Et en effet, aurait-on pu seulement imaginer terrain plus fertile ? Tout le pays ne demandait qu’à se développer, et le communalisme, contrairement aux divers formes de libéralismes, permettait de le faire sans sacrifier la masse. C’est que celle-là ne l’accepterait pas. Rebelle, pleine d’aspirations démocratiques encore fraîches, mais aussi largement illettrée, mal logée, mal nourrit. Il ne s’agissait pas d’un de ces pays, anciens empires coloniaux, dont le peuple n’était qu’une immense classe moyenne. Pas d’un de ces régimes au passé brutal, dont les gens étaient habitués au confort d’un empire colonial ou néocolonial, qu’on devait déconstruire par étape, amener à la démocratie avec ruse et méthode. Non. Il s’agissait d’une masse laborieuse au sens le plus primitif du terme. Une marée humaine – plus de cent millions d’âmes ! – coincée dans un pays débordé, surpris par sa propre ampleur. Une masse immense d’hommes, femmes, enfants, qui pour certains avaient tués, combattus et lutés pour un idéal encore intangible.
Le coordinateur repris, la petite équipe l’écoutait attentivement.
« Ces gens voulaient la démocratie, on leur a donné la représentative. Je le reconnais, c’est moins pire que la dictature. On ne peut pas leur retirer cette victoire, ils ont arrachés au bourgeois le début d’une victoire. Mais la victoire et incomplète et bientôt ces gens deviendront une masse morte, perdue. Bientôt ils sentiront que cette démocratie qu’on leur promet n’est pas tangible. Que le fait du roi est devenue le fait d’une classe politicienne quelconque, ils oublieront jusqu’au militantisme de leur révolution, on ne pourra plus rien en faire.
Pour le moment le fer est encore chaud, les drames nationaux et la victoire révolutionnaire n’arrache pas aux gens leur goût pour la liberté et on peut tout à fait les influencer si l’on sait s’y prendre. Et par chance messieurs, nous avons deux siècles d’expérience. »
Et il sourit, car après tout il disait vrai.
C’était une question de méthode, pour tout dire. Et en terme de méthodes les kah-tanais étaient efficaces. Sacrifiant la rhétorique glorieuse au profit de l’action concrète, ils pouvaient aussi bien s’adresser au bourgeois fuyant l’horreur de sa classe qu’aux travailleurs agraires, illettrés assommés de travail par quelque contremaître fujiwan. Il s’agissait de se libérer par ce que les marxistes appelaient la praxis. La mise en pratique des idées. On pouvait les théoriser ensuite, ou pour les cadres du mouvement à venir. Car c’était bien l’idée : faire apparaître un mouvement kah. Qu’il soit nommé ainsi ou selon une des multiples traduction donnée au nom de l’idéologie primaire : socialisme libertaire, anarchisme, conseillisme, communalisme libertaire, syndicalisme total, ainsi de suite. Les pamphlets dans les universités, les agitateurs publics, les agents provocateurs sommés d’intégrer des usines, des bars, des exploitations agricoles, d’y prendre la température, de discuter avec leurs collègues de cet autre monde possible qu’ils connaissaient bien, où chacun votait, avait son mot à dire, où la nourriture et l’eau étaient gratuites, l’air pur, les maladies traitées vite et bien. Puis on mettait des mots : aliénation, syndicat, grand capital, commune. Il fallait procéder par ordre et avec méthode, mais on pouvait répandre l’idée. Plus une classe était oppressée, plus elle souffrait, plus vite on pouvait l’amener à sa propre libération. Pour la structure rien de plus simple : quelques gens du coin, et d’autres qui avaient quitté le pays pour le Grand Kah. On leur payait des voyages pour se faire former à Lac Rouge, ou on les formait chez eux. On les déployait partout, dans les villages, les jeunes syndicats, les grandes villes, les sites de production. On les finançait, on les laissait se structurer en cellules, en organisation de quartier. Tout prendrait du temps, mais la chose politique tendait à aller vite. Et, évidemment, il fallait du concret. Les fonds kah-tanais ne tarderaient pas à venir pour irriguer tout ça. Le coordinateur repris.
« Nous avons plusieurs devis basés sur les besoins que nous ont fait remonter les premières cellules. La situation humanitaire et catastrophique et les gens du coin se sentent humiliés de devoir faire appel à la générosité internationale. Ce que nous pouvons faire c’est changer le sens du mot international, sans mauvais jeu de mot. Notre mouvement sera gavé d’argent de l’Union, ça je ne vous le cache pas. Et de l’argent il n’y en a pas assez pour cent millions de bouches affamées. Mais on peut poser nos valises dans des endroits stratégiques. Les universités, les plus grandes usines du pays. Les endroits, aussi, où les conditions de travail sont les plus dures... »
Et y faire pousser des dortoirs salubres construits par le mouvement. Des soupes populaires construites par le mouvement. Y créer des dispensaires de médicaments créés par le mouvement, des soupes populaires créées par le mouvement. Accueillir celles et ceux qui acceptaient de dormir, boire, manger, être soignés, apprendre à lire et, en même temps, à accepter un autre monde.
Dans le même ordre d’idée il fallait étendre la méthode des phalanstères testée à Sylva. Les syndicats pouvaient exister dans les structures capitalistes du pays, mais ne suffisaient pas : il fallait créer des coopératives. On pouvait facilement le faire, c’était l’avantage : acheter des terres agricoles ou des terrains vagues, construire des fermes, établir des champs, sortir des ateliers de terre. Y former une main d’œuvre, la faire travailler, la former aussi à la chose politiquer. Créer des petites structures locales capables de fournir un emploie à quelques uns, qui se feraient mécaniquement avocats du système à venir : et pourquoi pas ? Si la démocratie directe sur le lieu de travail était possible ici, pourquoi pas ailleurs ?
Tout se ferait sur le temps long. On le savait bien. Tout se ferait, aussi, de la bonne manière. On en doutait pas un seul instant.