Serge, pâle et chétif, prit un ton peu sûr de lui ; pas vraiment digne d'un grand prince, pour être honnête. Sa stature se renferma, il voulut manifester son désarroi en inclinant le sceptre pendulaire, mais, étant ici en tant que prince et non représentant du Drovolski, il ne le put, le sceptre restant aux mains de son père pour gouverner. On comprit sur son visage la gêne qu'il ressentait à discuter de sujets aussi peu consensuels pour lui. Le dictionnaire de la vérité d'État interdisait l'emploi de nombreux mots prononcés, et Serge, fidèle à la plus humaine des cités, Mesolvarde, ne pouvait laisser cela passer. Il prit de l'assurance, répondit avec une forme de fierté et, par un geste de réprimande, montra son statut :
« Les unités de production humaine sont le statut des classes laborieuses du Drovolski, tous unis dans une même et stricte condition, sans distinction de classe, car elles sont une et indivisible. Nous, en tant que magistrats, organisons le centralisme démocratique par la force de la justice. En un mot, nous appelons, comme le rappelle notre drapeau, "Le juge des trois" : l'égalité, le travail, la justice. Nous ne sommes que des juges qui assurent à mes sujets l'organisation la plus stricte du cadre, permettant à chacun d'être l'égal d'un autre, suivant le labeur désigné par les élus de la nation. Du fait de ce centralisme démocratique, nous devons gérer les foules en fonction de la classe pour préserver nos outils de production des affres d'un socialisme asservissant la classe des travailleurs. Nous rejetons le socialisme ; notre État est collectiviste, dans le sens où nous ne voulons pas atténuer l'exploitation par la redistribution, mais assurer une correcte distribution initiale par la propriété collective et des moyens de production gérés par l'État central, régis selon la volonté de la constitution. Ce cadre, assuré par la puissance publique dans la plus parfaite égalité, a été voulu par les Drovolski lors du renversement des Mesolvarde, rompant avec le vieux féodalisme des petits marquis pour celui de la puissance impériale, organisatrice des forces collectives. Nous rejetons ainsi, du même fait, toute forme de communisme. Nous ne voulons pas la fin de l'État, mais sa providence la plus juste par un pouvoir judiciaire toujours plus fort pour contrer les défauts du pouvoir ! Nous, les magistrats, protégerons toujours les justiciables face aux abus de l'État, mais nous les protégerons toujours du socialisme, du communisme et de l'anarchie, car l'État collectiviste et propriétaire est la nécessité de la rupture de l'exploitation des classes. Ce faisant, au nom du "juge des trois", que la force de l'Empire résonne dans ses mines, ses terres, et dans le monde ! Gloire au Drovolski, exemple de collectivisme réussi ! »Le prince venait de faire preuve d'un peu trop de nationalisme. Un prince fier de sa patrie, rien de surprenant, mais de la retenue était de mise. Il prit un ton plus courtois et poursuivit :
« En tant que futur empereur et premier magistrat, je vous assure que j'ai les moyens légaux pour attaquer le gouvernement en cas de virage socialiste. Nous sommes les garants de la stabilité des acquis de la révolution. Nous ne permettrons pas l'avènement de régimes libéraux comme les socialismes ! Des traîtres contre les unités de production, laborieuses, qui ne veulent que la rédemption ! Protégeons mon peuple des affres du naufrage Transaves ! »Le Dauphin ne voulait pas en démordre. Il fallait qu'il se calme. Un prince ne pouvait pas parler ainsi, mais sans le sceptre pendulaire, comment manifester son désarroi ? Par chance, Mascola désamorça la discussion avant qu'un incident n'éclate. Le Dauphin vira au blanc de Jupiter. Son teint, d'ordinaire blême, semblait bien pâle aux côtés des Velsiens et de leurs belles couleurs.
« Très chère, aimée Pietro, les unités de production ont remporté le pouvoir face aux Mesolvarde et nous ont nommés magistrats pour leur cité. Pour sceller ces nouveaux droits face aux Varnaciens qui tentaient de prendre le pouvoir sur la cité, nous, les Drovolski, avons établi, en 1340, le texte des Droits des travailleurs, qui définit les devoirs de chacun et ses droits par rapport à l'idéal de société auquel nous aspirons. »Serge glissa un extrait du
texte en question. Oui, un noble Mesolvardien, sans sa panoplie législative, n'est pas un noble mais un usurpateur. Les nobles, magistrats avant tout, héritent de leur titre ou le gagnent à la condition de réussir le concours d'entrée au tribunal central, une institution bureaucratique qui définit le fonctionnement du petit pays, bien plus puissant sur tous les plans que le pouvoir exécutif et législatif.
« Si je puis me permettre, cette expression de style... Oui, l'individu n'existe pas en Mesolvarde. Seul le bien de tous existe, au profit de l'effacement de ce qui fait de l'unité de production un mal : sa personnalité individuelle. Une seule et même classe existe dans la volonté de l'Empereur de rendre le genre humain mû par une unique condition. Nous savons que les bourgeois, capitalistes et corrompus, sont ceux qui ont mis fin au pouvoir des nobles, et nous ne voulons pas de cela chez nous. Ainsi, plus jamais nous ne voulons l'utopie d'une unique classe sociale, celle des travailleurs, dont l'individualité est effacée au point que le désir national est le seul à les mouvoir. Nul besoin d'ascenseur social lorsqu'il n'existe pas d'étage ; la condition ouvrière est la condition du genre humain. »Le Dauphin se tourna vers les femmes autour de lui. Il vira au blanc de craie. Il sourit, se sentait flatté d'être chéri par des gens qu'il ne connaissait pas. Cela lui donnait une importance en dehors de son statut, et les charmes de visages colorés commençaient à lui faire ressentir des émotions. Oui, des émotions, chose interdite ou, sinon, cachée. Mais pour une fille ? Si oui, laquelle ? Le Dauphin était trop discret sur ses aspirations profondes, mais il fallait respecter son devoir : avoir un héritier mâle pour faire perdurer la lignée des Drovolski. Serge répondit à la veuve en ces mots :
« Bien entendu, très chère. Mes gens sont au palais, plus exactement mes valets et pages m'accompagnent partout et assurent ma protection et mes demandes. Il n'y a nul déshonneur à cela, du moins je ne le pense pas. Et vous ? »Il n'écouta pas la suite avant, à sa grande surprise, les annonces sur les animaux et prit un ton d'enfant :
« Vous pouvez me montrer à quoi ressemble un cerf ? J'avoue tout ignorer des animaux. Cela peut paraître absurde, mais on préférait nous faire étudier l'ensemble du tableau périodique plutôt que les plantes et animaux à l'école primaire. Sans doute pour un besoin ouvrier, dû à leur absence au pays. »« Sinon, mes dames, n'oublions pas que Mesolvarde ne se résume pas qu'à son cadre. Au palais impérial, se découvre un vaste labyrinthe, dans un luxe démesuré et un protocole d'un raffinement tout à fait certain. Je pense que chacune pourrait se plaire dans cette forme de cloche à noblesse, où sont préservés les membres les plus éminents de l'Empire, dont vous pourriez faire partie en tant qu'impératrice consort et régente de l'alliance économique d'EcoMondus. »Le Dauphin écouta Mascola comme s'il s'agissait d'une idole chrétienne, les yeux remplis d'émerveillement. Captivé par sa voix et ses talents d'orateur, le Dauphin ne laissa passer aucun mot, montrant une forme d'affection pour son phrasé. On pouvait percevoir l'admiration que le jeune prince éprouvait pour un homme si expérimenté et sage. Le prince avait pris une résolution : il lui fallait un général comme ce bon Mascola, clairvoyant, talentueux et puissant, pour faire face à sa propre faiblesse. Un empereur faible soutenu par un général, quoi de plus honnête pour attendre la succession ? Car ce que Serge n'avait pas dit à ses prétendantes, c'est que Serge allait devenir Empereur, comme son destin l'avait défini. Mais aussitôt son fils apte à gouverner, il abdiquerait, trop conscient de lui-même et de ses problèmes internes avec le protocole. Il l'avait même fait assouplir, en particulier au sujet des services de page d'honneur du Dauphin.
« Merci, Mascola, pour cette présentation. En tant que futur premier magistrat, je ne peux que vous féliciter pour votre discours. La monarchie des Mesolvarde est aussi notre ennemie, et la tyrannie ne doit jamais revenir. Nous en sommes les protecteurs inconditionnels, et votre conception de la liberté par le groupe et non par l'individu nous semble la bonne. Sans vouloir faire offense, j'aime votre façon de penser et je pense qu'elle pourrait servir mon pays. J'y ai souvent pensé, mais c'est une chose que je n'ai jamais osé vous demander : souhaiteriez-vous former un membre de mon futur gouvernement en échange de biens et d'un titre ? Vos traditions sur la mise en contact des sénateurs avec la pauvreté sont un exemple de bonne pratique. La condition de pauvreté n'est pas acceptable et notre Empire s'efforce de l'interdire par l'obligation pour l'État de trouver une mine pour tout pauvre sans travail. Pas d'oisifs en Mesolvarde, pas de pauvres : une seule et même classe. »Serge prit des couleurs rouges. Il avait un peu honte de proposer un titre nobiliaire à une personne aussi renommée que Mascola, qui aurait largement pu en recevoir un par simple survie au Drovolski. Serge accrocha la discussion autour des bateaux :
« Bien entendu, messieurs, vos bateaux sont venus en Mesolvarde sous certaines conditions. Vous ne devez parler à quiconque et ne devez pas desservir en marchandise le port sans permis de transit. Si vous le faites sans l'accord de l'Empire, vos bateaux risquent de recevoir un de nos missiles à l'avenir. En dehors de ces deux conditions, votre nation bénéficie d'une très bonne image, ce qui rend le transit par nos ports facilité. Sachant que le Drovolski s'est illustré pour ne jamais vouloir faire payer le passage de son détroit et assure même votre transit en son sein. Alors, empruntez nos routes maritimes avec plaisir pour voir des Velsiens chez nous. Le Wanmiri est un ami proche de Mesolvarde, nous y envoyons très régulièrement des bateaux, y compris des FLO600, nos bateaux nucléaires qui transportent pour un coût très réduit nos marchandises. C'est toutefois une compagnie Lingeoise qui les pilote, car les eaux du Nazum sont complexes. Nous pourrions vous y intégrer si vous le désirez, histoire de rendre votre transit encore moins cher. »« Est-ce qu'en échange de cette faveur, puis-je vous acheter des cargots pour mon propre transit commercial ? Nous promouvrons un régime d'exception à votre égard en cas de conflit sur nos mers pour vous assurer de ne pas être taxé. »Serge reprit un teint pâle et contempla au loin un homme masqué. Mais qui est-ce ?
Serge reprit la parole pour ne pas trop longtemps le fixer.
« D'ailleurs, messieurs, quels sont les secteurs industriels qui font de Velsna, cette puissance occidentale ? Le Drovolski cherche des clients pour ses minerais et son énergie, et nous pensions en trouver chez vous. Qu'en pensez-vous ? Qui puis-je voir ce soir à ce sujet ? »