11/05/2017
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Les trésors du Palazzo Mascola (Velsna-Drovolski)

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Les trésors du Palazzo Mascola


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L'heure de se mettre bien


Les lanternes flottent dans la nuit le long du grand canal San Stefano. Les citoyens de touts âges et de toutes conditions s'amassent sur les ponts qui enjambent cette "avenue" qui n'en est point une. A perte de vue, ces petites boules lumineuses se laissent emportées par le cours de l'eau jusqu'au grand large. Un spectacle pour les yeux: "le festival des lumières", l'une des très nombreuses fêtes entièrement à la charge des élites sénatoriales de la cité, et qui viennent ponctuer la vie politique des velsniens tout au long de l'année. L'aspect doux d'une pratique politique parfois rude, dans ce grand jeu d’échecs perpétuels qu'est la carrière politique moyenne d'un habitant de la lagune. Ce spectacle, on le doit au Maître des évergètes et de ses édiles sénatoriaux, qui coordonnent tous ces "gracieux dons" faits à la cité par cette toute petite élite, qui font vivre Velsna à un rythme différent de celui de la plupart de ses voisins. Un moment de douceur. Pourtant, le temps n'est pas loin où on jetait des corps dans ce canal plutôt que des lanternes., fruit des déraillements occasionnels que connaissait le système, qui se purgeait de lui-même à ces occasions. Parfois, une simple signature au bas d'un petit bout de papier peut suffit à inverser les rôles, entre celui qui noie et le noyé. Ces derniers temps, les rues et les places publiques où sont déclamées des critiques d'untel ou untel sont monopolisées par les conservateurs, ceux-là même qui ont contrecarrer le tyran Scaela, et les eurycommunistes, dont les foules de mécontents enflent dans les rues à intervalle régulier. Quoiqu'il en soit, le gouvernement Visconti est relativement stable selon les standards velsniens.

Mais il y en a, à côté de ces cohortes d’intrigants, de soupirants et de murmurants, des individus qui se contrefichent des luttes de pouvoir en cours entre les dynamiques qui traversent la Grande République. Des Hommes politiques qui se laissent emporter par le courant en se mouillant le moins possible, ceux qui vivent leur vie, qui profitent autant que possible des troubles pour s'éloigner le plus possible de la cité. Les meubles éternels que tous les gouvernements successifs ont tendance à oublier: son excellence Sénateur et ambassadeur Mattia Mascola est de ceux là. Cela fait plus de quinze ans que cet aristocrate au regard impénétrable voyage aux confins de l'Eurysie de l'est et du Nazum tout en profitant de son mandat. En quinze ans, ce sont cinq gouvernements qui se sont succédé, et à chaque élection sénatoriale, Mascola est réélu à son siège sans que grand monde ne le remarque. Beaucoup s'interrogent: quel est le secret d'une telle longévité en politique velsnienne ? Mattia Mascola ne siège pour ainsi dire jamais au Sénat en vertu de son rôle d'ambassadeur, et on ne l'avait plus vu à Velsna depuis des années. Bien avant la guerre civile, il s'était éclipsé dans les steppes, là où naissent les histoires et les légendes entourant cet Homme.

Car aussi étrange que cela puisse paraître, la réputation de Mascola s'est fondée en son absence. De ses aventures en orient, cet aristocrate pouvant vivre sur ses propres deniers en a publie régulièrement des nouvelles et des histoires, qui passent de main en main au sein d'une société velsnienne en quête d'exotisme et de nouveautés. C'est ainsi qu'une foule d'admirateurs et de mécènes d'est empressée de financer chacune de ses campagnes électorales. Certains vont jusqu'à assurer l'entretien du "palazzo Mascola" en son absence. C'était cette petite association qui avaient prit la peine d'organiser cette soirée, célébrant à la fois le retour de leur "aventurier" et la réception d'un invité étranger d'exception.

En effet, le bouche à oreille avait rapidement fait son œuvre dans la cité sur l'eau. Mascola répéta les mots du dauphine Serge à certains de ses admirateurs, qui les répandirent à d'autres, qui eux même le répétèrent à des veuves aristocrates, qui le répétaient à leurs amies et ainsi de suite... A tel point qu'il fallu rapidement faire un "écrémage" des gens venus se presser au Palazzo Mascola, et demander au gouvernement communal de Velsna lui-même d'assurer la sécurité de cette soirée, qui au départ n'était qu'une affaire privée. Le dauphin n'était pas seulement une main à prendre pour les dames, il était aussi un objet de curiosité pour tous ceux au courant de la tenue de cet évènement.

Le Palazzo Mascola ouvrait ses portes ce soir, et tous savaient qu'il s'agissait là de l'un des endroits dans lequel on voulait être aperçu. Le lieu d'une soirée velsnienne d'exception où on chantait, et parlait de grands sujets à ne pas dormir. Nul doute que Mattia Mascola espérait que son invité oriental aurait les reins assez solides pour encaisser toute la soirée. Il suffisait d'observer dans cet atrium où se tiendrait la soirée, à quel point ce moment si distinguait d'un simple repas et d'un dodo à 21h. Au centre de cette grande salle au parquet ciré jusqu'à la trame avait et dressé une petite scène où des musiciens alternaient le son de leurs instruments traditionnels avec des chœurs de jeunes filles, qui entonnait déjà des chansons vieilles de plusieurs centaines d'années, avant même l'arrivée des invités vedettes.

J'aurais voulu être un miroir, afin que ton reflet tu puisses me donner,
J'aurais voulu être un vêtement, afin que toujours tu puisses me porter,
J'aurais voulu être de l'eau, afin que toujours je puisses te laver,
Et jusqu'en Achosie je t'aurais accompagné (X3)...



Autour de ces dames qui pratiquaient l'art du chant, on avait aménagé une vingtaine de "lits", qui du point de vue d'un étranger ressemblaient davantage à des chaises longues, luxueusement rembourrées de velours, sur lesquelles les invités s'allongeaient. Il ne s'agissait pas seulement de s'empiffrer et de s'enivrer devant des voix d'anges, car on attendait des invités à ce qu'ils soient capables de rhétorique et de capacités de réflexion sur les grands sujets, qu'ils soient capables de danser. On alternait ainsi nourriture, parlote et bons mots. On y écoutait les histoires des uns et des autres dont le but était d’impressionner l'autre, de le faire autant rire que pleurer. Le tout derrière des masques de toutes les couleurs que tous retireraient passé minuit.

C'est dans ce cadre festoyant que l'hôte de la soirée, son excellence Mascola attendait l'arrivée de son plus prestigieux invité, lui qui serait accompagné jusqu'au Palazzo par des membres de la garde wanmirienne, dépêchés pour l'occasion par le Sénat velsnien, qui allaient accompagner le dauphin à bord de l'une de ces barques luxueuses qui vont et viennent le long du canal San Stefano, à la lumière des lanternes...
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Serge de Drovolski

Sa Majesté Impériale, Monseigneur le comte dauphin et prince héritier Serge de Drovolski, couramment appelé simplement "le Dauphin", était parti de son petit pays natal sous les ordres de sa mère, l'Impératrice Adélaïde de Drovolski. Celle-ci lui avait demandé, avec la plus grande clarté, de trouver des nobles gens capables de lui donner un héritier et, par mariage, de fonder une entente acceptable entre Drovolski et Velsna. En d'autres termes, il s'agissait d'un mariage politique, non d'amour. Une évidence, surtout lorsqu'on connaît les rumeurs entourant la présumée sexualité du Dauphin. Certains disaient qu'il ne s'agissait que de ragots ; d'autres, qu'il était plus masculin qu'on ne le soupçonnait. Dans ce contexte d'obligations et d'impératifs, le Dauphin quitta son pays, le cœur froid et l'esprit troublé, mais déterminé à accomplir ce que son devoir exigeait. Il prit l'avion, ainsi que plusieurs correspondances, pour se rendre dans la grande et puissante Velsna. Il choisit des vêtements parmi les plus élégants selon la perception mesolvardienne : du blanc, une couleur rare dans son pays en raison de la pollution ambiante. Ce jeune homme, au caractère craintif et manquant parfois d'assurance, remplaçait pourtant régulièrement son père dans ses obligations. À Velsna, il parcourut la ville pour s'immerger dans les coutumes locales, si différentes des siennes. Ce blond aux yeux bleus, d'un teint glacé, était déconcerté par les mœurs très libérées des habitants. Il découvrait, sans protocole, les délices d'un pays libre. Les couleurs, les parfums et la musique, des choses si absentes dans son pays, le rendaient étrangement mal à l'aise. Dans la lumière tamisée d'un petit quartier typique, il savoura les arômes d'un simple plat de pâtes. Comment ses propres cuisiniers, qui pourtant importaient leurs produits d'Occident, ne parvenaient-ils pas à produire d'aussi bons mets ? Cette matriarche d’un grand âge, avec sa cuisine modeste, surpassait les cuisines impériales tout en offrant une chaleur humaine inégalée. Étranger à ce monde qu'il ignorait, il fut néanmoins vite reconnu et dut quitter cette rue si envoûtante.

Cependant, ce départ précipité l'amena à un spectacle encore plus merveilleux : "le festival des lumières". Comment transformer le cœur gris d'un Mesolvardien sinon par la lumière et la couleur ? Émerveillé, il observa la foule, convaincu qu'elle pensait et agissait librement. Était-ce de la sorcellerie ?

Après ce moment de joie et de surprise, il se joignit à la festivité, cette fois masqué. Il sourit en se disant qu'il avait tellement porté de masques dans sa vie qu’un petit artifice supplémentaire ne le gênerait pas. Le trajet en bateau s’était bien passé, et les lumières l’avaient émerveillé. Il déclara à Mascola :

Votre Excellence, c’est un honneur d’être accompagné dans ce bâtiment d’un confort si illustre. Puis-je vous demander comment cette soirée va se dérouler ?

Suivant son guide vers une grande salle de bal, semblable à celles illustrées dans les livres mesolvardiens sur "la décadence occidentale", il ne fit aucun commentaire, mais son sourire trahissait une admiration sincère pour tant de beauté.
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A l'arrivée de son invité "spécial", Mattia Mascola se sépara de ses camarades de conversation. Se dirigeant vers le dauphin impérial, il tendit les bras, sans toutefois faire l'affront à son hôte de subir un contact physique. Il rejette son bras en arrière, comme pour montrer le résultat d'organisation de cette soirée: un atrium rempli d'une vingtaine de personnes, dont certaines étaient déjà allongées dans leurs "lits" autour de cette scène somptueuse de son et de lumière. Hommes et femmes étaient masqués, mais le dauphin pouvait aisément voir que l'audience était relativement jeune, et que le nombre de femmes était légèrement plus élevé que le nombre d'hommes. Mascola s'inclina légèrement:
- Excellence dauphin. C'est un grand honneur. Permettez moi de vous présenter ce que l'on nomme par chez nous, un "symposion" . Si vous n'aimez pas danser, vous pouvez manger, si vous n'aimez pas manger, vous pouvez discuter, si vous n'aimez pas discuter...cette éventualité ne se présentera pas à vous puisque j'ai beaucoup de confrères et de consœurs qui me harcèlent pour entendre des récits de Mesolvarde.

Subtilement, le ton de la voix de Mascola baisse et un sourire se dessine au fur et à mesure qu'il se rapproche de son invité

Sans oublier excellence, que la moitié des bonnes gens de cette cité est désormais au courant que la main de son excellence est à prendre. Nul doute que vous n'allez pas pouvoir vous cacher dans un coin. Mais passons ! Je tiens à vous dire que cet uniforme vous va à ravir. Il est magnifique, excellence. Au menu de la soirée, pour vous faire patienter en attendant le premier repas, je vous invite à vous mélanger aux invités et goûter les entrées, tout en écoutant ces belles voix sur scène, évidemment. Vous n'avez qu'à faire signe aux serviteurs afin qu'ils viennent à vous avec vin, hydromel et autres avants-goûts de cette longue, très longue nuit qui vous attend.

En effet, notre soirée se divisera de la manière suivante: je vous invite pour l'instant à vous mélanger à notre audience, mais lorsque la cloche sonnera, cela voudra dire que le repas viendra à nous, et je vous inviterai alors à prendre place sur le lit qui vous est réservé. Une fois le repas terminé, nous attaqueront le cœur de notre soirée. Votre hôte, c'est à dire moi-même, fera passer à tous les invités un grand sujet de discussion sur lequel vous échangerez avec ces derniers. Attention, c'est une surprise, je ne puis vous le dire en avance. Ensuite, viendra le moment d'un concours de harpe velsnienne traditionnelle entre les invités qui se porteront volontaires. Vous pouvez en être spectateur ou acteur, à vous de voir. Et enfin, après tout cela, vous serez convié à choisir un ou une autre invitée afin de partager une dernière danse pour conclure cette soirée, et dévoiler votre visage sous ce masque une fois passé minuit.


Mascola achevant son petit résumé, celui-ci se tourne vers l'estrade: les musiciens et les jeunes femmes du chœur changèrent soudain d'air, signal que tous les invités étaient arrivés. C'était une chanson aux airs enjoués, et plein d'espoir:


La pierre que je suis est une image.
Idilmo me pose ici,
d'un souvenir immortel signe durable

Tant que tu vis, brille !
Ne t'afflige absolument de rien !
La vie ne dure guère.
Le temps exige la fin




Mascola paraît envoûté par la mélodie, à l'instar des autres invités qui discutaient jusque là chacun dans leur coin, mais pour qui beaucoup, se sont arrêtés et se sont tournés vers la scène. Certains sourient dans le vide, d'autres font bouger gracieusement de leurs corps, parfois juste le pied ou le talon, dans un réflexe incontrôlé. Les lèvres de Mascola bougent toutes seules en rythme avec la voix de la cantatrice, mais aucun son n'en sort. Hapé par ce moment, Mascola revint rapidement à son invité:
- Toutes mes excuses votre excellence. Le moment ne doit pas être manqué. Mais avant de vous laisser un instant, permettez moi de vous présenter ma très chère nièce, Alexandra. Elle se fera le plaisir de faire le tour de cette soirée avec vous.

Aux côtés du Dauphin était apparue une femme masquée derrière une figure comique, comme tout le reste de l'audience. Sa peau était pâle, les cheveux de jais en chignon et des grands yeux marrons qui contemplaient le dauphin par les trous de ce visage souriant de plastique. Ce n'était certainement pas un hasard si parmi toutes les dames présentes, Mascola présentait au dauphin sa nièce en premier.

Le dauphin Serge fut sorti de sa contemplation par la voix de la jeune femme, menue de taille, qui vient l'interpeller derrière lui:
- Par Dame Fortune...sa voix est la même que celle des dieux de l'ancienne Rhême. Méfiez vous des apparences, excellence. Cela a des airs d'une chanson d'amour, mais elle évoque avant tout le deuil. Et le besoin de surpasser cette épreuve pour profiter de la vie, car nous n'en avons pas deux. Des gens meurent, mais il faut vivre, excellence. Son excellence mon père affectionne beaucoup cette chanson, et l'audience aussi, regardez.

De la paume de sa main, elle montra deux autres invités, un homme et une femme se tenant ensemble, ondulant posément au même rythme:
- La plupart des gens ici ont perdu un père, un frère, une sœur ou un mari pendant la guerre civile. Ils exorcisent la tristesse et le chagrin.

L'un des invités, ému, leva sa coupe de vin vers le reste de l'audience et cria: "A la mémoire de son excellence le sénateur Matarella. Mon frère, qui est mort en protégeant la cité des mains du tyran Scaela !"

Toute la reception, y compris la nièce de Mattia Mascola, lancèrent à l'unisson un grand "hourra !!!" de joie. Une autre invitée masquée, vraisemblablement du même âge que le dauphin, reprit la patate chaude: "A mon mari ! Défenseur de la cité, enterré avec ses hommes à Hippo Reggia !

"Hourra !!!"

"A toutes nos amantes !"


"Hourra !!!"


Cette coutume avait l'air de plaire à la jeune femme aux côtés de Serge, dont on pouvait deviner le sourire derrière le masque. Elle s'adressa au dauphin:
- Regardez autour de vous: il y a là l'élite de l'élite, je suis certaine que chaque invité ici à une histoire fantastique à vous raconter...spécialement les dames, cela j'en suis sûre.

Elle pointe du doigt un petit groupe d'hommes déjà posés dans leurs lits respectifs en train d'avoir un débat des plus passionnés, quoique d'ici, on ne puisse pas deviner leurs mots.

Vous voyez le plus vieux de ce groupe là, en train de gober une grappe de raisins ? C'est le seul et unique Pietro de Velcal. C'est l'un des plus grands penseurs libertariens de notre temps, le saviez vous ? Ne le laissez pas vous attraper, sinon la discussion durera tout le reste de la soirée. Ses pauvres interlocuteurs en ont pas fini de baver. Par chance, je crois que son lit et le vôtre ont été placés à l'opposé de la pièce.


Sur elle même, et en tenant le bras de Serge, elle fait le tour de la pièce.

Les trois dames là bas, qui ont déjà descendu deux verres de vin: ce sont des pimbêches. L'une d'entre elle est à marier et vous sautera dessus à la moindre occasion, excellence. Elle a un gros patrimoine, mais je dois vous avouer qu'elle est aussi idiote qu'une porte close.

Son regard se porte sur un homme aux atours et au masque sombre dans un coin de la pièce.

Lui...je ne sais pas qui c'est, mais on dirait qu'il vous dévisage depuis dix bonnes minutes. Il n'a pas adressé la parole à qui que ce soit depuis son arrivée. Je décèle un potentiel de conversation intéressante chez lui, si vous voulez mon avis.


Achevant son tour, la nièce de Mascola s'arrêta sur une jeune femme, assise sur son lit, seule et sans compagnie:
- Cette femme là...Si vous saviez ce qu'il y a derrière son masque... C'est bien la créature la plus belle de cette audience, croyez moi. C'est une musicienne à ses heures perdues, fille de sénatrice, mais qui a toujours cet air mélancolique sur son visage, comme si elle avait perdu quelqu'un de proche... Si son excellence se sent l'âme d'un recolleur de cœur brisé, peut-être pourriez vous l'aborder...

Ne restez donc pas planté là, excellence dauphin. Faites le tour de ces lieux , à moins que vous vouliez le faire avec moi ? Ce serait là un crime de laisser mon bras sans compagnie, ne le pensez vous pas ? D'autant que je ne suis pas la personne la plus laide de l'endroit... Nous pourrions tout à fait nous assoir ensemble et écouter les aventures orientales que mon oncle est en train de raconter à ces gens en attendant le repas ? Profitez en car d'ici quelques minutes, tout le monde vous sautera dessus. Regardez donc ces trois types qui vous dévisagent aussi de loin, ces sénateurs: ils n'ont qu'une hâte, que vous leur parliez de Drovolski et de Mesolvarde.


(hrp: ne pas hésitez à aborder les personnages dont la nièce de Mascola a fait la description avant le début du repas)
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Serge, troublé, prit un moment pour assimiler ces nouvelles informations, déroutantes tant par leur forme que par l’écart culturel impressionnant qu’elles révélaient. En effet, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir qu’ici, les politiciens détenaient véritablement du pouvoir. Il se dit : « Mais où sont les magistrats ? », ne comprenant pas comment expliquer à ses hôtes que son titre impérial était avant tout un titre judiciaire, celui d'Empereur-Magistrat. Pour éviter de rester figé trop longtemps, Serge reprit le fil de la discussion. S’inclinant légèrement, il remercia Alexandra en ces termes :

« Votre beauté ravit mon cœur habitué à l’horreur. Si l’esprit domine, ce n’est que pour vous servir. Je vous remercie pour vos grâces et votre accompagnement. »

Il conclut par une requête :
« J’aimerais comprendre ce qui me vaut d’être ainsi dévisagé. Pouvez-vous m’accompagner voir l’homme au masque sombre ? Que l’ignorance succombe face à nos questions. »

Durant le tour de l’assemblée, Serge avait recueilli quelques remarques discrètes ; personne n’avait été épargné, bien qu’il n’en dise mot.

Tout d’abord, il apprécia les marques d’un protocole préservé, une démonstration orchestrée par Son Excellence Mascola. Ce protocole était rehaussé d’un parler si élégant que même en chanson, il ne souffrirait aucun défaut. Une personnalité remarquable, dont l’honneur était, selon Serge, assuré pour l’éternité. Vint ensuite Alexandra, sa nièce, dont le charme évident et la douceur agréable laissèrent une impression tout à fait plaisante. L’idée qu’elle l’accompagne dans le tour de l’atrium lui plut : le Dauphin avait toujours été dirigé par des femmes, notamment celles de l’Ordre des Conseillères de l’Impératrice, un cercle quasi mystique servant la maison Drovolski pour lutter contre « les défauts de filiation ». Impressionné par la codification des styles, il admirait le tableau vivant qui s’offrait à ses yeux. Puis, il fut frappé par les applaudissements d’une théâtralité bancale accompagnant une exposition douteuse. Les morts n’ont pas à être honorés par les vivants, pensa-t-il. Le sacrifice n’a rien de glorieux ; c’est la perte d’un investissement inestimable. Serge, héritier d’une culture où la prudence l’emportait sur la bravoure, ne se formalisa pas davantage devant cette démonstration qu’il ne soutenait en aucune façon. Il suivit Alexandra, désireux de poursuivre la visite, mais déplut d’entendre des plaintes concernant une guerre civile. Il comprit que la rançon d’un peuple libre était sa tendance à la désunion, affaiblissant ainsi la puissance héréditaire des gouvernants. Comment soutenir l’individu quand le peuple lui-même attaque ses nobles ? Cette réflexion révélait l’héritier de la maison Drovolski, pour qui l’aliénation populaire était une condition presque naturelle.

Alexandra lui glissa quelques mots qui le ravirent. Il sourit sans répondre, reprenant le chemin qui les menait à la rencontre d’un autre personnage. La musique attira son attention. « Chez moi, la musique est presque interdite. Je la connais si peu que j’en suis ému. Le sujet est peut-être triste, mais la forme est d’une magnificence évidente. J’ai appris quelques pas de danse pour plaire, mais rien de glorieux. Espérons que cela ne rompe pas l’harmonie de cette soirée », confia-t-il à Alexandra. Elle lui parla ensuite de Pietro, mais Serge comprit mal pourquoi un personnage si frontalement dépareillé avec les autres convives avait été invité. Cependant, il admit que la philosophie pouvait s’avérer une arme efficace contre les idéologies littéralistes.

Son humeur se ternit cependant en croisant des dames dont la boisson avait déjà terni l’éclat. Selon lui, ces femmes ne feraient certainement pas partie de ce que l’Impératrice appelait « de bonnes gens ». Ce moment désagréable fut rapidement éclipsé par la surprise qu’il éprouva en remarquant un homme au regard envoûtant. Pourquoi me fixe-t-il ainsi ? pensa-t-il. Tant d’élégance en si faible compagnie… Qui est-il ? Pourquoi si sombre ? Une foule de questions traversa son esprit. Son intérêt fut si intense qu’il en oublia d’apprécier la beauté de la femme qui lui fut ensuite présentée, se fiant simplement à la confiance qu’il plaçait en Alexandra.

Enfin, il partagea ses pensées :
« Alexandra, je vous remercie pour votre prévenance. J’aimerais découvrir les secrets de l’homme sombre qui me dévisage. Cette idée me démange depuis que nous l’avons croisé. Accepteriez-vous de m’accompagner, en gage de bonne sympathie envers vous ? Après cette rencontre, je vous suivrai avec attention et joie vers les aventures orientales de votre oncle. »

Serge et Alexandra se présentèrent donc à l’homme en sombre. Le Dauphin, reprenant de l’assurance, déclara :

« Salutations,
Je suis le Dauphin de Drovolski. Je suis ici en tant qu’invité, mais j’ignore tout de vous. Pourtant, votre regard semble me connaître. Sans vous y obliger, quelle horreur ou quel secret vaut cette admiration ? »
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Le chant des jeunes femmes continuait à faire mouvoir les cœurs dans l'assemblée alors que le dauphin commençait à fureter autour de lui. On aurait pu croire que l'aulos et la harpe qui les accompagnait roulaient leurs mécaniques au même rythme que les pas du mesolvardien, mais sans doute n'était-ce là que le fruit d'une illusion. Des illusions, il semblait en avoir beaucoup dans cet atrium, des illusions et des histoires qu'il fallait devoir dénicher, écouter et comprendre. La nièce de l'ambassadeur Mascola n'avait pas l'air très réceptive aux affirmations pessimistes de l'illustre invité:
- Allons dauphin, ne soyez pas défaitiste. La danse n'est pas un concours, loin de là. A partir de l'instant où vous y mettez du cœur, les autres membres de cette audience auront percevoir votre valeur. Du moins, mon oncle et moi-même en prendront compte. Et je suis certaine que Mesolvarde n'est pas aussi triste que vous le décrivez. Il y a du beau partout, mais dans une proportion et une manière différente de s'exprimer.

Les deux jeunes gens marchaient au travers de la réception, mais Alexandra Mascola était décidément curieuse:
- Mon oncle et d'autres velsniens qui ont voyagé par chez vous m'ont dit qu'il y a en votre pays des gens qui fabriquent des réacteurs comme nous les avons ici, mais de la taille d'une petite voiture, et que vous appelez cela des "Beno-10", dont vous faites grand commerce. Est-ce vrai ? Et si c'est le cas, cela voudrait-il dire que nous pourrions nous en servir comme d'un moteur dans des véhicules ? Comme des dirigeables par exemple ?


Lorsque la jeune femme entendit la requête de son invité, on pu deviner un grand sourire au travers du masque:
- Oh. Je vois que son excellence dauphin est d'humeur à partir à l'aventure. Nous pouvons le déranger, en effet. Je suis devenue spécialiste de cette pratique, venez. Ce n'est pas mon premier symposion, et mon activité favorite consiste toujours à essayer de déchiffrer les esprits avant que les invités ôtent leurs masques à la tombée de la nuit.

L'Homme était toujours assis dans son coin, et jouait avec un paquet de cartes à jouer, qu'il rabattait alternativement dans chaque main. Il se redressa quelque peu de sa chaise quand il vit le dauphin de Drovolski, et posa son paquet sur la table:
- Excellence. Je vous en prie, asseyez vous. Vous également, signora Mascola.

A la question de Serge, il ne répondit pas immédiatement, et prit le temps de voir les deux jeunes gens s'installer. Inconnu supposé, sa voix paraissait pourtant bien familière aux oreilles du mesolvardien.

Au contraire, excellence Dauphin. Je pense au contraire que nous nous connaissons très bien. C'est simplement ces artifices qui nous empêchent de mettre un visage sur les gens que l'on croise. Il n'y aucune horreur à se trouver ici, dans l'un des plus bels endroits que cette République abrite. Si vous êtes là, c'est que vous êtes assurément une personne qui a de beaux mots pour nous.

La fête vous plaît-elle jusqu'à maintenant ? Mattia Mascola est un très bon ami avec qui j'entretiens une très longue relation épistolaire depuis des années. Les récits qu'il raconte de l'orient sont du miel pour mes oreilles. Et je vois que vous êtes en très bonne compagnie. La Signora Mascola à votre bras a sans aucun doute un esprit aussi aiguisé que son excellence sénateur...


Alexandra Mascola s'inclina légèrement à l'écoute de ces compliments. L'homme masque lui, disposait les cartes en plusieurs tas devant le dauphin, face cachée. Et cette voix...il était clair que le dauphin, s'il avait bonne mémoire, l'avait déjà entendue. Une voix plate, monocorde et moins chantante que celle de la plupart des velsniens.

Connaissez vous beaucoup de jeux de carte, excellence dauphin ? Il me vient beaucoup de souvenirs en les distribuant. Les vieilles femmes de la cité avaient souvent l'habitude d'essayer de deviner l'avenir avec. Une tradition désuète et, soyons d'accord, complètement archaïque. Elles disaient...qu'elles essayaient de faire parler Dame Fortune. Elles avaient tout un éventail de combinaisons de couleurs et de figures, qui dans un certain ordre, permettait de deviner ce qu'elle nous réservait. Et j'ai ouïe dire que Dame Fortune était généreuse avec la cité de Mesolvarde ces derniers temps. Votre nation commerce avec beaucoup désormais, et vous avez intégré le grand circuit commercial des patries eurysiennes. Il est désormais difficile de ne pas prendre en compte l'expertise des ingénieurs nucléaires mesolvardiens, de même que votre aptitude à faire naviguer votre diplomatie sur des eaux tumultueuses, avec une habilité que je trouve impressionnante. Tout ce que les autres nations pourraient reprocher à la vôtre, vous l'avez balayé d'un revers de main en les soudoyant d'une manière ou d'une autre. Des réacteurs, du concentré de tomate, des métaux lourds...au fond tout cela est du pareil au même et sert le seul intérêt de la sécurité de votre patrie. Je tiens donc à adresser au gouvernement mesolvardien toutes mes félicitations pour cette politique rondement menée.

L'homme masque semble avoir fini de distribuer les cartes sur la table.

Maintenant que les compliments ont été formulés, voudriez vous que je vous lise votre avenir comme les vieilles dames le faisaient autrefois ? La réussite, la fortune, l'amour...on peut tout gagner ou tour perdre rapidement...
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Le Dauphin écoutait les chants et les instruments, appréciant la grandeur de cette soirée si inhabituelle pour lui. En effet, rien ne l'avait préparé, dans sa formation de cour, à apprécier autant des moments si différents de ceux organisés dans son propre palais. Les couleurs, la lumière, les sourires… Ce lieu, chargé d'illusions et d'histoires cachées, ne manqua pas d'attiser la curiosité de Serge. Il observait autour de lui, et à chaque endroit, il découvrait la beauté de la Grande République, particulièrement à travers ses habitants et leurs coutumes, une admiration légitime. Il répondit avec un sourire et une lumière dans les yeux :

Merci de me rassurer, je pense manquer de confiance, mais vos mots me réconfortent. Et oui, vous êtes sans doute moins critique que moi envers mon propre pays. Mesolvarde possède un peu de lumière et peut-être de beauté, mais votre Grande République, quant à elle, brille, et je l’admire. Je me sens bien petit, mais sachez que votre soutien me va droit au cœur. Je vous en remercie.

Il se tourna vers les jeunes gens qui s’étaient adressés à lui, leur répondant de manière directe et précise :

Bien sûr, nous construisons de nombreux réacteurs de très petite taille, destinés à l’exportation mondiale. Nous exploitons un mini-réacteur près de chez vous, mais je ne préciserai pas exactement où, car ce pays souhaite rester discret. Ce réacteur remplit de nombreuses fonctions industrielles. C’est justement le but de ces réacteurs : être intégrés dans un complexe industriel. Leur nom, les Beno-10, vient de Bénodile, notre port ouest à Mesolvarde, concédé à Velsna, que vous connaissez sans doute si vous suivez l’actualité de vos soldats. Ce nom rappelle aussi la puissance de ces cœurs, de 10 MWe, et leur lieu de fabrication, éloigné des centres urbains. Pour en faire des moteurs ? Bien sûr, c’est possible, mais cela dépend de la puissance requise. Pour un bateau, je recommande les FLO-600, bien plus adaptés et conçus pour cet usage. Pour des dirigeables, cela me semble tout à fait logique : le réacteur est petit, léger, et la forte inertie d’un dirigeable rendrait le tout très stable et facilement intégrable. Je pense que mon pays serait même prêt à acheter de tels transports, compte tenu de notre aviation limitée. Pour des voitures ou des bus, en revanche, j’ai peur que la structure ne puisse supporter un tel poids. Peut-être un "Espérance" ? Il faudrait demander à un ingénieur du LHV, mais je doute que ce soit une bonne idée.

Il rit nerveusement avant d’ajouter :

Et que dirait Rasken ? Sinon, j’ai entendu parler de votre industrie maritime. Je ne m’y connais pas vraiment, mais on me parle parfois de chantiers navals. Que fabrique-t-on exactement à Velsna ? Les bateaux les plus puissants du monde ? Pensez-vous que mon pays pourrait vous en acheter ? Il faudrait que j’en parle plus tard au gouvernement, c’est assurément une piste intéressante.

Sentant un léger malaise, il se rendit compte qu’il avait parlé longuement et craignait d’avoir été indiscret. Cependant, le mal était fait, et peut-être ces jeunes gens pourraient-ils le renseigner sur la personne avec qui discuter. Il se rappela néanmoins de sa mission : trouver de quoi assurer une descendance. Suite à l’invitation reçue, Serge se dirigea vers le coin où se trouvait l’homme mystérieux. Celui-ci était assis, ce qui le surprit peu. Il jouait aux cartes, une activité inconnue pour Serge. Des cartes ? Des bouts de papier colorés qui semblaient avoir un sens pour certains ? Il se dit que cela devait être un amusement courant : après tout, on fait bien des livres, alors pourquoi pas des tableaux miniatures ? Mais pourquoi des chiffres et si peu d’originalité dans les formes ? À l’invitation de l’homme, il s’assit à ses côtés, intrigué. Malgré les indices, il ne parvint pas à deviner de qui il s’agissait. Avec une voix sympathique, il dit :

Merci pour votre cordialité. Oui, la fête me plaît beaucoup. Je découvre la culture occidentale, et cela me réjouit ; j’ai tant de choses à apprendre de vous et de vos coutumes. Et oui, je suis en très bonne compagnie : elle est complaisante et fort belle. Quant à son statut, je suis honoré d’avoir été introduit à vous par elle, d’autant plus avec ses talents remarquables et son esprit.

Il commença à deviner le personnage, une idée lui venant en tête, ce qui lui donna confiance. Sur un ton plus amusé, il ajouta :

Eh bien, je connais mal la définition du mot “jeu”, et encore moins celle des “cartes”. Est-ce une tradition velsnienne ? Mais je suis joueur, alors voyons ce que Dame Fortune nous réserve. Vous avez raison, Mesolvarde est gâtée par la chance. Nous progressons dans le commerce et l’industrie. Notre grand circuit commercial parcourt le monde pour le bénéfice de tous. Parmi nos produits principaux, il y a les minéraux, les métaux, les tomates, l’industrie nucléaire et, dans une moindre mesure, la chimie. Merci pour vos félicitations ; mon gouvernement vous en remercie également. Mais il ne faut pas s’en enorgueillir : votre puissance maritime est incomparable, et votre nation est une puissance de premier plan. Je le rappelle souvent avec un certain prestige. Velsna nous protège, et cette grande alliée assure notre prospérité par nos traités militaires. Merci à cette superpuissance d’être à nos côtés : rien ne rayonne plus que la Grande République (mais cela, il ne fallait pas le dire à Sylva).

Puis, en souriant, il conclut :

Alors, lisons mon avenir dans ces mini-tableaux de papier. Cela doit être amusant.

Enfin, il se tourna vers Alexandra et demanda :

Puis-je avoir un verre de quelque chose ? Y a-t-il des unités de production humaine pour le service ici ? Et penses-tu que les “cartes” pourraient m’attirer les grâces d’une dame ou le soutien de ton père pour un futur contrat naval ?
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A son bras, la jeune femme répondait à la question de son illustre hôte avant que ceux-ci ne rejoignent la table de l'homme en noir. Les navires...les bâteaux...Alexandra Mascola n'y connaissait pas grand chose, mais seulement ce que l'on en disait, et les bribes de l'éducation que son oncle lui avait légué:
- Eh bien...tout dépend d'à qui vous vous adressez dans notre cité. Mais en théorie, vous pourriez bénéficier de tous les services que l'on aurait à offrir. Si vous souhaitez faire transporter une marchandise d'un point A à un point B sans le moindre contrôle et dans la plus grande des discrétions, les chantiers navals de son excellence Laurenti Alfonso peuvent s'en charger, et même vous proposer la construction de cargos pour la flotte de Drovolski. C'est le plus important armateur civil de la République, même s'il est loin d'être le seul. Cependant, c'est le seul que je pense être présent à cette soirée, mais j'ignore derrière quel masque il se cache.

En revanche, si vous souhaitez un jour faire la guerre, alors il faut vous adresser à la Société des arsenalauti. N'importe quel navire, ils pourront vous le construire à un prix que, dit-on, on ne trouve nul part ailleurs. Mais attention, ce sont des gens qui aiment le secret et le silence. Les arsenalauti ne sont pas une entreprise au sens propre, ou même une propriété de l’État. C'est davantage une association de tous les armateurs militaires privés de la cité, unis sous une même appellation qui les oblige à respecter un certain standard et une qualité, et surtout une loi du silence. Car voyez vous...


Elle se met au devant du dauphin, légèrement plus rapide que lui dans sa démarche.

...on dit qu'aucun étranger, pas même un velsnien ne détenant pas le titre de maestri de l'arsenal, n'a le droit de se glisser dans les ateliers. Les velsniens barbotent autour de la manche blanche comme des grenouilles, et si d'aventure les secrets de fabrication des navires de la Marineria venaient à être découverts, c'est la cité toute entière qui serait en danger. Mais oui bien entendu, vous pouvez acquérir des navires, on dit même qu'il y a un système de clause de livraison secrète.


A la table, le mesolvardien se retrouvait en face de cet homme masqué, qui fut le premier velsnien présent à cette soirée à lui parler de politique. Le moment devait bien arriver, un moment ou l'autre. L'Homme sourit aux remarques émanant de "l’innocence" du jeune homme, alors que la nièce Mascola s'était éclipsée, non sans un sourire, afin de satisfaire la demande de l'illustre étranger. Battant une dernière fois ses, cartes, l'homme en noir attendit qu'elle soit au loin avant de s'adresser au "joueur" avec plus de discrétion, pas plus qu'il ne commença pas sa diatribe par évoquer ce qui semblait le plus important pour Serge, à savoir les navires:
- Signora Alexandra Mascola. Elle est devenue une damoiselle charmante et vive d'esprit. Elle tient de son oncle. C'est lui qui s'occupe d'elle depuis la mort de ses parents quand elle était petite, ou du moins ce sont ses tuteurs qu'il paye lorsqu'il est absent, ce qui arrive bien souvent. Toute la cité a ouïe dire que vous cherchiez quelque mariage, aussi, je pense qu'il s'agit là d'un choix sur lequel se pencher sérieusement. Mais il m'est d'avis que signora Alexandra aime la séduction subtile et cérébrale. Autrement dit...bonne chance. Mais qui sait...peut-être les cartes feront parler le destin avant vous.

L'homme masqué retourne sa première cartes au dessus des trois tas qu'il a séparé les uns des autres. Un homme fier vêtu du toge et tenant un sceptre dans sa main droite.

Oh. "Le sénateur". C'est une carte intéressante, et on pourrait l'interpréter de façon à ce que vous venez me dire ait un certain écho. En général on l'associe à la quête de prestige ou de richesse. Mais on peut également l'associer à l'ambition. C'est peut-être pour cela que vous cherchez des navires après tout... Heureusement pour vous, je pourrais vous arranger cela sans même passer par l'intermédiaire de son excellence Mascola. A croire que Fortuna vous sourit. Du moins je pourrais vous aider si ce que vous recherchez...à plutôt attrait à des navires militaires. La S.A.V est toujours à la recherche de clients, aussi, si vous entendez me revoir après l'ouverture effective de la soirée par notre hôte, soyez libre de me rejoindre. Mais retournons à nos cartes.

Le velsnien dévoile la seconde carte devant le dauphin, qui se trouve être un homme armuré et portant une épée.

Le condottière. Ou l'épée à louer si vous préférez. Encore un choix intéressant. Il peut vouloir dire plusieurs choses: le besoin de sécurité, ou du moins la crainte que vous avez de voir votre pays assailli. On dirait bien que nous en revenons encore et toujours à nos navires. Mais cela signifie peut-être également que vous êtes à la recherche d'un protecteur devant faire les tâches ingrates à votre place, ou que vous allez peut-être le rencontrer.


Troisième carte et dernière. Elle prit cette fois-ci l'apparence d'un homme hurlant, à l'apparence velue et barbare, munie d'un gourdin et habillée d'une peau de bête.

Cette carte là en revanche, elle est indéniablement mauvaise... Des étrangers essaieront probablement de s'en prendre à vous sous peu, excellence dauphin. Pour voler, piller, conquérir ou vous mettre sous leur joug et leur dépendance...au choix. Il est difficile de prévoir ce que l'achosien peut faire, cela peut-être le pillage pur et simple de votre patrie comme quelque chose de plus insidieux. Vous devriez faire attention en matière de politique internationale, excellence.

Commençant à ranger ses cartes, il adresse un dernier mot à son "partenaire de jeu", avant de se redresser de son siège pour flâner parmi les autres invités.

Bien entendu excellence, ceci n'était qu'un jeu. Inutile de dire que ce n'est là qu'un passe temps archaïque. Mais si vous voulez tout savoir, je pense que vous pourriez repartir ce soir avec bien davantage que le cœur d'une demoiselle, si vous vous adressez aux bonnes personnes. Bonne soirée, excellence dauphin.


A l'arrivée impromptue des derniers invités, Mattia Mascola ressort de l'anonymat de son audience pour faire entendre le tintement d'une cuillère contre son verre, le symposion était sur le point de commencer:
- Mes biens chères excellences. Mes amis, mes concitoyens, mes frères et mes invités. Je vous prie de prendre vos places. Les plats arrivent, et je ne doute pas que certains ont davantage soif de débats et de récits d'aventure, de politique et de bon commerce. Alors mangeons.

La plupart des invités poussèrent une râle collective de soulagement, et on indiqua au dauphin Serge la "couchette" qui lui avait été assignée. Les mets variés afflux sur une grande table centrale qui a prit la place sur l'estrade où s'exercait les musiciens et les cantatrices, qui se répartissent dorénavant parmi les invités. On vient donc prendre soit même ce dont on a besoin avant de s'enfoncer dans ses coussins. Serge peut y voir des mets relativement étranges, comme du calamar frit, une spécialité typique de la cité sur l'eau. Mais si il n'y avait que ça...il se dégage du banquet des arômes indescriptibles, de viandes aussi exquises que légères à l'estomac, d'accompagnements assez abondants pour nourrir une tribune militaire velsnienne au complet, sans compter les diverses. Le festival d'odeurs pouvait compter sur des "cicchetti" pour l'alimenter, des tapas que l'on dégustait avec les doigts, ou encore des "Moleche", ces petits crabes qui sont pêchés au petit matin dans la baie de Velsna. Le vin était servi pour faire passer, mais c'était encore là des crus d'accompagnement, spécifiquement conçus pour calmer la soif. Il ne faisait aucun doute que des breuvages plus forts attendaient au frais pour plus tard dans les immenses caves de la villa.

Au milieu de ce balai qui se mettait en marche et où tout le monde semblait savoir où était sa place, on indiqua bien aimablement au jeune dauphin de suivre le mouvement. Et par le plus curieux des hasards (ou pas), il semblait que le dauphin avait été placé dans une partie du cercle de "paillasses de velours" où il n'y avait parmi ses voisins les plus proches que des jeunes femmes et veuves ravissantes. La plupart le contemplaient avec une certaine curiosité, et il faisait nul doute que certaines avaient dû se déplacer dans l'objectif précis de trouver un mari d'ici la fin de la soirée son excellence. Mascola, entremetteur facétieux, avait frappé. Celui-ci se tenait non loin de son hôte, à une distance où il restait encore aisé de converser avec, tandis qu'Alexandra Mascola était immédiatement sur sa gauche. Le repas débutait, et dans un premier temps, il semblait que plusieurs groupes de discussions se formaient:
- Les jeunes femmes, toutes curieusement (non) d'un âge similaire à Serge, Alexandra en tête, abondèrent immédiatement de questions vis à vis du dauphin Serge au sujet du "pays gris". "A quoi ressemble votre patrie ?" "Existe t-il des animaux qu'il n'y a pas à Velsna ?". Mais parmi elles, la jeune veuve qui avait été décrite par Alexandra comme étant la plus magnifique de toutes, et dont on ne pouvait deviner que ses cheveux blonds sous son masque, posa une question qui sortit du lot: "Comment la polis (hrp: la cité, le gouvernement et la politique au sens large) est gérée ?".

Mais dans le cas où le dauphin rechignerait à la présence féminine, il semblait bien que plusieurs autres conversations pouvaient attirer son attention. Si l'homme au masque noir s'était isolé à l'exact l'opposé du cercle et ne semblait discuter avec personne, se contentant d'observer les différentes scènes de cette pièce, le philosophe Pietro de Velcal avait déjà commencé à prendre à partie un autre sénateur (pauvre de lui), cherchant à déceler chez lui des traces d'étatisme: " Mon ami: donne moi des exemples concrets qui viennent contredire le fait que ce que vous appelez "société" n'est rien d'autre qu'une somme de contrats individuels.". Peut-être le dauphin avait-il l'occasion de sauver la mise de cet invité qui n'avait rien demandé à personne, tout en impressionnant l'assistance (tips hrp: il s'est récemment passé un évènement qui a quelque peu discrédité les libertariens dans la cité, tu peux t'en servir).


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Pietro de Velcal, philosophe libertarien en son état (sans mauvais jeu de mots)


Dans une autre partie du cercle, Serge cru entendre le nom de "détroit de Drovolski être prononcé" par deux invités qui, on dirait bien, se servaient de ce banquet pour régler des affaires commerciales. "Si tu fais passer tes marchandises sur mon cargo, je peux te les faire passer jusqu'au Wanmiri par le détroit de Drovolski, et moins cher que ce que tu parierais en le faisant passer par la Leucytalée en payant une taxe sur le canal." Se pourrait-il que l'un de ces deux hommes était le richissime armateur Laurenti Alfonso ?
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Serge prit acte des informations que la belle et énigmatique Alexandra lui confia. Il se promit d’y revenir dans la soirée. Une tâche essentielle l’attendait : retrouver Laurenti Alfonso, ce fameux interlocuteur, pour discuter de questions maritimes dans le cadre du renouveau commercial à Teyla. L’Empire, qui amorçait l’industrialisation des côtes voisines de Velsna et des siennes, voyait en cette cité lacustre un moyen stratégique de garantir un flux suffisant de navires pour faciliter le transit des marchandises mesolvardiennes vers une mondialisation inédite, totale. Cependant, une question restait en suspens : face aux puissances libertariennes, l’État total du Drovolski serait-il libre de commercer à sa guise ? Une interrogation délicate qu’il faudrait aborder, peut-être sous le prisme d’une réflexion philosophique.

Il se tourna vers Alexandra, avec une révérence subtile mais sincère :
Je vous remercie, Alexandra. Vos conseils ont été entendus. À l’heure où tomberont les masques, je rencontrerai Laurenti Alfonso pour discuter des modalités qui pourraient convenir à l’achat de cargaisons, et savoir si, selon lui, une escorte militaire s’avère nécessaire. Si tel est le cas, il faudra en examiner les points cruciaux. J’espère de tout cœur que vos suggestions serviront ma nation. Il y a en vous, et je ne sais pourquoi, un éclat d’étoile bienveillante. Vous m’avez confié des secrets que je n’aurais pu découvrir seul : la puissance discrète d’un arsenal qui, peut-être, pourrait devenir une alliée précieuse. Je vous en suis redevable, au nom de Velsna la puissante.

La conversation glissa ensuite vers un jeu de cartes. Serge n’en comprit pas toutes les subtilités, mais suffisamment pour trouver l’expérience divertissante. Il observa longuement les règles et les mouvements, contemplatif, avant de se permettre un commentaire en fin de partie :
Amusant de constater que vous savez me conseiller à travers le jeu. Je vous remercie pour cette prévenance. Votre jeu m’a diverti, et pour cela, je vous dois une récompense.

D’un geste délicat, le dauphin sortit une broche d’or ornée d’un rubis aux éclats brisés.
Tenez, dit-il en tendant l’objet. Ce bijou est sans grande valeur dans mon pays, mais ici, je crois savoir que l’or et les pierres précieuses sont très appréciés. Chez nous, la bonne nourriture est plus rare que l’or. J’espère que ce présent récompensera votre sollicitude. Sachez que j’ai encore de quoi récompenser une autre dame, si l’occasion se présente.

Lors du repas, Serge prit place, ébloui par l’abondance et la diversité des mets. Des saveurs exquises, des odeurs enivrantes : tout ce qui, jusqu’ici, avait manqué à son palais semblait s’offrir à lui. Dans son pays, les repas se limitaient à des bouillies d’amidon insipides. Ici, tout évoquait une fête des sens. Un large sourire éclaira son visage : c’était de la pure joie. Toutefois, une interrogation le taraudait. Comment mangeait-on ici ? Il n’apercevait ni baguettes d’aluminium ni autres précautions contre les poisons. Personne ne semblait redouter d’être empoisonné. Pourtant, par simple prudence, il sortit de son pantalon une fine baguette gravée d’inscriptions impériales. Dans son pays, cet outil révélait la présence de métaux lourds comme le mercure. Il en testa discrètement l’usage avant de se permettre une première bouchée.

En répondant aux convives, il exposa les mœurs de son pays avec un mélange de fierté et de curiosité pour celles de Velsna :
Mesdames, laissez-moi vous répondre, mais sans précipitation. Le Drovolski est un pays à l’est, que l’on surnomme parfois le « pays gris » à cause du brouillard épais qui le recouvre sans cesse. Mon peuple vit presque exclusivement à Mesolvarde, notre unique grande ville, où toutes les fonctions économiques et politiques se concentrent. La ville est divisée en quartiers spécialisés que nous appelons « secteurs », organisés selon les fonctions des habitants. Au centre se trouvent mon palais, le tribunal central et le réfectoire central, où se réunissent les travailleurs pour des repas bien mérités.

En dehors de la ville, c’est un désert industriel : des complexes métallurgiques, des mines et des centrales nucléaires s’étendent à perte de vue. L’air y est irrespirable, le sol toxique, et le ciel semble nous avoir abandonnés depuis cinquante ans. Pas de faune ni de flore, seulement des friches balayées par des tempêtes de pollution. Mais que cela ne vous effraie pas : notre nation est dirigée par mon père, l’Empereur, un homme bon et juste. Il gouverne par la magistrature, une justice rigoureuse qui garantit l’ordre et la prospérité collective. Chez nous, la noblesse n’est pas héréditaire ; seuls ceux qui prouvent leur compétence conservent leur titre. Ce système, fondé sur le mérite, construit un pays fort malgré les épreuves.


Se tournant vers ses interlocutrices avec un sourire intrigué, il continua :
Mais chez vous, comment fonctionnent les institutions ? Et est-il vrai qu’il existe des animaux « sauvages » dans votre pays, en dehors des Achosiens égarés ?

Lorsque la discussion glissa vers la philosophie politique, Serge s’efforça d’éclairer son point de vue, tout en défendant son pays :
Très cher Pietro, Mesolvarde est l’exemple parfait d’une société régie par un contrat collectif. Chaque unité de production conclut un accord avec l’Empire, garantissant ainsi la stabilité et la force de notre peuple. Contrairement à des sociétés fragmentées où chacun revendique son statut de manière individuelle, notre modèle collectif assure l’unité. Il ne s’agit pas d’empêcher l’ascension sociale, mais de la canaliser dans un cadre utile à la nation.

Enfin, alors que la conversation revenait sur les affaires maritimes, Serge se pencha vers ses interlocuteurs pour leur adresser un mot sincère :
Je vois que vous parlez de mon pays. Puis-je vous aider d’une quelconque manière ?
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Pietro de Velcal avait ce regard pédant qui transparaissait au travers du masque de rongeur qu'il arborait, tant et si bien qu'il paraissait aussi désagréable à regarder qu'à écouter. Il tournait son doigt autour de la corbeille de fruits qu'il tenait dans son autre main.
- Unité de production ? Qu'est-ce donc ? L'environnement que vous décrivez est quelque peu...complexe à appréhender pour moi, toutes mes excuses. "Canaliser", "collectif"...comprenez que ces mots suscitent mon appréhension. C'est là l'odeur du socialisme que je respire au loin... - il prenait un ton théâtral, mais qui avait l'air sincère - ... mon cœur chavire à l'évocation de ces noms: Loduarie, Grand Kah, Rosevosky, Translavye...j'espère que votre gouvernement n'a pas eu l'idée de se compromettre avec ces gens là dauphin, car de nos jours les velsniens sont quant à eux, plus à une trahison près de leurs idéaux...

Mattia Mascola, de sa voix suave, sortit de son silence attentif pour refrener immédiatement les élans de son "compagnon de symposion" qui semblait parti pour ne plus décoller ses mots de l'adresse du dauphin mesolvardien. L'ambassadeur pour le pays gris semblait déterminé à ce que son invité ne détourne pas les yeux de la présence féminine qui l'entourait de toutes parts.
- Pietro. Cessez donc d'harceler notre ami ici présent. Je pense qu'il n'en a que peu faire de ces choses, nous sommes ici pour profiter et nous distraire après tout.
- Peu à faire de ces "choses" ? Vous parlez de cela comme si vous évoquiez un joint de canalisation à réparer, excellence Mascola. Cela ne vous fait donc rien que notre cité fasse commerce avec des patries rouges telles que celles là ? Il y avait une époque où nous ne nous rabaissions à pas à traiter avec des barbares. A force de fricoter avec ces derniers, nous finirons par leur ressembler, je vous l'assure. Nous avons reçu une kah tanaise dans l'enceinte sacrée du Sénat comme si elle était chez elle, et vous voudriez passer à autre chose ? Alors même que nos lois interdisent d'y accueillir un étranger, pas même un allié !

- Exactement, Pietro.

Il y eu un échange de regards froids entre les deux hommes, jusqu'à ce que Pietro s'allonge à nouveau dans son dossier, et reprenne plus calmement en interpellant le dauphin.

- Bref. Toutes mes excuses, excellence. Mais si vous le voulez bien, je souhaiterais quérir à nouveau votre attention, excellence Dauphin. Revenons à la philosophie politique. Donc votre excellence, vous évoquez une sorte de "contrat collectif", si tant est que cela existe vraiment, en quoi cela consiste t-il ? Est-ce un contrat social tacite, une convention, ou bien est-ce quelque chose qui est clairement inscrit dans la loi ? Il n'y a pas de mécanique d'ascenseur social ? Qu'en est-il de l'individu ? Il n'existe pas ? Représentez vous encore l'un de ces pays dont notre gouvernement nous assure qu'il est honnête tout en se bouchant le nez ?
- Pietro...Calmez donc vos ardeurs... Ne vous sentez pas obligé de répondre excellence, Pietro de Velcal est volontiers provocateur avec tout le monde, et prend tout cela comme un jeu plus qu'autre chose. Il essaie simplement de vous tester. - reprit immédiatement Mascola, apparemment soucieux du bien être de ce dernier -

Le philosophe, un peu gêné, acheva sa complainte par des mots plus courtois (du moins courtois selon lui), comme pour se rattraper:
- Bref, excellence. Si vous voulez que votre pays continue de briller, ne faites pas notre erreur: ne vous mêlez pas aux étrangers. Les marchandises doivent circuler, pas les gens de l’extérieur.


Les jeunes femmes, elles, semblaient glousser entre elles et être éprises de fascination pour ce que leur racontait le mesolvardien. Il pouvait être difficile de croire pour Serge qui quiconque puisse être intéressé par une terre déserte, mais reste que sa description provoqua des réactions, non pas de dégoût, mais presque de fascination. Serge était le seul avec Mascola à avoir vu Drovolski de ses yeux, et il était difficile de concevoir pour le reste de l'audience, un pays où la roche est à nu et où la végétation n'existe pas. Le dauphin Serge avait définitivement passé le test de l’exotisme, qui semblait être ce que recherchaient ces jeunes femmes. Il est difficile de savoir si c'était là forcé ou sincère étant donné que toutes avaient conscience qu'une main était à prendre. Mais plus que d'autres, certaines avaient la subtilité nécessaire à joindre l'apparence et la fausseté à l'agréable. Alexandra Mascola s'était quelque peu effacée au profit de la jeune veuve aux cheveux blonds dont on ne tarissait pas d'éloges, et qui avait attiré davantage que d'autres l'attention du dauphin. Elle avait osé grimacer légèrement depuis son siège lorsque la veuve avait commencé à poser des questions suffisamment intéressantes pour que le prince lui réponde à la seconde. De toute évidence, elle était moins douée que d'autres pour faire semblant et pour cacher sa jalousie. Mais elle réussissait à masquer cela en masquant la partie basse de son visage, en portant sa coupe de vin jusqu'à ses lèvres rouges.

La jeune veuve semblait tout à à la fois fascinée par ce récit, choquée et terrifiée. Un mélange ambivalent d'émotions, à l'écoute d'une histoire dont elle avait sans doute mal compris certains aspects, puisque qu'à la remarque de Serge sur le fait que Mesolvarde était la seule ville du pays, elle pensa qu'il s'agissait d'une sorte de figure de style, et que sa situation était semblable à Velsna, qui était considérée comme "la reine parmi les autres cités qu'elle gouvernait". Les velsniens dans l'audience se retrouvaient dans le concept de cité-état, là où la réalité de Drovolski était radicalement différente. La veuve, quelque peu intimidée eu une question: "Et vos gens. Vous dites qu'ils se retrouvent dans votre palais ? Vous vous mélangez avec eux ?".

Lorsque le dauphin eu posé des questions sur la faune qu'il pouvait y avoir à Velsna, c'est Alexandre qui cru bon le moment de briller en évoquant un sujet dans lequel elle s'en sortait mieux que la politique:
- Des animaux ? Notre République a des territoires sur quatre continents. Il serait difficile d'en faire la liste. Mais il y a en Achosie du nord, de là où vient la famille de Matteo Di Grassi des cerfs qui font le double de la taille de l'un de ses congénères ordinaires. Avec des cornes si longues et gracieuses...cette région me manque, j'y suis allée plusieurs fois. Mais on dit qu'elle est moins sûre depuis cette fichue histoire d'attentat achosien. C'est bien pour cela que ces excellences sénateurs ont envoyé 10 000 soldats là bas...

Lorsque le dauphin retourna la question des institutions à l'adresse de l'audience, Mascola déposa sa panière de fruits et son verre de vin, se penchant depuis son "lit", le regard porté vers le dauphin. Il semblerait que son mouvement ait été l'amorce de quelque chose, puisque lorsqu'il parla, les différents groupes de conversation autour du foyer s'unir autour de lui. Il est vrai que Mascola était célébré par tous comme l'un des plus grands conteurs de la cité, rien que par le récit de ses voyages dans l'est et au Nazum:
- C'est une très bonne question, excellence. Intéressante parce que moi même, j'aurais bien du mal à vous décrire ce que nous sommes dans notre entier. Mais si je pourrais résumer le régime républicain de la plus simple des manières, voilà comment je m'y prendrais: notre cité ne repose pas ses fondements sur une constitution, comme peut l'avoir Mesolvarde, mais sur ce que l'on pourrait appeler une coutume, un esprit de la loi sur lequel le Sénat à la charge de s'assurer. Cela inclut le respect d'une forme républicaine du régime, le rejet tacite du principe monarchique et de la gouvernance par des étrangers. Et sur ce socle, les lois s'accumulent au fur et à mesure des années, et forment un mille feuille juridique et législatiif complexe, car l'entrée en vigueur d'une loin n'exclut pas l'ancienne.

Nos lois ont pour seule limite de respecter ces principes fondateurs: le refus de la monarchie, la tyrannie des étrangers et l'assurance que le corps civique velsnien reste une entité libre et dissociable du reste du monde. En d'autres termes, nos lois ont pour but d'assurer notre liberté en tant que groupe. Et ce groupe est lié par des liens inter-personnels entre ceux qui le compose ce que l'on appelle le clientélisme. Par exemple, pour être élu sénateur, il faut entretenir une large clientèle, d'autres citoyens dont la prospérité repose sur nous: nous les mettons en contact avec des employeurs pour un travail, nous épongeons leurs dettes, nous leur évitons la pauvreté... et en échange ils nous donnent leur voix. Si je suis élu au Sénat depuis si longtemps, c'est avant tout grâce aux lecteurs qui savourent le récit de mes voyages. Et mes mécènes pour qui je fais la distraction de leurs soirées. Comme celle-ci.


Alors que le repas passait, Serge, qui aborda les deux hommes d'affaires masqués, l'un avec un masque de renard, l'autre avec celui d'un loup, se vit adresser une réponse presque soulagée de la part du second, dont la corpulence était certainement deux fois celle de son interlocuteur:
- Oui, en effet excellence. Mon client ici présent devait être quelque peu gêné de venir à vous directement, puisqu’il vient de s’enquérir auprès de moi de son intention de faire passer les cargos de sa société jusqu'au Wanmiri par le canal de Théodosine. Or, je lui ait dit que le transport et les frais de douane seraient bien inférieurs en prenant le chemin de votre détroit. Nous savons que vous importez déjà beaucoup de grain velsnien, et il se trouve que je suis le représentant de l'une des sociétés qui en profite le plus actuellement. Laurenti Alfonso, vous connaissez ? 60% de trafic céréalier à destination de Mesolvarde est transporté par nos porte conteneurs. Vous qui êtes du pays, essayez donc de lui faire comprendre qu'il a tout à gagner en faisant escale à Mesolvarde.

L'homme exagérément gras semblait attendre de la part de Serge une démonstration de rhétorique et des qualités de vendeur invétéré...
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Serge, pâle et chétif, prit un ton peu sûr de lui ; pas vraiment digne d'un grand prince, pour être honnête. Sa stature se renferma, il voulut manifester son désarroi en inclinant le sceptre pendulaire, mais, étant ici en tant que prince et non représentant du Drovolski, il ne le put, le sceptre restant aux mains de son père pour gouverner. On comprit sur son visage la gêne qu'il ressentait à discuter de sujets aussi peu consensuels pour lui. Le dictionnaire de la vérité d'État interdisait l'emploi de nombreux mots prononcés, et Serge, fidèle à la plus humaine des cités, Mesolvarde, ne pouvait laisser cela passer. Il prit de l'assurance, répondit avec une forme de fierté et, par un geste de réprimande, montra son statut :

« Les unités de production humaine sont le statut des classes laborieuses du Drovolski, tous unis dans une même et stricte condition, sans distinction de classe, car elles sont une et indivisible. Nous, en tant que magistrats, organisons le centralisme démocratique par la force de la justice. En un mot, nous appelons, comme le rappelle notre drapeau, "Le juge des trois" : l'égalité, le travail, la justice. Nous ne sommes que des juges qui assurent à mes sujets l'organisation la plus stricte du cadre, permettant à chacun d'être l'égal d'un autre, suivant le labeur désigné par les élus de la nation. Du fait de ce centralisme démocratique, nous devons gérer les foules en fonction de la classe pour préserver nos outils de production des affres d'un socialisme asservissant la classe des travailleurs. Nous rejetons le socialisme ; notre État est collectiviste, dans le sens où nous ne voulons pas atténuer l'exploitation par la redistribution, mais assurer une correcte distribution initiale par la propriété collective et des moyens de production gérés par l'État central, régis selon la volonté de la constitution. Ce cadre, assuré par la puissance publique dans la plus parfaite égalité, a été voulu par les Drovolski lors du renversement des Mesolvarde, rompant avec le vieux féodalisme des petits marquis pour celui de la puissance impériale, organisatrice des forces collectives. Nous rejetons ainsi, du même fait, toute forme de communisme. Nous ne voulons pas la fin de l'État, mais sa providence la plus juste par un pouvoir judiciaire toujours plus fort pour contrer les défauts du pouvoir ! Nous, les magistrats, protégerons toujours les justiciables face aux abus de l'État, mais nous les protégerons toujours du socialisme, du communisme et de l'anarchie, car l'État collectiviste et propriétaire est la nécessité de la rupture de l'exploitation des classes. Ce faisant, au nom du "juge des trois", que la force de l'Empire résonne dans ses mines, ses terres, et dans le monde ! Gloire au Drovolski, exemple de collectivisme réussi ! »

Le prince venait de faire preuve d'un peu trop de nationalisme. Un prince fier de sa patrie, rien de surprenant, mais de la retenue était de mise. Il prit un ton plus courtois et poursuivit :

« En tant que futur empereur et premier magistrat, je vous assure que j'ai les moyens légaux pour attaquer le gouvernement en cas de virage socialiste. Nous sommes les garants de la stabilité des acquis de la révolution. Nous ne permettrons pas l'avènement de régimes libéraux comme les socialismes ! Des traîtres contre les unités de production, laborieuses, qui ne veulent que la rédemption ! Protégeons mon peuple des affres du naufrage Transaves ! »

Le Dauphin ne voulait pas en démordre. Il fallait qu'il se calme. Un prince ne pouvait pas parler ainsi, mais sans le sceptre pendulaire, comment manifester son désarroi ? Par chance, Mascola désamorça la discussion avant qu'un incident n'éclate. Le Dauphin vira au blanc de Jupiter. Son teint, d'ordinaire blême, semblait bien pâle aux côtés des Velsiens et de leurs belles couleurs.

« Très chère, aimée Pietro, les unités de production ont remporté le pouvoir face aux Mesolvarde et nous ont nommés magistrats pour leur cité. Pour sceller ces nouveaux droits face aux Varnaciens qui tentaient de prendre le pouvoir sur la cité, nous, les Drovolski, avons établi, en 1340, le texte des Droits des travailleurs, qui définit les devoirs de chacun et ses droits par rapport à l'idéal de société auquel nous aspirons. »

Serge glissa un extrait du texte en question. Oui, un noble Mesolvardien, sans sa panoplie législative, n'est pas un noble mais un usurpateur. Les nobles, magistrats avant tout, héritent de leur titre ou le gagnent à la condition de réussir le concours d'entrée au tribunal central, une institution bureaucratique qui définit le fonctionnement du petit pays, bien plus puissant sur tous les plans que le pouvoir exécutif et législatif.

« Si je puis me permettre, cette expression de style... Oui, l'individu n'existe pas en Mesolvarde. Seul le bien de tous existe, au profit de l'effacement de ce qui fait de l'unité de production un mal : sa personnalité individuelle. Une seule et même classe existe dans la volonté de l'Empereur de rendre le genre humain mû par une unique condition. Nous savons que les bourgeois, capitalistes et corrompus, sont ceux qui ont mis fin au pouvoir des nobles, et nous ne voulons pas de cela chez nous. Ainsi, plus jamais nous ne voulons l'utopie d'une unique classe sociale, celle des travailleurs, dont l'individualité est effacée au point que le désir national est le seul à les mouvoir. Nul besoin d'ascenseur social lorsqu'il n'existe pas d'étage ; la condition ouvrière est la condition du genre humain. »

Le Dauphin se tourna vers les femmes autour de lui. Il vira au blanc de craie. Il sourit, se sentait flatté d'être chéri par des gens qu'il ne connaissait pas. Cela lui donnait une importance en dehors de son statut, et les charmes de visages colorés commençaient à lui faire ressentir des émotions. Oui, des émotions, chose interdite ou, sinon, cachée. Mais pour une fille ? Si oui, laquelle ? Le Dauphin était trop discret sur ses aspirations profondes, mais il fallait respecter son devoir : avoir un héritier mâle pour faire perdurer la lignée des Drovolski. Serge répondit à la veuve en ces mots :

« Bien entendu, très chère. Mes gens sont au palais, plus exactement mes valets et pages m'accompagnent partout et assurent ma protection et mes demandes. Il n'y a nul déshonneur à cela, du moins je ne le pense pas. Et vous ? »

Il n'écouta pas la suite avant, à sa grande surprise, les annonces sur les animaux et prit un ton d'enfant :

« Vous pouvez me montrer à quoi ressemble un cerf ? J'avoue tout ignorer des animaux. Cela peut paraître absurde, mais on préférait nous faire étudier l'ensemble du tableau périodique plutôt que les plantes et animaux à l'école primaire. Sans doute pour un besoin ouvrier, dû à leur absence au pays. »

« Sinon, mes dames, n'oublions pas que Mesolvarde ne se résume pas qu'à son cadre. Au palais impérial, se découvre un vaste labyrinthe, dans un luxe démesuré et un protocole d'un raffinement tout à fait certain. Je pense que chacune pourrait se plaire dans cette forme de cloche à noblesse, où sont préservés les membres les plus éminents de l'Empire, dont vous pourriez faire partie en tant qu'impératrice consort et régente de l'alliance économique d'EcoMondus. »

Le Dauphin écouta Mascola comme s'il s'agissait d'une idole chrétienne, les yeux remplis d'émerveillement. Captivé par sa voix et ses talents d'orateur, le Dauphin ne laissa passer aucun mot, montrant une forme d'affection pour son phrasé. On pouvait percevoir l'admiration que le jeune prince éprouvait pour un homme si expérimenté et sage. Le prince avait pris une résolution : il lui fallait un général comme ce bon Mascola, clairvoyant, talentueux et puissant, pour faire face à sa propre faiblesse. Un empereur faible soutenu par un général, quoi de plus honnête pour attendre la succession ? Car ce que Serge n'avait pas dit à ses prétendantes, c'est que Serge allait devenir Empereur, comme son destin l'avait défini. Mais aussitôt son fils apte à gouverner, il abdiquerait, trop conscient de lui-même et de ses problèmes internes avec le protocole. Il l'avait même fait assouplir, en particulier au sujet des services de page d'honneur du Dauphin.

« Merci, Mascola, pour cette présentation. En tant que futur premier magistrat, je ne peux que vous féliciter pour votre discours. La monarchie des Mesolvarde est aussi notre ennemie, et la tyrannie ne doit jamais revenir. Nous en sommes les protecteurs inconditionnels, et votre conception de la liberté par le groupe et non par l'individu nous semble la bonne. Sans vouloir faire offense, j'aime votre façon de penser et je pense qu'elle pourrait servir mon pays. J'y ai souvent pensé, mais c'est une chose que je n'ai jamais osé vous demander : souhaiteriez-vous former un membre de mon futur gouvernement en échange de biens et d'un titre ? Vos traditions sur la mise en contact des sénateurs avec la pauvreté sont un exemple de bonne pratique. La condition de pauvreté n'est pas acceptable et notre Empire s'efforce de l'interdire par l'obligation pour l'État de trouver une mine pour tout pauvre sans travail. Pas d'oisifs en Mesolvarde, pas de pauvres : une seule et même classe. »

Serge prit des couleurs rouges. Il avait un peu honte de proposer un titre nobiliaire à une personne aussi renommée que Mascola, qui aurait largement pu en recevoir un par simple survie au Drovolski. Serge accrocha la discussion autour des bateaux :

« Bien entendu, messieurs, vos bateaux sont venus en Mesolvarde sous certaines conditions. Vous ne devez parler à quiconque et ne devez pas desservir en marchandise le port sans permis de transit. Si vous le faites sans l'accord de l'Empire, vos bateaux risquent de recevoir un de nos missiles à l'avenir. En dehors de ces deux conditions, votre nation bénéficie d'une très bonne image, ce qui rend le transit par nos ports facilité. Sachant que le Drovolski s'est illustré pour ne jamais vouloir faire payer le passage de son détroit et assure même votre transit en son sein. Alors, empruntez nos routes maritimes avec plaisir pour voir des Velsiens chez nous. Le Wanmiri est un ami proche de Mesolvarde, nous y envoyons très régulièrement des bateaux, y compris des FLO600, nos bateaux nucléaires qui transportent pour un coût très réduit nos marchandises. C'est toutefois une compagnie Lingeoise qui les pilote, car les eaux du Nazum sont complexes. Nous pourrions vous y intégrer si vous le désirez, histoire de rendre votre transit encore moins cher. »

« Est-ce qu'en échange de cette faveur, puis-je vous acheter des cargots pour mon propre transit commercial ? Nous promouvrons un régime d'exception à votre égard en cas de conflit sur nos mers pour vous assurer de ne pas être taxé. »

Serge reprit un teint pâle et contempla au loin un homme masqué. Mais qui est-ce ?
Serge reprit la parole pour ne pas trop longtemps le fixer.

« D'ailleurs, messieurs, quels sont les secteurs industriels qui font de Velsna, cette puissance occidentale ? Le Drovolski cherche des clients pour ses minerais et son énergie, et nous pensions en trouver chez vous. Qu'en pensez-vous ? Qui puis-je voir ce soir à ce sujet ? »
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HRP : la devise du Drovolski est "Plus qu'un, soyons le tout", on peut imaginer que Pietro le sait
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Lorsque le dauphin ponctua son discours d'un "gloire au Drovolski", étonnamment, une partie de l'audience le suivit dans son exaltation en esquissant sur quelques lèvres des plus timides "Gloire au Drovolski...". Mattia Mascola connaissait bien ce pays, il était l'un des seuls membres de cette audience dans ce cas. Le dauphin jouait avec les mots, et défendait bien sa cause. Il avait su reconnaître le piège qu'était le simple usage du terme "socialisme" au sein des hautes strates de la société velsnienne. A contrario, le philosophe Pietro avait beau se vanter d'être un grand esprit, il n'en savait pas plus sur Mesolvarde qu'un gamin des rues se promenant dans les rues de Velsna. Malgré une bonne défense du jeune homme, pour l'ambassadeur velsnien à Drovolski, cela ne faisait pas de doute que le penseur ne faisait guère la différence entre "État" et "socialisme". La suite du débat devait être prévisible, et l'on se dirigeait vers le même rabâchage d'erreurs de base en science politique...jusqu'à ce que...jusqu'à ce que Mascola soit agréablement surpris par la pertinence de sa nièce. Alexandra, portant par intermittence le verre de vin jusqu'à ses lèvres, lâcha entre deux gorgées des mots qui prouvèrent peut-être à son oncle et tuteur que son éducation avait été bien menée. Habilement, elle tenta d'attirer la conversation à l'abri des ruminations de Pietro de Velcal. Il n'y avait pas de temps à perdre, il fallait sauver cette discussion. L
- Ce que vous dites est amusant, excellence dauphin. Ne pensez vous pas, lorsque vous me décrivez votre pays, que le féodalisme n'a pas tant disparu que ça dans votre patrie ? Je veux dire...je suis d'accord avec vous: le Drovolski, si on prend n'importe quel critère pertinent, n'a rien d'un État socialiste. Il faudrait être ignorant pour dire le contraire... - elle regardait alors fixement Pietro de Velcal - ...mais en revanche, on ne peut pas en dire autant du féodalisme. Il se définit par une somme de liens interpersonnels, du protégé au protecteur, ou du client au patron, si on est velsnien. La noblesse à Mesolvarde est obtenue sur concours certes, et la bureaucratie a depuis longtemps prit le pas. Mais je ne puis que voir que les mesolvardiens ont troqué la protection d'individus que contre un équivalent, en y substituant simplement les individus par l’État.

J'ai l'impression, à vous écouter, que les mesolvardiens ne sont plus sous la protection de plusieurs seigneurs, mais d'un seul, qui au lieu de détruire les anciennes structures, s'est arrogé le rôle des anciennes élites. Je ne sais pas si c'est là votre jugement, mais cela ferait de nos deux pays des modèles plus similaires qu'on ne le pense. La Grande République n'est rien de plus qu'un cadre légal au travers duquel agissent les liens inter-personnels. Un cadre qui nous a sauvé de la tyrannie de Scaela. Son crime est d'avoir tenté de jouer hors de nos règles en voulant peindre sur le cadre plutôt que sur la toile qu'elle enserrait.

Dans l'audience, on pouvait bien voir que la simple évocation de ce nom faisait grincer quelques dents. Le gouvernement communal lui-même avait interdit dans l'espace public, l'évocation de ce nom. Même si c'était là une mesure symbolique. Mais Alexandra, audacieuse, n'avait pas l'air du genre à se laisser dicter sa conduite par des règles strictes. Elle tentait à sa façon, de défendre les propos du jeune homme, et loin de la contrarier ou l'angoisser, sa voix était des plus assurées.

Vous vivez dans un modèle de société curieux et exotique, mais qui je pense, n'est pas incompatible avec le nôtre. Velsna a ses relations entre patrons et clients. Drovolski a sa relation entre État et "unité de production". Nous mêmes à Velsna, nous arguons souvent avec fierté que nous avons dépassé toutes les tyrannies et les pouvoirs monarchiques, que nous sommes différents des monarques qui héritent par le sang. Mais ce qui s'est passé il y a deux ans témoigne du fait que le féodalisme existe toujours à Velsna par le biais du clientélisme, tout comme il existe encore à Mesolvarde par l’État. Aucun d'entre nous n'est parfait.



Pietro de Velcal avait été jeté dans un coin de la pièce, métaphoriquement, bien entendu. La jeune femme avait réussi à lui subtiliser la conversation, et il était peu probable que le mot "socialisme" allait être abordé de nouveau. Mieux que tout pour elle, avait peut-être réussit à éclipser les autres jeunes femmes de l'assistance. Cela n'empêchait pas celles-ci ne continue la parlotte sur la belle nature sauvage de l'Achosie du nord et de sa faune, mais ces interventions étaient définitivement moins incisives. De ci et de là, la veuve blonde dont Alexandra vantait la beauté auprès du prince, il émanait d'elle des réponses et questions éparses: "Des cerfs géants ? On dit qu'il n'en reste qu'une quarantaine là bas. Avec votre permission, peut-être pourrions nous faire un séjour en Achosie du Nord, si vous comptez repasser à Velsna un jour, bien entendu. Mon père y a de beaux domaines, et n'est pas avare de visites envers les étrangers."

Mattia Mascola était fier d'Alexandra, même ses propos, paradoxalement, se mettaient en porte à faux avec les siens, qu'il avait fait plus idylliques. Mascola fut attendrit par la proposition de son illustre invité, et il lui répondit avec la plus grande des politesses:
- Excellence. Votre proposition me touche, bien entendu. Si je puis vous procurer ce que vous désirez, évidemment, excellence Dauphin. Je pense que beaucoup de jeunes gens de talent sortant de la faculté de philosophie de la cité seraient ravis d'avoir "conseiller d'une nation entière" en première expérience. Laissez moi simplement le temps de faire marcher mes réseaux, et je pourrais peut-être vous avoir un candidat digne d'ici quelques semaines. En revanche mon ami, je refuse tout versement financier de votre part. Regardez donc autour de vous, Dauphin: pensez vous que je suis dans le besoin de quoi que ce soit. Je ne suis guère attiré par l'argent, plus maintenant en tout cas. J'approche d'un âge où je cherche autre chose que le gain comme fil conducteur de mon existence, et j'ai passé ces considérations. Mon poste d'ambassadeur et de sénateur me permet à la fois de voyager, et de me financer moi-même. Je ne fais plus ça que pour le plaisir de la découverte. C'est avec fierté que je puis affirmer avoir été le seul velsnien à rencontrer l'empereur de Xin, à être l'un des rares à être m'aventurer à Drovolski, ou ayant parcouru à pied l'entierté de la Polkême. En cela, je suis comblé, et rien d'autre.


Si Serge avait parfaitement réussi à s'intégrer à la conversation de Mascola, de sa nièce et de Pietro de Velcal, évoquer des missiles balistiques paru à ces deux armateurs quelque peu...étrange. Le but du jeu initié par Laurenti Alfonso était de convaincre son compère de recourir aux services du Détroit de Drovolski et de ses autorités, et non de l'effrayer. Celui-ci esquissa une réponse évasive et chevrotante:
- Hum...très bien. Je vais y réfléchir...

A ses côtés, le célèbre armateur émis un rire gras qui fit trembler sa gorge:
- Alors là excellence, vous me surprenez de plus en plus ! Vous êtes un phénomène, et avec une sacrée paire ! Je vous demande de convaincre mon ami à avoir recours à vos services, pas de le terroriser. J'apprécie les stratégies commerciales agressives, mais je pense que vous m'avez battu à plate couture !

Il marqua une pause dans l'espoir que son rire cesse enfin de le pincer, avant de reprendre.

Plus sérieusement excellence. Au delà de cette histoire de tirer sur des navires, vous touchez un point sensible: vous avez une situation géographique idéale, et dans le même temps, nos deux gouvernements ont des relations des plus courtoises. Sans compter que le passage y est gratuit ! Pour ma compagnie, je pense qu'il est grand temps de cesser d'emprunter les canaux de la Leucytalée pour recentrer notre trafic intégralement sur le passage du Détroit. Tout à l'heure, cette petite chipie d'Alexandra est venue me dire dans le creux de l'oreille que vous attendiez quelque chose d'un armateur naval. Hésitez pas à me contacter par courrier avec des propositions concrètes si vous êtes à la recherche de transporteurs, je serai tout à fait disposé à vous répondre. Ce soir, je pense être...un peu trop pompette pour vous donner autre chose que des gages flous et peu pertinents. Nous pourrons parler plus en avant de ces..."bateaux nucléaires".



La soirée s'écoulait doucement mes sûrement, et les minutes se transformaient en heures. Globalement, le dauphin s'en était sorti remarquablement bien dans son nouvel environnement, ce qui n'était pas forcément gagné. A part un armateur un peu effrayé et les réserves évidentes de la pertinence au sujet des "navires nucléaires", il ne fit guère beaucoup de malheureux. Il fut bien aidé par Alexandra à se débarrasser de Pitro de Velcal, mais "L'épreuve de la rhétorique de table" avait été passée pour cet étranger, et il avait même l'air d'avoir conclu de nouveaux liens, avec Mascola et Laurenti Alfonso. Les assiettes se dégarnissaient aussi vite que le cuir chevelu d'un sénateur approchant dangereusement de la quarantaine. Les musiciens revinrent, avec une jeune femme tenant une double flute étrange, un aulos, cet instrument traditionnel utilisé dans la Leucytalée d'autrefois. Elle laissa émaner d'elle sa mélodie envoutante qui indiquait aux convives que l'heure devenait sérieuse. Certains invités trépignaient, d'autres angoissaient. Mascola tapa dans ses mains, tout guilleret:
- Mes amis. Assez de politique, assez de tractations. Ces arts doivent exprimés avec parcimonie. Le talent d'aucun marchand ou sénateur n'égalera ces jeunes gens venus se produire pour nous. Messieurs et mesdames mes excellences. Je pense qu'il est temps pour chacun d'entre nous de les accompagner. Et si...nous dansions.

Le suave sénateur posa enfin son verre de vin à même le sol et s'avança vers une femme de l'assistance, dans un hasard presque chaotique. Il lui tendit sa main, et elle accepta. Il inaugura la mélodie en s'élançant seul avec elle sur l'estrade, sous les applaudissements nourris d'une partie de l'assistance, dont certains membres ne se firent pas prier pour s'ajouter au tableau, au compte goutte. Et bientôt vint le tour des jeunes femmes tout autour de Serge. Il arriva ainsi un instant pour le moins saugrenu lorsque, simultanément, deux jeunes femmes se présentèrent à lui en lui tendant leur main. La jeune veuve dont on vantait une beauté inégalée, et Alexandra Mascola, qui avait brillé par sa pertinence. Elles se regardèrent, quelque peu gênées...il était du devoir du dauphin d'éviter tout incident "domestique"... Qu'allait t-il faire ?
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Le Dauphin était légèrement circonspect face à la situation. Comment gérer des attaques si discordantes ? D'un côté, le Drovolski était vu comme une nation communiste, et de l'autre, comme le plus centralisé et absolu des féodalismes. Comment traiter avec l'un sans justifier les propos de l'autre ? Aucune pirouette diplomatique à sa portée. Le Dauphin tenta de trouver une position modérée, donnant suffisamment tort à chacun pour préserver la vertu de la raison. Une tactique pas vraiment honnête : tout le monde avait bien compris, parmi l'assemblée, qu'Alexandra avait à la fois plus d'esprit et plus de raffinement que le jeune prince. Un comble, quand on connaît la réputation de ce dernier avec ses valets. Pensif et en retrait, il prit un ton plutôt sombre pour répondre avec style à Alexandra. Il fallait l'impressionner, la flatter sans pour autant se défaire. Un prince mis à nu par des mots trop puissants n'a rien d'avenant. Alors, avec esprit, il prit la parole doucement :

Très chère et estimée Alexandra, votre esprit exigeant veut me mettre à nu devant tous. Marque d'intelligence : vous aimez le style dont vos phrases se remplissent. Mais si seul le style était présent, et non le fond, venez directement sur les points sensibles. Nous n'allons pas mentir pour sauver les apparences ni tromper votre intelligence par un détournement du bon sens. En signe d'indulgence envers votre critique, je vous exprime mon soutien quant à votre sentiment de rapprochement entre nos deux systèmes politiques et administratifs. Toutefois, je modère vos propos : le Drovolski n'est pas féodal au sens nobiliaire du terme. Notre organisation repose sur un pouvoir judiciaire important, un organe codifié et puissant, face aux affres qu'impose la démocratie née de la Révolution.

J'admets que la justice se recoupe avec les titres, que nos nobles sont des juges, mais n'oublions pas le sens premier. Un noble mésolvardien a suivi sa formation et est devenu, par ses compétences, celui qu'il est. Faire reposer sur nous une forme de féodalisme antique n'est en cela pas pertinent. Si, par les moyens à sa disposition, un ouvrier devenait aussi compétent en droit et réussissait le concours général, il obtiendrait le titre de sénéchal. Ce titre, non héréditaire par principe, constitue le gros de notre noblesse.

Et je tiens à corriger une erreur. Oui, actuellement, peu de nobles ont des titres puissants, mais ce n'est pas par concentration du pouvoir, c'est par destruction des titres héréditaires. Nous ne voulons plus d'une noblesse isolante et imbus d'elle-même, mais d'une noblesse compétente et active. Pour vous dire, le titre d'Empereur est donné par désignation. La préséance ne prévoit que peu de titres, à savoir :

Sénéchal : membre non héréditaire du tribunal central de premier degré.
Grand Sénéchal : membre non héréditaire d'une cour du second degré.
Comte : titre héréditaire lié à la possession de terres.
Marquis : titre héréditaire, compétent pour lever l'armée et diriger le Journal.
Prince : titre héréditaire, représentant de l'Empire.
Empereur : titre électif par désignation, chef suprême du tribunal et dernier degré de juridiction
.


Il n'existe qu'un seul marquisat, celui de Mésolvarde, et très peu de comtes, qui possèdent souvent de vastes ensembles miniers et en cèdent la gestion aux compagnies nationales. En un sens, on peut dire que les comtes ne sont que de simples portefeuilles pour l'Empereur. Il n'y a plus de seigneurs : seul l'État et la puissance publique protègent les unités de production. Quant à l'Empereur, il ne fait qu'agir en bon régulateur et organise l'économie. D'ailleurs, il ne peut lever l'armée sans le concours du Marquis, qui assume les fonctions régaliennes de sécurité, que ce soit la police, l'armée ou l'information. Nous avons un Journal du Marquisat, et non un Journal Impérial. Enfin, pour conclure, contrairement aux bellatores, les nobles antiques, nos nobles, comme les vôtres, ne sont que les artisans de l'exploitation la plus avide de la force ouvrière au bénéfice d'une classe privilégiée qui a bénéficié, soit par nature, soit par bien, d'une intelligence certaine... dont vous, Alexandra, vous efforcez de me montrer par votre verbe.

Le prince tenta de se montrer beau pour plaire à Alexandra. Il gonfla sa poitrine pour paraître fort et confiant, chose difficile face à tant de bon sens. Chose sûre : face à une peut-être future impératrice aussi intelligente, il y avait fort à parier que le futur empereur s'effacerait. Mais n'est-ce pas une tradition régulière ? Personne ne parle jamais de l'Empereur. Personne ne le connaît vraiment. L'Impératrice, elle, bien cachée, conduit l'économie et la justice. Alexandra prendra-t-elle la suite d'Adélaïde pour laisser le futur empereur jouer avec ses messieurs loin du pouvoir ? Trop de rumeurs, pas assez de faits. Comment savoir ce qui est vrai et ce qui est faux, face à un pays si habile à maintenir ses secrets ?

Je vous accorde volontiers que le Drovolski est étrange, un pays où la société est particulièrement codifiée et où la séparation des classes est très prononcée. Je m'accorde avec vous pour exprimer mon désir de rapprochement selon les modèles que vous décrivez comme similaires. Par vos mots, je loue avec sagesse et bon sens. Enfin, pour conclure, contrairement aux bellatores, les nobles antiques, nos nobles, comme les vôtres, ne sont que les artisans de l'exploitation la plus avide de la force ouvrière au bénéfice d'une classe privilégiée qui a bénéficié, soit par nature, soit par bien, d'une intelligence certaine, dont vous, Alexandra, vous efforcez de me montrer par votre verbe.

Le jeune prince prit un temps pour écouter la blonde veuve. Il ne savait pas apprécier la beauté d’une femme et ne pouvait l’aimer que pour sa raison. Amour d’esprit, diront certains. Mais en signe de sympathie, il continua tout de même la discussion avec elle :

Très chère amie, votre invitation me comble de joie, mais mes obligations me la rendent impossible. J’espère pouvoir me faire mandater pour une telle offre, mais trop de permissions me sont rarement accordées. Jamais, même par ma demande expresse. Alors j’espère, de tout cœur, une exception pour que nous puissions nous voir en Achosie du Nord, mais l’espoir me paraît bien faible.

Le prince se tourna ensuite vers le bon et loyal Mattia Mascola, dont la vie était toujours une source de respect et de déférence.

Je comprends votre point de vue, mais aucune menace, même légale, ne me fera dévier. Vous êtes prêt à m’aider à trouver un conseiller. Ce travail mérite une reconnaissance sonnante et trébuchante. Si vous refusez de la recevoir, nous vous forcerons à désigner un bénéficiaire qui vous plaira, que ce soit pour la charité ou pour l’armée, vous en déciderez. L’Empire ne peut s’accommoder d’une bonté sans intérêt. Vos périples, comme vos pensées, sont un cadeau à ce monde, et nul ne saurait contredire cela. Le bon Mattia Mascola est toujours de bon conseil. Ainsi, si vous me proposez un candidat, nul besoin d’essai ou de rencontre : une confiance absolue vous est accordée dans cette demande.

Le prince reprit au vol la discussion avec les armateurs. Trop maladroit, il comprit vite qu’il avait fait une gaffe. Trop peu habitué aux pratiques de cour à Velsna, il venait d’effrayer de futurs clients. Un mauvais commerçant, dira-t-on. Mais pourquoi tant de réticence ? Eh bien, plusieurs pays voisins du passage voudraient le rendre payant, ce que l’Empire refuse et serait prêt à démontrer.

J’apprécie votre proposition. J’ai en effet besoin de bateaux marchands pour ma flotte. Mon pays est marchand et manque de cargos. Et qui de plus expérimenté que la Cité de l’Eau pour me fournir en navires ? Personne, vous l’aurez deviné. Alors, je vous prie, à la suite de cette rencontre, de me faire parvenir vos prix en réponse à la sollicitation que vous me demandez. Rien de plus beau que le commerce !

Puis vint le moment de danser. Mais Serge ne savait pas danser. Que faire ? Il prit un teint rouge et une attitude confuse. Un Mésolvardien pris d’émotion ? Impossible. C’était interdit. Fort heureusement, la musique, très rare à Mésolvarde, eut le pouvoir de calmer le Dauphin… mais pour combien de temps ?

Quant aux idées, la confusion restait bien présente. Un page tenta de rassurer le prince, mais rien à faire. Ce dernier appréhendait ce moment avec beaucoup d’inquiétude. Comment savoir danser quand, dans son pays, la musique est presque interdite ? Comble de trouble : les deux femmes de la soirée s’étaient présentées à lui au même moment. Serge fut si gêné qu’un mot ne put sortir de sa bouche. Le prince était beau et fort, mais très réservé. Il prit la main d’Alexandra sans pouvoir donner d’explication à la jeune veuve. Le prince aimait être guidé par l’intelligence d’une femme forte, dont il admirait l’esprit. Il tenta avec elle de se lier à la danse.

Avec succès ? Il glissa quelques mots, bredouillant, à Alexandra, qu’on ne put au début comprendre. Puis, in petto :

Chère Alexandra, pouvez-vous m’accompagner dans cette danse, pour rayonner ici avec votre beauté ? Votre intelligence a été prouvée. Jouons de nos corps pour savoir s’aimer.
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Avant le final de la soirée


La nièce de l'ambassadeur ne tarissait pas de remarques vis à vis du dauphin, et la plupart de ses réponses trouvaient des nouvelles questions. Le débat semblait enfin devenir intéressant, même si son excellence libertarienne ne semblait plus être dans la course. Aussi, peu de temps avant cette danse, le dauphin Serge reçu une dernière question de la part d'Alexandra, qui laissait deviner les doutes qu'elle avait quant aux explications et justifications du système politique mesolvardien, sans toutefois ne laisser passer davantage que des sous-entendus, toujours avec le sourire, et toujours avec un verre dans sa main:
- Excellence dauphin. Certes, il y a a Drovolski une tendance à faire primer une forme de méritocratie sur une hérédité ou une clientèle, mais je ne puis m'empêcher de faire le rapprochement entre le statut d'unité de production et le servage médiéval. Un serf n'est pas un esclave, il n'est pas aliénable, ne peut être acheté ou vendu. En théorie, il est libre, tout comme une unité de production. Dans les faits en revanche, il est attaché à une terre, tout comme vous unités de production sont affectées à des tâches précises, ils ont des obligations légales et doivent rendre compte de services. Il n'y a pas d'autres perspectives pour les serfs, comme il y en a davantage pour les unités de production. Le féodalisme n'est pas incompatible avec la notion d’État, loin de là... Bien évidemment, loin de moi l'idée de faire de Drovolski une féodalité, ce n'est pas le cas qu'on se le dise, mais il y a des aspects communs malgré l’émergence de la bureaucratie et de l'administration. Ce n'est pas non plus une critique, rassurez vous, excellence, c'est simplement ce qui me passe par la tête à l'instant.


Mascola entendit bien l'insistance du mesolvardien. Les velsniens n'aimaient guère se mêler de la façon dont les autres se régentaient: c'était la porte ouverte à d'autres problèmes que les gens de la cité sur l'eau n'avaient pas la moindre envie d'avoir, du moins la plupart du gouvernement communal. Cel, c'était la théorie: Velsna voulait des alliés capables de s'occuper d'eux même, et à qui ils rendent quelques menus services pouvant participer à l'entretien d'un réseau permettant un enrichissement rapide. Mais les mots du Dauphin à l'ambassadeur touchaient une corde sensible: Drovolski n'était pas un allié comme les autres. On ne pouvait traiter avec Drovolski comme on s'entretenait avec l'Antérinie, le Guadaires ou le Sud Kazum...Drovolski était au coeur du plus important détroit de l'hémisphère nord. Aussi, peut-être fallait-il faire exception, et Mascola l'avait compris. Malgré le risque de désobéir aux consignes du gouvernement communal, le suave sénateur se risqua à acquiescer aux demandes de Serge, et alla même plus loin. Conscient de sa détermination à faire valoir auprès de lui une récompense pour ces services, il inclina légèrement la tête vers le bas, par respect:
- Excellence dauphin. Votre insistance me touche. Aussi, si vous voulez un bénéficiaire, je vais vous donner son nom: le peuple de Velsna et de la République. Gratifiez moi en argent, et cela servira pour les différentes fondations qui parsèment la cité. Aussi, en plus de vous rendre service, vous pourrez sentir la fierté d'avoir contribué à sortir momentanément des enfants et des malades de la misère. Mais permettez moi d'affiner ma proposition: vous cherchez une épouse, excellence, mais je vois bien que vous cherchez également autre chose en venant ici. Je vous propose ainsi, en plus de vous envoyer des conseillers diplomatiques velsnien afin de résoudre vous affaires, j'aimerais vous faire la proposition de recevoir des aspirants diplomates mesolvardiens et membres de la famille impériale à Velsna, afin de bénéficier d'une formation et d'une expertise qui est propre à notre nation, qui a passée les dix derniers siècles à voguer sur les eaux turbulentes de la diplomatie eurysienne. Seriez vous d'accord avec ce principe. Vous pouvez prendre du temps pour répondre, n'hésitez pas à venir m'en reparler après cette danse, avant de nous quitter. A moins que vous soyez véritablement pressé...


Après un mauvais pas, il semblait que le dauphin tentait de rattraper une petite bourde, qui du reste, ne paraissait pas une faute définitive. Après tout, il avait réussit à faire rire son interlocuteur. Le célèbre armateur velsnien le fit comprendre à Serge, avec un sourire béat, se remettant d'un sacré fou rire:
- Ce serait avec un plaisir de recevoir une de vos lettres, et qui sait...peut-être d'un éventuel accord entre nous naîtra une grande amitié...Mais la soirée bat son plein, allez donc danser avec cet écrin de velours qu'est dona Alexandra. Et lui marchez pas sur les pieds pendant la Velcalia...Oh, et évitez de lui briser le cœur, sinon je vous tue. Mattia Mascola est un ami très proche, et chère sa nièce l'est donc tout autant.

Il acheva sa phrase par un rire aussi gras que le premier. Malgré son statut de magnat, il se dégageait de l'armateur une certaine bonhommie et une bonne humeur. Une attitude curieuse pour un homme devant parlementer avec des clients qui sont d'habitude, autrement plus ambitieux, violents et turbulents que Serge. Le dauphin avait peut-être tiré son épingle du jeu, le mot "amitié" avait été prononcé, et les velsniens accordaient une certaine valeur à ce terme dans le cadre des affaires. D'une part, cela signifiait que Laurenti Alfonso considérait Serge comme un égal davantage que comme une volaille à plumer. Peut-être même que cette démonstration de force involontaire avait peut-être eu un effet très positif sur la perception qu'il se faisait de ce jeune homme pâle et maigrichon venant de l'autre bout du monde.


La Velcalia


Aux mots du Dauphin, la jeune aristocrate adressa à celui-ci un regard enjôleur, et quelques mots allant dans le sens de la séduction. Elle se prit au jeu:
- C'est là aventureux de votre part, excellence dauphin. J'ignorais si vous alliez franchir le pas ce soir...mais c'est pour le mieux. J'ai le sentiment toutefois...que cette assurance va vous perdre pendant la danse, et pire: imaginez qu'à minuit, à l'heure où nous devrons retirer nos masques, je ne sois qu'un laideron ? Je suis bien curieuse de ce que vous allez faire ces prochaines minutes excellence, mais n'ayez crainte, je vous accompagnerai.

Les deux jeunes gens se dirigèrent vers le centre de la scène, et la jeune femme prit les devants:
- Savez vous danser la Velcalia ? Vous verrez: c'est rapide, mais on retient rapidement. Et puis...ce n'est pas un concours.

L'heure fatidique, l'heure du beau, l'heure du bon. Mascola était tellement aviné, et engagé dans cette danse tout autant que sa nièce (ayant trouva relativement facilement une partenaire), que ce ne fut pas lui qui lança le signal de départ aux musiciens de la scène. L'homme mystérieux aux atours sombra fut l'un des seuls à rester en dehors du cercle formé par les couples de cette soirée...enfin...couples...Laurenti Alfonso et son compère armateur étaient tant avinés qu'ils n'avaient pas trouvé la force de chercher une partenaire féminine dans la soirée, et riaient grassement en se retrouvant en face à face. L'homme sombre, lui...on pouvait presque percevoir un sourire derrière le masque, et il prit même la peine de se saisir de l'une des étranges guitares velsniennes pour marquer le début d'une chanson au tempo des plus rapides. La Velcalia n'était pas un slow aisé à comprendre par quelques pas, loin de là. C'était une danse tournoyante où les robes avaient tendance à se lever par le frottement de l'air, tant la gravité peinait à faire son office. La jeune femme esquissa juste au Dauphin: "N'ayant crainte. Suivez mes pas et le tempo, et laissez vous porter.". Une partie des musiciens avaient lâché les instruments pour marquer le rythme par le claquement de leurs mains....c'était là l'apogée d'une soirée enivrante...


HRP: tu es libre de clore les conversations ayant lieu avant la danse, avant que je ne conclue la danse.
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Serge

Aux mots d'Alexandra, il fallait trouver une réponse qui ne trahisse pas le Drovolski sans mentir soi-même. Une tâche très difficile pour un prince comme Serge face à l'intelligence féminine d'Alexandra. Pendant un moment, il fut inquiet. Comment répondre ? Trop complexe. Que cacher ? Qu’occulter ? Mais soudain, il s’apaisa. Il venait de comprendre : sa mère. La femme qu'il avait face à lui était la digne héritière d’Adélaïde. Une personne d’esprit, qui avait percé la vérité à jour et qui, par son savoir-être, savait manipuler pour arriver à ses fins. Le machiavélisme velsien, voilà la qualité que Serge était venu chercher. Et comble de grâce, à ses yeux, elle était belle et savante. Il pourrait, à l’évidence, se positionner en retrait devant cette puissante dame qu’elle était. Il prit un ton simple, presque neutre.

Vous êtes née sur le Drovolski ma parole ? Si vous l’avez compris, c’est que votre intellect est fait pour lui. Notre raison d’être : agir pour notre peuple. Le servage appartient au passé. Nous accordons à chacun la condition qui correspond à son potentiel et à ses capacités. Nous nourrissons l’espoir de répartir la richesse selon un dessein favorable à la société. Là où le serf est contraint à la misère par sa condition, chez nous, l’unité de production peut prouver sa valeur et recevoir une éducation qui lui permettra de se positionner dans la société. Là où je vous accorde un point, c’est que le travail est presque obligatoire. Mais c’est pour éviter l’insupportable situation d’une société où certains sont écartés et meurent faute de charité. Nous le refusons. Le travail est un droit, l’accomplir un devoir, un article de droit à valeur constitutionnelle chez nous.

Il marqua une pause, plongeant son regard dans celui d'Alexandra.

Votre intelligence est bien supérieure à la mienne, et votre beauté m’apparaît comme une évidence. J’espère vous avoir éclairée sur la question.

Serge était pensif face à Mascola. Il ne comprenait pas bien comment on pouvait refuser de l’argent. De l’argent, ça ne se refuse pas. C’était une affaire de principe tout de même. Une tradition. Il mit cela sur le compte de ce qu’on lui avait enseigné en cours de diplomatie : la probité. Dans certains pays occidentaux, recevoir de l’argent sous forme de corruption impliquait une contrepartie illégitime. Une conception étrange pour un Mesolvardien, pour qui recevoir de l’argent n’engage à rien. Pourquoi respecter quelqu’un qui veut te corrompre ? Accepte l’argent et reste libre. D’autant qu’ici, il s’agissait de cadeaux. Un remerciement sincère, si tant est que cela ait du sens, songea Serge.

Je suis heureux que vous acceptiez mon soutien. Aider les nécessiteux écrasés par la pauvreté est quelque chose que je fais peu. Peut-être que cela achètera un peu ma conscience... Encore faut-il que je sache ce que cela signifie.

Il sourit légèrement avant d’enchaîner :

Quant à votre proposition, je l’accueille avec joie. Il est évident que les Mesolvardiens ont besoin d’ouverture sur le monde et d’expertise diplomatique. Trop souvent, nous nous ridiculisons sans le savoir, à cause de traditions que nous ignorons ou de coutumes que nous piétinons. C’est un service que nous vous rendrons. Merci pour votre aide dans la constitution d’une diplomatie mesolvardienne et votre implication dans la formation de futurs diplomates. Je ne compte cependant pas être remplacé par une doctrine velsienne. Les Drovolski, même étranges, resteront la voix du Drovolski.

Il la fixa avec sérieux.

N’y voyez pas un reproche, mais une façon d’affirmer que notre étrangeté est assumée. Nous voulons éviter toute forme d’irredentisme et préserver notre identité.

Aux mots d’Alfonso, Serge se sentit très mal à l’aise, mais il ne voulait en aucun cas le laisser paraître. Il ne ressentait pas véritablement l’amour, mais plutôt une fascination pour l’intelligence d’Alexandra. Cependant, il ne voulait contrarier personne, et encore moins le personnage amical qu’était Alfonso.

Je vous remercie pour votre sollicitude. Je vous enverrai ce que nous avons convenu et vous paierai votre dû. Je vais faire de mon mieux pour paraître galant et amical avec Alexandra. Parole impériale, parole qui fait loi, comme on aime dire.

Il marqua une pause, esquissant un sourire.

Je vais faire de mon mieux pour danser. J’avoue volontiers n’avoir aucune expérience en la matière. Espérons que cela ajoutera un côté amusant à ma démarche ? Je vais rejoindre Alexandra pour la danse.

Serge ne se sentait vraiment pas à sa place. Dans sa conception du pouvoir, c’avait toujours été sa mère la chef. Il ne voulait pas prendre de décisions importantes sans discuter avec elle et avec Alexandra. Une chose était sûre : il faudrait convaincre Alexandra de venir en Mesolvarde pour quelques discussions avec Adélaïde de Drovolski. Si le choix était le bon, il fallait envisager de faire d’elle la future impératrice du Drovolski. Aux mots d’Alexandra, son teint devint livide. Oui, livide. De la couleur sur un visage mesolvardien ? Oui, c’était possible. On pouvait voir la différence avec du papier blanc, c’était plus coloré. Ce n’était pas très visible, mais suffisamment pour être remarqué sans trop de difficulté. Serge ressentait quelque chose, mais cela relevait davantage de l’admiration et de la déférence que du véritable amour. Pourquoi cela ? Qu’est-ce qui lui faisait défaut face à une si belle femme ?

Merci, Alexandra. Il n’y a aucun risque. Je me sens en sécurité et bien accompagné à vos côtés. C’est peut-être un sentiment peu masculin, mais je pense qu’il est précieux de trouver de la confiance en ceux qu’on apprécie.

Il sourit légèrement.

Aucune crainte pour votre masque, votre esprit m’a déjà conquis, et votre beauté est déjà éclatante à mes yeux. Quant à mes talents de danseur… Ils sont assez limités. J’ai découvert ce que signifiait ce mot il y a à peine quelques jours. J’ai toujours été privé de musique, considérée comme dangereuse car libératrice d’esprit. J’ai peur de vous décevoir, mais non, je ne connais pas la Velcalia. Je suis navré, mais accepteriez-vous malgré tout de m’accompagner ?

[Que diable, c’était complexe. Aucun synchronisme. De quoi se ridiculiser en public. Il tenta de suivre un rythme, et parvint à faire quelques pas corrects. Suffisamment pour ne plus gêner sa partenaire. Mais impossible de se détacher d’elle. Ne connaissant pas la musique, il ne savait pas marquer les temps autrement qu’en copiant ses mouvements. Trop complexe. Trop difficile de plaire à l’Occident, pensa-t-il en tentant de ne pas échouer davantage. Mais peu à peu, le stress fit place au plaisir. La soirée était véritablement agréable, et danser avec une si belle femme lui arracha un sourire. Comment ne pas apprécier un tel moment ? La musique était une découverte sans précédent, et la joie, une émotion trop rare pour qu’il ne l’exprime pas par un sourire. Un Mesolvardien qui sourit ? On lui aurait commandé une centrale nucléaire ? Non. Le jeune Serge, chétif et pâle, éprouvait de la joie et de l’admiration pour quelqu’un. Il démontrait que les Mesolvardiens avaient bien une âme, un esprit, et des sentiments. Dans un souffle, il murmura à Alexandra :

Je vous invite au Drovolski pour saluer ma mère et vous la présenter. Votre personne m’est si chère que je pense avoir trouvé ce que je cherchais. Et, par la même occasion, prouvé au monde que je suis le plus humain des Mesolvardiens.

Puis, dans un ton plus discret :

Je crois pouvoir vous aimer. Qu’en dites-vous ?

HRP : Il est méga pudibond et bi-sexuel
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