le soleil

Ses vibrisses frémirent à cause d’un fumet de la ville qui se baladait dans l’air. La pierre et le soleil le réchauffaient dans cet angle sur lequel tombait la lumière. Sur le toit de ciment d’une des terrasses dominant les escaliers, Cici le chat se réveilla poussiéreusement d’une sieste qui l’avait emmené dans un confort profond.
Il ouvrit les yeux, se redressa, essuya de sa petite langue râpeuse les poils de son poitrail pour le rendre impeccable, puis il jeta un regard aux alentours, aux aguets, les oreilles se tendant comme des radars vers la cohue de la rue en contrebas, de ces escaliers du quartier du Boustan qui dévalent la colline couverte d’immeubles jusque dans le centre-ville. Percé d’arbres ornementaux, cèdres et sycomores surtout dont les longues branches et le port élégant donnent aux rues de la ville ombre et parfum, ce quartier est un dédale d’anciennes demeures, d’immeubles à porche et tuiles d’argile, parfois rénové à coup de parpaings, de ciments pas chers. Les fils électriques flottent comme des drapeaux dans un désordre que seul peut comprendre le professionnel qui les remplace de temps en temps, parallèles aux carrés de linge frais qu’étendent les habitantes à leurs fenêtres, comme ce jour clément de la fin de la saison sèche.
L’air portait les parfums mêlés de diesel, de friture, de produit chimique que juste en bas quelqu’un utilisait pour nettoyer les vitres couvertes d’une fine pellicule de désert. Ce sable imperceptible, apporté par le vent, se collait partout, se nichait dans les interstices, et il fallait astiquer et frotter pour s’en débarrasser – le chat cracha un éternuement. La fine poussière lui donnait une sorte d’allergie. Le boucher lavait son atelier des flaques de sang à l’aide d’un détergent particulièrement âcre.
En sentant la présence de quelqu’un, il tourna la tête vers le poteau électrique, seule voie d’accès vers cette petite terrasse improvisée sur le toit d’une boucherie hallal. Ses yeux s’emplirent de lumière et sa prunelle rétrécit, à l’affût du moindre mouvement ; elles s’alignèrent dans un regard ahuri qui s’immobilisa. C’était une femelle de cinq ans grise comme un orage ; après s’être figée, elle reprit sa démarche chaloupée vers Cici.
Les deux félins approchèrent leurs museaux pour se sentir l’un l’autre, puis la petite panthère grise fit demi-tour pour redescendre dans la rue. Avant de s’élancer, elle miaula, incitant Cici à la suivre, ce qu’il fit, dressant son petit corps curieux à la suite de la chatte plus âgée.
Ils sautèrent dans la rue. Un camion stationnait en vrombissant devant le magasin ; ils s’échappèrent à toute vitesse, tandis que les humains s’affairaient à en décharger le contenu : une grande carcasse de vache, toute rouge et sanguinolente, montée sur un chariot roulant qu’ils poussèrent dans une chambre froide. En courant sur les pavés, les chats attirèrent les babillages d’enfants que leur mère conduisait chez le coiffeur ; une petite fille s’écria de joie, ce qui stupéfia Cici, croyant qu’on l’appelait, tendant l’oreille pour une récompense possible, peut-être une caresse. La mère commanda à l’enfant de reprendre sa marche et de ne pas toucher le chat errant : elles étaient en retard. Les chats reprirent leur fuite éperdue et la petite fille la route du coiffeur.
La rue descendait en serpentant à travers les immeubles vieillots et les constructions saupoudrées de ciment frais. Elle dévalait la colline du quartier Bustan, au nord d’Agatharchidès, depuis laquelle se déployait le lac Shediz et le paysage urbain de la capitale de l’Azur. La forêt de toits, de tours, couleur brique, sable, poussière, était piquée de vieux minarets ou, plus loin, de la silhouette d’une skyline moderne de verre et d’acier. A ce paysage les chats furent indifférents ; ils passèrent, en se faufilant par une rue couverte, à travers un dédale parsemé de climatiseurs et de bouches d’aération. Une vibration constante en provenait ; ils sautaient agilement au-dessus de tas de fils élastiques, de gouttières, glissant leurs têtes de l’autre côté. Ils étaient presque parvenus à destination, comme l’indiquait le trafic dense et les machines grondantes agglutinées dans la rue Bayındır encombrée de cyclistes et de pousseurs de chariots.
La femelle miaula à Cici qu’ils approchaient. Ils galopèrent jusqu’au prochain tournant avant de découvrir le halo d’odeurs énormes et exquises de la benne renversée. L’accident avait eu lieu vingt minutes auparavant ; les freins du véhicule de livraison sans doute n’avaient pas fonctionné, ou bien le conducteur n’avait pas assez vite relevé les yeux de l’écran de son téléphone, et à cette entrée du parking souterrain, le véhicule s’était renversé sur le côté. La porte arrière avait lâché et encastrés dans le poteau de ciment, le container s’était crevé comme une baudruche, déversant des monceaux de glace qui fondaient dans la douceur de la matinée comme une neige éphémère. Une ambulance s’était déjà éloignée en faisant claironner son timbre anxieux, petite camionnette jaune qui emportait les humains malades chez leur vétérinaire. Le camion réfrigéré se trouvait ceinturé d’employés qui essuyaient les traces de l’accident et s’apostrophaient à voix forte, esquivant le tas informe. Les chats fusèrent. Il y en avait d’autres qui s’étaient lancés à l’assaut du butin ; Cici fonça. Entre les débris de glaçons gisaient les poissons tous frais de la pêche lacustre du jour. La masse froide et gluante, irrésistible, semblait foncer sur Cici qui l’évita en glissant sur les pavés maculés de liquide visqueux. Des coups de griffes le hérissèrent et il se propulsa plus loin ; d’autres chats arrivaient. Comme des fusées de fourrure ils se jetèrent sur le tas de glace et de poisson. Des miaulements rauques et des grognements emplirent la rue ; les employés crièrent. L’odeur d’une de ses sœurs, d’un des matous du quartier de sa mère, et d’autres félins non identifiés lui indiquèrent que la mêlée générale attirait bien des habitants à vibrisses, prêts à s’étriper en riant pour plonger leurs crocs avides dans la chair iodée de poissons délicieux.
Tous les sens en éveil dans la cohue indescriptible, Cici retrouva du regard la femelle grise qui déchirait la queue d’un omble avec ses canines, la disputant avec un autre chat plus jeune et plus fragile. Cici feula ; qu’il aille voir ailleurs ! Déjà les croassements de goélands et de sternes, oiseaux de la région qui nichaient dans les coins de la ville aux abords du lac, tombaient sur eux comme des froissements d’ailes d’anges. Les oiseaux attaquaient par le ciel, les chats par la terre, les employés poussèrent des cris de désespoir. Cici attrapa la tête d’une lamproie, qu’il dégagea du reste de la caisse éventrée sur la rue. Il s’échappa, sentit sa proie lui résister ; l’autre bout du long poisson d’eau douce resta dans la gueule d’une chatte aux yeux rouges de faim, dont le visage pétillait de délice. Ils disparurent l’un et l’autre dans des directions opposées.
La fin d’après-midi salua le réveil de Cici de sa sieste. Le goût du repas impromptu pesait encore formidablement dans son petit ventre couvert d’un fin duvet de poils, tendu vers le ciel ; le jeune chat était allongé comme un empereur d’orient sur les marches d’une des ruelles du sommet de la colline. La main légère et divine du soleil bénissait son front et nimbait son poil clair d’un halo de lumière. Non loin de lui, la dame-chat grise finissait sa toilette ; des amis rôdaient de-ci de-là, échangeant parfois des miaulements curieux ou amusés au sujet de l’actualité des rues. Une brise fraîche passa au-dessus d’eux ; un vendeur de beignets était en train d’ouvrir sa boutique minuscule, se préparant à la clientèle qui sortirait bientôt du travail et paierai pour un petit billet un sac de plastique et trois boulettes grasses et sucrées. L’odeur de cuisson de sa pâte au miel s’élevait déjà jusqu’aux chats qui somnolaient sur les marches de la ruelle ouverte au soleil. D’autres chats passaient d’un toit à l’autre en se faufilant sur les conduites d’aération ou de gaz. D’autres, dans des immeubles modernes dont il est difficile de s’échapper, attendaient le retour de leur humain qui leur donnerait la ration espérée par leurs petits ventres inquisiteurs. D’autres enfin évoluaient, invisibles, au gré des fumées dans l’air du petit soir, comme les esprits d’animaux qui un jour avaient foulé les pavées de ces rues. Ce n’était qu’un début de soirée de novembre comme un autre. Un vol d’étourneaux passa comme un voile circulaire, délicat et onctueux, et se nicha à nouveau dans les branches noires d’un grand cèdre.