Les nuages noirs ne laissaient pas entrapercevoir le plancher des vaches, mais Teyla n'était pas bien différente de Velsna, outre un relief peut-être plus accidenté. C'était la première fois que l'homme se rendait en la "patrie du salaire", un nom hérité des siècles passés où certains venaient vendre leurs services de condottieri contre argent sonnant et trébuchant. L'époque est loin, les sobriquets restent. Comme cette guerre civile dont on a déjà commencé à écrire l'Histoire.
Le Maître de l'Arsenal était en petit comité, et cette visite n'était pas faite sous le signe de l'étalage luxueux de richesses vulgaires. Une fois au gouvernement, le gouvernement Visconti dont il fait partie a mis un point d'honneur a marqué une rupture avec les anciennes manières dont on représente le pouvoir. Non pas que la cité ait perdue quoi que ce soit de l'or qu'elle possède, mais il en était fini des dépenses excessives de représentation. L’apparat était réservé à la maison, et le soin que prenaient les ambassadeurs velsniens à personnifier leur propre puissance par l'étalage de leurs propres deniers était une pratique qui appartenait au passé. Les différents maîtres de Bureau s'étaient mis d'accord: le retour du sacré en politique passait par l'austérité et la simplicité, à tel point que beaucoup de velsniens taxaient le nouveau gouvernement de "festival des rabats-joie", ne serait-ce que parce que le nombre de fêtes publiques données par les sénateurs avait légèrement baissé sous l'influence de ce retournement d'habitudes. Le processus de falsification des élites sur son gouvernement était en marche, autrement dit: suivre la tendance comme un mouton.
A ses côtés, Di Grassi n'avait qu'un seul garde du corps, qui tenait une petite boîte dans ses mains depuis le début du voyage. Il n'avait pipé mot depuis un moment. Il paraissait à la fois fasciné et intimidé. De temps en temps, Di Grassi levait les yeux de l'essai sur les pratiques sacrificielles pré-coloniales kah tanaises, et fixait son garde, puis tournait une page et se replongeait dans sa lecture. Il était rare que ce fut Di Grassi qui brise un silence, mais ce fut le cas dans cet avion:
- Cela fait combien de temps que vous êtes dans la 3ème cohorte de du 1er régiment des chasseurs de Strombola, Antonio ?
- Euh...comment vous avez deviné, excellence sénateur ? - fit-il , un peu gêné -
- Vous croyez que je ne me souviens pas des grigris des troupes qui ont été sous mes ordres ? La broche que vous avez à votre boutonnière, ce cerf géant achosien, c'est bien le petit totem de la 3ème cohorte, n'est-ce pas ?
- Oui, excellence, c'est bien ça.
Antonio décrispait enfin ses doigts de la boîte marbrée qu'il avait dans ses mains, et il souriait.
- Il serait malvenu de ma part d'oublier la cohorte qui est la première à avoir fait son entrée dans Hippo Reggia. Et puis, vous faites partie des compagnons...vous figurez donc parmi ceux qui ont prit le départ pour l'Afarée à une époque où personne ne misait sur vous. - renchérit Di Grassi -
Les compagnons, c'était l'appellation que l'on avait donné aux 2 000 velsniens qui avaient fait le choix de s'opposer à Scaela après cette journée fatidique du 2 mai. L'armée velsnienne était toujours en grande partie définie par les liens interpersonnels, aussi, c'était devenu une forme de gage d'honneur de se voir appeler ainsi. Un noyau dur de fidèles dont quelques uns étaient désormais sénateurs. Plus à l'aise, le garde du corps eu à l'adresse de Matteo Di Grassi une requête quelque peu curieuse:
- Excellence. J'aurais quelque chose à vous demander.
- Faites donc. - répondit-il en posant l'essai kah-tanais sur ses genoux -
- J'ai un bon ami au pays, il m'a demandé un conseil. Vous feriez quoi, à sa place, si une personne vous envoyait tout un tas de "signaux" sur lesquels vous pourriez pas mettre le doigt ?
Di Grassi eu cet air incrédule qu'il adopte rarement:
- Définissez "signaux" et "ami".
- Enfin...vous savez...bref. Il doit faire quoi du coup ? Vous pensez qu'il doit vraiment se plier en quatre pour correspondre aux attentes exactes de...l'autre ?
Le Maître de l'Arsenal posa le livre sur son accoudoir, croisa les jambes et le fixa de manière bien perplexe:
- Avez vous essayé de dire la vérité ? Je veux dire...votre ami a essayé de dire la vérité ?
- Pardon ?
- Vous savez...d'être honnête, à la fois avec lui-même et avec cette personne. Il devrait essayer. Et se détendre...Vous savez, lorsque j'ai rencontré mon épouse, elle m'a proposé de voir un opéra. Vous m'imaginez bien dans ce bourbier. J'ai accepté, et je suis allé voir cette pièce. Nous sommes ressorti, et elle m'a demandé ce que j'en avais pensé. Je lui ai répondu que c'était certainement la chose la plus ennuyeuse à laquelle j'avais assisté depuis très longtemps. Et à ma grande surprise, elle a apprécié autant de franchise. En conclusion...je conseille à votre ami d'être honnête.
- Euh...merci, j'imagine.
- Et lisez un livre bon sang, ne gâchez pas ce voyage à ne rien faire. Le temps dont on dispose n'est pas illimité, et vous n'avez pas le loisir de chômer.
L'arrivée au siège de l'OND, à Matincore, fut aussi discrète que possible. Il n'y avait pas moment de s'attarder sur la beauté de cette ville, première visite à Teyla ou pas. Là en revanche, face à cette bâtisse, le pas du Maître de l'Arsenal ralentit. Il y avait là une curiosité malsaine qui ressortait de cette marche, tout à coup traînante. Dans le hall, au cœur duquel le drapeau onédien était mêlé à celui des différents membres de cette organisation sur un présentoir, Di Grassi profita de ce moment de flottement entre son apparition et sa réception, pour s'en approcher. "Les maisons bien bâties ont besoin de fondations solides." se répéta t-il à lui-même, portant la main vers le drapeau onédien. Ses doigts étaient à quelques centimètres du morceau de tissu, un peu plus près...encore.... Il rétracta soudain les doigts avant de ranger sa main dans la poche de son trois-quart sombre.
On le reçoit finalement au terme d'une attente courte. Serrage de mains cordial, salutations de circonstance et remise du cadeau que le garde du corps velsnien avait gardé sous le bras tout le voyage.
- Excellences. Messieurs et mesdames, comme il est de coutume avant que nous abordions les raisons de ma présence, je tiens à vous offrir ceci: c'est un masque de cavalerie velsnien...enfin ce n'est qu'une reproduction d'un masque du XIIème siècle. Ce genre de choses était apprécié de l'élite sénatoriale lors des festivités, parfois également dans le cadre de la guerre. Mais de toute évidence, ce masque-ci devait être purement cérémoniel, et servir à l'occasion des triomphes. Il est bien trop encombrant et peu pratique pour servir à autre chose. Sa signification est intéressante: tous les masques de ce genre esquissent les traits de visages de saints patrons, en l’occurrence vous avez là affaire à une allégorie de San Sebastian, le saint patron des urgences impérieuses et des voyageurs.