
Dans la cours de la Convention Générale, la citoyenne Meredith observait les membres de la garde cérémonielle d’Axis Mundis effectuer leur dernière répétition. Des rangées d’uniformes noirs et rouges formant et déformant des haies d’honneur, effectuant quelques figures acrobatiques avec leurs fusils.
Ces hommes étaient la matrice de l’armée kah-tanaise, lui avait un jour dit Aquilon. Lui qui avait tant bataillé avec la Convention pour réarmer l’Union. Il était difficile de se dire que seulement dix ans plus tôt, cette idée faisait polémique. Maintenant le Grand Kah n’était rien sans son armée. On avait vite oublié les résolutions pacifistes de l’après révolution. Elle leva le nez. Justement, il approchait.
« J’en parlais avec le chargé de protocole », commença-t-il comme il le faisait parfois, sans introduction. « Ce n’est pas vraiment une nation indépendante. Ou anarchiste. »
Elle le salua d’un signe de tête et haussa les épaules.
« Tu fais référence à la nature de leur gouvernement, ou à leur rattachement à l’Antérinie ?
– Je fais référence au fait que sur le plus strict plan cérémoniel ça pose…
– Problème ?
– Des questions », conclut-il en secouant la tête. Il leva les mains et applaudit poliment, les gardes venaient de terminer leur répétition. Il haussa un peu la voix pour être audible.
« Parfait citoyens, c’est parfait. Si avec ça nos amis ne se sentent pas bien accueillis, eh bien !... »
Il n’ajouta rien. Quelques-uns des militaires rires. Il existait une certaine proximité entre Aquilon et eux. Déjà pour son rôle dans le réarmement, ensuite parce que les citoyens kah-tanais n’avaient que très vaguement conscience des barrières hiérarchiques qui empêche théoriquement homme de parler à un chef d’État ou à un juge comme à son voisin. On respectait la fonction, mais l’individu derrière n’était rien de plus – ou de moins ! – qu’un autre être humain. Dans le cas présent, Aquilon s’exprimait en tant qu’individu, plutôt qu’en tant que représentant. Meredith sourit et lui indiqua les arcades qui faisaient le tour de la cour et amenaient aux locaux du Comité. Il acquiesça et ils se mirent en route.
« Tu sembles de bonne humeur.
– Et pourquoi pas ? Tu ne penses pas que tout va pour le mieux pour l’Union ?
– C’est peut-être un peu optimiste, non ? "Tout va pour le mieux".
– Peut-être. Mais les bonnes nouvelles s’accumulent. »
Il haussa les épaules et plongea les mains dans les poches de son imperméable noir, sans la regarder. Comme elle ne disait rien, il continua d'un ton égal.
« Je ne suis pas sûr de bien avoir compris la situation, là-bas.
– Je crois qu’eux non-plus, Aquilon. Enfin ils viennent ici pour acter un rapprochement de Marcine et du Grand Kah. C’est très finement joué de leur part, je trouve. En nouant de bonnes relations avec ce territoire nous pouvons améliorer notre image auprès de l’ensemble de l’Antérinie et, plus important encore, familiariser la population locale à notre système. Leur parti anarchiste est puissant mais désorganisé, il a besoin d’une meilleure base militante, de formations techniques et idéologiques, de fonds. Et si Marcine lie des liens étroits avec le Grand Kah, malgré sa nature monarchique, malgré son rattachement à un pays réactionnaire, alors il sera plus difficile pour son élite de dénoncer le soutien que nous demandent les anarchistes locaux.
– Tu penses que c’est aussi complexe que ça ?
– J’en parlais avec Actée. Tu sais comment elle est. »
Aquilon sourit. Oui, il le savait pertinemment. S’ils avaient depuis été doublés par d’autres, lui et Actée furent des années durant le pôle radical du Comité, travaillant en duo, malgré leurs différences idéologiques parfois profondes, pour concevoir des politiques interventionnistes, révolutionnaires, pro-actives.
Il se souvint d’un de ses nombreux credos. Petits aphorismes qu’elle lâchait parfois quand elle était lassée de faire des tirades.
« Que ça soit ou non volontaire, ça nous arrange. »
Meredith haussa légèrement les épaules.
« Oui, ça nous arrange. »
Et de toute façon la question ne se posait même pas : quiconque demandait de l'aide au Grand Kah l'obtenait. La première puissance socialiste, économiquement comme historiquement, aimait tous ses enfants.
L’aéroport de Lac-Rouge, aussi nommée Commune Ville-Libre, était installé à l’écart du lac sur lequel s’était construite l’ancienne métropole nahuatl. Relativement pratique – c’était hélas inévitable pour la porte internationale d’un des centres économiques et politiques majeurs de la planète – on y trouvait une étonnante diversité de compagnies aériennes et d’appareils, et même une plusieurs dirigeables, lesquels partaient généralement d’un aérodrome situé au cœur même de la ville. Leur aspect silencieux et leur capacité à effectuer des décollages et atterrissages verticaux aidant.
Lorsque les représentants étrangers atterrirent, ils furent immédiatement pris en charger par des délégués de la commission aux affaires étrangères, qui les guidèrent hors de l’aéroport et jusqu’à une série de berlines électriques noirs qui longèrent le lac jusqu’au grand pont routier permettant d’accéder à la ville à proprement dite. Les voies réservées aux voitures étaient nettement moins nombreuses que celles où se déployaient les transports en communs, tram, bus, voie émergée du métro. La cité lacustre avait vécu sa modernisation progressive sous le prisme d’une conception collectiviste de l’urbanisme : son organisation témoignait moins d’efforts visant à rectifier des situations jugées à posteriori problématique, comme dans certaines métropoles engorgées par les voitures, que d’une pensée intégrant d’entrée de jeu le bien-être collectif des habitants. Ce fut en tout cas ce qu’expliquèrent les kah-tanais. Ils semblaient ravis d’accueillir les antériniens mais n’abordèrent aucun sujet politique ou géopolitique, leur mission se limitait à l’accueil et la prise en charge de la délégation.
Le petit convoi remonta l’avenue de la Liberté, antique voie suivant le tracé du pont pour s’enfoncer jusqu’à la place monumentale que les révolutionnaires avaient depuis renommé Axis Mundis. Les bâtiments modernes et façades blanches et ocres de la ville historique laissèrent bientôt place aux anciens palais, nouveaux commissariats et immenses pyramides d’Axis Mundis. La place de la Révolution, gigantesque, était construite autour d’une immense statue de l’ancien Shogun Colonial, couverte de graffitis, de banderoles colorées, de tags vieux pour certains de plus d’un siècle. Cette statue était un monument bien connu, que les premiers révolutionnaires avaient décidés de préserver comme un exemple du sort qui attendait chaque tyran. Elle se trouvait dans le prolongement des immenses pyramides majeures, parmi les exemples les plus impressionnant d’architecture religieuse précoloniale, où se jouaient encore des exécutions publiques lorsque le système judiciaire kah-tanais le jugeait utile. Dernièrement c’étaient certains leaders kommunaterranos qui avaient terminé en haut des marches du temple du sang.
On fit descendre les délégués dans la cour d’un bâtiment blanc et rouge, tout en colonnades, qui dans la plus pure tradition nahuatl étaient séparés du sol par quelques marches. Trois figures attendaient aux pieds de celles-là. Ils s’agissaient de citoyens membres du Comité de Salut Public, l’organe faisant office d’exécutif à la Confédération kah-tanaise. Les délégués purent ainsi reconnaître la citoyenne Meredith, qui était au moins partiellement l’auteur de la politique intérieur kah-tanaise des huit dernières années, la citoyenne Rai Itzel Sukaretto, qui avait théorisé le Cool kah-tanais et avait largement participé à populariser la culture kah-tanaise à l’étranger, et le citoyen Aquilon Mayhuasca, austère représentant de la radicalité politique et architecte des réformes militaires de l’Union. La présence de trois membres du comité pouvaient vouloir dire deux choses. On prenait la rencontre très à cœur, ou l’exécutif n’avait pas grand-chose à faire, aujourd’hui.
Après les salutations d’usage, on invita la délégation à l’intérieur du bâtiment.
« C’était un palais avant la colonisation, » expliqua Meredith. « Les gouverneurs coloniaux en ont fait leur demeure et notre Révolution l’a réhabilité lorsqu’il a fallu trouver un lieu ou installer le premier comité volonté publique. »
Elle se tut un instant. Autour du petit groupe, les statues de personnalités historiques et les portaient divers se suivaient, installés entre les colonnes anguleuses de l’ancien palais. La scénographie rappelait celle d’un musée d’Art Moderne, tout semblait pensé avec beaucoup de soin. Des délégués de la convention était visible, traversant les colonnades en s’entretenant à voix basse. Meredith continua.
« Vous savez, votre demande nous a surprise. Pas qu’elle soit inopportune, tout le contraire. Mais vous êtes dans une position très confortable. Aussi confortable que possible, même, pour un parti d’opposition. Ça va grandement nous aider. »
Rai acquiesça.
« Nous commencerons cette réunion en traitant les demandes du gouvernement de Marcine. » Elle haussa les épaules d'un air guilleret. « Le Grand Kah désapprouve évidemment l’oligarchie capitaliste, mais ça ne nous a jamais empêché d’être pragmatique. S’il y a un avantage à tirer pour la révolution en tout cas. Et c'est exactement le cas, ici. Il serait très avantageux de vous donner une victoire diplomatique. »
Un sourire très chaleureux. La délégation venait d’arriver dans un petit salon, où les kah-tanais prirent place autour d’une table basse, installée sur un épais tapis en natte de bambous. La pièce était éclairée par un puits de lumière et une large fenêtre circulaire donnant sur un plan d’eau. Le mobilier, minimaliste, comprenait une armoire où trônait un plateau couvert d’un service à thé, que Meredith alla chercher. Rai continua.
« Dans votre missive vous parliez d’accords économiques et sécuritaires. »
Le dernier mot fit réagir Aquilon, qui se redressa imperceptiblement. Elle continua.
« Aviez-vous des idées précises ? »
