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Ordre de la Violette

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La Nouvelle Origine

27 Août 2015

Ordre de la Violette


Me voilà perdu au cœur de la forêt tropicale, errant sans but précis, ou peut-être fuyant ma vie d’avant, mes parents... Tout paraît loin derrière, mais ça continue de m’accompagner, quelque part. Je suis vide. Profondément vide. Et, irrationnellement, je cherche du soutien, des visages. Pas n’importe quels visages: quelqu’un, quelque chose, une main tendue. Pourtant, il n’y a personne. Pas ici. Pas maintenant. Juste moi, perdu dans la touffeur suffocante de cette jungle qui semble vouloir m’avaler.

Pour en arriver là, j’ai réussi à subtiliser la vieille bagnole de mon père, une carcasse bringuebalante qui proteste à chaque tour de clé. Problème de batterie, d’alternateur, ou simplement d’âge? Peu importe. Elle a tenu bon, assez longtemps pour m’emmener jusqu’au-delà des montagnes de la Cordillera de Los Maris, cette chaîne grandiose et insurmontable qui sépare le sud de Caribeña en deux. Mais derrière ces cimes, ce n’était ni un eldorado, ni un refuge: c’était la Selva Loca, une jungle si imposante qu’elle vous fait sentir plus petit que jamais.

Je ne sais pas ce qui m’a pris, sincèrement. Comment ai-je pu, volontairement, me glisser dans cette situation? À serpenter sur ces routes cabossées, trouées, oubliées de tous, où je n’ai croisé personne depuis au moins deux heures, si ce n’est des créatures sauvages et splendides. Des oiseaux aux mille couleurs qui semblent irréels. Des singes qui m’observaient du haut de la canopée, curieux, moqueurs peut-être. Certains se détournaient presque avec mépris, comme s’ils devinaient ce que je transporte, les relents suffocants du diesel qui se dégage de cette épave à quatre roues. Ces animaux, dans leurs têtes, ne devaient pas penser grand bien de moi. Au fond, ils devaient me juger comme le reste du monde… comme mes parents, comme tous les autres.

Mais ce qui est fait est fait, et il n’est pas question de rebrousser chemin, même si je suis terrifié. Pas après être allé aussi loin. Une seule pensée me pousse à avancer, c’est le rendez-vous. On m’a donné des coordonnées précises, un point sur une carte où je dois rencontrer la communauté que l’on appelle l’Ordre de la Violette, ces gens qui tendent soi-disant la main aux âmes perdues comme moi. Une « famille », c’est ce qu’ils promettent. Un nouveau départ.

J’ai entendu parler d’eux, bien sûr. On ne peut pas vivre à Caribeña sans entendre murmurée cette rumeur: une secte, des illuminés, des manipulateurs. Les journaux en parlent comme d’un fléau. Mais moi, je ne veux pas croire à ces histoires. Pourquoi devrais-je les juger avant même de les rencontrer? Les autres ont décidé à ma place toute ma vie – pourquoi devrais-je leur laisser ce pouvoir encore une fois? Cette fois, je prendrai ma propre décision. Avec eux, j’ai la possibilité de me trouver une place. De recommencer.

Et si je n’y trouve rien? Si je me trompe? Personne ne pourra m’obliger à rester. Non?

Des bribes de discours, des échanges sporadiques avec des membres de l’Ordre de la Violette… Peu à peu, une image se dessine dans mon esprit. Une esquisse encore floue, mais suffisante pour que je me fasse une vague idée de ce que sont ces gens, de ce qu’ils veulent. Leur credo repose sur une ambition écrasante : instaurer un « monde meilleur ». Une rengaine déjà vue, qui résonne comme toutes les belles promesses creuses qu’on nous sert à longueur de temps. Mais ici, il y a quelque chose de différent. Une ferveur. Une profondeur étrange. Une histoire, surtout.

L’Ordre tire ses origines de l’un des chapitres les plus sombres de notre pays. Peu après le début de la Révolution, lorsque l’armée régulière de la dynastie Pareja et les guérilleros révolutionnaires s’affrontaient sur différents fronts, le chaos a déferlé comme un raz-de-marée sur les régions reculées du sud. Ici, dans ces terres oubliées que la civilisation effleure à peine. Mais ce ne furent pas que des batailles... non, c’étaient des exactions. D’horribles violences, des massacres, des villages rayés de la carte. Ces jungles épaisses, où vivaient des autochtones depuis des générations, furent réduites à l’état de charnier.

La population locale, pacifique et profondément liée à sa terre, fut prise entre deux feux: d’un côté, l’armée régulière, implacable ; de l’autre, les guérilleros, brutaux et opportunistes. Ces derniers, malgré leur discours révolutionnaire, n’ont jamais réussi à rallier les tribus sous leur bannière. Les chefs autochtones refusaient, effrayés par leurs méthodes, par leur promesse de combat sans fin. Alors, ces populations furent traquées, leurs villages incendiés, leurs familles décimées. Ils appelèrent cette période « l’Apocalypse ». Le mot reflète l’enfer qu’ils ont traversé. Au milieu de ce chaos, une communauté, minuscule, parvint malgré tout à survivre. Pendant six mois, encerclés par les horreurs et les cadavres qui jonchaient les terres alentour, ces gens tinrent bon. Un miracle, disait-on à l’époque. On en parle encore aujourd’hui comme de quelque chose de presque irréel. À leur retour, les survivants racontèrent tous la même chose : ils devaient leur salut à une femme. Une femme énigmatique qui, avant même que l’Apocalypse ne débute, avait stocké une quantité phénoménale de nourriture dans un bunker. Suffisamment pour nourrir tout le voisinage pendant des mois entiers.

Quand on lui demandait comment elle avait su, comment elle avait pu prévoir le chaos à venir, elle répondait toujours la même chose: « J’ai eu une vision. Le ciel m’a parlé. L’Apocalypse n’était pas un accident. C’était une punition, une leçon. Une sentence divine contre les hommes et leurs sociétés modernes. »

Avec le temps, cette femme se déclara prophétesse. Elle écrivit ses visions dans un livre, un texte sacré pour ses disciples. Elle enseigna que les guerres, la Révolution, cet effondrement général, étaient le châtiment de Dieu pour notre arrogance et notre orgueil. Selon elle, la seule solution à l’Apocalypse était de quitter l’ancien monde, de le laisser derrière, et de reconstruire. Différemment. À l’origine des choses. Vers quelque chose de pur.

C’est là, au cœur du chaos et du désespoir, que l’Ordre de la Violette est né.

Une terrible empathie m’a envahi en écoutant cette histoire. Peut-être que c’était de la peine, ou peut-être un étrange sentiment d’identification qui m’a touché au plus profond. Emily, ma sœur désignée, m’a tout raconté en détail. C’est avec elle que je m’apprête à rencontrer cette femme, et sa communauté recluse dans les entrailles de la jungle, loin de tout ce que nous appelons « civilisation ». Chez eux, ils rejettent tout ce qui appartient à l’ancien monde, donc les armes, les technologies, la modernité. Tout est banni. C’est un retour à l’essentiel, à une vie primaire, débarrassée de ces entraves qui, selon eux, ont mené à la chute de notre société. Malgré moi, une étrange fascination m’attire. Peut-être est-ce leur vision radicale. Peut-être est-ce la promesse d’un nouveau départ, d’un endroit où je pourrais enfin me libérer de ce poids que je traîne. Je ne saurais vraiment l’expliquer. Tout ce que je sais, c’est que je veux croire qu’on peut faire le bien. Et si je dois m’engager, ce sera auprès d’une communauté qui saura enfin m’accepter. Là où, toute ma vie, je n’ai connu que le rejet.

Me voilà enfin au point de rendez-vous, au cœur de la jungle. J’ai laissé ma voiture à quelques centaines de mètres, dissimulée derrière une masse de feuillage touffu. Je venais de me rappeler, à la dernière minute, que même cela — une simple voiture — était proscrit par l’Ordre. Un symbole de modernité incompatible avec leur mode de vie. Je ne voulais pas faire mauvaise impression, vous comprenez? Une maladresse aurait suffi pour me fermer leurs portes, et je refuse d’être à nouveau celui qui déçoit, encore et toujours.

La chaleur était accablante. Une chape humide et étouffante pesait sur mes épaules, me collant à la peau. Autour de moi, le silence semblait effrayant de prime abord : ce n’était pas un véritable silence, mais un souffle vivant, sauvage, ponctué des cris et des murmures lointains de la jungle. Le chant des oiseaux, les bruissements de feuilles, les appels gutturaux d’animaux invisibles. Cela créait une harmonie presque étrangère, mais, pour moi, tout était source de tension, d’attente fébrile. Mon regard scrutait les ombres, ma respiration s’alourdissait. Et si l’un de ces animaux, un fauve ou bien pire, décidait de faire de moi sa proie?

Puis, soudain, des sifflements. Forts, aigus, insistants, transperçant le calme relatif de la jungle comme des flèches. Mon corps entier se figea, le cœur battant. Mais aussitôt, un souvenir jaillit… celui d’Emily. Elle m’avait expliqué cela, les Violettes avaient conçu leur propre langage sifflé, une sorte de code primitif et élaboré tout à la fois. Chaque son, chaque modulation avait sa signification, sa place dans leur lexique inédit. Un moyen de communiquer au beau milieu de la densité oppressante de la jungle où tout autre langage humain se perdrait.

Et là, sans que je puisse vraiment comprendre pourquoi, mon anxiété fondit. Une chaleur différente m’envahit alors, une sensation nouvelle celle de l’excitation. La peur laissait place à une adrénaline étourdissante. Enfin, le moment était proche.

Et c’est là que je l’entendis.

- « Matteo ! Matteo ! »

C’était…. la voix d’Emily? Je clignai des yeux, stupéfait. Cela devait être elle, n’est-ce pas ? Ce ton, cette intonation : elle semblait tellement réelle, tellement vivante, bien différente des échanges avec lesquels j’avais dû me satisfaire jusque-là, de simples messages téléphoniques échangés dans une relative clandestinité. J’avais toujours trouvé étrange cette contradiction. L’Ordre rejetait farouchement la technologie, et pourtant Emily avait admis que certains usages trouvaient encore leur place dans leurs pratiques: pour assurer leur sécurité, ou pour attirer des âmes perdues vers eux — des âmes comme la mienne.

Et me voici donc, me tenant ici, en plein cœur de cette clairière sauvage où tout semble suspendu, où la frontière entre la peur et la curiosité s’efface doucement. Je n’avais jamais vu Emily en face. Jamais. Mais cet instant, ce cri, ce frisson que je ressens en l’entendant… c’est comme si je l’avais toujours connue.
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