[RP] Le Consulat d'Azur à Gurapest
Posté le : 03 jan. 2025 à 15:02:27
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1 - Arrivée
S'ils se drapent dans leurs amples vêtements ce n'est pas pour se cacher du sable et du souffle asséchant du désert. Port-Ponant regarde la mer, triste et fixe, et son air mouillé n'a rien de semblable au chaud de l'Azur. Les forêts noires, hautes de conifères embrumés, chassent d'un mugissement de vent une nuée de corbeaux - ou de mouettes, créature bâtarde, mi-chasseuse, mi-pêcheuse, de ces rivages pâles.
Ils relèvent la tête et patientent. La lenteur des douanes et des vérifications est le préalable ampoulé à toute remise officielle d'ambassade. La capitainerie effectue sa procédure avec une minutie lente et murmurée ; les chefs de l'équipage, par le truchement d'improbables interprètes, présentent aux douaniers en uniforme leurs documents officiels et leurs lettres de créance.
Le jeune homme plisse les yeux pour mieux distinguer les figures de passants. Enfants sur leur barque, hommes chargeant de vieux camions, femmes portant des fagots de bois ou des sacs de pomme de terre. Ils dévisagent, depuis leur terre ferme ponantaise, la délégation azuréenne qui attend dans les embruns l'autorisation de se rendre à Gurapest.
Il fait quelques pas, se rapproche. Les figures blêmes soudain s'éloignent, comme des fantômes, des elfes de forêt. Le grillage qui sépare le port de la ville est certes en mauvais état, et il pourrait facilement s'en affranchir - son corps énergique en a les moyens. Néanmoins, dans nul autre pays le peuple manifeste ainsi autant de crainte, de superstition, de curiosité mêlée d'interdits.
— Ils devraient nous laisser passer, déclare Ogodeyi. Nous allons bientôt pouvoir prendre la route.
Le chef de l'équipée azuréenne à Port-Levant se veut rassurant. Les plis de ses rides font un sourire de vieux magicien ; sa barbe, qui se prolonge sous son grand manteau, pourrait être celle d'un sorcier. Le vieux professeur de langues slaves, nommé ambassadeur du Calife dans ce pays invraisemblable, affecte la décontraction et la bonne humeur. Mais les griffonnements de la pluie viennent tapoter contre la jetée ; bientôt les gouttes se multiplient, et l'averse disperse les groupes, les poussant sous les préaux et les abords de toit ruisselants d'eau chantante.
Ils ont disparu. Les Blêmes se sont évaporés, dissolus, se cachent à nouveau, et la rue qui longe le grillage du port est déserte. Cette eau qui tombe fait presque comme une musique autour de la mer grise et de la forêt silencieuse. Certains pourraient prendre peur. Certains y verraient le pays des Djinns blancs, devant lequel même les armées du Prophète n'ont pas souhaité s'aventurer. Ce n'est pourtant qu'un petit pays un peu autarcique, la Pal Ponantaise, l'un des quelques reliquats du grand empire des Slaves orientaux - si n'était ce lugubre air de malédiction.
Mais Amr ibn Samt se contente de patienter. Croisant les bras sous sa veste, son foulard sahréen sur la tête, dissimulant son visage, il attend, et puise dans un coin insoupçonné de son âme les atomes de confiance qui lui permettront de mener à bien sa mission en Pal Ponantaise. Car dans ce bout du monde maudit, où le silence prévaut sur tout, même sur les rumeurs de la nuit, il a une mission à accomplir - pour le Calife. Alors il se tait et patiente - pays du silence, cela tombe bien pour celui qui est son fils ; en arabe, silence se dit samt.
S'ils se drapent dans leurs amples vêtements ce n'est pas pour se cacher du sable et du souffle asséchant du désert. Port-Ponant regarde la mer, triste et fixe, et son air mouillé n'a rien de semblable au chaud de l'Azur. Les forêts noires, hautes de conifères embrumés, chassent d'un mugissement de vent une nuée de corbeaux - ou de mouettes, créature bâtarde, mi-chasseuse, mi-pêcheuse, de ces rivages pâles.
Ils relèvent la tête et patientent. La lenteur des douanes et des vérifications est le préalable ampoulé à toute remise officielle d'ambassade. La capitainerie effectue sa procédure avec une minutie lente et murmurée ; les chefs de l'équipage, par le truchement d'improbables interprètes, présentent aux douaniers en uniforme leurs documents officiels et leurs lettres de créance.
Le jeune homme plisse les yeux pour mieux distinguer les figures de passants. Enfants sur leur barque, hommes chargeant de vieux camions, femmes portant des fagots de bois ou des sacs de pomme de terre. Ils dévisagent, depuis leur terre ferme ponantaise, la délégation azuréenne qui attend dans les embruns l'autorisation de se rendre à Gurapest.
Il fait quelques pas, se rapproche. Les figures blêmes soudain s'éloignent, comme des fantômes, des elfes de forêt. Le grillage qui sépare le port de la ville est certes en mauvais état, et il pourrait facilement s'en affranchir - son corps énergique en a les moyens. Néanmoins, dans nul autre pays le peuple manifeste ainsi autant de crainte, de superstition, de curiosité mêlée d'interdits.
— Ils devraient nous laisser passer, déclare Ogodeyi. Nous allons bientôt pouvoir prendre la route.
Le chef de l'équipée azuréenne à Port-Levant se veut rassurant. Les plis de ses rides font un sourire de vieux magicien ; sa barbe, qui se prolonge sous son grand manteau, pourrait être celle d'un sorcier. Le vieux professeur de langues slaves, nommé ambassadeur du Calife dans ce pays invraisemblable, affecte la décontraction et la bonne humeur. Mais les griffonnements de la pluie viennent tapoter contre la jetée ; bientôt les gouttes se multiplient, et l'averse disperse les groupes, les poussant sous les préaux et les abords de toit ruisselants d'eau chantante.
Ils ont disparu. Les Blêmes se sont évaporés, dissolus, se cachent à nouveau, et la rue qui longe le grillage du port est déserte. Cette eau qui tombe fait presque comme une musique autour de la mer grise et de la forêt silencieuse. Certains pourraient prendre peur. Certains y verraient le pays des Djinns blancs, devant lequel même les armées du Prophète n'ont pas souhaité s'aventurer. Ce n'est pourtant qu'un petit pays un peu autarcique, la Pal Ponantaise, l'un des quelques reliquats du grand empire des Slaves orientaux - si n'était ce lugubre air de malédiction.
Mais Amr ibn Samt se contente de patienter. Croisant les bras sous sa veste, son foulard sahréen sur la tête, dissimulant son visage, il attend, et puise dans un coin insoupçonné de son âme les atomes de confiance qui lui permettront de mener à bien sa mission en Pal Ponantaise. Car dans ce bout du monde maudit, où le silence prévaut sur tout, même sur les rumeurs de la nuit, il a une mission à accomplir - pour le Calife. Alors il se tait et patiente - pays du silence, cela tombe bien pour celui qui est son fils ; en arabe, silence se dit samt.
Posté le : 03 jan. 2025 à 15:04:29
2260
Les hussards royaux sont sous les ordres directs des Vol Drek, la Couronne de Polkême. Dans les faits, les missions à la Guerre et à la Sécurité intérieure ont également leur mot à dire. Dans les antichambres frissonnantes du gouvernement polk, quelqu'un quelque part a passé des ordres.
Ils sont là depuis le premier jour, de l’autre côté de la rue, face au consulat. Ils ne souhaitent pas entrer, si on leur propose de venir se réchauffer, de boire quelque chose, ils refusent poliment. Lorsqu’on leur demande ce qu’ils font ici, ils sourient et répondent avec douceur : « maintien de l’ordre, nous nous assurons que le quartier reste calme. »
Cela n’a pas l’air de beaucoup plaire aux Blêmes. La présence de soldats polk détonne à Gurapest, alors qu’ils sont omniprésents à Port Ponant. La capitale de la Pal ponantaise n’est pas réputée pour son hospitalité envers les étrangers.
- La Polkême vous envoie un message, analyse Apostol Pop. « Ils ont sûrement mal pris que vous contactiez la Pal avant eux. Ils perçoivent votre présence comme une tentative d’ingérence. » sourire entendu.
D’autres fonctionnaires blêmes se montrent plus sévère.
- C’est de la provocation, confie en grommelant l’un d'eux, de l’intimidation. On ne voit jamais ces bâtards à Gurapest en temps normal, ils restent bien cachés dans leur caserne et là une patrouille de quatre en permanence ? C’est du foutage de gueule, ça va mal finir. En tout cas c'est ce qu'ils doivent espérer pour nous le foutre sur le dos.
Le Blême hoche la tête d'un air contrarié.
- Si ça foire avec vous, ça dissuadera les autres pays de tenter l'expérience. Soyez prudents, ils adorent pousser à la faute.
De fait, même sans rien faire, la présence des hussards a quelques effets concrets. La rue se vide, les Blêmes préfèrent faire un détour que de croiser le chemin des soldats. Gurapest si froufroutantes de tissus noirs, semblent dépeuplée dans le quartier.
La nuit, un brasero allumé tient chaud à la relève. Les soldats se relaient toutes les six heures. Ils sont là le soir, la nuit, à l’aube. Ils déjeunent de rations à midi, boivent le thé à dix-huit heure. Ils ne font rien. Ils sont juste là. Et leur présence se suffit à elle-même.
Posté le : 04 jan. 2025 à 17:36:33
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— Ce pays ne tourne pas rond.
Assombrie par une chape de nuages bas qui faisait comme un épais manteau d'ombre sur elle, Gurapest se déployait derrière la vitre, noire, brune, grise, cuivrée, dorée, empreinte d'odeurs arbustives. Un profond fumet de feu de bois flottait dans l'air, s'accrochait aux vêtements, noircissait les recoins des pierres ; dans ce pays, ce qu'on n'appelait pas encore biomasse formait l'approvisionnement énergétique principal : stères de feuillus et charbon de résineux.
Rashid restait là, perdant ses yeux vers les toits de la capitale ponantaise, à la fenêtre du bureau. Amr fumait un tabac local, à la pipe. Le consul Ogodeyi feuilletait nonchalamment un rapport au coin du feu. Le tourne-disque qu'ils avaient apporté avec eux diffusait le timbre ténu d'une chanson du pays, marquée de percussions et d'allitérations lointaines.
— Apostol Pop avait vu juste, se désespéra Rashid, cédant à une soudaine mélancolie fataliste. Notre présence ici est vaine.
— Détendez-vous, Harouni. Installez-vous près du feu, vos idées noires vous passeront.
Rashid Harouni tourna vers son patron un regard défait. Il s'était engagé pour servir l'Azur, pas pour se morfondre sur les rives de la mer Blême. Dehors, les hussards polks ne se cachaient même plus. Ils montaient la garde devant la maison, qui accueillait le premier consulat azuréen de la région. Surveillant allées et venues, ils effrayaient les passants comme les occupants des lieux ; Ogodeyi et ses hommes devaient faire preuve d'une discrétion, d'une patience et d'une prudence de chats.
— Demandez à Ibn Samt de vous raconter son escapade, ça fera passer le temps.
— Je n'ai pas le droit d'évoquer ma mission sans autorisation, répondit le fumeur à la pipe sans effort.
Amr tira une nouvelle bouffée. Le goût étrange et tourbé du tabac polponantais était difficile à définir. Rashid, lui, s'enferma dans la déprime.
Depuis plusieurs semaines, la délégation azuréenne en Pal Ponantaise était confinée dans son petit consulat de Gurapest. Envoyée par le Khalife, détentrice d'ordres mystérieux dont elle ne saisissait pas le sens, elle avait été fraîchement accueillie. Si Apostol Pop, le chef des parlementaires indépendantistes, s'était montré aussi chaleureux et attentif qu'un Blême peut l'être, le gouvernement central de Polkême, dont la Pal n'était qu'une autonomie, avait manifesté sa mauvaise humeur. Les hussards représentaient sa main lourde et irascible jusqu'au centre de la pauvre province steppique.
Amr ibn Samt accueillait le confinement actuel avec stoïcisme. Le régime polk était susceptible, mais la vigilance de ses cavaliers slaves n'était pas infaillible. Il revenait à peine d'une excursion dans l'arrière-pays, profitant de la nuit et de l'aide de Pals locaux pour visiter les lieux, dresser un état de la situation et faire son rapport à Ogodeyi et au Bureau des Enquêtes.
Déguisé en simple visiteur, muni d'un faux passeport loduarien, il avait trouvé un cheval. Jan, un jeune gurapestois, palefrenier dans une écurie du quartier, avait proposé de lui montrer les hauteurs de la ville contre de la petite monnaie. Sous couvert de tourisme, les hussards vodkaïsés n'y avaient vu que du feu. Ils s'étaient élancés hors des faubourgs, parvenant au sommet des collines herbeuses qui, luisantes de lumière dans le couchant, ressemblaient à des dunes.
— Saryzyn, vraiment ? s'étonna Ogodeyi, tombant sur un passage surprenant de sa lecture.
Amr se redressa. L'ambassadeur lisait son rapport de mission. Bien que le petit groupe partageait un même logement, et vivait côte à côte depuis déjà plusieurs semaines, l'agent n'aimait pas qu'on mentionne le contenu du texte à haute voix.
— Une ancienne tour musulmane, c'est bien ça ?
Le vieil Azuréen lorgna au-dessus de ses verres de lunettes. Ibn Samt acquiesça.
Saryzyn était le nom d'une localité perdue à des kilomètres de Gurapest, que le temps avait recouverte d'herbes et de moutons en pâturage. Les bergers rassemblaient leurs bêtes pour la nuit quand Amr était parvenu à hauteur des ruines informes de ce qui aurait autant pu être un château qu'un abri de pasteur. Les maisons alentours, indolemment éparpillées, se couvraient des dernières couleurs du jour en fumant par leurs cheminées.
— On dit que c'est là que se trouvaient des marchands arabes, avait déclaré le jeune Jan en faisant trotter sa monture vers les décombres mangés de végétation. C'était y a longtemps, vers le Moyen-Âge. Y a eu des recherches y a quelques années ici. Apparemment c'était tout un entrepôt, avec des maisons, et une grande tour de prière. Les Arabes fréquentaient la région avant la conquête polk. Ils faisaient affaire avec les Tatars. Et puis tout ça s'est effondré.
Le jeune Pal guida Amr autour des modestes résidus de murs grignotés par le vent et l'avancée de la steppe.
— De là est resté le nom de "Tour aux Sarrasins". Puis juste "Saryzyn". Vers la période vodale, il y a ensuite eu une ferme ici. Et maintenant, des pierres.
Jan se tut. Amr scruta l'emplacement, au sommet d'une pente naturelle qui donnait doucement vers la vallée du Pietr, quelques lieues plus bas. Les maisons dispersées dans la steppe, à ce niveau, se trouvaient non loin de la route qui reliait à l'époque les profondeurs barbares de l'Eurysie orientale à l'isthme de Leucytalée, et qu'empruntaient les marchandises de toute sorte.
Ogodeyi referma le rapport, tirant Amr de sa rêverie. Rashid, toujours hypnotisé par le paysage de la ville à présent plongée dans la nuit percée de lumières et de brumes, chantonnait l'air que diffusait encore le tourne-disque. Les paroles de la chanteuse n'auraient pu être plus lointaines. L'ambassadeur cala son menton sur son poing, scrutant les braises qui pétillaient dans l'âtre. Son front trahissait une réflexion profonde, dont il laissa échapper la teneur.
— Rosatoll et Volvoda s'opposent sur les frontières, mais signent un accord d'extradition. Vol Drek réaffirme son autorité sur la Pal et nous envoie ses hussards de surveillance. Nous n'avons pas de marges de manoeuvre...
Amr acquiesça.
— Et le Grand Veneur rôde avec son Pavillon, rappela-t-il.
— Son Pavillon ?
— Ses sbires. Des fanatiques, âmes damnées de la Polkême, haïs et craints par la population.
Ogodeyi caressa sa barbe. Malgré son flegme et sa bonne humeur, la mission à Gurapest tournait à l'échec. L'emprise des Vol Drek sur leur province orientale était encore trop ferme. Son incompréhensible rapport d'entente-rivalité avec son voisin, la Rosevosky, rendait imprévisible ses réactions. Pour parvenir à ses fins, l'Azur devrait s'adapter en souplesse.
— Je vais écrire au ministre. Peut-être devrions-nous revoir nos intentions ici, et normaliser nos relations avec la Polkême...
Seuls les crépitements du feu et l'imperceptible mugissement du vent dans la cheminée lui répondirent.
— Dites-moi, Amr, que restait-il exactement à Saryzyn ?
Le jeune homme approcha un cendrier, et y vida les résidus de tabac du bout de sa pipe.
— Le garçon a dit que c'était un poste important à l'époque du commerce arabe sur la côte Blême. A vrai dire, il n'en subsistait pratiquement rien. Les murets et les coins de pierre écroulés sont sans doute ceux d'une grosse ferme du siècle dernier, ou du siècle d'avant. Cette légende est peut-être inventée.
— Hm... Mais quand même, si c'était un comptoir, on aurait pu le prouver, non ? Vous avez écrit qu'il y avait eu des recherches archéologiques...
— Oui, il y en a eu. Jan m'a rapporté que des dirhams d'or avaient été trouvé dans le sol. Mais elles ont très bien pu être apportées plus tard, par d'autres...
— Ne restait-il pas non plus des traces de marchandises ? Je ne sais pas, des éclats d'ambre, des tessons d'amphores...
— Non, Jan n'en a pas mentionné, ni le livre que j'ai pu consulter par la suite. Mais ce n'est pas très étonnant.
Ogodeyi leva un sourcil interrogateur. Amr s'expliqua :
— D'après la tradition, le poste de Saryzyn traitait essentiellement des esclaves.
Des Tatars. Des Pals au teint blanc. Des Blêmes aux cheveux clairs. Des milliers d'hommes, femmes et enfants, prélevés pendant des siècles par des hordes sur des tribus vaincues, écroués et écoulés sur le marché des corps humains, conduits comme des choses à travers la steppe, par-delà les mers, dans les pays du sud où le soleil brûle en abondance.
Posté le : 04 jan. 2025 à 17:59:02
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― Eh Jan !
Quelqu’un agite le bras en contre-bas du champ, deux adolescents se rapprochent, un garçon et une fille. Jan les connaît, ils ont un rendez-vous informel tous les après-midi après l’école. Gurapest a quelque chose du camp de nomade des anciennes époques, les rues s’ouvrent sur la steppe sans transition : un moment le pavé sous les pieds puis soudain l’herbe haute et rapidement on en a jusqu’au genoux, jusqu’à la ceinture, parfois jusqu’au cou. Les alentours de Gurapest sont boueux d’être trop fréquentés, les sabots des chevaux écrasent la steppe et l’aplatissent. Au nord et au sud un train s’élance tout fumant vers la Polkême et vers la mer et Port Ponant. Il faut s’éloigner un peu, marcher, la plupart des gens préfèrent l’herbe rase pour s’éloigner des faubourgs de la capitale, la steppe est comme une immense prairie rocailleuse exposée au soleil. Pas les adolescents. Comme les conspirateurs, les traîtres et les assassins, ils préfèrent la discrétion des herbes hautes. Ils frappent durement du pied le sol pour effrayer les aspics et se glissent dans l’immensité herbeuse qui se referme sur eux. La steppe est vide et regorge de cachette.
― Eh Jan !
Jan les salue à son tour, les laisse venir à lui.
― Tu gardes pas les chevaux aujourd’hui ? demanda la fille.
― C’est vrai que tu traînes avec les Azuréens ?
Jan fronce les sourcils. Il aurait aimé pouvoir se vanter de ça sans que le secret ne s’évente pour autant. Il a visiblement perdu la main dessus.
― Qui c’est qui vous a dit ça ?
― Efi, il l’a raconté à Ivi qui me l’a dit.
Jan foudroie Ivona du regard. Ivi est le surnom qu’ils lui donnent, comme Efi est celui d’Eftemie. Un bande de potes mais Efi parle trop, il n’était pas censé le répéter. Jan ne sait pas s’il est embêté que la rumeur cour, ou que son ami lui ait volé le privilège de la raconter lui-même.
― C’est vrai, conclue-t-il d’un air crâne. « Mais vous ne devez pas en parler à d’autres personnes. »
Ivi hoche la tête d’un air entendu. Bien sûr il peut leur faire confiance. Le garçon semble plus embêté.
― Je crois qu’Efi en a parlé Alin aussi, tu sais qu’ils se disent tout.
Merde.
― Vous êtes cons je vais avoir des emmerdes à cause de vous, râle Jan.
― Alors c’est vrai ? Mais tu parles azurétruc toi ?
― Ils parlent blême, enfin ils essayent, ça se voit qu’ils comprennent pas tout.
Nouveau hochement de tête entendu. Il faut être Blême pour parler blême, ou être une sorte de savant. La fille reprend : « Vous avez fait quoi ?
― Il voulait voir la Sary’ il a posé pas mal de questions sur le coin. Je pense que c’est un archéologue. »
La profession d’archéologue prend un sens différent en Pal ponantaise. Elle est prestigieuse, et dangereuse. Il y a une omerta sur les secrets du passé parce que ce qu’on tire du sol ne correspond pas toujours au grand récit de l’histoire de Blême et rajoute de la complexité aux choses. Il arrive également que tout se corrobore, et c’est alors plus inquiétant encore. On le sait, vous le savez, tout le monde le sait, les archéologues sont souvent des agents du Grand-Duc. Les Azuréens eux-mêmes pourraient n'être qu'une couverture pour une ambitieuse mission d’infiltration de la Pal ponantaise. Après tout, personne ici n’est jamais allé en Azur, alors ? Ce pays n’existe que sur les cartes de géographie, pour ce qu’on en sait, il pourrait avoir disparu depuis des siècles, ou être une pure invention du Grand-Duché. Bien pratique, une fausse nation tout entière pour justifier des ambassades, des passeports, des entrées. Tout en Pal est suspect, la réalité nous glisse entre les doigts, le complot de Blême est omniprésent et sur cette toile gigantesque, nous ne pouvons que marcher avec prudence, pour tenter de ne pas finir englué.
― Un archéologue ? Mais t’as pas dit qu’il avait genre vingt ans ?
Décidément Efi parle trop.
― Vingt ou trente je sais pas, balaye Jan. « En tout cas c’était pas un vieux. Mais il y a des vieux c’est sûr, certains les ont vu avec Apostol Pop quand ils ont visité le parlement inutile.
― C’est vrai, confirme la fille. Il y a même eu des photos dans le journal, il y en a qui ressemble à un mage polk sauf qu’il est plus bronzé. »
Voilà qui complique les choses. Et si les Azuréens étaient une création de la Polkême ? Un test de fidélité pour la Pal après l’assassinat du Régent Senear ? Et si tout cela n’était qu’un grand coup monté pour accuser les parlementaires de trahison ?
― Apostol Pop sait ce qu’il fait, déclare Jan. « Et le gars que j’ai escorté n’avait pas du tout l’accent polk.
― Escorté, comment t’y vas, ricane le garçon.
― Bin oui ! Tu crois que c’est facile de se repérer sur la steppe ? Mais toi tu montes pas à cheval alors t’en sais rien du tout.
― Bien sûr que je monte à cheval, répond l’autre en rougissant. Et puis Saryzyn c’est pas si loin.
― N’empêche que tes parents tiennent épicerie, Jan lui est palefrenier, rétorque Ivi.
― Facile deux heures à cheval quand même, renchérit Jan l’air satisfait.
― Ouais bin fais gaffe aussi, si les Polk savent que tu fais de l’escorte t’auras des emmerdes.
― Ou les Transblêmes. »
Jan grimace. Il l’a su au moment où l’Azuréen lui a proposé de le rémunérer contre cette petite virée à Saryzyn. Honnêtement, Jan l’aurait même fait pour rien du tout. Pas tous les jours qu’on rencontre un étranger à Gurapest, et lui demander à lui, de l’aide, quelle histoire. N’empêche qu’il a su. Il a su en hochant la tête, il a su en ouvrant la paume pour récupérer les pièces et il a su en enfourchant son cheval, que tout ça c’était peut-être le début des emmerdes, que c’était pas pour rien que les étrangers étaient rares si profond en Pal ponantaise, mais tout en le sachant, il n’avait même pas su tenir sa langue.
Il haussa les épaules, d’un air de ceux qui n’ont pas peur.
― On verra bien. Déjà arrêtez d’en parler à tout le monde ça m’évitera peut-être de finir en haut d’un pal.
― Ou d’être recruté par le Grand-Duc, répond le garçon du tac-au-tac.
― Attention à tes miroirs en allant te coucher ce soir, Jan, vérifie bien que c’est ton reflet qui est dedans.
Et tous trois rient d’un rire blanc.
Posté le : 04 jan. 2025 à 17:59:23
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Les draps étaient trempés de sueur et il avait mal à la gorge, il se rendit compte qu’il avait crié.
― Ça va, répondit-il d’une voix enrouée.
― Tu es sûr ? Tu as fait un cauchemar ?
De l’autre côté de la porte sa mère s’inquiétait. A seize ans, il avait depuis longtemps obtenu le droit d’y poser un verrou, sinon nul doute qu’elle l’aurait ouverte à la volée pour venir le prendre dans ses bras. D’une certaine manière, il regretta le verrou.
― Mais laisse le, grommela derrière le battant une voix masculine. « Tu ne vas pas lui mettre une veilleuse non plus ??
― Marku, retourne te coucher. »
Sa mère n’appelait son père par son prénom que lorsqu’elle était contrariée.
― Je vais me gêner tiens. Dis-lui de se rendormir vite fait, on a un arrivage de chevaux demain matin.
Aucune lumière ne perçait à travers les carreaux de la fenêtre de la chambre. L’éclairage public avait bien existé un jour à Gurapest, mais des sociétés secrètes – ou des jeunes alcoolisés – tendaient à briser les ampoules et depuis une dizaine d’année la mairie avait renoncé à remplacer les lampadaires définitivement éteins. Plusieurs groupes politiques avaient argumenté que cela garantissait l’anonymat des déplacements nocturnes et on n’avait pas trouvé grand monde pour s’y opposer. A Gurapest, les sorties de nuit était une part importante de la vie sociale et militante, et personne ni à gauche ni à droite n’était prêt à assumer de mettre ses partisans en danger en les exposant à la lumière artificielle. Résultat, une bonne partie des rues étaient noires, seulement éclairées certaines nuits par la lune ou, si on avait de la chance, l’éclairage provenant des maisons qui filtrait à travers les fenêtres. Jan avisa son réveil, il était deux heures et demi du matin. Pour l’éclairage, c’était foutu.
― Tu veux un verre d’eau ? Ou du thé ?
― Non ça ira… merci.
Il se souvenait très nettement de son rêve. Depuis quelques jours ses songes étaient peuplés d’individus masqués, en longs habits noires. Ils murmuraient dans les coins de ses yeux sans que Jan ne comprenne ce qu’ils disaient mais dès qu’il tournait la tête, les ombres s’effaçaient.
― En fait, je veux bien un verre d’eau, croassa-t-il.
― Oh mon bijou…
Et il entendit les pas de sa mère s’éloigner dans le couloir. Sa chemise de nuit était trempée et lui collait à la peau. Il avait aussi les cheveux plaqués sur le front et les tempes.
― Merde mais je suis con ou quoi… ?
Ça faisait une semaine. Une semaine qu’il avait chevauché vers Saryzyn en compagnie de l’archéologue azuréen. Si pendant la journée l’expédition relevait du haut fait et attirait sur lui la curiosité et l’admiration de ses copains, force était de reconnaître que la nuit avait une autre allure. A mesure que le soleil se couchait et qu’il s’isolait dans sa chambre, les bruits anodins devenaient inquiétants. Un grattement lui arrachait un frisson, le bruit du vent le faisait sursauter. Tout ça était irrationnel, bien sûr, mais la Pal était pleine de mystères et ce qui touchait aux étrangers touchait aussi à l’étrange, et là où il y avait de l’étrange, le Grand-Duc n’était jamais loin.
Son aura assombrissait tout le pays, qu’on savait parcouru de ses partisans. Des gens de tous les jours, amis, familles, pouvaient en secret mener une double vie et auprès d’autels impies, dissimulés aux yeux du reste du monde, prêter allégeance à Ion de Blême. On disait qu’en prononçant certains mots, en sacrifiant certaines choses, il se mettait à voir par vos yeux et alors le seul moyen de lui échapper était de les fermer, aussi fort que possible, ou de se les crever. Il arrivait parfois de croiser un aveugle, dans les ruelles de Gurapest, torchon sale serré autour du visage. Son infirmité était-elle accidentelle, ou volontaire ? Les agents du Grand-Duc aveuglaient disait-on certaines de leurs victimes, pour renforcer la légende. Tout ça était faux, tout ça était un mythe, un conte pour effrayer les naïfs. N’empêche qu’une fois la nuit tombée, dans l’obscurité de sa chambre, Jan n’était pas rassuré.
― Jan ?
Il sursauta.
― Oui.
― Je t’ai mis le verre d’eau devant ta porte tu feras attention en ouvrant d’accord mon chéri ?
― Merci maman.
― … allez essaye de dormir. Ton père a raison, vous avez du travail demain.
Du travail… il aimait bien les chevaux, oui, mais tous les samedi et tous les dimanches, c’était un peu trop parfois. Il fallait gagner sa croûte bien sûr, donner un coup de main, on ne roulait pas sur l’or. Beaucoup de ses amis travaillaient aussi avec leurs parents, ou même pas, histoire de ramener quelques sous. La Pal vivait chichement, la Polkême prélevait l’impôt mais c’était surtout l’absence de véritable industrie et de ressources naturelles qui gardait le pays dans la pauvreté. Sa seule véritable richesse lui venait du commerce, et les Polk avaient fait main basse sur Port Ponant.
Jan avisa son matelas et ses draps, humides, avec dégoût. La sueur avait commencé à refroidir et il n’avait pas très envie de s’y allonger de nouveau. Il retira sa chemise de nuit et, prudemment, posa un pied hors de son lit, puis le deuxième. Il aurait pu allumer la lumière – bien que son père voulait qu’ils économisent l’électricité – mais l’idée d’être visible depuis la rue lui déplut. Il y avait eu de sales histoires à l’école, des créatures qui erraient dans l’obscurité des rues, à l’affût d’un signe de vie. A tâton, il chercha la porte, trouva la poignée puis le verrou, le fit pivoter, ouvrit.
― AAH !!!
Dans l’embrasure de la porte se tenait sa mère. Elle n’avait pas bougé du palier et le fixait d’un air tendre, son visage se découpant quasi invisible dans l’obscurité du couloir.
― Putain Jan tu fais chier ! grommela son père d’une voix endormi.
Il avait fait un bond en arrière, le cœur battant.
― Ça va mon chéri ?
― Mais tu m’as fais super peur !!
Sans rien dire, sa mère repoussa le battant de la porte et pénétra dans la chambre qu’elle avisa d’un œil curieux.
― Oui ça va… j’allais juste boire et me recoucher…
― Il ne s’est rien passé d’étrange cette semaine ?
Jan fronça les sourcils. Il n’aimait pas ce qui était en train de se passer, quoi que cela puisse être. Sa mère s’exprimait d’un ton trop doux, trop compréhensif, et le prendre par surprise ainsi en restant cachée derrière sa porte, il avait l’impression d’avoir été pris en embuscade.
― Non non… répondit-il d’un ton méfiant. Il ne s’était pas vanté auprès de ses parents de son escapade avec l’Azuréen. Sans aucun doute auraient-ils désapprouvé. Seuls ses amis étaient au courant. Normalement. « Pourquoi ?
― Tu as l’air perturbé depuis quelques jours. Tu ne manges pas grand-chose et maintenant tu fais des cauchemars…
― Je sais pas… c’est l’école. »
Il aurait bien aimé que sa mère ressorte de la chambre maintenant, mais elle fit un pas de plus à l’intérieur et tâta le matelas d’un air soucieux.
― Je vais changer tes draps, ils sont trempés.
― Non mais ça ira, t’inquiète.
Il devenait urgent qu’elle s’en aille à présent.
― Pourquoi Jan ?
― Pourquoi quoi ?
― Pourquoi Jan ?
Le jeune homme ressentit une sueur froide dans son dos. Le ton de sa mère était étrange… et sa voix déformée.
― Maman ?
Il voulut crier, fit deux pas en arrière, se cogna contre le rebord de son lit. A la place du visage de sa mère, un tissu noir dissimulait ses traits et elle parlait maintenant avec la terrible voix altérée des vocalisateurs transblêmes.
Il se mit à hurler.
― Jan ? Jan ça va ?!
Il secoua la tête. Il était de nouveau dans son lit, ses draps trempés de sueur, sa gorge enrouée. La chambre était vide, de l’autre côté de la porte, le verrou fermé, sa mère tapotait contre le battant avec inquiétude.
― Je… je crois que j’ai fait un cauchemar…
― Putain Jan tu fais chier ! grogna son père d’une voix endormie.
Posté le : 04 jan. 2025 à 18:03:23
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Sommaire
Djinn blanc - 6
— D'abord, vous devez regarder vos mains.
C'était le premier geste des ablutions, et maintenant le premier geste de la prière. Amr contemple ses paumes marquées, sa peau brune empreinte des sinuosités indéchiffrables de l'avenir et de la peau sèche. Ses ongles courts sont marqués par les efforts physiques. Ses doigts longs ressemblent aux pattes d'une araignée épaisse, qui n'aurait pas d'yeux. Debout dans la pièce du consulat de Gurapest, l'agent du Calife obéissait aux instructions du consul.
— Ensuite, orientez-vous.
Dans les mosquées, le mirhab indique la direction de la Qibla. La boussole posée sur la table désigne au vieux sorcier le coin sud de l'appartement. Seuls dans la pièce, les rideaux baissés, les volets fermés, les derniers crépitements du feu étincelant dans l'âtre, ils expirent, comme s'ils suivaient un exercice de respiration. Le consul Ogodeyi replace les mains des deux hommes qui l'écoutent guider la méditation.
— La prière requiert toute votre intention. En formulant votre intention vous demeurez en silence. Ce silence, tous, même le Prophète, l'ont observé. C'est la concentration de votre âme. Rassemblez la toute entière, comme des braises éparpillées, vous devez être une flamme seule et constante. C'est là que votre acuité mentale doit être à son plus haut niveau.
Amr ferme les yeux et fait le silence, observant le principe qu'il connaît depuis la plus jeune enfance. La pluie de la matinée, le crottin des chevaux, les répercussions du bruit entre les façades de la rue se perdent dans un coin aveugle de son esprit.
— A présent, ceinturez votre espace de prière.
Ogodeyi saisit une chaussure, une pierre, un paravent, un rideau, un mur, une ville, l'image d'un océan, et la place entre lui et le monde. Clôturé, le jardin mental peut s'épanouir, dans la seule grâce de Dieu.
— Allahu Akbar.
Amr baisse les yeux vers le contour du tapis qui fait devant lui une petite ligne de coton tissé. La forme triangulaire du motif de bordure est noire, alternant de fils blancs et bordeaux. Tissés en étoiles, les fils convergent vers le centre du tapis où il se tient, et alors qu'il se croit là ici et maintenant, soudain le jardin lui apparaît dans une grandeur stupéfiante, et la petite salle bascule dans un univers tout à fait différent. Là il n'est plus question de chaussures, d'âtre, de pierre, de sable ou du bruit de la rue. Une parole est dite mais ce n'est ni celle d'Ogodeyi, ni celle du Prophète, et surtout pas celle de Dieu : c'est la sienne, qui vogue au-dessus de sa propre parole, qui se survit à elle-même dans l'espace de prière.
— Et que soient balayées les conceptions qui voudraient t'enchaîner. Voici notre quatrième halte.
Amr ouvrit les yeux sur un jardin nocturne. Dans les herbes sautait un grillon, qu'une source claire faisait danser. Il y avait des étoiles innombrables, source d'une seule lumière qui éclairait le jardin et jetait sur lui un doux parfum bleu nuit, et il entendit la voix du Maître. Abd al-Qadir. La figure du vénérable était celle d'un olivier qui murmurait aux jeunes bourgeons hâtifs le récit de son enseignement ; autour du jardin au grillon susurrant régnait le calme délicieux de l'étude.
— J'étais une nuit dans la Mosquée sacrée de La Mecque, près du lieu où se font les tournées rituelles, concentré sur l'invocation, alors que les yeux dormaient et que les voix s'étaient apaisées. Près de moi, à droite et à gauche, étaient assis des hommes qui se mirent à invoquer Allâh. Dans mon coeur survint cette interrogation : lequel d'entre nous est le mieux guidé dans la Voie de Dieu ?
Le jardin s'élargit sous les yeux d'Amr, tandis que les paroles se déformaient comme sous l'effet de forces capables d'en moduler l'onde. Il devint une mer dorée sur laquelle passait l'empreinte d'un vent invisible ; c'était un océan d'herbacées, dont les tiges ondoyaient indolemment. Graminées teintées par un crépuscule oriental, les herbes de la steppe s'étendaient à présent à perte de vue. Amr se concentra et entrevit, dans le lointain, des cavaliers qui poursuivaient un but indéfinissable. Il y avait, au sommet d'une colline, une demeure où se pressait une caravane, et sa tour faisait comme un minaret. Des enfants, des montures et des ordres l'entouraient comme des abeilles autour d'une ruche ; le soleil décrivait les contours d'une Tartarie passée. La voix du Maître retrouva ses faisceaux et à nouveau se fit présence.
— Juste après cette pensée, Dieu me retira la conscience du monde et de moi-même et projeta sur moi Sa Parole : il me dit, qu'Il soit exalté : "plus tôt, ils adoraient les Djinns." Je sus alors que l'adoration de ces gens était altérée.
La quatrième halte édictée par le Maître se matérialisa. La steppe ruisselait de vent. Amr ibn Samt pouvait les voir. Les païens à cheval, les mécréants venus de l'ouest, la ruine du pays, le passage du temps, la morne plaine ondoyante. Des puits dont l'ossature métallique projetait un squelette plié s'efforçaient de forer les couches profondes de la terre, et il en jaillissait une vapeur incontrôlable qu'Amr perçut comme néfaste. Soudain il comprit inexplicablement qu'il se trouvait dans le rêve du Calife. Il vit la silhouette d'une créature dont les cheveux clairs s'agitaient comme les feuilles d'un arbre. Plissant les yeux, il n'en détailla qu'une énigmatique androgyne, immobile dans le flux qui passait sur elle, blême comme le jour finissant et la steppe transpercée. Au-delà de sa forme d'air et de feu il y avait dans le lointain une forme étrange comme un paratonnerre, mais l'image se dissipa à nouveau ; la steppe s'éteignit comme la lumière d'yeux dorés derrière la paupière du sommeil.
Bien plus tard, au coeur de la nuit noire et froide, la vraie celle-là, Amr se réveilla. Il était allongé et couché, bordé comme un enfant par ses camarades, et compris immédiatement que cette apparition blême était une transe qui l'avait traversé au coeur de l'invocation pour la prière du soir. Ogodeyi et Rashid avaient laissé près de lui un Coran, un chapelet, et un exemplaire du Kîtab al-Mawâqif, le Livre du Maître, dont le chapitre de la quatrième halte était retenu par un marque-page.
Un crachin têtu cliquetait contre les volets, dont les battements perceptibles dans le noir indiquaient le retour des entrées maritimes. Derrière les rideaux, Gurapest la ténue se tenait noire et coite, glauque comme l'eau d'un puit abandonné. Amr chercha la lampe, qu'il ne parvint pas à allumer. Plus de gaz, sans doute. Dans la chambre ensevelie de ténèbres il fut à nouveau frappé par l'image de la steppe, des foreuses stériles, de la silhouette translucide et de l'axe noir et perçant, planté dans l'horizon, dont il venait de comprendre l'épouvantable nature. Pal.
— D'abord, vous devez regarder vos mains.
C'était le premier geste des ablutions, et maintenant le premier geste de la prière. Amr contemple ses paumes marquées, sa peau brune empreinte des sinuosités indéchiffrables de l'avenir et de la peau sèche. Ses ongles courts sont marqués par les efforts physiques. Ses doigts longs ressemblent aux pattes d'une araignée épaisse, qui n'aurait pas d'yeux. Debout dans la pièce du consulat de Gurapest, l'agent du Calife obéissait aux instructions du consul.
— Ensuite, orientez-vous.
Dans les mosquées, le mirhab indique la direction de la Qibla. La boussole posée sur la table désigne au vieux sorcier le coin sud de l'appartement. Seuls dans la pièce, les rideaux baissés, les volets fermés, les derniers crépitements du feu étincelant dans l'âtre, ils expirent, comme s'ils suivaient un exercice de respiration. Le consul Ogodeyi replace les mains des deux hommes qui l'écoutent guider la méditation.
— La prière requiert toute votre intention. En formulant votre intention vous demeurez en silence. Ce silence, tous, même le Prophète, l'ont observé. C'est la concentration de votre âme. Rassemblez la toute entière, comme des braises éparpillées, vous devez être une flamme seule et constante. C'est là que votre acuité mentale doit être à son plus haut niveau.
Amr ferme les yeux et fait le silence, observant le principe qu'il connaît depuis la plus jeune enfance. La pluie de la matinée, le crottin des chevaux, les répercussions du bruit entre les façades de la rue se perdent dans un coin aveugle de son esprit.
— A présent, ceinturez votre espace de prière.
Ogodeyi saisit une chaussure, une pierre, un paravent, un rideau, un mur, une ville, l'image d'un océan, et la place entre lui et le monde. Clôturé, le jardin mental peut s'épanouir, dans la seule grâce de Dieu.
— Allahu Akbar.
Amr baisse les yeux vers le contour du tapis qui fait devant lui une petite ligne de coton tissé. La forme triangulaire du motif de bordure est noire, alternant de fils blancs et bordeaux. Tissés en étoiles, les fils convergent vers le centre du tapis où il se tient, et alors qu'il se croit là ici et maintenant, soudain le jardin lui apparaît dans une grandeur stupéfiante, et la petite salle bascule dans un univers tout à fait différent. Là il n'est plus question de chaussures, d'âtre, de pierre, de sable ou du bruit de la rue. Une parole est dite mais ce n'est ni celle d'Ogodeyi, ni celle du Prophète, et surtout pas celle de Dieu : c'est la sienne, qui vogue au-dessus de sa propre parole, qui se survit à elle-même dans l'espace de prière.
— Et que soient balayées les conceptions qui voudraient t'enchaîner. Voici notre quatrième halte.
Amr ouvrit les yeux sur un jardin nocturne. Dans les herbes sautait un grillon, qu'une source claire faisait danser. Il y avait des étoiles innombrables, source d'une seule lumière qui éclairait le jardin et jetait sur lui un doux parfum bleu nuit, et il entendit la voix du Maître. Abd al-Qadir. La figure du vénérable était celle d'un olivier qui murmurait aux jeunes bourgeons hâtifs le récit de son enseignement ; autour du jardin au grillon susurrant régnait le calme délicieux de l'étude.
— J'étais une nuit dans la Mosquée sacrée de La Mecque, près du lieu où se font les tournées rituelles, concentré sur l'invocation, alors que les yeux dormaient et que les voix s'étaient apaisées. Près de moi, à droite et à gauche, étaient assis des hommes qui se mirent à invoquer Allâh. Dans mon coeur survint cette interrogation : lequel d'entre nous est le mieux guidé dans la Voie de Dieu ?
Le jardin s'élargit sous les yeux d'Amr, tandis que les paroles se déformaient comme sous l'effet de forces capables d'en moduler l'onde. Il devint une mer dorée sur laquelle passait l'empreinte d'un vent invisible ; c'était un océan d'herbacées, dont les tiges ondoyaient indolemment. Graminées teintées par un crépuscule oriental, les herbes de la steppe s'étendaient à présent à perte de vue. Amr se concentra et entrevit, dans le lointain, des cavaliers qui poursuivaient un but indéfinissable. Il y avait, au sommet d'une colline, une demeure où se pressait une caravane, et sa tour faisait comme un minaret. Des enfants, des montures et des ordres l'entouraient comme des abeilles autour d'une ruche ; le soleil décrivait les contours d'une Tartarie passée. La voix du Maître retrouva ses faisceaux et à nouveau se fit présence.
— Juste après cette pensée, Dieu me retira la conscience du monde et de moi-même et projeta sur moi Sa Parole : il me dit, qu'Il soit exalté : "plus tôt, ils adoraient les Djinns." Je sus alors que l'adoration de ces gens était altérée.
La quatrième halte édictée par le Maître se matérialisa. La steppe ruisselait de vent. Amr ibn Samt pouvait les voir. Les païens à cheval, les mécréants venus de l'ouest, la ruine du pays, le passage du temps, la morne plaine ondoyante. Des puits dont l'ossature métallique projetait un squelette plié s'efforçaient de forer les couches profondes de la terre, et il en jaillissait une vapeur incontrôlable qu'Amr perçut comme néfaste. Soudain il comprit inexplicablement qu'il se trouvait dans le rêve du Calife. Il vit la silhouette d'une créature dont les cheveux clairs s'agitaient comme les feuilles d'un arbre. Plissant les yeux, il n'en détailla qu'une énigmatique androgyne, immobile dans le flux qui passait sur elle, blême comme le jour finissant et la steppe transpercée. Au-delà de sa forme d'air et de feu il y avait dans le lointain une forme étrange comme un paratonnerre, mais l'image se dissipa à nouveau ; la steppe s'éteignit comme la lumière d'yeux dorés derrière la paupière du sommeil.
Bien plus tard, au coeur de la nuit noire et froide, la vraie celle-là, Amr se réveilla. Il était allongé et couché, bordé comme un enfant par ses camarades, et compris immédiatement que cette apparition blême était une transe qui l'avait traversé au coeur de l'invocation pour la prière du soir. Ogodeyi et Rashid avaient laissé près de lui un Coran, un chapelet, et un exemplaire du Kîtab al-Mawâqif, le Livre du Maître, dont le chapitre de la quatrième halte était retenu par un marque-page.
Un crachin têtu cliquetait contre les volets, dont les battements perceptibles dans le noir indiquaient le retour des entrées maritimes. Derrière les rideaux, Gurapest la ténue se tenait noire et coite, glauque comme l'eau d'un puit abandonné. Amr chercha la lampe, qu'il ne parvint pas à allumer. Plus de gaz, sans doute. Dans la chambre ensevelie de ténèbres il fut à nouveau frappé par l'image de la steppe, des foreuses stériles, de la silhouette translucide et de l'axe noir et perçant, planté dans l'horizon, dont il venait de comprendre l'épouvantable nature. Pal.
Posté le : 04 jan. 2025 à 18:04:35
3864
Le vieux pope semblait nerveux, triturant sa longue barbe bouclée d’une main, l’autre agrippée au rebord de la balustrade, ses phalanges blanchies par l’effort. En contrebas, le soleil couchant faisait briller le large fleuve du Pietr.
― Monsieur Ogodeyi… je me rends compte que je ne sais pas comment m’adresser à vous. Votre Excellence ? ah ça n’a pas d’importance.
Tavian Iordanescu avait été présenté aux Azuréens comme l’évêque de la cathédrale de la Sainte Trinité de Gurapest, l’une des nombreuses coupoles brunes à s’élever au-dessus de la ville et dont on entendait les cloches sonner à l’unisson pour la messe le dimanche et aussi chaque jour à midi. Distant et taiseux pendant la visite, c’était à proximité des cloches que Iordanescu avait attiré Karabatul Ogodeyi pour le prendre à part, profitant de ce que le reste du groupe, mené par les autres clercs, continuait de se faire expliquer les fresques bibliques peintes sur les murs de la cathédrale. Avant cela, Iordanescu avait expressément demandé à l’un d’entre eux de faire la démonstration à leurs invités du « délicieux tintement céleste » et ce n'était qu’à présent qu'ils se trouvaient à l’abri de l’assourdissant bruit des cloches que le pope s’était finalement décidé à s’exprimer.
― Nous ne partageons pas la même foi, Excellence, commença-t-il comme le ferait tout homme d’église qui s’adresse respectueusement à un mécréant, mais en homme de Dieu, il me faut vous prévenir. Les Polk…
Il jeta un énième coup d’œil aux environs.
― … sont le moindre des dangers à peser sur votre compagnie. On dit que vous avez visité récemment certains lieux de la steppe ? Liés à…
De nouveau il parut hésiter. Ces multiples précautions et son ton feutré auraient pu paraître ridicules, tant on peinait à l'entendre, si le visage de l’évêque n’avait trahi tant de crainte.
― … l’esclavage ?
Le mot avait à peine passé le bord de ses lèvres, sitôt prononcé qu'il avait été balayé par le tintement des cloches. Tavian Iordanescu se saisit de la manche d’Ogodeyi.
― La Transblêmie vénère la pureté de son sang, il n’est pas pire hérésie à leurs yeux que de laisser révéler que celui-ci ait pu être dilué en Afarée, leurs fouilles archéologiques visent autant à excaver des preuves de leur ancien empire fantasmé qu’à détruire les traces de la traite des Blêmes.
Le pope secoua la tête d’un air à la fois malheureux et rageur.
― N’allez pas remuer ce passé je vous en prie. Les sectes sont omniprésentes ici, dans votre consulat aussi déjà sans doute, ou à rôder autour. Ce sont des fanatiques adorateurs du démon d’Outre-Blême, ce Grand-Duc, une ombre sur notre pays, un espoir envenimé qui fait concurrence à la promesse de salut de Notre Seigneur.
L’homme se signa.
― Continuez à enquêter, vous finirez par trouver des gens prêts à vous renseigner. La moitié sont ses espions, les autres finiront par le devenir. Il s’insinue dans vos cauchemars, j’ai vu des hommes de foi se renier, hantés par de faux pêchés, persuadés d’avoir trahi leur sang, quelle folie…
― … et ce que vous entendez si bruyamment est le joyau de notre cathédrale : douze cloches de bronze au nombre des apôtres, on dit que lorsque le vent souffle bien on peut les entendre depuis Port Po… ah Monseigneur vous étiez ici ? Nous pensions vous avoir égaré.
Trois prêtres, deux clercs et le reste de la délégation azuréenne venaient d’arriver sur le toit. Celui qui menait la visite et faisait la description des lieux adressa un regard curieux à Karabatul Ogodeyi. Ce-dernier changea totalement d’attitude, redevenant roide et ombrageux.
― J’entretenais Son Excellence du mystère des icônes.
― Quelle sainte idée Monseigneur, répondit le prêtre avec un sourire poli. « Mais peut-être devrions nous faire cesser le tintement des cloches ou nous risquons d’attirer toute la population de la ville en quête de messe.
― Vous avez raison père Sebastian. Excellence Ogodeyi je ne vous ennuie pas plus longtemps, le père Sebastian Raceanu a supervisé les travaux de rénovation de l’autel, il vous sera de meilleure compagnie que mes radotages sur les évangiles. Je vais me retirer, pardonnez moi, je suis las. »
Il eut un sourire triste et, se plaçant de dos au prêtre, changea subrepticement de visage, profitant d’un ultime tintement de cloche pour souffler « celui-ci en est ». Puis de disparaître dans les escaliers, comme un oiseau s’envole effrayé par un grand bruit.
Posté le : 04 jan. 2025 à 18:04:57
4903
« Il faut avoir confiance dans le peuple » philosophait ce dernier, « les gens savent la nature manipulatrice des Polk, ils ne feront pas l’amalgame. » N’empêche qu’on avait déjà craché devant eux, et que beaucoup de personnes s’obstinaient à changer de trottoir à la vue de la délégation.
La séance au parlement n’avait rien de bien excitant. On débattait ce jour-là sur un fait divers étrange qui avait eu lieu dans les vieilles halls, où une secte transblême s’était apparemment entretuée dans un rituel d’énucléation collective, une pratique courante pour échapper au Grand-Duc. La plupart des députés étaient sceptiques, ce qui gênait était la présence parmi les victimes d’Anton Puscas, le directeur de la Vieille Bibliothèque de Gurapest. L’OTPP d’Apostol Pop faisait alliance avec le Partidul Socialist Pal pour mettre en place une enquête sur les proches de Puscas, sous prétexte de sécurité nationale et de lutte contre l’ingérence du Grand-Duché. La droite, elle, dénonçait le maccartisme, la chasse au sorcière, la stigmatisation et le mépris pour les victimes.
Une jeune députée socialiste venait de monter à la tribune et commençait un discours enflammé sur la nécessité de préserver les institutions contre la cinquième colonne transblême quand on vint signifier discrètement aux Azuréens qu’on souhaitait les rencontrer dans un bureau à part du parlement. Le bâtiment était un vieux palais qu’on avait réaménagé pour accueillir les débats de l’assemblée. Il en avait existé un plus moderne mais il avait été dynamité quelques décennies auparavant, sans qu’on sache bien qui avait commis le crime. La gauche accusait les Transblêmes, la droite les communistes et tout le monde suspectait les Polk. Résultat, l’hémicycle avait été aménagé dans une ancienne salle de bal, mais le reste du lieu n’était que couloirs étroits à fenêtres exiguës qui entouraient un jardin morne. Cela donnait à l’ensemble un air de cloitre.
On poussa plusieurs portes à lourds battants, descendit un escalier qui les amena sous la terre, puis remonta dans un couloir sans fenêtre, ce qui empêchait de savoir si l’on était toujours dans le bâtiment principal ou si on l’avait quitté discrètement, à la faveur d’un passage secret. Finalement, les Azuréens furent introduits dans une antichambre qui, comme souvent avec l’architecture blême, avait des allures de crypte. Leur guide disparut dans les ombres, quelqu’un se leva de son bureau pour venir les saluer.
― Isabella Enescu, du Libertate Pentru, navrée pour cet escamotage mais Apostol Pop vous tient trop à l’œil à mon goût.
Elle leva la main pour signifier de la laisser terminer avant toute objection.
― Je sais que vous avez été introduit à Gurapest à sa demande, j’ai vu cela comme une tentative d’asseoir sa légitimité comme représentant de la région, je le crois toujours mais les choses ont changé, nous avons reçu…
Elle baissa d’un ton. « Une visite. »
Il fallait comprendre qu’à l’instar de la malheureuse secte des vieilles halls, d’une manière ou d’une autre les messagers du Grand-Duché avaient fait remonter leurs instructions jusqu’au sommet de la coalition des droites blêmes. La confession toutefois ne se faisait qu’à demi-mot, et à l’abri de l’oreille des oppositions. Isabella Enescu avait toujours nié entretenir le moindre lien avec le Grand-Duché, dénoncé comme l’ennemi des indépendantistes blêmes, et il aurait été très imprudent de sa part d’avouer quoi que ce soit, a fortiori devant des étrangers.
― Je ne crois pas à ces histoires de plan ou de prophétie, se dédouana-t-elle rapidement, on m’a simplement demandé de vous assister. Je ne sais pas exactement ce que vous faites ici, en Pal ponantaise, mais apparemment… on vous soutient.
Elle croisa les bras. Elle avait une mine ombrageuse, un point boudeuse, d’une dirigeante politique peu habituée à se faire dicter aussi directement des ordres allant à l’encontre de ses intérêts immédiats. Agacée, elle s’était mise à pianoter sur la table en fixant les Azuréens.
― Quelque chose en lien avec les sous-sols ? La Pal est un vrai gruyère, cela fait des siècles que nos ancêtres y creusent des galeries et se dissimulent sous terre pour échapper aux envahisseurs. Il était question de vous donner accès à certaines cartes de la Vieille Bibliothèque mais le directeur est mort, ils disent que ce sont les sectes mais je ne pense pas en tout cas personne n’a donné cet ordre. Cela prendra un peu plus de temps mais elles vous seront envoyées, quant à savoir ce que vous êtes censés y lire ?
Elle balaya l’affaire d’un geste de la main.
― Je vais être franche, je n’aime pas cela et je ne vous aime pas. Vous êtes les créatures d’Apostol Pop et vous serez bientôt celles des Polk, je n’en ai aucun doute. Ceci étant dit, vous pouvez compter sur l’aide de mon parti, nous vous ouvrirons des portes qui étaient fermées jusque-là. Faites ce que vous avez à faire, je ne vous demanderai qu’une seule chose en échange…
Elle fronça les sourcils.
― Tenez en moi informée. Cela nous évitera à tous de mauvaises surprises.
Posté le : 04 jan. 2025 à 18:10:29
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Un vent clair avait soufflé du nord, dévalant du pôle, et avait chassé toutes les poussières et les miasmes devant lui. Plein et glorieux, le soleil brillait dans un ciel du plus pur bleu ; sa lumière découpait comme dans une feuille d'or les silhouettes des maisons, des arbres et de la plaine, et à présent sous son feu le monde resplendissait.
Amr goûtait le soleil dans la cour intérieure de la maison du consulat. Elle donnait sur l'écurie, où le bruit de deux chevaux qui remuaient leur foin, chassant les mouches de juin, résonnaient comme des brins d'une réalité champêtre. Quel étrange pays que la Pal, où le temps s'écoule différemment ; même dans la campagne la plus reculée de l'Azur, la mule ou le dromadaire cédaient déjà leur rôle logistique et social à l'automobile. Ici cependant, l'odeur de la sueur d'équidé et le ramassage du crottin prévalaient.
— Une lettre pour vous ... ?
Amr ouvrit les paupières sur un ciel bleu baigné de lumière. Aveuglé, il constata que le consul Ogodeyi s'asseyait sur le banc, à côté de lui, l'air de rien.
— Un message d'un de mes contacts, répondit le jeune homme.
— Adressé à vous, au consulat ?
Amr soupira.
— Je n'ai pas encore statué sur l'authenticité du message.
— Quelle en est la teneur ?
Une abeille passa sous leurs yeux, butinant un pissenlit entre les pavés. Son corps gras et duveteux faisait ployer la tige.
— Je ne sais pas. Un rendez-vous.
Le consul épousseta son vêtement, un caftan brodé. Une employée passa dans la cour. Ses cheveux châtain réfléchirent la lumière du soleil comme s'ils étaient des fils de zinc. Elle vida un seau dans le siphon, qui évacuait les eaux usées vers des égouts rudimentaires.
— Je n'ai pas plus de détail, poursuivit Ibn Samt. C'est pourquoi je réfléchis encore.
Ogodeyi ne dit rien, et son silence était éloquent. Il portait sur lui la charge de représenter et de diriger la mission azuréenne en Pal ponantaise, délégation diplomatique aussi bizarre qu'elle ait pu être, preuve des insondables calculs de pouvoirs supérieurs à ceux du Diwan, de l'administration califale, et des bureaux d'Agatharchidès. Le pouvoir d'un personnage dissimulé aux regards, dont le visage aux traits souverains, sur le portrait, ne souriait pas.
— J'ai besoin de résultats, vous le savez, déclara le consul.
Amr acquiesça. Il songea à la pression qui contraignait ses missions secrètes. A l'ambiance surnaturelle, féodale, de cette ville et de ce pays tout entier ; aux mystères que faisaient aussi bien les curés que les échevins de cette Gurapest médiévale, aux ombres traversées par une peur sans nom. Les cloches sonnèrent midi à la cathédrale ; le chant métallique, ténu et lointain, tomba dans la cour.
— Allez à ce rendez-vous, vous avez ma permission.
Et qu'importent les risques. Ogodeyi chargerait Amr de s'accompagner de Hakim et Rashid ; le premier était un combattant, et le second un diplômé de géologie, agent équipé des moyens pour faire les relevés qu'attendait le Khalife.
— Sa Sémillante Altesse veut voir ses intuitions vérifiées.
Les bruits de la cuisine disparurent quand la domestique en ferma la porte. Le calme prévalut à nouveau ; sous le soleil, alors que la température douce apaisait la peau comme une caresse, on pourrait se laisser aller à la sieste. Il ne manquait qu'un verre de thé et une pipe au tabac odorant d'Asarbeylik.
Ogodeyi la sortit justement et commença à la bourrer de ces feuilles séchées, conservées dans une petite boîte métallique arborant une gravure de la cathédrale Santa-Maria de Théodosine. C'était un objet comme on en trouve dans toutes les boutiques de souvenirs pour touriste, renfermant des biscuits ou des fruits secs. Amr remarqua le dessin.
— Ah, oui, celle-là, je l'ai acquise lors d'un voyage, il y a longtemps.
Ogodeyi tira une bouffée de son tabac allumé.
— Êtes-vous jamais allé à Théodosine ?
— Jamais.
— Ah bon. Dommage... C'est une belle ville. Imprégnée d'histoire, évidemment. La capitale de l'empire antique, le point de passage des routes commerciales...
— La capitale de l'Occident.
— Oui, aussi. Enfin, de l'Occident... de l'Eglise, certes, avant le Schisme. De l'Empire, avant qu'il ne s'effondre. Mais aujourd'hui, elle n'est plus grande chose. L'Occident l'a oubliée... Il a oublié le vieux marbre et les récits. Il ne connaît aujourd'hui que la guerre électronique, la lutte idéologique, et les calculs commerciaux. Et il croit, stupidement, que le monde, lui, a oublié.
Le vieux consul se tut quelques instants.
— C'est pourquoi nous sommes ici.
Amr se redressa. Il s'étira, faisant craquer ses articulations. Malgré le confinement et la lenteur des choses ici, à Gurapest, il tâchait de garder une bonne forme physique. Il ne put s'empêcher de poser une question au patron de la mission.
— Ces histoires telluriques... le dessein caché de Dieu pour la Pal... vous y croyez vraiment, vous ?
Ogodeyi eut un petit sourire mais continua de fumer, imperturbable.
— Ce qui compte n'est pas ce que vous croyez, Amr, mais ce que vous avez à faire. Allez à ce rendez-vous, prenez Hakim et Rashid avec vous, et interrogez vos contacts. Nous sommes en juin, Amr, et je n'ai toujours pas de réponse claire à fournir à Agatharchidès. Où est notre connaissance des rapports de force locaux ? Où sont les trésors d'hydrocarbures annoncés par nos prévisions ? Quel est notre potentiel ici ? Nous sommes incapables d'y répondre. Mais nous ne sommes certes pas ici en vacances...
Il désigna l'azur.
— ... bien que ce ciel bleu nous rappelle la patrie.
Amr se leva. L'heure de passer à table était venue. Il côtoya Pietr, l'employé au secrétariat, et Rina, qui s'occupait des chevaux. Aux côtés des Azuréens se trouvaient dans ce consulat une petite dizaine de résidents gurapestois, des Pals, salariés et intermédiaires entre la mission et le pays pal. Bien qu'ils se séparassent à table, et qu'ils ne s'adressent presque jamais la parole en-dehors des nécessités du travails, ils cohabitaient sous ce même toit.
— Ils sont diligents, discrets, ne posent jamais de question et ne bavardent pas. Et certains d'entre eux ne sont pas trop laids. Ils me font l'effet de grands enfants, dressés par la peur, habitués à rentrer leur tendresse à l'intérieur d'eux-mêmes. Mélancoliques, pas farouches, impénétrables.
Sans doute regrettent-ils leurs bons maîtres.
Posté le : 04 jan. 2025 à 18:11:02
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Le regard d’inquiétude qu’adressa Jan à Amr ibn Samt en le voyant arriver, non pas seul comme la dernière fois, mais affublé de deux grands gaillards, aurait presque pu passer inaperçu tant la nuit était sombre. On était tant habitué aux étoiles, en Pal ponantaise, que le ciel voilé qui occultait la lune et toutes ses lumières surprenait. Ce pays semblait tissé d’immensités, qu’on le bouche ainsi avait quelque chose d’incongru. De vulgaire.
— Je pensais que vous viendriez seul, bégaya Jan, mais il sembla rapidement se faire une raison. On m’a… je vais… il faut que vous voyiez quelque chose.
Il était plus qu’évident que l’adolescent n’était pas à son aise. Le moindre de ses gestes et de ses accents criait à la conspiration, mais il n’était pas encore évident de savoir contre qui celle-ci était menée. A Gurapest, tout semblait toujours pris dans un inextricable conflit de loyauté.
Se saisissant de la bride de son cheval, le garçon se détourna des Azuréens et prit la direction des ruelles, secouant la tête dès lors qu’on essayait de lui soutirer des explications. Particulièrement la nuit, la ville était un dédale, on franchissait des passerelles et des ponts sans avoir jamais eu conscience de s'être trouvé en hauteur, parfois on ressortait d’un souterrain, pensant arpenter une rue couverte, les rues montaient et descendaient et les chevaux avançaient prudemment les larges marches des escaliers, conçus pour permettre le passage de ces grandes bêtes.
Puis Gurapest s’arrêta et ce fut la steppe. Le pavé laissait place à l’herbe, Jan se hissa sur son cheval. La hauteur du garot faisait paraitre l’adolescent plus petit encore qu’il ne l’était.
— Ce sera pas long, expliqua-t-il comme pour s’excuser, et s’élança au galop.
En effet, il ne fallut pas plus d’un quart d’heures aux Azuréens pour voir apparaitre devant eux l’un des innombrables petits villages excentrés qui entouraient la capitale, alliance bâtarde entre les éleveurs de troupeaux et les fermiers et les grands marchés qu’il fallait chaque jour approvisionner à Gurapest en fruits, légumes, céréales et morceaux de viande fraiche.
Ce village cependant semblait pour partie abandonné. Il était clair qu’il n’avait été raccordé ni à l’électricité ni à l’eau courante et en y pénétrant il apparut clairement comme un refuge d’indigents et de parias. La nuit était calme mais noire et Jan jetait tout autour de lui de fréquents coups d’œil comme s’il craignait de voir leur expédition soudain assaillie de mendiants et de lépreux. Rien de tout cela n’arriva et les quelques visages qui y firent leur apparition aux fenêtres, sans doute réveillés par le bruit des chevaux, disparaissaient presque aussitôt qu’on les apercevait.
Jan arrêta son cheval prêt d’une petite demeure dont les fenêtres, justement, avaient été murées. Il mit pied à terre, attacha rapidement l’animal à un anneau de fer qui dépassait du mur, et poussa la porte de la maison. Elle semblait vide, composée d’une unique pièce profonde. L’obscurité quasi-totale obligeait à plisser les yeux et il fallaut quelques secondes à la troupe pour déceler le matelas posé à même le sol et les affaires rangées à côté. Abandonné d’apparence, le lieu s’avérait en fait habité, propre même, bien que celui qui vive là fasse preuve d’une grande sobriété.
Il y avait effectivement une forme sur le matelas, qui s’était éveillé en les entendant entrer et les observait assis en tailleurs. Enfin, observait. L’homme portait sur les yeux un bandeau qui avait été blanc, signe de sa cécité. Il y avait beaucoup d’aveugles en Pal ponantaise, particulièrement à Gurapest où certains mystiques s’énucléaient au nom de Dieu pour échapper à l’emprise du Grand-Duc et ne plus porter sur le monde un regard corrupteur. Mais tous les aveuglements n’étaient pas volontaire et il était notoire que les sectes de Blême neutralisaient ainsi leurs ennemis.
L’aveugle posa une question en langue blême, d’une voix endormie.
Jan s’était reculé dans un coin de la pièce et lorgnait vers la porte, comme s’il craignait que d’autres y entrent à leur suite. Son rôle dans toute cette affaire semblait maintenant de jouer les traducteurs.
— Il demande qui nous sommes et ce que nous lui voulons.
L’aveugle se gratta la tête, bailla. Il avait la chevelure blanche, longue et soyeuse, étonnement bien entretenue pour un homme qui paraissait vivre dans une telle pauvreté.
— C’est Dragomir Preda, expliqua Jan qui se balançait d’un pied sur l’autre.
L’aveugle hocha la tête à la mention de son nom et leva un doigt pour ajouter quelque chose en langue blême.
— C’est l’ancien directeur de l’école nationale d’archéologie de Pal ponantaise. Il pourra peut-être vous aider.
Posté le : 04 jan. 2025 à 18:11:25
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— C'est ça, votre contact ... ?
Rashid avait murmuré assez bas pour que l'adolescent ne l'entende pas, mais toute la noirceur de la nuit ne pouvait dissimuler son appréhension. Soudain plein de scepticisme il songea qu'il ne voulait plus que rebrousser chemin.
— Ibn Samt, nous ne pouvons pas nous fier à ...
— Bună seara, Jan.
Amr salua le jeune Pal qui se tenait dans la pénombre, tenant son cheval par la bride. La route était déserte et le soir profond. Le jeune Azuréen échangea quelques mots avec celui qui s'avérait être l'indicateur, l'informateur, le guide, la taupe, quoi qu'il faille appeler ce simili-Blême auquel Rashid n'accorda une confiance qu'aussi fragile qu'une flammèche de bougie.
Nous ne pouvons pas renoncer, trancha Hakim d'un regard. Le grand soldat suivit le jeune autochtone, qui remontait avec son cheval. Peut-être coureraient-ils à leur perte ce soir là. Pour le Khalife. Rashid balaya ces pensées avec impatience et nervosité. Ici le Khalife valait moins que l'idée d'un Djinn. Il s'arma du courage qui se trouvait effectivement en lui et plongea dans la nuit labyrinthique de Gurapest, à la suite des cavaliers. Bride à la main, avec prudence, ils disparurent dans l'ombre.
Rashid eu du mal à garder en mémoire le chemin parcouru. Celui-ci se déployait à travers un faisceau de ruelles et de caniveaux plongés dans la nuit. L'altitude devenait incompréhensible, s'ouvrant sur des précipices ou des façades hautes. Ce fut comme à l'issue d'un rêve dans l'intestin d'un dragon qu'ils émergèrent enfin auprès de l'herbe humide et fidèle de la plaine infinie. Dans l'obscurité du ciel se mouvaient des forces qui dissimulaient entièrement la lune et les étoiles. Invisible, le vent de la steppe balayait l'horizon.
Le pays du Djinn blanc, songea Rashid en se remémorant un conte issu d'une vieille tradition de sa Sijilmassa originelle. Là où s'épousent encore le Ciel et la Terre. C'était la première fois qu'il la voyait, pleine et à perte de vue, plongeant dans les incertitudes floues de l'ombre, depuis qu'il était arrivé à Gurapest. Il n'avait que trop arpenté le bureau du consulat, oscillant entre la salle à manger et son espace de travail, penché sur de vieilles cartes topographiques chapardées par Amr sur des marchés aux puces. Il scrutait sur le papier mal conservé de ces documents pourris les lignes qui évoquent les reliefs, les plages pointillées des gisements géologiques, les emplacements imaginaires marqués par des toponymes oubliés. Tout ceci n'était qu'un pâle reflet de la réalité simple et nue de la steppe.
— Așa, domnilor.
La demeure semblait à demi enfouie, plongée dans un silence effroyable. Ses fenêtres étaient murées comme les orbites d'un cadavre. Ils entrèrent. Le vieillard se tenait là. Rashid dissimula son horreur et son excitation ; Dragomir Preda leva un doigt, et Jan traduisit qu'ils se trouvaient en présence de l'ancien archéologue en chef de ce pays désespéré.
— Vă rog să intrați.
Amr fut le premier à s'avancer dans la pièce basse, éclairée seulement par les flammes du foyer qui dansaient innocemment. Hakim demeura à l'extérieur ; il garderait un oeil sur les bêtes, la main posée sur l'arme à sa ceinture.
— Domnul Preda, noi suntem călători în căutare de informații.
Amr scruta Jan pour qu'il reste et fasse la traduction. Les Azuréens s'agenouillèrent auprès du feu du vieil homme, imitant sa posture. C'était un aveugle. Un qui ne verra plus. Rashid dévisagea le menhir à la barbe blanche. Il se croyait dans un conte, il y était véritablement. Amr posa les premières paroles.
— Nous venons de loin. Nous cherchons des souvenirs, pour un musée Loduarien. Nous voulons connaître la terre de la Pal.
Il parla à Dragomir par le truchement de l'adolescent. Il prononça l'Azur, Saryzyn, la vieille histoire du commerce sur la rive blême, les comptoirs musulmans et la route commerciale truffée de donjons et de hordes.
— Nous cherchons à connaître l'histoire des Saqlabi, ceux que les Rémiens ont appelé Sklavinoi, ceux-là qui sont le peuple de votre roi.
Il passa sous silence la réalité plus crue de la marchandise humaine dont il faisait mention.
Rashid scrutait les lèvres du garçon avec anxiété. Ce Blême, à tout instant, peut nous trahir. Il reporta son regard sur le vieillard qui, en position d'écoute, avait la tête baissée comme un bossu. Ses vieilles oreilles rondes émergeaient de ses poils blancs comme la neige.
— Nous cherchons à comprendre ce qu'il y a sous vos pieds, ajouta Rashid après qu'il eut repris quelque étincelle de confiance. Le sous-sol, les mines, vous comprenez ? Nous sommes des amis de votre peuple. Nous travaillons pour de grands investisseurs. Oui !
Amr le toisa. Rashid craint d'avoir eu un langage inapproprié.
— Et, euh, pour la connaissance scientifique. Vous êtes archéologue, vous voyez de quoi je veux parler.
Ils se turent.
Posté le : 04 jan. 2025 à 18:12:12
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L’aveugle tendait maintenant l’oreille en direction d’Amr qui s’adressait à lui dans un blêmien acceptable, quoique trop premier degré et avec trop d’accent pour passer pour un natif.
— Nous venons de loin. Nous cherchons des souvenirs, pour un musée Loduarien. Nous voulons connaître la terre de la Pal.
Jan reformula : « El spune că au parcurs un drum lung. Ei caută suveniruri pentru un muzeu Loduarien. Vor să cunoască mai bine țara lui Pal. »
A mesure que l’adolescent traduisait, parfois en hésitant, la requête des Azuréens, Dragomir Preda se mit à froncer les sourcils.
— Vrem să știm povestea Saqlabi, poporul pe care Remanii îl numeau Sklavinoi, poporul regelui vostru.
— Saqlabi, le reprit Preda sur la prononciation avant de hocher la tête pour lui signifier de continuer.
Il se tourna ensuite vers Rashid, sans doute curieux de cette troisième voix, mais interrompit Jan lorsque celui-ci se mit une fois de plus à traduire péniblement ce que demandaient les Azuréens. Preda s’adresse à lui directement.
— Petit, tu ramènes chez moi des étrangers en pleine nuit pour parler de mon ancien travail ? Veux-tu te mettre en danger et eux aussi ?
Le garçon parut mal à l’aise et esquiva le regard des Azuréens qui attendaient une traduction, répondant directement au vieil archéologue.
— Le danger c’est de ne pas le faire… le plan de Blême a changé.
Dragomir Preda cracha.
— Au diable Blême ! Ces fous m’ont tout pris.
Jan adressa un regard désolé aux Azuréens, ne sachant pas trop quoi dire, mais l’archéologue reprit la parole, cette fois tourné vers là d’où il avait entendu venir la voix d’Arm et de Rashid, articulant lentement pour se faire comprendre dans un anglais approximatif.
— Pour raison j’ignore, ce garçon sert le Grand-Duc, soit c’est piège soit c’est manipulation.
Il désigne ses yeux absents de la main.
— Ça c’est la conséquence mes fouilles, très concret, un avertissement pour empêcher de travailler et de parler et maintenant il veut je vous raconte tout ?
Il balaya le vide devant lui, faisant s’agiter les faibles flammes de son feu.
— Je crois pas tous ces mensonges, pourrait être un test, pourriez être des agents et lui votre victime ? va savoir. Si c’est but du Grand-Duc vous dire ce qu’il y a sous la Pal alors suffit aller voir Anton Puscas, lui qui a archivé mes travaux à Vieille Bibliothèque.
— Anton Puscas est mort, cru bon de préciser Jan qui n’avait visiblement rien compris à la discussion en anglais mais avait au moins compris ce nom-là.
— Ba ! bien fait pour lui. C’était un traitre.
Posté le : 04 jan. 2025 à 22:16:57
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— Je ne comprends rien, s'agaça Rashid.
— Qui est ce Grand-Duc ?
Amr demanda à Jan de traduire. Dans la petite maison, l'air froid et l'humidité glaciale de la nuit s'insinuaient inexorablement. Dehors il gelait. Les chevaux, surveillés par Hakim, laissaient échapper une brume épaisse de leurs naseaux. Les ombres étaient au plus noir.
— Le Grand-Duc est le seigneur de Transblêmie, au-delà de la mer.
Un silence passa, comme un ressac d'eau grise balayé par le silence. Ni mouettes ni embruns ne perturbèrent les flammèches dans la cheminée mais le fantôme d'un souvenir traumatique. Amr scruta les rides pâles et les joues creusées du vieillard.
— De quoi Anton Puscas est-il mort ?
— Peut-on lire ses travaux ?
— Pourquoi mentionnez-vous le Grand-Duc ?
Ibn Samt soudain se rappela de quelques lignes d'une page d'un vieux recueil azuréen, qu'Ogodeyi lui avait fait lire. C'était un récit de voyage d'un navigateur arabe remontant à plusieurs siècles en arrière, et la langue était encore ampoulées de tournures archaïques, bien qu'elle ait été transcrites d'une édition à l'autre, et commentée par des géographes. Le traité relatait quelques histoires relatives à la route septentrionale du Hajj, le pèlerinage islamique, et brossait un portrait des régions traversées, dont certaines s'étendaient jusqu'aux rivages de la mer Blême, et jusqu'à Saryzyn, où se trouvait une mosquée.
De là toutes leurs souffrances. Ces gens [de la plaine] ne connaissent ni le sourire, ni la joie, ni la bonté. On les dit aux prises avec un vieux mal [référence non retrouvée] ... ils ont parmi eux des sorciers, qui leur tiennent lieu de chefs... Ils sont aveugles, et portent un bandeau voilant leurs orbites...
Amr saisit le bras de Jan d'une poigne ferme, et lui dit sans plus aucune douceur :
— Il va nous falloir des réponses maintenant.
Posté le : 06 jan. 2025 à 14:18:03
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L’atmosphère dans la maison sombre s’était refroidie d’un cran, et ce n’était pas la faute du feu. Le jeu des langues étrangères semblait tendre tout le monde, Jan qui ne comprenait plus vraiment ce qui se passait, Dragomir Preda qui semblait décidé à ne pas se contenter d’être un simple pion dans la machination de ses ennemis et les Azuréens, ballotés entre explications cryptiques et mensonges par omissions.
— De quoi Anton Puscas est-il mort ?
— Peut-on lire ses travaux ?
— Pourquoi mentionnez-vous le Grand-Duc ?
Preda envoya balader tout ça d’un geste.
— Je ne sais pas ce qui arrivé à Puscas, lui sait, dit-il en désignant Jan. Comment est mort Puscas ?
L’adolescent haussa les épaules.
— On dit qu’il s’est immolé dans une crypte, mais on dit aussi qu’il a été assassiné.
— Assassiné, traduisit Dragomir Preda aux Azuréens, mais on sait pas par qui. C’était membre d’une secte, y a des lieux ou difficile de réussir professionnellement sans servir le Grand-Duc en ce pays, la recherche complètement gangrenée par ses fidèles, moi on m’a fait comprendre mon travail dérangeait, alors on m’a enlevé les yeux et Anton Puscas a mis mes travaux sous scellé. Ils doivent toujours exister par contre, quelque part si ça vous intéresse mais attention !
Il leva un doigt furieux.
— Il semble le Grand-Duc veut que vous les trouviez maintenant et je ne sais pas pourquoi ! Un coup ils sont cachés, maintenant ils doivent sortir… Lui (il désigne Jan) dit que le plan a changé, va savoir, beaucoup de bouche à oreille dans ce pays, pourrait être un piège, VOUS pourriez être un piège ? Va savoir ?
Dragomir Preda était agité, coléreux comme peut l’être un vieil homme qui fut autrefois sanguin, désormais incapable d’associer ses gestes à son humeur, se trouve tout furieux en dedans mais se contente de trembler, car ses forces l’abandonnent.
— Voulez vraiment servir de pion dans une machination vous dépasse ? Pas sûr alors je dis prudence. Moi, jamais je ne rendrai service au Grand-Duc !
L’archéologue semble se recroqueviller sur lui-même maintenant, boule de ressentiment et de colère, il étend ses doigts crispés au-dessus du feu. Amr attrape le bras de Jan qui ne s’y attendait visiblement pas, tente vaguement quelque chose pour se libérer mais heurte le mur derrière lui.
— Lâchez moi !
Dragomir Preda grogne, sans qu’on sache si c’est d’indignation ou pour approuver.
— On m’a dit de vous amener voir Preda ! j’ai rien fait !
L’adolescent semble abandonner l’idée de se libérer par la force et foudroie maintenant Amr du regard, quoi que cela puisse vouloir dire dans la pénombre de la pièce.
— C’est à cause de vous tout ça. Vous vouliez des réponses mais c’est le Grand-Duc qui décide de ce que vous avez le droit de savoir ou pas, c’est toujours comme ça ici fallait faire profil bas et à cause de vous j’ai un tas d’emmerdes !