17/07/2016
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Les Signes des Temps [Politique]

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Les Signes des Temps
Récit au cœur du pouvoir

Palais du Sérail

Le bruit des pas se réverbère à peine. Sous les hautes arcades du Palais du Sérail, dans l'immense forteresse de grès rouge, l'homme avance à pas humbles et lents. Des siècles d'histoire le toisent depuis les hautes arabesques sculptées et les pierres anciennes, excavées pendant la gloire des sultans, brunies par les incendies des révolutions. Elles abritent aujourd'hui le Parlement de l'Azur, qui réunit les délégués des trois collèges. De cette vénérable institution est censé découler la voix du pays. Dans ces couloirs se meuvent des individus pâles comme des ombres fuyantes. Ils ne sont que de passage. Combien d'intrigues de cour ont connu ces dalles de marbre, ces alcôves, ces jardins ? Combien de trahisons, d'assassinats, de festivités orgueilleuses ? Ici dans le vieux palais de Seylim le Grand, jadis la pointe de fer d'un royaume absolu, aujourd'hui l'enceinte des palabres d'un califat constitutionnel lourd de règles et de procédures, l'on sent le parfum poussiéreux et âcre du pouvoir.

L'homme qui marche seul s'imprègne des lieux. Dans l'ombre, la fraîcheur est un luxe qu'on s'offre en silence. Dominant la ville populeuse, dont les bruissements sont inaudibles, le Sérail protège derrière ses murailles épaisses un complexe palatial et un parc dont les arbres et les fleurs réjouissent le cœur.
La politique est l'art des possibles, pense le visiteur. Mais seul Dieu connaît la fin.





Sommaire
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
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30 Juin 2015, Palais du Sérail, Agatharchidès

Jamal al-Dîn al-Afaghani

Une brise légère passait entre les colonnes. Le soleil en découpait l’ombre sur les dalles. Le soleil pleuvait dans les jardins et sur les murailles. Niché au cœur de sa forteresse, le palais du Sérail était comme un havre de tranquillité au sein de la mégapole d’Agatharchidès.

Les échos des discussions résonnaient jusqu’au balcon depuis lequel Jamal al-Dîn al-Afaghani contemplait le parc. Plantés de manguiers, d’orangers et de jacarandas, les jardins intérieurs étaient travaillés avec un soin extrême. Les Azuréens et leur amour des jardins clos avaient conduit à cultiver, au cœur même du Parlement, une véritable petite forêt bruissant d’écoulements d’eaux, de chants d’oiseaux et de froissements de la brise dans les branches. Ce parc entourait l’élégant palais intérieur, résidence sophistiquée, dotée de tours ornementales, de coursives à arcades, de longues fenêtres percées d’arabesques taillées dans la pierre. Quelques bassins, et des bâtiments annexes, complétaient le luxe de cet ancien palais sultanal du seizième siècle, bâti de grès rouge et de marbre, sculpté comme un bijou et entouré d’une imposante muraille. Ses créneaux altiers et ses bases puissantes en avaient fait, dans le passé, une place militaire de premier plan, capable d’affronter l’artillerie lourde et de parer aux menaces ; en même temps, elle protégeait les délices d’une vie monarchique absolue. Ce Fort Rouge, qui était devenu le Palais où siégeait l’assemblée des délégués du Sérail, était désormais le cœur battant du pouvoir législatif en Azur. L’obscure tyrannie médiévale avait cédé la place au régime constitutionnel moderne ; les pierres, elles, étaient restées de marbre.

Afaghani en avait conscience. Il plissait les yeux pour observer les jardiniers opérer entre les allées de fleurs et les fontaines, là en contrebas. Si le sultan avait disparu, son luxe lui avait survécu. Ricochant dans les couloirs à haut plafond, les conciliabules théâtraux qui se jouaient à l’intérieur du complexe palatial parvenaient jusqu’à ses oreilles.

— Vénérable Excellence, vous êtes de retour !

Jamal se retourna vers celui qui venait vers lui. Dans sa robe d’ouléma, chaussant un turban, c’était Hussein al-Kârzûki, un conseiller du Grand Vizir.

As-salâm alaikûm wa rahmâtullâhi wa barakâtûh, Hussein.

Wa alaikûm salâm, Effendi.

Ils avaient travaillé de longues années ensemble. Kârzûki assistait aujourd’hui à une prise de parole du Grand Vizir devant le Sérail, qui se portait au sujet de la politique internationale.

— Beylani Pasha est en train de répondre aux questions des délégués sur la situation au Gondo. Est-ce que vous viendrez dans l’hémicycle pour…

— Non, Hussein. Je dois m’entretenir avec le Calife cet après-midi, pour préparer son voyage officiel au Paltoterra. Je ne pourrais répondre aux délégués que demain ou après-demain. Mais Rashid a tout en main pour le faire à ma place aujourd’hui, n’est-ce pas !

— Oh, bien sûr, Excellence.

Un silence passa. Jamal nota l’ombre d’une perplexité sur le visage de son interlocuteur.

— Quelque chose vous tracasse, Kârzûki.

Le conseiller tourna les yeux vers les jardins. Il n’éluda pas la question.

— Je… L’hémicycle remue un peu à la suite des derniers événements gondolais.

— C’est-à-dire ?

— Certains délégués vous accusent personnellement de manquement.

Afaghani haussa les sourcils. Des oiseaux passèrent près de leurs têtes, effectuant un demi-cercle élégant avant de se poser dans les branches d’un jacaranda. Le ministre inspira.

Accompagné par son aide de camp, qui portait sa mallette derrière lui, Afaghani tourna les talons, forçant le conseiller à le suivre.

— Qu’entendez-vous par certains délégués, Kârzûki ?

— Le clan Tachdemir.

Voyant que le ministre demeurait impassible, Hussein insista.

— Habib Tachdemir laisse ses affidés déclarer ouvertement que votre ministère est un échec. Ils répandent déjà l’idée que vos initiatives pour ramener la paix au Gondo n’ont fait que démontrer votre méconnaissance du dossier et l’impuissance de l’Azur à empêcher quoi que ce soit dans le pays. Malheureusement, je crains que beaucoup de délégués ne lui donnent raison.

Jamal ne répondit rien.

— Sincèrement, Excellence, je crains que son sentiment ne soit fort partagé.
Afaghani tourna les talons.

Dans son bureau du Ministère des Affaires étrangères, il rumina. Les larges fenêtres donnaient sur la ville ; derrière le mur d’enceinte qui encadrait la cour, s’étendaient des quartiers d’ambassades et, plus loin, les lumières de la capitale.
La pièce était presque entièrement plongée dans l’ombre. Seule une petite lampe de chevet lui procurait un éclairage, proche de lui.

Attablé, il tenait devant lui le rapport qu’il allait détailler au Calife et remettre aux services qui accompagneraient Sa Sémillante Altesse au Paltoterra. Le maître de l’Azur s’en irait pour un voyage d’Etat officiel dans un continent étranger. C’était une première, murmurée à l’oreille souveraine par Jamal lui-même. Il avait passé tant d’années à prodiguer ses conseils.

Afaghani soupira. Depuis des années, son travail pour faire émerger l’Azur de la situation d’isolationnisme, dans laquelle il se trouvait comme aux marges du monde, avait certes mis sur sa route une quantité d’adversaires. Vous êtes un doux rêveur, s’était-il entendu dire. Vos belles paroles ne changeront rien. Cela ne l’avait pas empêché de triompher plusieurs fois. N’avait-il pas sécurisé d’importants accords internationaux ? N’était-il pas devenu le visage souriant et amène de l’Azur, celui d’un Etat moderne et civilisé ? N’avait-il pas, par son impulsion constante, contribué à érafler l’image d’une théocratie archaïque, repliée sur d’obscures dogmes religieux, pour insuffler les couleurs d’un pays ouvert au monde et trouvant dans sa spiritualité l’énergie d’une action juste et souveraine ?

Il savait que tel n’était en fait pas le sujet des attaques. Ces imbéciles ne comprennent rien au Gondo, songea-t-il en pensant à Tachdemir et à ses sbires. Ils préparent le prochain congrès. Le congrès de la Nahda s’annonçait pour l’année 2015. Ce serait un événement politique d’une importante capitale pour l’Azur. La réunion des six millions d’adhérents du Parti de la Renaissance Islamique – nom officiel du mouvement – aboutirait au renouvellement du Bureau exécutif et à l’élection d’un nouveau leader, qui, selon l’habitude parlementaire prévalant depuis que la Nahda détenait la majorité des sièges au Sérail, deviendrait Grand Vizir – l’équivalent azuréen de Premier ministre.

Tachdemir veut ma peau avant que ne se tienne le congrès, comprenait Jamal. Alors même que je n’ai pas posé ma candidature.

Habib Tachdemir, qui était nul autre que le ministre de l'Intérieur, était un autre membre de la Nahda de premier plan, pressenti pour poser sa candidature au vizirat. C’était un conservateur, aussi pieux que charismatique, qui avait été élu pendant douze ans consécutifs dans l'une des plus grandes villes du pays, reprenant la mairie de Sijilmassa à l’opposition envers et contre toutes les prévisions, et y défendant son quartier-général pendant plus d'une décennie.

Jamal ferma les yeux et fit le vide dans sa tête. Ces considérations n’étaient que vile politicaillerie. Il se prépara à son entretien avec le Calife, prévu pour le lendemain. Ce sera lui qui choisira. En réalité, ce serait bel et bien le Calife qui choisirait ; personne n’oserait se présenter au congrès sans son auguste assentiment.
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30 Juillet 2015, Agatharchidès

lubna al qasimi

Elle émergea et brisa la surface de l’eau en aspirant l’air à plein poumons. Soudain elle replongea la tête, expirant la pression dans sa trachée en filant ses bras comme des couteaux pour découper les blocs de liquide qui s’évasaient autour d’elle en milliers de bulles. Concentrée sur le rythme de sa respiration et du bruit étouffé des battements d’eau, elle parcourut la longueur de la piscine. La vitesse coulait sur sa peau comme un flux de poissons. Elle toucha l’extrémité. Cinquante. Essoufflée, vibrante d’effort, elle nagea vers le bord carrelé du bassin et se hissa, dégoulinante, hors de l’eau. Elle se dirigea vers les vestiaires.

Posant les lèvres dans le café chaud qu’elle tenait entre ses mains, assise à l’arrière de la berline noire, Lubna plongea les yeux sur son téléphone portable. Des notifications défilaient. C’étaient les messages d’une application cryptée qu’utilisaient les membres du ministère pour communiquer entre eux. Rentrant après sa pause à la piscine, moment de sport autant qu’opportunité de se vider la tête, elle constata avec agacement qu’une réunion d’urgence avait été ajoutée à son agenda. Néanmoins elle n’en laissa rien paraître, quand elle remercia son chauffeur qui la déposa au Palais de la Splendide Porte, le siège du vizirat.

— Nous allons devoir changer nos prévisions.

L’entretien fut ouvert par Evren Tugulbeli, le Secrétaire d’Etat aux Comptes Publics. Celui-ci présenta les données de la situation. Elles étaient à présent connues de tout le monde. Lubna se mordit l’intérieur de la joue en une moue réflexive.

— Puisque ce que vous nous dites a été démontré, alors il ça paraît naturel, oui.

La ministre ouvrit le dossier que Tugulbeli lui donna. C’était un rapport rédigé par des parlementaires, qui présentait des chiffres extraits d’exercices budgétaires précédents, ainsi que des graphes d’analyses comparées. Ce rapport faisait état d’une surestimation répétée de la richesse nationale par le Bureau des Statistiques, sur plusieurs années, laissant présager que ni la croissance, ni le patrimoine réel de l’Azur n’étaient correctement estimés par l’administration califale. Une paille.

— Les auteurs pointent un problème de coefficient multiplicateur dans les modèles prévisionnels. C’est ce qui expliquerait des chiffres grossis par rapport à la réalité.

— Ce n’est pas la seule hypothèse, constata la ministre. Ils écrivent noir sur blanc que les données n’ont pas été recoupées pour les années en question.

Il y eut un silence. Elle se plongea dans les tableaux de chiffres fournis en annexe. Ses yeux passaient d’une cellule à l’autre avec décontraction. Nageuse amatrice, elle évoluait dans les nombres avec une facilité professionnelle. Lubna al-Qasimi était une économiste renommée, membre du parti califal de la Nahda, appelée en 2010 au super-ministère du Développement dans le gouvernement de Beylan Pasha.

— Il me faut en savoir plus sur cette histoire de dysfonctionnement des modèles. Une année, d’accord, mais quatre ans de suite, je n’y crois pas. On ne peut pas laisser une erreur se répéter quatre fois.

Elle leva les yeux vers un troisième homme autour de la table ; Bhaskar al-Rajpût, directeur du Bureau des Statistiques.

— Il y aura une enquête, Bhaskar.

Lubna passa immédiatement à la question suivante.

— Avez-vous mouliné les chiffres du premier semestre de cette année avec le constat que fait ce rapport ? demanda-t-elle.

— Oui, Excellence, balbutia le statisticien. Le résultat est cohérent avec leur conclusion. Il y a bien un problème dans nos modèles prévisionnels.

— Un problème de combien ? Evren, à combien s’élève la croissance pour ce trimestre, selon nos dernières estimations ?

— Plus trois pour cent par rapport à la même période de 2014.

— … Et en prenant en compte les données rectifiées de 2011, 2012, et 2013 que recense ce rapport, combien trouvez-vous ?

Tugulbeli et Al-Rajpût échangèrent un regard anxieux.

— Un peu moins que plus un pourcent. Autour de zéro cinq, zéro six par rapport à 2014.

Un silence passa. Une expression interdite se figea sur le visage de la ministre du Développement.

— Donc, je résume. Le chiffre réel de la croissance sur les quatre dernières années équivaut à la moitié de celui sur lequel le gouvernement s’est appuyé. L’année dernière, la croissance n’a donc en fait pas dépassé un pour cent, c’est ce qui est écrit là. Et cette année ne semble pas mieux engagée. Si nous faisons tourner nos modèles prévisionnels avec les nouvelles données passées, nous serions à nouveau en pleine stagnation économique.

Lubna expira lentement, scrutant le malaise qui suintait dans la pièce. Elle songea aux tumultes des eaux de la piscine pour femmes où elle se rendait toutes les semaines, qui lui parurent soudain bien dérisoires.

— Bhaskar, qui faut-il croire ? Ce rapport, ou bien le Bureau des Statistiques ? J’ai besoin d’une réponse définitive.
Le directeur, crispé par la tension, se grattait nerveusement le cou.

— Zéro pour cent de croissance, c’est le chiffre que s’apprête à sortir l’Institut Şahin pour le premier semestre 2015.

— C’est un institut privé, avec des données extrapolées, et qui travaille pour les partis d’opposition, tenta de négocier le second d’Al-Rajpût. Ils exagèrent…

Lubna joignit ses mains. La responsabilité lui revenait. Elle ferma les yeux. Quatre ans de fausses prévisions, c’étaient quatre exercices comptables qui étaient à refaire. Un chantier colossal, d’autant plus qu’il annonçait que l’Etat se trouvait désormais en déficit, ce qui était interdit par la loi. Et 2015 ne paraissait pas mieux emmanché ; le budget de l’année 2015 avait été calculé sur la base d’une croissance estimée à 3 %. Refaire le calcul avec un chiffre plus bas signifiait que les recettes fiscales en seraient proportionnellement impactées. La crise budgétaire suit toujours le ralentissement économique, songea Al-Qasimi en se remémorant sa thèse de doctorat en économétrie de la fiscalité.

— Le ralentissement économique n’est pas encore caractérisé, insista l’homme, comme s’il lisait dans les pensées de la ministre. On ne peut pas…

— On ne peut pas laisser croire que nous ne maîtrisons pas nos calculs !

Lubna ferma le dossier et signifia la fin de la réunion.

— Si cela fait quatre ans que nous sommes incapables d’estimer correctement la richesse nationale, nous avons un problème structurel. Ce n’est pas qu’une question de chiffres.

Lubna se leva.

— En tant que ministre en charge des Comptes Publics, je prends le relais. Evren, je te charge de mettre sur pied une enquête pour que toute la lumière soit faite sur cette obscure histoire de coefficients inadaptés et de données mal consolidées. Tant que nous ne sommes pas fixés, nous devons nous préparer au pire. Il faut…

L’un de ses conseillers, qui scrutait son téléphone portable, l’interrompit.

— Excellence, ça vient de tomber ; le rapport est paru dans la presse. Il a été publié.

Lubna eut un léger tremblement dans le ventre. Ils n’ont pas attendu notre avis, comprit-elle. Ils nous jettent en pâture à l’opposition. Des mesures énergiques s’imposaient pour restaurer la crédibilité de son ministère, et réaffirmer son autorité vacillante.
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31 Juillet 2015, Palais du Sérail, Agatharchidès

le grand vizir au sérail

L’assemblée s’était mise à bourdonner et la migraine lui était revenue. Posant les doigts sur ses paupières et ses tempes, il expira lentement, tâchant de chercher dans les ombres de son esprit le calme pour s’en rafraîchir. Autour de lui, les échos métalliques des micros rebondissaient sur les lambris et les tentures de soie. Assis sur le rang du Diwan, dans le Grand Hémicycle du Palais du Sérail, Rashid soufflait pour rasséréner son mal de crâne.

A presque soixante ans, les crises s’étaient mises à se multiplier. « Votre hypothalamus est hyperexcitable », lui avait expliqué son médecin. « Vous devriez diminuer votre niveau d’activité, Excellence. » Et profiter de plus longues heures de sommeil. En tant que Grand Vizir de l’Azur, c’étaient évidemment des exigences incompatibles avec sa fonction. « Le médecin t’avait prévenu », lui avait reproché sa Layla en pleurs, le jour où le couperet était tombé. Le diagnostic de l’imagerie par résonnance magnétique avait été sans appel. Rashid s’était rendu, en toute discrétion, à l’Hôpital du Sage Pèlerin dans le sud de la capitale, à l’écart des tourments de la mégapole, où le vent balaie les palmeraies comme une caresse venue du désert. Hypertension intracrânienne idiopathique. « Votre cerveau s’endommage irréversiblement. Vous devez cesser vos fonctions dès aujourd’hui, Excellence. »

Cesser ses fonctions ? Remettre sa démission au Calife ? Quitter soudain le travail de sa vie ? Rashid avait balayé l’idée. Chez lui, il en avait pleuré. L’ironie frappait dur ; lui-même diplômé de la faculté de médecine, il n’avait pas vu venir la tumeur. « Elle est là », pointait le neurologue du bout de son crayon sur la photographie. « Logée dans l’arrière de votre crâne ». La tumeur. Layla était inconsolable, furieuse contre le sort. « Vous devrez vous faire poser un stent artériel. En toute transparence, je me dois de vous avertir que c’est une opération très délicate. »

Rashid avait fixé l’homme en blouse blanche sans comprendre. Dans ce bureau de l’hôpital, les gazouillis d’oiseaux heureux dans le jardin résonnaient comme les pépiements de petites créatures divines. Le soleil inondait le monde à partir de la lucarne qui faisait office de fenêtre. C’était une belle journée, lumineuse à travers les sanglots de Layla et le vent bruissant dans les palmes.

L’esprit blanc comme de l’ouate de cellulose, il avait signé la demande d’opération. Dans quatre mois. Le médecin avait consenti à lui laisser un délai. Laissez-moi quitter discrètement la scène. « Bien sûr, Excellence. »

Dans le brouhaha du Sérail, le Parlement de l’Azur où sept cent quarante-neuf délégués des six provinces s’apostrophaient et débattaient de dizaines de textes en même temps, assis dans son fauteuil de Grand Vizir, Rashid sentait comme un vertige.

Quitter discrètement la scène. Il fallait se rendre à l’évidence, ce qu’il parvint à faire. Au début de juin 2015, après avoir confié à Son Altesse le Calife la gravité de la maladie neurodégénérative dont il était la victime, il avait présenté sa démission. Le lendemain, il annonçait son départ.

« Je quitterais le vizirat en septembre », avait-il répété à ses plus proches fidèles, qui, comme lui, avaient passé leur vie dans les arcanes du pouvoir, entre les corridors majestueux du Sérail et les jardins clos des ministères. « A cette date, le Parti devra avoir désigné mon successeur ». C’était ainsi que le Congrès de la Nahda avait été convoqué. A l’issue de ces conciliabules, le Parti de la Renaissance Islamique départagerait les candidats à la succession de Beylan Pasha, quatorzième Grand Vizir du Califat constitutionnel, démissionnaire pour des raisons de santé connues seulement de ses plus proches fidèles.

A une autre époque, Rashid aurait peut-être accepté sa propre décision, en considérant que c’était la volonté d’Allâh le Tout-Puissant, que sa vie était à Sa disposition, et qu’il devait se sentir reconnaissant d’avoir eu non seulement l’opportunité de fouler cette terre, mais surtout d’accéder aux plus hautes fonctions de sa patrie bien-aimée. « Vous avez dignement servi l’Azur », lui avait répondu le Calife ; « allez dans la paix. » Mais c’était une autre époque. Rashid était vieux, rongé par son vice, et il sentait la part profonde de lui-même qui, comme un animal gluant et toxique, voulait s’accrocher, s’accrocher jusqu’au bout à ce pouvoir, cette puissance délicieuse, cette jouissance pleine d’adrénaline.
Les bruits dans la salle commençaient à se taire. L’orateur quittait la tribune. Les yeux se tournaient vers lui ; il rouvrit les siens, posant le regard sur une assemblée interrogative.

— Il faut relancer la croissance !

Rashid papillonna des yeux. A côté de lui, son conseiller économique lui passa une note, et lui murmura quelques mots.

— Les délégués vous interrogent sur le Plan Gazier. Ils veulent que sa programmation soit avancée, pour répondre aux craintes sur le niveau de la croissance et le risque d’un ralentissement. J’ai rédigé votre réponse : ce sera la tâche de votre successeur, et d’ici là, une série de mesures…

— Non.

— Excellence … ?

Rashid se leva, et se retourna vers l’hémicycle. Un mur, une montagne de visages le toisaient, tous suspendus à sa réponse. Le Grand Vizir refusa d’une main la note que lui tendait son conseiller, où était notée la réponse qu’on avait prévue pour lui. Non. La bête en lui se réveillait, et avec elle le désir d’en faire, encore un peu, encore une fois, une dernière ; faire de la politique.

— Messieurs les Délégués…

Il s’éclaircit la voix, faisant légèrement vriller le son du microphone qui traversait toute la salle.

— … chers collègues, je vous confirme que la publication du Plan Gazier sera avancée. En raison des contraintes…

Un murmure de stupéfaction se diffusa dans le parterre ; de petits applaudissements retentirent.

—En raison des risques… qui pèseraient sur notre économie nationale, du fait du probable ralentissement… de la croissance économique… le Diwan considère que l’adoption d’un nouveau Plan Gazier est une urgence. Nous devons programmer une relance de l’économie… par de nouveaux forages… une hausse des exportations… il en va de la sécurité économique nationale. J’assumerais…

Des applaudissements commencèrent à émerger, plus francs que les premiers.

— … J’assumerais, tant que je serais Grand Vizir, la préparation et l’adoption d’un tel plan, dont les objectifs vous seront très vite précisés. Vous aurez à débattre d’un texte… dans les prochaines semaines.

Un concert de ravissement accueilli cette déclaration. Bravo ! criaient certains. Une réponse énergique aux inquiétudes, se préparait à annoncer la presse : le Grand Vizir relance l’économie nationale. Augmenter la production de pétrole et de gaz, accroître les dividendes liés à la vente des hydrocarbures, faire baisser les coûts de l’énergie pour les industries ; le Plan Gazier permettrait une série de mesures profondes et déterminantes. Un choc de croissance.

Sous les applaudissements nourris du Sérail, Rashid Beylan al-Beylani regagna son fauteuil. Son conseiller le fixait avec un air inquiet qu’il ignora. A la maison, Layla sombrerait à nouveau dans l’un de ces furieux chagrins. Pourquoi fallait-il qu’il s’occupe de ce satané texte gazier ? Il pouvait en laisser le soin à son successeur ! Mais déjà les hauts fonctionnaires de son cabinet commençaient à se mettre en branle pour préparer le texte programmatique de cette décision. Rouvrir les vannes du gaz, et vite : Beylan Pasha venait de céder aux exigences de l’aile droite, extractiviste et capitalistique, du parti ; moins par calcul que par soudain désir d’être encore une fois, une dernière fois, au centre de la décision, au cœur du pouvoir.
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2 Janvier 2016, Palais de la Porte Splendide, Agatharchidès

Rashid Beylan al-Beylani

— C’est comme une névrose pour toi.

Devant lui, Layla le toisait. Les larmes sur ses joues avaient cessé de couler. Par-dessus son hijab, son collier reflétait la lumière irisée du bureau. Le soleil naufrageur tombait au fond de la rétine en un rayon orange, comme un feu incandescent.

— J’irais au bout, confirma Rashid. Je suis désolé.

Son épouse renifla une dernière fois sa colère et sa peine. Trop longtemps l’avait-elle supplié d’arrêter, de se reposer, de cesser le travail. Le récent diagnostic avait confirmé ses craintes ; la maladie. Dégénérescente, elle grignoterait Rashid jusqu’à le faire disparaître complètement, dans les spasmes et l’amnésie. Mais ces mots et ces certitudes n’avaient aucun effet sur lui ; seul comptait désormais désormais son travail.

— C’est le pouvoir. C’est mon destin. C’est la volonté de Dieu, déclara-t-il.

Malgré sa fatigue, il n’était désormais plus capable de composer avec les humeurs de ses proches. Sa décision était prise ; il demeurerait à son poste tant que ses forces le lui permettraient. Leyla avait beau eu lui rappeler qu’il avait pourtant annoncé sa démission au Calife, c’était oublier qu’il n’avait pas donné d’échéance précise à son départ. La maladie s’en était chargée.

— Dans les six mois à un an, vous ne devriez plus être en mesure de quitter votre chambre.

Quelques mois à peine. Encore un délai, délivré par la Grâce, pour gouverner la Porte Splendide, conduire le Diwan, diriger l’Azur. Grâce soit rendue à Dieu, s’était-il écrié en se prosternant.

Lorsqu’elle quitta pour la dernière fois ce bureau du Vizirat, Layla renversa une pile de dossiers établie sur la commode. Les rapports et les notes du Plan gazier s’éparpillèrent sur le parquet. Rashid fut trop lent, un secrétaire se baissa à sa place pour les ramasser. Il tentait de réunir et remettre de l’ordre dans les plans, les informations, les urgences, toutes ramassées dans l’écriture machinique de ces quelques pages.

— Le Pope Antioque de Méroème s’exprime sur les réseaux sociaux contre la mise en exploitation des secteurs attenant à la région du Mont Ayrarat.

A voix haute, ses aides de camp résumaient les points brûlants. La proposition de Plan Gazier n’avait pas fait l’unanimité à son arrivée au Sérail. Une vague de scepticisme s’était levée, alimentée par des rumeurs et des articles de la presse d’opposition, promettant sécheresses et pluie de grenouilles dès les premiers forages. Le chef de la communauté chrétienne orthodoxe de Dariane, à son tour, s’était piqué d’une colère inhabituelle, lorsqu’il avait appris que le sous-sol environnant la montagne où, selon la Bible, s’était échoué l’Arche, faisait partie des nouveaux territoires concédés à PETRAZUR pour la production d’hydrocarbures.

— Des rassemblements en opposition au texte ont eu lieu dans tout le pays, notamment dans les localités à forte population musulmane d’origine nomade.

Les nomades, ou plutôt leurs descendants, habitaient les petites oasis jalonnant la route du nord entre l’Asarbeylik et le bassin de la métropole d’Agatharchidès. Cette région, désertique mais riche en gisements, faisait l’objet d’un approfondissement renouvelé et d’un intérêt particulier de la part de la compagnie nationale. Le Rud al-Khelba, haut lieu d’une longue tradition d’éleveurs et de commerçants, promettait d’être le prochain eldorado du gaz de schiste.

— Les militants environnementaux ont lancé une campagne d’affiches sauvages dans les grandes villes pour répandre l’idée que le Plan gazier met en danger les nappes phréatiques et les eaux de consommation. Un reportage de 1987 au sujet de la pollution de l’aquifère du Shediz a refait surface sur les réseaux sociaux.

Le conseiller en communication du Grand Vizir, ainsi que Bashir Sabarian, le satrape de PETRAZUR, étaient entrés dans le bureau de Son Excellence à la suite du départ de son épouse malheureuse.

— La presse étrangère critique une décision qui mettrait l’Azur dans la “prison de l’or noir”.

Sabarian éclata de rire en croisant les bras ; il s’adossa à une table de la pièce.

— Tu m’étonnes. Avec ce Plan, l’Azur devient un concurrent sérieux pour pas mal de monde. Certains investissements sont en danger. Nous devenons concurrentiels.

— APEX n’a pas officiellement réagi, informa un communicant.

— Le Wanmiri et Novyavik ont émis des premiers intérêts pour de nouveaux contrats énergétiques.

Beylan Pasha acquiesça nerveusement. Bien. C’était bien. Face aux détracteurs, il fallait démontrer l’intérêt du dernier programme de son vizirat ; les délégués, au Sérail, l’avaient au contraire fraîchement accueilli.

— Et cette histoire de panneaux solaires ? demanda-t-il.

— C’est ce qu’on lit dans la presse étrangère depuis quelques jours. Avec ses ressources en minerais et son fort ensoleillement, certains se figurent que l’Azur pourrait devenir l’une des premières puissances installées dans le secteur photovoltaïque.

— Qu’en pensez-vous, Bashir ?

Le Directeur-Général haussa les épaules.

— Pourquoi pas, à moyen terme. De toutes façons, ça ne réglerait pas le problème du déficit et de la récession. Créer une filière industrielle de ce type, c’est dix ans, quinze ans minimum. On n’est pas sur les mêmes temporalités.

Quelqu’un entra précipitamment dans le bureau.

— Excellence, une urgence pour vous.

C’était le conseiller politique de Beylan Pasha, qui, les traits tendus, un téléphone à la main, annonça :

— Le Pope Antioque aurait menacé de quitter la Nahda si l’exploitation des secteurs Mansûr 1 et Mansûr 2 n’est pas abandonnée. Il veut une garantie de votre part.

Un silence tomba. La Nahda était le parti califal, majoritaire, reposant sur une multitude d'alliances locales, autant avec les oulémas qu'avec les minorités confessionnelles fidèles au régime. Plissant les yeux, les jambes croisées l’une sur l’autre, Sabarian répondit à la place du Grand Vizir :

— Il attendra.

Puis, haussant les épaules une nouvelle fois :

— Si le vieux prêtre veut se mettre à dos l’opinion publique, c’est son problème. On ne lui doit rien. Qu’est-ce que le vote de quelques milliers d’ouailles change au problème ?

Rashid Beylan échangea un regard avec son conseiller politique, puis, d’un signe des paupières, lui confirma qu’on attendrait.

— Il faudra réagir à toutes ces critiques, fit remarquer le conseiller communication. Il va falloir mettre les moyens, l’entrée en scène du Plan n’a pas été aussi bien comprise qu’elle l’aurait dû.

— Le vote final a lieu le 1er mars. D’ici là, il faut pilonner les arguments de com'.

Sabarian reprit la tête de la conversation.

Primo ; la croissance, les emplois, les emplois, la croissance. Il faut cibler les populations réceptives : les classes moyennes et les chefs d’entreprise. Affichage dans le métro, sur les autoroutes. Le Plan, c’est la croissance.

A l’extérieur, le soleil sombra derrière un rideau de montagnes, transforma un ciel de braise en nappe crépusculaire.

Secundo ; le Plan, c’est notre force. Il faut mettre l’accent sur le secteur, valoriser les travailleurs, insister sur le côté patriotique du projet. “L’Azur, leader mondial du gaz de schiste” ; il faut renverser l’accusation, y aller à fond. Là où il y a du doute, remettre de la fierté. Il nous faudra un slogan qui claque.

Le conseiller en communication prenait des notes sur son téléphone, faisait crépiter les petits bruits du clavier numérique.

Tertio ; viser les institutionnels. Les délégués, les syndicalistes, les influenceurs, la société civile. Les oulémas, aussi. Il faut qu’ils aient bien les enjeux en tête. L’enjeu, c’est de financer le développement de l’économie, le réarmement de l’Etat. S’ils veulent un pays fort, un pays qui compte, il faut le Plan. Et pour ça, tendre la main à ceux qui veulent nous aider : les Libéraux, les nationalistes. Eux…

— Merci, Sabarian.

Rashid soupira. Sa migraine lui revenait. Tronçonnant ses tempes, acidifiant l’arrière de ses orbites, il la sentait comme une horreur. Bientôt les symptômes seraient insupportables. Le Grand Vizir mit un terme à la réunion improvisée.

— J’ai votre aval, Excellence ? demanda le conseil communication avant de foncer vers ses prochaines réunions.

D’un oui de la tête, Beylan Pasha tourna le dos pour se rasseoir dans son fauteuil de cuir. Les autres se redressèrent pour quitter la pièce. Bashir Sabarian lui lança un regard indéchiffrable. Ils se contemplèrent, impassibles, puis les deux hommes disparurent des yeux l’un de l’autre.

En appliquant la compresse fraîche sur ses yeux, dans la pièce soudain redevenue silencieuse, Rashid tenta de se concentrer. La douleur était telle que bientôt son esprit fut vidé de toute autre considération que de tenir le tissu humecté sur ses paupières brûlantes. Une névrose. C’était comme si une compagnie pétrolière invisible lui forait des trous dans la boîte crânienne, y injectant de l’eau pressurisée pour faire exploser les couches de son cerveau. Il en sentait le dard agressif racler contre les parois de son esprit, en sucer la substance huileuse, dégager hors du monde des vapeurs soufrées de méthane et d’obsessions. Le Plan Gazier était bien plus que le dernier texte de sa mandature à la tête du Diwan. C’était le dernier accomplissement de sa vie. Ensuite tout disparaîtrait.
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13 avril 2016, Agatharchidès

Murad Hama al-Kaysari

— C'est notre dernière chance.

Rashid lança un regard noir à son secrétaire, qui venait d'énoncer une évidence pénible. Il réajustait sa cravate devant la glace de la salle de bains. Dans quelques instants, la dernière réunion importante de sa vie allait se tenir. Les derniers jours avaient été doux ; avril s'avançait avec timidité et beauté, sec et pur, annonçant la saison froide et sèche de l'hémisphère sud, alors que s'éloignaient les orages des mois précédents. Dans de nombreux pays, avril était autrefois le premier mois de l'année.

C'était un bon moment pour organiser le Congrès, et en cela, c'étaient les derniers moment de Rashid Beylan al-Beylani au Poste de Grand Vizir. La veille au soir, il avait encore eu le Calife au téléphone. D'une voix confiante et lointaine, Son Altesse lui avait répété ses remerciements pour le travail accompli, et redit son désir de passer rapidement à la prochaine séquence. C'était comme si l'essentiel du poids s'était retiré de ses épaules.

Rashid avait bien dormi cette nuit-là, mieux que la plupart des nuits précédentes, depuis des années. Il profitait de ses derniers instants dans le logement de fonction qu'il occupait tout près de la Porte Splendide, dans le quartier sécurisé. L'appartement, aussi spacieux que confortable, était bien vide depuis que son épouse Leyla avait quitté sa compagnie, peinée et blessée par la négligence qu'il affichait à l'égard de sa propre maladie. Une maladie neuronale. Incurable.

En soupirant face à la glace, le Grand Vizir se dit qu'il était même prêt à faire la paix avec sa femme. L'imminence de son départ rendait soudain les choses bien désuètes.

— Tout est-il en place, Nouri ?

Il s'adressa à son secrétaire, un jeune homme qui était entré à son service en 2011, et qui ne l'avait plus quitté depuis. C'était, plus encore que son directeur de cabinet, l'un de ceux dans cette grande maison froide qu'on appelait la Porte, c'est-à-dire le palais du Premier ministre, qui était le plus humain à ses yeux. Nouri avait eu deux enfants depuis son entrée au service du vizirat, mais il n'avait pas un seul jour fait défaut à son poste, ne demandant jamais de congés qui ne fûssent préalablement octroyés.

— Oui, Excellence.

— Bien.

Beylan Pasha se retourna vers lui : ce n'était plus vraiment un jeune homme. Les rides et les marques du souci et du temps passé au travail s'étaient gravées sur son visage. Il avait mûri. Lui aussi se préparait à une nouvelle étape de sa vie, car avec la démission annoncée de Rashid, il se retrouverait sans emploi. Bien sûr, sa carrière auprès du Grand Vizir serait simple à valoriser auprès d'un quelconque ministre, fonctionnaire ou grand argentier du régime islamique. Il aspirait néanmoins à du calme, à un moment avec sa famille, elle aussi trop longtemps négligée.

— Alors, allons-y.

Ils quittèrent la salle de bain et éteignirent la lumière derrière eux.

Dans le salon sobrement décoré, dans un style moderne et épuré, se trouvaient quelques fauteuils qui se faisaient face les uns aux autres. Des fleurs fraîchement coupées reposaient dans un petit vase, sur une table basse, au milieu ; la lumière et les bruissements de la ville entraient par une fenêtre ouverte sur le jardin intérieur du Fort Rouge, la grande forteresse abritant le complexe palatial du Sérail, des ministères et de la Porte. De l'autre côté du jardin, l'alcôve de grès rouge de cet ancien portail militaire se découpait comme un beau monument.

Un portier annonça l'arrivée imminente des hôtes du Grand Vizir. Rashid inspira en bloc, gonflant sa poitrine, et Nouri l'imita.

— Faites entrer.

Des bruits de roulements et de pas dans le couloirs se firent entendre. Les visiteurs apparurent. En tête se trouvait Murad Hama al-Kaysari, au visage impassible et au turban noir de sayyid. En robe d'ouléma, il portait, avec l'arrogance naturelle de son rang, la deuxième place dans l'ordre protocolaire azuréen, devant même Beylan Pasha ; c'était en effet le président du Majlis al-Ulama, le Conseil des Docteurs de la Foi, les plus grands et les plus éminents savants de l'islam qui composaient une chambre haute dans les institutions califales. Les deux hommes se saluèrent poliment, mais sans chaleur. Se serrant la main droite en joignant la main gauche à leur poignet, ils se donnèrent réciproquement la paix, puis Rashid invita le dignitaire à s'asseoir.

Les suivants n'étaient autre que Muhammad Jishad al-Awûstari, le Président du Sérail, et Mohammed Badie, le secrétaire particulier du Calife. Le premier était un brillant, quoi que jeune, leader politico-religieux, qui avait la sympathie de ses collègues parlementaires et qui avait été pour Beylan Pasha un soutien important et loyal. Le second, dissimulé derrière ses fines lunettes, était sans doute le personnage le plus puissant de l'Azur dans les faits ; parlant au nom du Calife, toujours dans l'ombre des chancelleries et de la bureaucratie administrative, il avait le pouvoir de faire et défaire beaucoup de choses.

La réunion du jour était convoquée par Beylan Pasha pour aborder, une ultime fois et en direct, la question qui le taraudait à la fin de son mandat : celle du Plan Gazier.

En contemplant les dignitaires passer devant lui et prendre place dans le cercle restreint des discussions, Rashid soupira lentement. C'était aujourd'hui, se disait-il, que serait déterminé l'avenir de son dernier grand projet politique. Le Plan National de Développement Stratégique du Secteur Gazier avait été conçu en un temps record et pour un objectif crucial ; porter à 150 milliards de mètres cubes la production annuelle de gaz en moins de dix ans, un Grand bond en avant pour le secteur azuréen sur le marché mondial. L'idée n'était pas nouvelle dans son esprit ; depuis plusieurs années, on s'interrogeait sur la capacité des infrastructures existantes à pourvoir aux besoins du marché mondial. En 2015, une crise discrète mais profonde avait éclaté au sein du Diwan ; les chiffres économiques étaient faux ; l'Azur entrait dans une stagnation économique. Encorseté dans un système rigide dérivé du Coran, la politique économique azuréenne avait la défiance en horreur. Les commandements de la Sharia interdisaient, en effet, toute une série de pratiques financières et de produits de spéculation qui, dans les autres pays, rendaient possible la « destruction créatrice » de l'économie moderne. Dans un Etat musulman, la possibilité de rendre confiance aux investisseurs était enrayée par la possibilité d'intervenir même sur les structures d'une économie en manque de liquidités. La stagflation, résultant de la combinaison d'une stagnation économique avec une hausse de la demande publique en produits de toutes sortes, était un cauchemar d'autant plus redouté.

Rashid avait très mal vécu la révélation de cette stagnation économique. C'était un échec magistral pour celui qui avait assumé, pendant huit ans, la conduite du gouvernement. Les chiffres produits par le Ministère du Développement étaient tout simplement faux ; pendant des années, la richesse nationale avait été surestimée, invisibilisant la crise réelle et permettant aux élites de continuer à gouverner selon leurs désirs.

Fin 2015, le Diwan avait pris conscience du problème. Beylan Pasha, en fin de règne, n'était pas du genre cependant à rester abattu. Puisque l'économie calait, il fallait la redémarrer. Lui donner un grand coup de fouet. Et comment faire cela d'une façon sûre et massive ? La réponse était toute simple : en stimulant la croissance, en augmentant les exportations, ce qui donnerait, inévitablement, bénéfices et profits aussi bien à l'Etat qu'aux acteurs économiques nationaux. Le secteur gazier était le premier secteur de l'Azur ; un employeur massif et un fleuron, qui faisait la fierté national ; les gisements étaient, par ailleurs, considérables. De toute évidence, c'était là qu'il fallait miser. Bashir Sabarian, le Directeur-Général de PETRAZUR, était d'ailleurs un ardent partisan de ce plan, qui donnerait à son entreprise un nouvel élan d'une force incomparable.

— De toutes évidences, le Plan n'est pas recevable.

C'était Murad Hama al-Kaysari qui avait brisé la glace. De surprise Rashid haussa les sourcils et fronça le nez pour réajuster ses lunettes. En face de lui, le président du Conseil des Oulémas, mains croisées sur sa robe, était adossé dans son fauteuil.

— Le Majlis n'est pas satisfait des arguments avancés par PETRAZUR. L'attitude de Sabarian a d'ailleurs soulevé une interrogation non résolue. Mais enfin, il faut surtout convenir que si copie il doit y avoir, elle est à revoir entièrement.

— Je suis assez étonné, répondit Rashid, d'entendre cela. Il est pourtant clair, et Madame la Ministre du Développement insiste sur ce point depuis des mois, qu'une relance de notre économie s'impose. En l'état c'est avant tout par le secteur gazier que cela doit passer.

— Rappelons que ce besoin que vous évoquez ne provient que du ralentissement de la croissance qu'on n'avait pas anticipé. Et qui, selon les chiffres, s'est entièrement déroulé sous votre vizirat. Vous êtes à la Porte depuis 2008. La croissance a commencé à décroître en 2010. Année de l'arrivée de Lubna al-Qasîmi au ministère...

— Je suis prêt à défendre mon bilan.

Beylan Pasha tint le regard d'al-Kaysari avec dureté. L'ambiance se tendit ; al-Awûstari, le président du Sérail, intervint pour la détendre.

— Excellence, personne ne remet en question votre bilan. Le Sérail a confirmé chaque année sa satisfaction, et Son Altesse Sémillante vous a toujours renouvelé sa confiance.

— Son Altesse a chaleureusement remercié Son Excellence le Grand Vizir pour ses longues et dures années de service, remarqua Nouri, son secrétaire.

Les regards se portèrent vers le cinquième homme, Muhammad Badie, qui était les yeux et les oreilles du Calife. Celui-ci acquiesça, la tête posée sur ses doigts en signe de réflexion.

Ils veulent me vider, comprit Beylan Pasha. Me faire endosser la responsabilité de l'échec du Plan.

Car c'était désormais l'évidence. Rashid contempla un à un les trois hommes qui lui faisaient face. Le Secrétaire du Calife, le chef des Oulémas, et le chef des parlementaires ; trois personnages parmi les plus puissants de l'appareil d'Etat. Eux, contrairement à Rashid Beylan al-Beylani, resteraient à leur poste après le Congrès ; ils resteraient comptables de la politique menée.

— Cependant, et bien que je le regrette, le Sérail non plus n'a pas été convaincu par votre gouvernement.

Muhammad Jishad al-Awûstari portait un turban un peu trop gros pour sa tête. Ce jeune dignitaire, propulsé à la présidence du parlement, avait de l'ambition. Son visage était chiffonné par une moue désolée. Rashid demeura impassible comme le marbre.

— Le Congrès entérinera un moratoire sur le Plan Gazier.

C'était Badie qui venait de parler. Celui-ci retira délicatement ses lunettes pour les nettoyer du bout des doigts, avec un carré de soie noire. Sa nonchalance glaça Rashid et Nouri.

— Votre remplaçant au vizirat sera chargé de mettre en place des mesures alternatives pour résoudre les problèmes économiques.

Le silence suivit. Ils avaient gagné. Les mains repliées sur les genoux, le Grand Vizir demeura stoïque. Tout s'était déroulé aussi rapidement qu'on déploie un tapis de velours ; un oiseau aurait à peine eu le temps de traverser l'air du jardin.

— Ainsi soit-il, déclara Awûstari.

— Ainsi soit-il, conclut Kaysari.

Nouri chercha le regard de son maître ; celui-ci avait les yeux perdus dans le vague. En quelques mots, le dernier grand projet politique de sa vie venait d'être rayé des possibles. Par qui ? Pour quoi ? Rashid aurait pu ressentir à ce sujet le sentiment d'une grande injustice. C'était pourtant bien dans l'intérêt du pays qu'il avait agi. L'économie n'était pas qu'une question de chiffres ; c'étaient des emplois, des salaires, le confort de millions de vies dont l'Etat avait la responsabilité. Le Plan Gazier aurait offert un avenir et une résolution positive à la crise qui empirait. Il suscitait d'ailleurs une adhésion massive de la part des employés comme des cadres de la compagnie, mais aussi d'une part significative de la population et des milieux d'affaires. Plusieurs pays étrangers s'étaient déclarés intéressés par de nouveaux partenariats énergétiques : le Plan avait tout pour réussir.

— Je regrette...

Rashid avait parlé d'une voix faible, qu'il clarifia en grondant avec la gorge.

— Je regrette de n'avoir pas réussi à convaincre assez leurs Excellences du Majlis et du Sérail. Le P.N.S.D.S.G... ce Plan a pourtant été conçu par ceux qui sont le plus à même d'en juger. Il a été élaboré par les cadres techniques de PETRAZUR, par le Ministère ; il repose sur des principes économiques et stratégiques solides. Il aurait, j'en suis toujours convaincu, été de nature à les satisfaire.

Kaysari le toisa, mais ne répondit rien.

— Nous aurons manqué de soutiens, précisa Rashid.

Il ramena ses mains à hauteur de ses cuisses, les croisa, et contempla la lumière qui entrait par la fenêtre.

— Je reste convaincu qu'il est la solution la moins coûteuse et la plus désirable pour l'Azur, à un moment où la crise empire et inquiète nos concitoyens. Le gaz est notre force. Bien sûr, il présente des défis, mais quelle ressource n'en présente pas ? Je regrette que des peurs irrationnelles, agitées par des militants environnementalistes et des opportunistes, aient réussi à paralyser la réflexion au plus haut sommet de l'Etat.

Belek, murmura Kaysari.

— J'espère, Excellences, j'espère sincèrement que vous saurez, avec mon successeur, trouver l'atout manquant qui satisferait à la fois les griefs de détracteurs minoritaires et le besoin réel, tangible, vital, crucial de relancer la croissance économique. Je l'espère et, si vous l'admettez, je prierais, où que je me trouve, pour la réussite de cette voie qui m'apparaît fondamentalement contradictoire et risquée. Je prierais pour votre réussite, Excellences.

Un silence passa.

— Bien, si vous voulez m'excuser, il me reste quelques préparatifs à faire avant de clore ma présence en ces lieux. J'aurais l'occasion, peut-être, de vous en faire part lors de mon départ officiel, mais sachez que je n'ai jamais, durant ces huit années où j'ai servi l'Azur par le meilleur de ma personne, jamais songé ni voulu autre chose que le bien du peuple et du Califat. Toutes les décisions que j'ai prises ont été motivées par ce sentiment, et c'est aussi le cas pour le Plan Gazier, qui aura été mon ultime contribution à la patrie. S'il ne satisfait pas assez, alors c'est à moi qu'incombe la responsabilité de n'avoir pas su le rendre convainquant. Je dois donc vous laisser. D'ailleurs, vous-mêmes avez un Congrès à préparer.

Rashid eut un petit sourire. Celui-ci désarçonna-t-il ses interlocuteurs ? En politiciens expérimentés, ils n'en laissèrent rien paraître. Ils se serrèrent une main glaciale, s'adressèrent de faux compliments et se quittèrent en remerciements de convenance. En réalité Rashid vit avec soulagement la porte se refermer sur eux. Le Plan Gazier n'avait donc pas survécu à cette réunion. Il était mort de la volonté des dignitaires du régime. En dirigeant civil, le Grand Vizir ne pouvait que s'incliner face aux organes constitutionnels représentés par Kaysari, Awûstari et les autres. Il ne devait sa place qu'au Calife, l'absent sous le regard duquel se jouaient des scènes politiciennes constantes.

L'Etat profond prend en charge l'avortement du Plan Gazier. Gageons que la confiance que la population place en lui n'en sorte pas abîmée.
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Juillet 2016, Agatharchidès

grand hall de la nahda

— Ton téléphone.

Le regard de Hussein enveloppait le grand hall. Sous le plafond en forme d'immense tente, culminant à presque quarante mètres au-dessus du plancher, les dignitaires de la Nahda se rassemblaient. La session du matin avait été levée, permettant aux centaines d'adhérents et de notables du Parti de la Renaissance Islamique de se rendre à la cantine pour y prendre leur repas. L'atmosphère, dans le palais de la Nahda, était mâtinée du parfum de la climatisation et d'une aération en boucle. Peu de fenêtres permettaient de contempler la ville, renforçant l'impression de conclave. Le Congrès était en effet interdit à la presse et à tous ceux qui n'étaient pas membres du Parti. Les discussions qui animaient le grand mouvement califal ne devaient en effet pas être rendues publiques.

Hussein al-Kârzûki réajusta son turban. Depuis le balcon d'où il regardait les badauds qui entraient lentement dans le grand auditorium, il avait une vue d'ensemble. Les délégués venant d'une même région s'agglutinaient en groupes, puis se dispersaient pour aller serrer des mains à l'autre bout de la salle. Ils échangeaient des paroles courtoises, retrouvaient de vieilles connaissances, ou échangeaient de façon informelle sur les discussions en cours.

Le XXIIème Congrès n'était pas qu'une grande réunion symbolique. Elle s'accompagnait d'une série de consultations majeures. Les adhérents, regroupés en trois collèges — adhérents des cellules locales du parti venus par centaines, membres du Comité central au nombre de mille cinq cent, membres du secrétariat général —, avaient plus ou moins l'habilitation de suivre tous les échanges millimétrés qui s'agitaient dans les salles du Palais de la Nahda. Car le moment d'un Congrès était celui de remettre des aspects centraux de la politique gouvernementale en discussion, de manière bien plus concrète qu'au parlement. Réviser la doctrine du Parti, aborder des éléments de la politique économique, culturelle ou diplomatique, mais surtout délibérer et choisir le futur Grand Vizir proposé par la majorité étaient les sujets à l'ordre du jour.

— Hussein, ton téléphone.

Le jeune doctorant en droit islamique, qui avait fréquenté les conseillers du gouvernement sortant, se retourna. Sa soeur, Salima, lui tendait un combiné téléphonique, affichant deux appels manqués. Hussein s'en empara en remerciant sa soeur d'un hochement de menton. Elle était, en tant que secrétaire d'une des sections régionales, une cheville ouvrière de la grande ruche islamo-constitutionnelle.

— Où en est le Ministre ?

— Il est à l'entrée du Hall, répondit Salima. Il salue tout le monde.

Ils se penchèrent pour constater que les entrants dans la salle s'agglutinaient à la porte, serrant la main d'un ouléma souriant qui touchait deux mots à chacun d'entre eux, charismatique et lumineux, entouré de ses hommes de main. Jamal al-Dîn al-Afaghani, enturbanné et apprêté en grand habit, jouait de sa bonne réputation et de sa poignée de main chaleureuse pour prendre le temps de saluer chacun des membres de la session centrale qui allait se tenir dans l'après-midi. Il convoitait le siège du vizirat. Seule une consultation des membres habilités du Parti lui permettrait d'y accéder.

— Oh, Taşdemir est là.

Le grand maire de Sijilmassa s'approchait de la porte du hall. Salima et Hussein le suivirent du regard, cramponnés à la rambarde. C'était le candidat des ultra-conservateurs, un profil populaire. Son crâne au sommet dégarni, et sa démarche assurée d'oncle sympathique et autoritaire, le rendaient identifiable de loin.

— Ils vont se saluer.

Un membre du parti s'accouda auprès d'eux pour observer la scène, qui ne laissait personne indifférent. Les bruissements d'apartés continuaient à emplir la grande alcôve, mais des regards se tournaient vers les deux ex-ministres du vizirat de Beylan Pasha, qui se rapprochaient l'un de l'autre au milieu d'une grappe de notables. Ils se donnèrent une poignée des deux mains, longue, et échangèrent un conciliabule qu'on ne pouvait pas entendre dans la distance.

Ils affichent de bons rapports devant les membres du Congrès, décrypta Hussein. Deux figures opposées mais qui se rassemblent. C'était l'esprit de la journée ; surmonter les désaccords et garantir l'unité du mouvement califal. Férocement concurrents, car tenants de positions adverses sur la scène politique, les deux personnages affectaient la décontraction et la bonne entente.

— Tu as des éléments des discussions de la semaine ? murmura Kârzûki à sa soeur.

— La Commission sur la politique de développement devrait enterrer le Plan Gazier.

Salima échangea un regard empreint de gravité avec son frère. Donc, la Nahda allait renoncer au programme de relance gazière du gouvernement sortant. C'était un scoop qui ferait à coup sûr grand bruit dans la presse.

— La Commission à l'Harmonisation islamique veut une alliance panislamique, continua-t-elle. Ça a été acté ce matin, et ça figurera au discours de clôture.

Hussein acquiesça. Le Congrès ne se mêlait que rarement de politique extérieure, une telle décision avait donc une force considérable. Quel qu'il soit, le futur Grand Vizir n'aurait pas le choix d'éluder cet ordre provenant du Parti.

— Et on en sait davantage sur la Commission des investitures ?

— C'est du cinquante-cinquante. Les discussions continueront sans doute dans l'année.

Les investitures officielles étaient un trésor pour tout candidat à une élection, qu'elle soit locale, syndicale, municipale. Nul n'avait de chance véritable d'être élu sans le soutien officiel du Parti de la Renaissance Islamique, à moins de rejoindre une organisation d'opposition, ce qui fermait beaucoup de portes... La Commission des investitures, chargée de délivrer ce sésame, était donc un organe crucial au sein du système institutionnel et politique. Structurée de manière horizontale, elle comptait peu de membres, qui jouissaient d'une influence et d'un pouvoir considérable sur le parti. Les deux tendances principales de la Nahda, les réformateurs et les conservateurs, s'en disputaient les places en coulisse pour orienter le choix des candidats du parti dans leur sens. Bien que ces luttes demeurent cachées, et généralement enrobées dans des compromis internes, elles n'en restaient pas moins au coeur de l'identité même du parti. Par « cinquante-cinquante », Salima voulait dire que la répartition des postes au sein de la Commission verrait une distribution équivalente entre les deux tendances.

— Il a ses chances, murmura Hussein.

Gagné par l'optimisme, l'apparatchik retourna son regard vers Afaghani, dont Taşdemir s'était éloigné pour converser avec d'autres membres du Comité central avant la séance de l'après-midi. En bas, au milieu du hall, Jamal leva les yeux et ils s'aperçurent mutuellement. L'ex-ministre des Affaires étrangères lui fit alors un signe de la main. Téléphone ?

Kârzûki réalisa qu'il n'avait pas consulté son appareil. Deux appels manqués d'Amir Bey il-ir Usdeli, qui assurait l'intérim pendant le Congrès, précédaient un long SMS envoyés par le provisoire chef de la diplomatie azuréenne. Hussein ouvrit la messagerie pour le consulter.

Incident entre la Poet. et D.Sylva dans blocus Antegrad. Instructions?

Hussein s'élança alors vers les escaliers pour apporter la nouvelle à Jamal al-Dîn al-Afaghani. Les hauts parleurs du Hall se mirent à bourdonner, le président de séance gagnant son perchoir et demandant aux membres du Comité central de regagner leurs places. Un regain de bruissements se produisit avant que le silence ne retombe ; tous se hâtaient à présent vers leurs bancs, apportant une bouteille d'eau ou finissant une pâtisserie commandée à la buvette.

Même s'il n'était plus ministre des Affaires étrangères, Afaghani demeurait le mieux placé en Azur pour gérer ces questions. Il travaillait au sein des services diplomatiques depuis les années 90, et en réalité sa politique n'était contestée que par une minorité. Tous lui reconnaissait un pragmatisme et un charisme qui permettait à l'Azur d'exister sur la scène internationale.

La récente montée de tensions en Afarée de l'Ouest était lointaine. Pourtant, même reclus dans l'immense tente de pierre du palais, le XXIIème Congrès n'y était pas indifférent. Car tous avaient conscience de la fragilité des équilibres stratégiques sur le continent. Si l'Afarée orientale s'en tirait mieux, avec des Etats puissants et stables, l'ouest afaréen était un vaste désordre. Percé d'enclaves héritées de l'ère coloniale, agitée par la guerre civile au Gondo et désormais par le conflit ouvert entre l'Antegrad et l'Ouwanlinda, des acteurs s'avançaient pour en faire leur terrain de chasse. L'Azur voyait d'un très mauvais oeil ce phénomène. Certes, la rhétorique anti-coloniale ne suscitait pour les vieux conservateurs qu'un haussement de sourcils sceptiques ; le camp traditionnaliste n'avait rien d'un groupe d'exaltés cherchant la libération des peuples opprimés. Cependant, les puissances occidentales n'étaient pas davantage appréciées. L'idée qu'elles puissent reprendre pied sur le continent et consolider leur déjà très préoccupants arsenaux était irritante. Assis sur ses montagnes désertiques, l'Azur n'en demeurait pas moins lucide sur les fragilités structurelles de la région. En stratégie, c'est bien goutte après goutte que changent les équilibres. Au moment du point de bascule, qui signale l'entrée dans une nouvelle configuration, il est déjà trop tard. Non, au grand jamais la Nahda ne saurait fermer tout à fait les yeux sur les événements en Afarée occidentale.

Si Taşdemir avait un temps avancé un désaccord avec Afaghani sur le Gondo et l'Ouwanlinda, jugeant excessive la position "anti-impérialiste" du Ministre des Affaires Etrangères, ce n'était surtout que pour s'en distinguer en interne. Gérant l'Intérieur, il voyait dans les puissances occidentales de potentiels partenaires pour accéder à des technologies militaires et policières supérieures.

— Alors ?

Afaghani attira Hussein près de lui. Le conseiller, téléphone à la main, rattrapa son souffle avant de s'exprimer.

— Les Sylvois viennent de bloquer un cargo militaire entrant en Antegrad. Usdeli demande s'il doit faire quelque chose.

Afaghani fronça légèrement les sourcils, mais ne répondit pas. D'un geste, il commanda à Kârzûki de l'accompagner près de sa place, alors que les prises de paroles commençaient au sein du Hall. A voix basse tandis que les hauts-parleurs faisaient vibrer l'atmosphère de l'auditorium, il indiqua à Hussein :

— Tu lui dis d'envoyer un message officiel à Boisderose. Et à l'OND aussi, aux deux. Moi, je vais...

Il se passa les mains sur sa robe, comme pour attraper quelque chose dans sa poche, et pesta en refermant les poings sur le tissu de son vêtement.

— Ah, j'ai oublié mon téléphone en bas. Bon. Passe-moi le tiens.

— Oui, Excellence.

Hussein déverrouilla son smartphone pour le tendre à l'ex-ministre. Celui-ci s'éloigna finalement de sa place au sein de l'hémicycle en composant un numéro. Portant le téléphone à son oreille, voûté pour se concentrer, il se dirigea vers la sortie. Il passa devant les autres dignitaires de premier plan qui le regardèrent s'éloigner, étonnés, alors que la session la plus importante du Congrès commençait. Murad Hama al-Kaysari le suivit du regard. Le Président du Conseil des Oulémas, figure du parti conservateur, était assis au premier rang ; aperçevant son air surpris, Jamal bifurqua de son chemin pour aller vers lui. Il se pencha pour murmurer quelque chose à son oreille. Assis en majesté, l'ouléma demeura impassible, posant une courte question. Afaghani lui répondit quelque chose d'imperceptible, obtenant un acquiescement de la part du religieux. Battant des paupières pour signifier son assentiment, les traits du visage de Kaysari se détendirent. Afaghani trotta alors vers le couloir extérieur, faisant signe à Hussein de le suivre.

— ... Excellence ?

— C'est bon.

Afaghani cligna des yeux, rendant un regard malicieux à Kârzûki qui ne comprenait pas.

— On a un accord avec les conservateurs. Ils s'inclinent, ils nous laissent le gouvernement.

Hussein se figea.

— Pardon ? Excellence ?

L'enthousiasme lui monta à la poitrine. Afaghani continuait à s'éloigner, téléphone près de l'oreille. Dans le couloir, le conseiller entendit l'ouléma progressiste dire à son interlocutrice au bout du fil :

— Houria, je cherchais à te joindre. C'est Jamal. On a un problème avec les Eurysiens. Je vais avoir besoin de toi. Les Affaires étrangères, ça t'intéresse ?
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