11/05/2017
22:45:06
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Un atterrissage d'urgence pour Madame la marquise ! |Grand-Kah-Teyla]

Ministre des Affaires Étrangère du Royaume de Teyla
Pierre Lore, Ministre des Affaires Étrangères.


Pierre Lore observait la météo à travers le hublot, son visage affichait l'inquiétude montante du ministre des Affaires Étrangères du Royaume de Teyla. Il jeta son regard brièvement sur Thomas, un des conseillers du ministre se trouvant dans l'avion. Pierre Lore vit alors un jeune homme inquiet de la situation à l'extérieur de l'habitacle. Cela ne le rassura pas, alors que dehors le ciel, qui quelques heures plus tôt était recouvert d'un drap d'un sublime bleu, s'était transformé en un amas de nuages sombres, d'un noir aussi intense que le vide de l'univers. Mais à la différence de l'immensité de l'univers dans lequel les étoiles apparaissent de leur éclat comme un espoir, ce ciel n'avait en lui aucune lumière, aucune éclaircie. Pierre Lore pouvait sentir une panique profonde naître en lui, alors qu'un éclair traversa subitement le ciel, à la recherche de courant électrique. Il eut un mouvement de recul rapide et net vis-à-vis du hublot. La peur était déjà là chez Pierre Lore.

Il poussa un cri strident lorsque Thomas mit une main sur l'épaule de Pierre Lore. Au cri de Pierre s'ajouta le cri de Thomas, surpris par la situation. Il retira aussitôt sa main de l'épaule de Pierre et dit sur un ton rassurant et en même temps inquiet :

- Mon Dieu Pierre ! Ce n'est que moi, Pierre, Thomas ! S'exclama-t-il en levant les mains au ciel comme une prédiction de la future colère de Dieu à travers la tempête qui se levait. Alors que les mains de Pierre tremblaient toujours sous le coup de la peur et de la surprise, il se redressa dans son siège confortable en cuir. Il prit un mouchoir dans une petite boîte qu'il sortit de sa valise, et s'essuya éperdument le front, alors que le tonnerre s'élevait dans les cieux, avertissant qu'il avait des comptes à rendre avec les habitants en contrebas ou ceux qui étaient logés dans l'avion. Les parois tremblantes de l'avion, au rythme du tonnerre, il ajouta :

- Ne faites plus jamais ce coup, sinon je vous vire, je vous le jure sur la Couronne. Après la phrase tranchante du ministre, Thomas recula sa tête et enleva définitivement sa main de l'épaule de son supérieur hiérarchique. L'empathie avait disparu avec l'envolée lyrique du ministre. Je ne suis déjà pas à l'aise dans un avion, j'en ai même une peur monstrueuse et voilà maintenant que le ciel semble nous condamner. Je ne souhaite pas mourir ainsi et encore moins présentement alors qu'il me reste tant de choses à faire pour le Royaume de Teyla et je crois la démocratie. Il prit dans ses mains le stylo dans sa poche droite et entama d'actionner le bout du stylo à un rythme constant afin de stabiliser sa peur et se concentrer sur une tâche "plus agréable".

- Je vois, retrouvant un peu d'empathie pour son supérieur dit Thomas. La situation n'est forcément pas idéale, je te l'accorde, Pierre. Mais nous allons survivre, j'en mettrais ma main à couper. Les avions sont faits pour résister aux éclairs et à la foudre. Le pilotage automatique permet de poser l'avion dans les cas les plus extrêmes. J'ai parlé au pilote, enfin, j'ai parlé à une hôtesse qui a parlé au pilote plus exactement, on va se poser sur les îles Marquises, propriété du Grand Kah.

L'évocation du Grand-Kah créa l'éveil d'un sentiment chez Pierre Lore. Il répéta à voix basse pendant plusieurs secondes, comme un gourou, "Le Grand-Kah", avec son doigt positionné de manière horizontale sur son menton. Puis un "Eh merde" sincère sortit de la bouche du ministre des Affaires Étrangères à voix haute.

- Il ne manquait plus que ça, Thomas. Les relations avec le pays sont cordiales, en cela tant mieux, même si nous remettons de plus en plus en cause nos relations avec lui en interne, on se garde bien de le dire en public, bien évidemment. Mais la naissance des relations entre le Grand-Kah et le Royaume est assez comique, sans que le Grand-Kah en sache quelque chose. Pour eux, ce n'était qu'une demande de rencontre ordinaire très certainement. Mais pour nous, c'est une autre histoire. Je ne comprenais pas pourquoi un gouvernement de droite, sur le champ politique teylais, est allé draguer des communalistes. Je veux dire, à première vue, cela n'a aucun sens, n'est-ce pas ? demanda-t-il à Thomas.

- Présenté comme cela, oui, cela n'a pas trop de sens comme vous le dites. Mais votre présentation est peut-être trompeuse ou ne prend pas tous les éléments en compte. Je ne sais pas !

- La rencontre ne s'est pas faite à la demande du Premier ministre ou encore à la pleine demande de Jean-Louis Gaudion, l'ex-ministre des Affaires Étrangères, à ce poste à ce moment. L'enculé de Gary Hubert a visiblement forcé, selon les archives que j'ai trouvées au ministère, la main de Jean-Louis Gaudion pour qu'il contacte Actée, machin chose, je n'ai plus son nom complet, afin d'organiser une rencontre entre Gary et l'un des officiels du régime Kah-Tanais. Vraisemblablement, Gary sait des choses compromettantes sur Jean-Louis, car il le menace implicitement dans les échanges entre les deux personnages et Jean-Louis a cédé. Dans l'un des tiroirs de mon bureau, j'ai retrouvé une note personnelle de Jean-Louis. Elle disait que suite à la prise de pouvoir d'Antoine Carbasier, Premier ministre à l'époque, Gary Hubert voulait flinguer le gouvernement ou obtenir de meilleurs accords que Jean-Louis. Tout dépendait de la réaction des Kah-Tanais. La réaction fut cordiale, alors il a opté pour obtenir de meilleurs accords à l'étranger. Tout ça pour reprendre le contrôle du parti.

- Ça n'a pas très bien marché vu comment ils se sont fait exploser par Angel Rojas aux élections, une année plus tard. En plus, ça a permis l'émergence d'un parti de centre-droit et les actions de la Loduarie qui font augmenter le score du Parti Royaliste n'arrangent rien à la situation de la droite.

- Cela serait vrai si nous étions toujours aussi hauts dans les sondages. Mais nous ne sommes plus qu'à trois pourcents d'écart avec la droite, toujours à notre avantage certes. Mais attention, si le parti de centre-droit et la droite s'allient, se distribuant les circonscriptions avant, alors l'avantage est clairement pour cette alliance qui gagnera sans aucune réaction de notre part. En outre, cela n'est pas sans compter le prochain congrès des Royalistes qui a lieu l'année prochaine. Si Jean-Louis Gaudion gagne le congrès, alors la victoire sera plus compliquée. Bien que je doive admettre que l'actuelle direction des Royalistes fait un très bon travail tant sur le fond que sur le terrain. Cela explique en partie pourquoi nous ne sommes plus qu'à trois pourcents. Ils montent plus lentement que nous descendons dans les sondages, ils ont encore des difficultés vis-à-vis de leur image suite à l'explosion du gouvernement d'Antoine Carbaser qui avait donné lieu à une guerre interne médiatisée.

Alors que le ciel crachait une forte pluie qui s'abattait sur les parois de l'avion ministériel, l'avion commença sa descente pour se poser à l'aéroport de Fort-Tempête, la plus grande ville des Îles Marquises. Pierre Lore se posait de nombreuses questions quant à sa visite imprévue sur ces îles. Allait-il être accueilli et, si oui, par qui ? Allait-on lui faire une visite improvisée de l'île, ce qu'il souhaitait ? Il savait tout aussi bien que la diplomatie n'avait aucun répit et que les officiels Kah-Tanais, s'ils étaient présents, allaient trouver une raison d'entamer des discussions informelles liées à des dossiers diplomatiques.
D'abord quelques gouttes, puis un mur d'eau, et le vent avait suivi : on ne voyait plus le soleil. Tout Fort-Tempête était plongé dans la pénombre, et l’éclairage urbain s’était allumé peu à peu. On avait tiré des toiles au-dessus de certaines rues, les marchands, informés l’avant-veille par les bulletins météos, se pressaient déjà dans les galeries couvertes, quelques enfants criaient et riaient, leurs parents leurs ordonnant de revenir à la maison. On évacuait les plages de galets, loin à l’est. Les immenses porte-conteneurs qui faisaient la traversée entre le Vieux Continent et le Nouveau Monde étaient, comme des générations de leurs prédécesseurs, imperturbables. L’un de ceux-là arborait le drapeau de Kotios, la ville s’était jetée à corps perdu dans le commerce, et ses marins étaient de plus en plus nombreux dans les pubs du port.

Installée dans les locaux modernes et élégants du parlement de la Fédération des Marquises, Breasal MacDonogh ne faisait même pas attention au vent qui soufflait dehors. Les gouttes de pluie faisaient un bruit terrible en s’abattant sur les vitres de son bureau, mais le député en mission en faisait peu de cas. Il était habitué : il avait passé le plus clair de sa vie sur ces îles, et savait que Fort-Tempête portait bien son nom. Les anciens marins étaient plein de facéties, mais baptisaient toujours d’un fond de vérité. On toqua à la porte et il leva le nez de son ordinateur pour sourire à la figure aimable de l’Enquêtrice qui venait d’entrer. Son imperméable rouge était trempé.

« Majorelle ! Comment vas-tu ? Tu veux un café ?
– Pas le temps Breasal. » Il s’était déjà levé pour approcher de la machine qu’il avait fait installer près de son bureau. Elle ne chercha pas à l’interrompre. « La magistrature veut me voir pour que je commente le rapport sur l’efficacité des nouvelles normes douanières avec Carnavalle. » Elle leva légèrement les yeux au ciel mais haussa les épaules. « Vu le temps je me serai bien passée du voyage entre les deux Tir»

Breasal acquiesça et jeta un coup d’œil en direction de la fenêtre. Lui non-plus n’aurait pas aimé prendre le bateau. Encore qu’il ait affronté pire climat. Les habitants des marquises naissaient tous avec des cordages en main, la voile était le sport national et ils n’avaient d’autre choix que d’avoir l’estomac solide. Il mit le café en route, remplissant une tasse blanche et une autre couverte d’un motif abstrait, sur lequel était écrit « Merci d’être passé ! ». L’enquêtrice de l’Égide lui lança un sourire amusé.

« Bon je suppose que ça ne peut pas faire de mal. Ah, en fait, y’a un avion diplomatique qui va pas tarder à se poser.
– Pardon ? »

Elle acquiesça d’un air entendu, le député fit claquer sa langue contre son palais.

« Tu aurais dû commencer par ça !
– Ouais je sais. » Elle tendit la main pour attraper la tasse abstraite « Merci d’être passé ! » qu’il lui tendait et acquiesça.
« Des Teylais. Ils ont dû se poser à cause de la Motherstorm. Ou bien ils viennent en vacance.
– Très amusant. Les autres sont en salle de réunion je suppose ?
– Je crois que tu as encore le temps de les rejoindre. » Elle s’écarta pour le laisser passer et haussa la voix alors qu’il s’éloignait. « Tu sais Breasal, tu devrais vraiment regarder tes notifications, ton attaché t’as prévenue ! »




« Une visite impromptue n’est pas une visite d’État », tenta de trancher la députée Maguire. De tout les membres de la commission diplomatique fédérale, Isla avait pour réputation d’être la plus autoritaire. Elle n’aimait simplement pas ces occasions, qu’elle considérait généralement comme des pertes de temps. Il existait un certain nombre de procédures qui ne demandaient généralement pas tant de discussions pour être appliquées telles quelles. Ce caractère était accentué par sa propension à défendre, très tôt, les décisions qui finiraient pas faire consensus.

Cette fois, cependant, elle devait bien sentir que la situation ne correspondait à aucune des normes prévues, car son ton était moins tranchant qu’à l’accoutumée. En fait, les six membres de la délégation n’avaient pas l’air très sûr d’eux.

« On pourrait demander à Axis Mundis leur avis, tenta Paddy Gilmore, lequel était en charge des communications avec le Commissariat aux Affaires Extérieures. Sa proposition fut accueillie par quelques gestes de mains désapprobateurs. « Axis Mundis, » commença Breasal d’un ton neutre, « n’a pas grand-chose à voir avec la situation. Et Teyla... »
– Teyla n’a pas grand-chose à voir avec nous. » Compléta Catraoine Uí Ruadhagáin. La jeune femme se passa une main sur le visage pour dégager une épaisse mèche de cheveux roux avant de reprendre. « Nous n’avons aucune relation avec eux. Et d’ailleurs la Confédération non plus. »

Le citoyen Ailithir haussa les épaules. Debout devant l’une des fenêtres de la salle de réunion, quelque chose avait dû attirer son attention dehors, car il fronça les sourcils et se plia imperceptiblement en avant. Paddy repris.

« Nous sommes le point de passage d’une part conséquente du commerce intercontinental. Ils pourraient vouloir avoir affaire avec nous. »

Breasal fit la moue.

« Honnêtement Isla a raison : tout ça semble fortuit. Est-ce qu’on sait qui se trouve dans cet avion ?
– C’est peut-être leur ministre des Affaires étrangères. »

La réponse venait d’Ailithir, qui regardait toujours par la fenêtre. Breasal le fixa.

« Peut-être ? »

Nouvel haussement d’épaules. Le citoyen se passa une main sur le visage et fit signe aux autres.

« Il n'y a pas de dossiers brûlants, pas d'actualité polémique. Avisons. Je suis sûr qu’on peut trouver quelque chose. Et ce sera l'occasion de justifier notre indépendance diplomatique.
– Je crois que ça ne sera pas utile. »

Ailithir se retourna vers le reste des membres de la commission et fit un petit geste en direction de la fenêtre.

« Vous saviez que Styx était ici ?
– En vacances », évacua Isla. Puis elle réalisa les implications de la remarque. « Elle est ici ?
– Elle est ici. »

Ailithir se laissa tomber dans son fauteuil, et se pencha en avant pour attraper une tasse de thé froid qu'il renifla avec un air détaché. Isla lança un regard accusateur en direction de Paddy.

« Comment est-ce qu’elle est au courant ? »

Il leva les mains et haussa les roucils : pour lui l’accusation était d’autant plus infondée que Styx, dont on savait qu’elle gérait les services de renseignements, avait pour réputation de tout savoir.

« Je veux dire, s’il y a bien une citoyenne informée, dans l’Union, c’est elle…
– À tous les coups elle a provoqué la situation pour en profiter. »

Breasal se frappa ses mains l’une contre l’autre avant que la remarque de Catraoine ne puisse provoquer le moindre élan de paranoïa.

« Le cabinet noir ne dicte pas la météo. Si elle veut s’occuper d’accueillir les taylais c’est son affaire. »




L’aéroport de Fort-Tempête avait été rénové au cœur du Miracle économique kah-tanais. Quoi qu’on pût désormais l’appeler "premier" miracle économique, considérant l’excellente performance de l’Union après la crise de 2011. Une pensée qui arracha un petit sourire satisfait à Styx. Malgré tout les lieux étaient un exemple frappant de modernité kah-tanaise architecturale – l’un des rares domaines où la doctrine du "cool kah-tanais" voulus par Actée et Rai Sukaretto ne s’étaient pas exportées – et c’était tant mieux. Les bâtiments survivaient aux modes, il aurait été intolérable de laisser des cicatrices post-modernes dans le paysage de l’Union.

Non. Au lieu de ça l’aéroport arborait des formes élégantes et fluides qui s’inscrivaient merveilleusement bien dans le paysage traditionnel du port et de la petite montagne qui s’étendait sur son flanc Est. Un grand hall tout en mezzanine et dont les baies vitrées donnaient sur la piste et la mer, un sol rouge et blanc ou se suivaient de confortables banquettes et des guichets. La zone "spéciale" de l'aéroport était naturellement celle où l'on avait incité les teylais à débarquer. Même si à cette saison on trouvait assez peu de touristes ou de voyageurs d'affaire dans les zones classiques, il restait préférable de ne pas perdre les officiels étrangers dans la foule. Personne ne semblait avoir conscience de la situation et c’était tant mieux. De toute façon, même s’il aurait été possible d’organiser une petite cérémonie et quelques dispositifs officiels, les riverains auraient immanquablement râlé. Un dispositif diplomatique impromptu ? Mais de quel droit ces représentants étrangers exigeaient-ils un meilleur traitement que d’autres visiteurs ? Ils étaient humains, eux aussi. Une petite mauvaise foi d’usage, oubliant la nature symbolique de la représentation d’État Styx pouvait difficilement leur jeter la pierre.

Arrivée dans la zone spéciale, la citoyenne eu la satisfaction que les agents de la protection civile, de l’Égide et du Cabinet noir étaient déjà en place, formant un discret périmètre de sécurité. Inutile mais essentiel. Elle vint se place au bout de la passerelle d’embarquement et attendit, mains jointes, entourée d’une petite poignée de secrétaires, assistants et représentants locaux.

Une femme de taille légèrement supérieure à la moyenne, visage légèrement marqué par des cicatrices d'acné. Comme elle n’avait pas eu le temps de se changer, elle portait encore sa tenue de ville : Un Long manteau de matière feutre noir, un serpent blanc courant sur la manche noire. Le col, cerclé de cuir brun, s'ouvrait sur un pull à col roulé rouge s’enfouissant sous une ceinture à clou tenant un pantalon marqué par des rayures verticales et horizontales irrégulières. Elle avait retiré ses gants en cuir, qui dépassaient d'une des poches du manteau, et confiée sa serviette à double verrou à l'une de ses aides, laquelle tenait aussi une tablette. Si Styx avait, superficiellement, l’air d’une des plus pures représentantes du cool kah-tanais, cet art de vivre moderne et esthétisant, les quelques gouvernements qui s’étaient penchés sur son cas avaient rapidement fait face à la véritable difficulté que représentait le fait d’obtenir des informations précises sur elle. Elle était née aux Marquises et avait participé à des clubs politiques dits "radicaux", avait intégré le précédent Comité de Volonté Publique au sein duquel elle avait organisée le Commissariat Suppléant à la Sûreté, soit les services secrets. Au-delà de ça ? Des bruits de couloir. Avec Aquilon Mayhuasca, architecte politique de la remilitarisation du Grand Kah, elle était l’un des deux chiens fous du comité, représentant l'aile radicale de la Convention. Elle représentait plus précisément un accord entre les Syndicats des Brigades et de l'Accélération, soit le fer de lance interventionniste, idéologisé et révolutionnaire de l’Union. À en croire ses récents succès, ces chiens étaient peut-être tous, mais doués, indéniablement.

Styx Notario attendait patiemment. Cette situation ne lui avait pas laissée le temps de planifier quoi que ce soit. Enfin, parfois une simple poignée de main et un sourire aimable suffisaient à avancer quelques pions. Pour la suite, elle improviserait.
Ministre des Affaires Étrangère du Royaume de Teyla
Pierre Lore, Ministre des Affaires Étrangères.


La pluie s'abattait sur la carlingue de l'avion posé en toute sécurité sur l'une des pistes de l'aéroport de Fort-Tempête. De lourdes gouttes froides venaient frapper les hublots de l'avion puis glissaient le long du hublot aussi froid et venaient disparaître le long de la paroi de métal. Alors que le jet gouvernemental restait immobile, Pierre Lore ainsi que son conseiller Thomas regardaient à travers les hublots de l'avion, envahis de gouttes et de buée. On pouvait distinguer au loin les silhouettes de l'aéroport et d'autres bâtiments sur lesquels il était impossible d'apposer un nom pour Pierre Lore et Thomas. Pierre Lore, perdu dans ses pensées, comprit d'un coup d'un seul que Fort-Tempête et les îles Marquises étaient sûrement les territoires les plus éloignés de la métropole du Grand-Kah. Il n'en était pas sûr, mais des îles perdues en plein milieu de l'océan entre deux continents, il ne voyait pas une autre configuration s'en rapprochant dans la géographie du Grand-Kah.

Comme lors de sa visite en Union de Noyavik, Pierre Lore venait très certainement en pleine situation de crise. Certes, l'Union de Noyavik risquait un coup d'État et une guerre civile lors de sa visite, Fort-Tempête vivait seulement un événement météorologique compliqué. Pierre Lore laissa échapper un léger sourire, presque imperceptible, en repensant à cette pensée qui venait de traverser son esprit. "Tu as le chic de te pointer durant les crises, décidément" pensa-t-il subtilement dans son esprit alors qu'il regardait les formes de l'imposant aéroport kah-tanais à travers un hublot sans cesse couvert de buée et de gouttes de pluie. Pierre Lore faisait partie de ces personnages dans le monde qui tombaient dans les situations les plus loufoques sans le demander. Il s'était retrouvé dans une situation de crise en Noyavik alors qu'il allait juste négocier des réformes démocratiques au départ. Il pensait, bien que cela était faux, avoir participé à un Conseil militaire du Saint-Empire de Karty et en avoir été membre. Quelle idée avait traversé l'esprit du Tsar pour convoquer les officiels de l'armée kartienne sans prévenir au préalable Pierre Lore ou la diplomatie teylaise ? Quelle idée avait traversé l'esprit du Tsar pour convoquer un Conseil militaire en présence de Pierre Lore ? Pierre Lore retiendrait qu'il fut membre éphémère de ce conseil, il le criait d'ailleurs sur tous les toits. Un membre du gouvernement de Sa Majesté qui participait à un Conseil d'une nation militaire, il n'avait jamais vu cela.

Pierre Lore revint dans l'instant présent lorsque le tonnerre gronda dans le ciel, un son profond et résonnant qui sembla ébranler les cieux. L'avion trembla à la force du tonnerre, ce qui fit arquer un sourcil à Pierre Lore. Il se dit qu'il était temps de sortir de cet avion et de poser le pied-à-terre. L'univers avait un sens de l'humour particulier et semblait s'amuser de sa peur de l'avion, mais alors que Pierre prenait sa mallette dans sa main droite, il espérait que les dégâts matériels et humains ne seraient pas trop importants sur les Îles Marquises. En un vol, voilà qu'il allait devoir promettre tout le soutien du Royaume de Teyla au Grand-Kah pour un territoire isolé de la métropole. Enfin, le trafic maritime et aérien faisait que ce territoire n'était pas un territoire isolé, mais tout de même, la distance pouvait rendre les opérations de secours compliquées.

C'est d'un pas rapide que Pierre Lore entra dans l'aéroport, après avoir parlé longuement avec Thomas, son conseiller, dans le couloir du débarquement, faisant attendre très certainement la délégation étrangère. Ils avaient passé en revue les plus éminents officiels de l'île, il avait trouvé quatre personnes, mais les photos de ces personnes ne voulaient pas charger en raison de la lente connexion due à la tempête. "Fait chier" avait crié Thomas et Pierre Lore s'était contenté de glousser face à l'acharnement de l'univers. Arrivé vers la passerelle d'embarquement, Pierre Lore vit la délégation étrangère au bout et fit un signe de la main lointain accompagné d'un sourire pour saluer la délégation. Les pas de Pierre Lore se firent plus pressés, rapides, et Thomas n'arrivait pas à suivre le rythme du ministre teylais. À la hauteur de la délégation étrangère, il ne proposa aucune main à serrer, mais seulement des mots :

- Votre Excellence, c'est un plaisir de vous revoir. Je tiens à vous remercier pour nous avoir autorisés à atterrir. Nous aurions voulu vous rencontrer dans d'autres circonstances, mais parfois l'univers semble choisir à notre place. Il gloussa pendant quelques secondes et reprit. Permettez-moi de vous dire qu'en cas de besoin, le Royaume de Teyla se tient prêt à acheminer le matériel nécessaire suite à cette tempête.
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Il fallut quelques secondes à Styx pour replacer cet homme blanc en chemise qui venait de sortir du couloir et de lui adresser la parole. Le ministre des affaires étrangères teylais n'était pas une personnalité particulièrement connue au Grand Kah, mais son cabinet avait de bonnes raisons de tenir des fiches à son sujet. Elle l'observa approcher. Son pas rapide et son air général n'impressionnèrent pas particulièrement la kah-tanaise, mais elle ne s'arrêtait pas à ce genre de détail. Les premiers mots de Pierre Lore eurent cependant pour effet de la décontenancer.

Quel plaisir de la revoir ? À sa connaissance ils ne s'étaient jamais vus. Un rapide regard vers les marquisois lui confirmèrent que personne n’y avait fait attention. Elle sourit et acquiesça.

"Nous n’allions tout de même pas vous obliger à traverser cette tempête. On aurait pu nous en tenir rigueur."

Sourire se fit très poli lorsque son interlocuteur gloussa. Elle reprit d’un même ton, portant une main à l’épaule du ministre pour lui faire signe de la suivre alors qu’elle se retournait pour commencer à avancer.

"C’est très gentil de la part du Royaume. Nos deux nations ont au final assez peu à voir, et il pourrait être très bénéfique pour elles de collaborer sur quelques points inoffensifs comme l’humanitaire ou la réponse aux crises."

Le petit groupe avançait maintenant le long d’une immense verrière courant le long de l’aéroport et derrière laquelle on pouvait voir des prolongements rocheux se jeter dans la mer. La passerelle qu’ils empruntaient était en mezzanine au-dessus du hall de l’aéroport.

"Quand j’étais jeune je rêvais de gréer mon voilier et de partir sur la mer défier la Motherstorm. C’est le rêve de beaucoup de petites et petits marquisois. Vous savez gréer un bateau, monsieur le ministre ?"

Une paire d’escaliers qui amenait jusqu’au rez-de-chaussée, et la délégation se trouvait maintenant dans un ascenseur amenant jusqu’au parking sous-terrain de l’aéroport.

"Le temps serait parfait pour naviguer." Elle pousse un bref soupire. "Votre offre est très généreuse, mais la tempête ne devrait pas se changer en drame. Dites-moi Pierre, je me proposais de vous amener dans un salon ou autre lieu où nous pourrions discuter dans un cadre plus intéressant. J’espère que cela ne vous pose pas de problèmes ? Sinon nous pourrons toujours remonter au second étage, je crois qu’ils ont des salles de réunion tout à fait correctes.
– Elles le sont," confirma l’un des kah-tanais de la délégation, ce qui lui arracha un léger haussement de sourcils.
Ministre des Affaires Étrangère du Royaume de Teyla
Pierre Lore, Ministre des Affaires Étrangères.


- C'est gentil de votre part, Excellence.

Lorsque la dirigeante étrangère dit qu'ils n'auraient pas obligé Pierre Lore à traverser pareille tempête, une question essentielle lui monta à la tête. Pourquoi certains semblent avoir une chance inouïe vis-à-vis de la vie et même de la mort, pensa-t-il d'une manière cynique. Est-ce le signe d'une puissance supérieure, du destin ou tout simplement du hasard de la vie couplé aux conditions sociales dans lesquelles la personne est née ? Alors que Pierre parut résoudre cette énigme de la vie, il paraissait complètement arrêté d'un point de vue extérieur, comme si quelqu'un avait appuyé sur un bouton off. Ces conseillers n'émirent aucune réaction spéciale. Ils ne montraient aucun signe d'impatience, de curiosité ou encore d'inquiétude. La situation était pour eux d'une banalité froide. La scène dura plusieurs longues secondes, et d'un coup Pierre Lore reprit :

- Désolé, une pensée m'est venue à l'esprit, dit-il tout en montrant un signe de malaise à la vue d'une main étrangère sur son épaule, sans montrer de signe de panique toutefois, pour l'instant. Il continua : À vrai dire, j'entre en contradiction avec vous. J'ai peut-être un sujet sur lequel nous aurons beaucoup à discuter pour peut-être trouver non pas un accord par écrit, mais un accord sur la marche à suivre sur le sujet que je souhaite évoquer avec vous. Mais il convient que nous sommes ouvert à tout autre sujet de discussion, dont l'humanitaire."

Pierre Lore souriait lorsque son interlocutrice parla de ses rêves d'enfance. Visiblement, il n'avait pas eu la même enfance que cette dernière.

- J'ai beau être un aventurier, j'ai mes limites, dit-il avec ironie. La mer et l'océan ne sont pas faits pour moi, j'en ai bien peur. Ce qui est assez ironique quand on regarde l'histoire commerciale du Royaume de Teyla, une nation de marchands, pas au point de la Grande République de Velsna, mais j'aime à croire que nous sommes reconnus comme une grande nation de la navigation navale.

Il marqua une pause, et d'un air de défi, il lança :

- Je suis un aventurier comme je l'ai dit. Je vous suis dans n'importe quel salon, Votre Excellence.

Afin de faire la conversation, pour ne pas paraitre malpoli, il demanda :

- Quelle est l'histoire de cet aéroport ?
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Styx avait intérieurement et très charitablement qualifiée l’absence de son interlocuteur de « replis intérieur » et lui avait aussitôt trouvé un rôle introspectif sans doute nécessaire à la bonne tenue des discussions. L’alternative était d’admettre que le teylais était bizarre, et si ses fiches ne disaient rien de précis à ce sujet, elle espérait en son for intérieur que la diplomatie d’une des plus grandes puissances du globe ne soit pas dirigée par un type bizarre.

Pas qu’elle était du genre conformiste. Déjà les kah-tanais ne l’étaient pas. Mais elle-même avait ses propres... Idiosyncraties ? Particularités. Partons sur ça, oui. Et le Grand Kah était lui aussi représenté par une personnalité atypique. On pouvait difficilement qualifier Actée de femme "normale". Enfin, elle avait au moins le mérite de ne pas offrir des absences en lieu et place de réponse à des questions simples.

Ce chemin de penser ne prit qu’un instant, et ne perturba en rien son sourire aimable. Ayant remarqué le malaise de Pierre Lore, elle retira délicatement sa main et la rangea dans une des poches de son manteau. Le feutre émis un bruissement élégant.

« Oh eh bien vous savez : je suis membre du Comité de Volonté Publique. Vous faites en quelque sorte face à un-huitième d’exécutif kah-tanais. Comme si l’on découpait votre premier ministre et que chacun de ses morceaux pouvait encore s’exprimer et prendre des décisions cohérentes. Hm. » Elle haussa un sourcil. « Quelle analogie déplaisante. Là où je veux en venir c’est que si nous avons des choses à nous dire, alors nous les dirons, ça semble allez de soi. »

Elle siffla entre ses dents et acquiesça lorsqu’il lui avoua ne pas particulièrement aimer la mer. C’était un mal qui touchait beaucoup de continentaux, elle ne lui jetait pas la pierre. Lore. Lui faisant signe, elle lui indiqua une berline électrique dans laquelle elle s’installa pendant que les membres de sa suite se dépêchaient pour trouver des véhicules capables de transporter la délégation du ministre. Les portières refermées, le chauffeur se mit en route, quittant le parking sous-terrain pour s’engager vers une petite route longeant des flancs de montagne boisée en direction d’une ville des plus charmantes. La tempête ambiante ne semblait par le perturber, ni même Styx qui, après un bref regard en direction de la mer, positivement démontée, s’orienta vers son interlocuteur.

« Eh bien ce que je peux vous dire sur l’aéroport c’est qu’il est le second à avoir été construit. Les marins de Fort-tempête », commença-t-elle en faisant un signe en direction de la ville de laquelle approchait l’automobile, « refusaient de voir s’installer ce qu’ils craignaient voir devenir un important concurrent au commerce maritime. Vous savez, les Marquises ont prospéré comme ça. Du coup le premier aérodrome a été construit près d’Armouanez, sur la Petite Marquise, au sud. C’était dans les années 1920, il a été agrandi et rénové à plusieurs reprises. 1970, 1999... L’aéroport du nord, dont nous sortons, a été inauguré en 1975. À l’époque c’était un aérodrome strictement militaire, d’ailleurs. Enfin ça aura duré environs trois ans avant que d’autres terminaux ne soient construits et qu’il prenne une nature plus civile. L’architecte venait du Grand Kah continental et le style a mal vieilli alors il a été entièrement reconstruit en 2005. C’est pour ça qu’il n’y a pas trop de moquette sur le sol et les murs.

Vous l’avez remarqué, non ? Cette manie usante qu’ils ont de mettre de la moquette partout en Aleucie ? Quelle idée, dans des pays où on fume le tabac, c’est vraiment infâme. 
»

Ministre des Affaires Étrangère du Royaume de Teyla
Pierre Lore, Ministre des Affaires Étrangères.


Pierre Lore eut une pensée sympathique pour la femme qu'il avait en face de lui, quand elle retira sa main de son épaule. Il n'eut pas seulement une pensée intérieure, mais un geste de la tête en signe de remerciement sincère. Les conseillers de Pierre Lore qui l'accompagnaient ne savaient pas trop comment réagir à tout cela, tant que la rencontre se passait bien, se disaient-ils, entre eux. Pierre Lore eut un petit sourire lorsqu'elle parla du découpage d'Angel Rojas. Pierre Lore et Angel Rojas étaient devenus amis depuis que le premier était entré dans le gouvernement du second. Peut-être est-ce parce que les dossiers diplomatiques prenaient une place importante, trop importante lorsque Pierre Lore fut nommé ministre des Affaires Étrangères et que donc par conséquent les deux hommes ont passé beaucoup de temps ensemble. Toutefois, une relation d'amitié s'était construite avec le temps, et les deux hommes ont dû faire face à des situations plus ubuesques ou encore dangereuses sur la scène internationale. Le Royaume de Teyla n'avait nul besoin de rappeler son ennemi et les soirées "d'enfer" qu'avait fait vivre au Gouvernement de Sa Majesté cet ennemi.

Les liens tissés dans l'urgence, dans les situations de crise et dans les moments de deuils ne sont jamais anodins et cela, c'était confirmé une fois de plus. Alors oui, à la remarque de son interlocutrice, il sourit, parce qu'il imaginait bien Angel Rojas dans une valise à plusieurs morceaux et la gêne de son interlocutrice rendait la situation drôle et non morbide et heureusement, si la rencontre diplomatique avait été tout autre. Alors Pierre Lore répondit :

- Je ne suis pas sûr que vous vouliez avoir huit Angel Rojas face à vous, dit-il en gloussant. C'est un scénario à provoquer une situation franchement intéressante du point de vue de la sociologie, mais qui serait quelque peu chaotique, je puis vous l'assurer. Quoi qu'il arrive, j'ai bien compris votre analogie. Vu que nous sommes à l'heure des présentations. Pierre Lore, ministre des Affaires Étrangères de Teyla, Votre Excellence.

Il n'avait rien d'autre à ajouter et entra dans la berline noire qui lui rappela, par bien des côtés, le modèle Régence Royale, de la marque automobile du Groupe Courvoisier, qui faisait dans les voitures de luxe et livrait aussi des modèles pour les États. Alors que son interlocutrice décrivait l'histoire de l'aéroport, Pierre Lore regarda attentivement la ville que lui avait pointée du doigt Styx.

- Je vous rejoins. Avez-vous déjà eu l'opportunité d'aller au siège de l'ASEA ? Il n'y a de la moquette que partout, on se demande bien pourquoi ! dit-il en s'exclamant sincèrement. Il ravala une pensée qui lui vint en tête et qui n'était clairement pas appropriée à la situation. Il continua sur un ton neutre.

C'est une bonne idée d'avoir retiré la moquette. Je me fais la réflexion que maintenant, mais je n'ai pas vu de moquette au Royaume de Teyla depuis plusieurs décennies. C'est pratique. C'est moche et pour l'entretien et le ménage, c'est l'enfer la moquette. Les Aleuciens n'ont aucune notion d'entretien sur ce point, dit-il en levant les yeux au ciel. D'ailleurs, je viens négocier le retrait des moquettes en Aleucie, avec vous. Nous espérons pouvoir lutter contre ce fléau avec l'aide du Grand-Kah, dit-il en gloussant, espérant que cela marchera auprès de son interlocutrice.
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« Huit Angel Rojas, oui, ou huit MORCEAUX d'Angel Rojas, » précisa-t-elle avec un peu trop d'entrain, sans doute, pour la bienséance d'usage. Manifestement l'idée d'un premier ministre en petits bouts indépendants l'amusait beaucoup.

Elle fixa un instant son interlocuteur et acquiesça pour elle-même. Oui. Elle le connaissant. Puis lui vint lentement mais sûrement la suite logique : lui ne la connaissait pas nécessairement. Après tout, les membres du Comité de Volonté Publique changeaient de façon tournante au rythme de deux tous les deux ans, et elle était loin – très loin – d'être la plus présente sur la scène internationale. Ou nationale, même. Ses obligations au sein Commissariat Suppléant à la Sûreté lui imposaient une discrétion des plus appréciables.

« Je suis la citoyenne Styx. Et avant que vous ne posiez la question, ou n’ayez la politesse de la garder pour vous : non, ce n’est pas un nom de guerre. J’aimerais dire que mes parents sont des excentriques mais cette caractéristique est le propre de tout les kah-tanais. Notre mal du siècle. »

Elle leva vaguement les yeux au ciel. À vrai dire elle aimait beaucoup son prénom, au Grand kah il faisait d’ailleurs plutôt vieux jeu : les références aux mythologies eurysiennes, très en vogues durant la première confédération, revenaient périodiquement sur le devant de la scène. Elle rit, puis frissonna.

« Non j’ai des hommes à l’ASEA mais pour le moment j’ai réussi à éviter de m’y retrouver en personne. Je vais vous dires, les Aleuciens font partie des rares choses à m’effrayer. » Elle se reprit aussitôt. « Font partie des rares personnes.»

Elle se signa en vitesse et passa à la suite comme si de rien était. La voiture s’était engagée dans les faubourgs de Fort-Tempête. Les vénérables immeubles de pierre, dressé là depuis des siècles, formaient comme une forêt de granite dressée face aux quais et à l’océan. Malgré le climat, des enfants jouaient sur la plage de galet, et des cyclistes cachés sous d’épais imperméables filaient le long de pistes flambant neuves. La berline pris une voie quasiment vide, longeant le tracé d’un tram, et s’orienta vers le centre-ville.

« J’ai lu dans Vibrance que la moquette était principalement un effet de mode. C’est encore considéré comme un produit de luxe, donc on n’est jamais à l’abri de tomber dessus dans un siège social, un hôtel de luxe, un siège gouvernemental. Bref, partout où l'on cherche à feindre un certain prestige avec des mètres carrés d'épaisseur feutrée sous les pieds. Mais en attendant, elle reste sur la pente descendante. Pour l’instant. Le marché se contracte, les nouveaux espaces publics s’en détournent, et même dans les catalogues d’architectes d’intérieur, elle se fait plus rare. À ce titre, tout traité est bon à prendre, il faut retarder l’inévitable pour mieux s’y préparer.

Et puis, entre nous, qui pense encore que couvrir le sol d’un tissu épais et poussiéreux est synonyme de raffinement ? Parlons-en, justement, de la poussière. Parce que oui, au-delà des considérations esthétiques ou économiques, la moquette est aussi, et surtout, un cauchemar pour les allergiques. C’est un sanctuaire pour les acariens, un piégeur de pollens, de poils, de particules fines. On vante son isolation phonique, son toucher "confortable", mais on oublie à quel point elle peut rendre invivable le quotidien de celles et ceux qui n’ont pas la chance d’avoir des voies respiratoires en béton. Ce n’est pas juste un choix décoratif : c’est une exclusion en douceur, en silence, de millions de personnes sensibles.

Et tout ça, pourquoi ? Pour maintenir l’illusion d’un confort qui serait réservé à une élite ? Pour perpétuer une esthétique qui n’a de valeur que celle qu’on lui attribue arbitrairement ? Franchement, moi, le "luxe", j’y ai jamais cru. Cette invention capitaliste qui consiste à faire croire que l’on vaut plus parce qu’on piétine un tapis hors de prix ou qu’on dort sur du satin ? Très peu pour moi. Le vrai confort, c’est celui qui inclut tout le monde. Pas celui qui étouffe – au propre comme au figuré.

Ah, nous voilà arrivés !
 »

La berline s’était arrêté dans un petit parking où étaient stationnés quelques véhicules civils. Le conducteur descendit avec deux parapluies, qu’il tendit au ministre teylais et à la kah-tanaise, cette dernière fit signe au premier de la suivre jusqu’à la façade d’un bâtiment qui s’avéra être "Parloir", lieux fréquents dans la culture kah-tanaise, qui servaient notamment de salle de réunion disponible au public et jouaient souvent des doubles rôles de salon de thé, restaurants, etc. Le personnel sembla reconnaître Styx et la guida immédiatement dans un salon du second étage après avoir échangé quelques commentaires badins sur la météo. La salle où le petit groupe déboucha avait une décoration chaleureuse en bois, murs couverts d’un papier peint bleu épais, deux grandes fenêtres donnant sur un jardin public et, derrière, l’océan. On devinait à peine les hauteurs de l’Île Claudie, cachée derrière le rideau de pluie. Une odeur persistante de chêne et d'épice flottant dans l'air.

Laissant son parapluie dans un pot dédié, et son manteau sur un crochet à la porte, la commissaire s’installa dans un fauteuil, pris ses aises, puis fixa son regard sur Pierre Lore.

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« Avez-vous déjà goûté un cranachan, Pierre ? »

Elle leva une main et pris un ton aimable.

« Ne me mentez pas ! Nous n’avons pas tous eu la chance d’une enfance heureuse. C’était sans doute un retour karmique pour mon prénom. Bien. Et il y aura du thé, aussi. Si vous n’aimez pas ça ils font aussi un très bon café, et le whisky est plus que correct, mais je préconise que nous nous réservions pour après les discussions. Alors ! Je vous écoutes. »

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