Kubilay

Il pouvait pleuvoir pendant des semaines. La pluie faiblissait parfois, ou le tonnerre roulait dans le lointain, mais l’eau ne cessait pas de s’égoutter des toits et des branches, et de ruisseler en riant à travers le jardin, les allées et la forêt. À ce moment de l’année, c’étaient de grosses gouttes tièdes, qui brunissaient les eaux du fleuve et des rizières. L’humidité se levait avec la chaleur du jour, puis, à la faveur du soir, se condensait en une brume dense comme du coton. Parfois, aux moments les plus calmes, des pirogues glissaient sur la surface opaque des eaux. Depuis la résidence, Kubilay pouvait les apercevoir, comme des poissons lents. Petit à petit, la couverture nuageuse se levait et un soleil puissant dissipait la brume. Dans les matins dorés, des grues planaient au-dessus des embarcation et de la vallée.
Deux grandes jarres pleines d’orchidées marquaient l’entrée dans la cour de la demeure ; à partir d’elles, un chemin de dalles conduisait jusqu’à la berge. Les Kesmanzades possédaient ce beau domaine au pied des collines boisées où s’accrochaient des morceaux de nuages, plusieurs lieues en amont de la cité de Mysore, à laquelle on accédait plus facilement par l’eau que par la route. Les barques peintes, effilées comme des couteaux et parfois équipées d’un paravent, étaient le moyen le plus rapide de s’y rendre. Lorsque Méhémet, le grand-père de Kubilay, se rendait en ville, il s’asseyait sur les coussins de soie de sa pirogue personnelle, sous le dais ouvragé. Ses domestiques se plaçaient au gouvernail, et il suffisait de se laisser porter par le courant, avec quelques coups calmes de rame, pour atteindre les débarcadères du nord de la ville. De temps en temps, Méhémet permettait que Kubilay l’accompagnât, pour aller voir le marché des fruits et des fleurs, ou le feu d’artifice de la fête nationale, ou visiter le temple où il avait coutume de se rendre.
En été, les journées prenaient le soleil et la fraîcheur sous les frangipaniers ; leurs pétales blancs et leur parfum environnaient la maison. Construite sur le modèle des palais anciens, les fenêtres et les piliers étaient décorés d’arabesques et d’étoiles. Les enfants, après le repas, jouaient dans le jardin, pendant que les domestiques rangeaient la vaisselle d’argent pleine de sauce et de grains de riz. Méhémet s’installait alors à la véranda, et de là, assis dans son fauteuil, il contemplait l’eau tranquille du Mirobansar, et l’aveuglant reflet réfléchi par la surface illuminait son regard. Kubilay, ses frères et ses cousins couraient entre les jacarandas et les tamariniers de victoire, parmi les buissons humides et les longues feuilles des cycas. Les bois respiraient, et la puissante senteur qu’ils exhalaient montait à la tête des enfants et leur inspirait des heures de jeux autour des statues de lion qui parsemaient le parc. Ils descendaient la propriété et allaient courir sur les diguettes des rizières ; de là, ils pouvaient observer les paysans qui pêchaient les tous petits poissons entre les pousses. Ils en sentaient déjà la friture salée, et en salivaient. Il fallait alors chasser les canards, qui étaient friands de ces bêtises. Le soleil déclinait tranquillement, mais tombait vite ; le soir se levait avec des couleurs très vives, et s’adoucissait graduellement. Les enfants rentraient maculés d’argile, levant très haut les genoux pour claquer sur leurs mollets les nuées de moustiques qui venaient les harceler. On allumait des bougies de citronnelle et d’eucalyptus, et on prenait le repas à l’intérieur, à la lumière vacillante mais claire des lampes à pétrole. Un riz blanc, simple, ou parsemé de cumin, moussant de vapeur. Kubilay finissait toujours par s’ennuyer, car son grand-père se mettait à parler avec ses fils, et la discussion pouvait s’éterniser jusque tard dans la nuit. La politique et les affaires de l’État étaient les seules choses que Méhémet évoquait sans parcimonie. Il était lui-même un ancien militaire, officier de haut rang de la Légion Sipahan, et des sabres traditionnels décoraient la grande salle de la demeure, croisés au mur, étincelants. Sur le tapis où la famille mangeait assise, à la main dans les plats d’argent tressé, Kubilay mourait d’envie de s’allonger – mais ce n’était pas permis, non plus que de quitter la table avant l’heure. Sa grande sœur partageait une mangue avec lui. Il en écrasait lentement les fibres sirupeuses entre sa langue et ses dents, fatigué par le soir tombé et les grillons nocturnes. Tout l’été, et même jusqu’au fond de la nuit, il y avait toujours aussi un bruissement d’eau. Et plus loin, un grondement : c’étaient les lointains rouleaux de l’orage.