute l'Afarée demain.
Je vous prie, Excellence, de bien entendre mes paroles. Oui, ce qui arrive aujourd'hui au Gondo est ce qui menace l'ensemble de l'Afarée demain, et nos pays y compris. La situation au Gondo n'est pas un cas endémique d'un pays failli. C'est le théâtre d'un affrontement politique et idéologique radical. D'une part, le camp présidentiel, régime qui utilise les armes contre son propre peuple, et qui est appuyé par des puissances étrangères, notamment par la République Impériale de Clovanie. Oui, il y a au Gondo des soldats, et même toute une base militaire clovanienne. Des Eurysiens, venus d'au-delà des mers, profiter des avantages d'une alliance avec le pouvoir de Sainte-Loublance pour tirer parti des riches ressources minières du Gondo. Si cela vous rappelle une situation coloniale, ce n'est sans doute pas un hasard.
Le régime présidentiel a aussi le soutien de la Fédération Centrale d'Antegrad. Cet Etat afaréen, avec qui nous avions établi des contacts, promettait de tout faire pour que soient rétablis les accords d'Icemlet, et un cessez-le-feu au Gondo ; quelques jours plus tard, il a engagé des troupes au sol dans la guerre civile aux côtés des forces gouvernementales. Pour l'Azur, l'Antegrad est donc en flagrant délit de mensonge et d'ingérence au Gondo ; ainsi, l'Antegrad ne mérite pas sa place dans nos discussions.
Enfin, il se trouve que l'Ouwanlinda, également un Etat d'Afarée, vient de s'engager dans la guerre au Gondo. Son président, l'Amiral Olinga, a déclaré la guerre au Président Flavier-Bolwou. Dans quel but ? Nous l'ignorons. Vise-t-il à appuyer les forces rebelles ? Nous n'en sommes pas sûrs. Dans tous les cas, nous considérons que cette escalade des tensions et de la violence est une très mauvaise nouvelle pour la population civile gondolaise, pour les accords d'Icemlet et pour la paix. Nous considérons que tous ces actes de guerre sont une offense à nos intérêts, aux intérêts de l'Afarée.
Face à ce tableau complexe et désolant, que faire, donc, Excellences ?
L'Azur ne perd pas espoir. Au contraire, c'est justement parce que la situation nous semble désespérée qu'il est de notre devoir d'agir. Agir pour quoi ? Pour la paix, telle qu'elle a été déjà définie - non pas par nous, mais par les belligérants eux-mêmes : la paix selon les termes des Accords d'Icemlet. Ces accords doivent être, selon nous, la boussole, l'objectif que nous devons rechercher. Nous pensons que nous devons y parvenir en rejetant les ingérences, les hypothèses de se mêler des affaires intérieures gondolaises, et en remettant la solution à tous les problèmes dans les mains de processus pacifiques appuyés sur la société civile du Gondo et la démocratie.
Excellences, l'Azur est certain que l'ensemble de nos pays additionnés pèse d'un poids considérable. Nous représentons rien de moins que l'Afarée libérée de ses chaînes et désireuse de construire elle-même son avenir. Après avoir dressé un état des lieux factuel, je viens vers vous pour que nous puissions définir un mode d'action coordonné commun. Nous devons agir, et concrètement, pour que les belligérants reviennent à la table des négociations.
Voici quelques mesures que nous proposons de mettre en oeuvre. Qu'en pensez-vous ? »