"Le plus grand génie de notre économie, c'est qu'elle se joue des économies capitalistes pour en saborder les fondements. Rien n'interdit les coups bas en économie."
Piotry Husak, Président la Fédération des Peuples Estaliens.
En ce matin du 18 Octobre, un des fonctionnaires du Ministère de l'Economie et des Finances avait reçu récemment un ensemble de documents sur son bureau. Il avait passé le début de sa matinée à discuter autour de la cafetière des locaux du Ministère avant de s'attaquer définitivement du dossier, plutôt bien remonté par la caféine. Les documents étaient visiblement un ensemble hétérogène de rapports sur la situation socio-économique du pays qui se voulait, dans l'ensemble, alarmiste. L'origine des documents provenait d'un de ces comités d'économistes, un prestataire externe au gouvernement de fait, qui avait visiblement que ça à faire de leurs journées. La situation s'avérait particulièrement préoccupante. En premier lieu, les chiffres du secteur privé sont plutôt mauvais : certaines des grandes entreprises kartvéliennes subissent une chute continue de leurs actions en bourse ce qui laisse entendre que le soucis est d'ordre structurel mais on constate aussi une réduction du chiffre d'affaires et du profit net de ces mêmes entreprises tandis que les coûts d'exploitation augmentent sans cesse depuis plusieurs mois. Ces chiffres laissent entendre que les entreprises kartvéliennes et le secteur privé sont de plus en plus instables à l'heure actuelle et cela se remarque dans le comportement des consommateurs dont la confiance moyenne envers les entreprises, au fil des sondages effectués par des instituts de sondage privés, baisse considérablement. Le problème est également technologique : le nombre de brevets émis est en chute libre, les dépenses en R&D ne cessent de baisser et on constate sur le marché intérieur une baisse des parts de marché des entreprises par rapport à leurs concurrents étrangers. Le marché est volatile entre une fluctuation douteuse du prix des matières premières, des indices de volatilité en hausse et une dégradation de plus en plus marquée de la confiance des investisseurs. L'indice de performance logistique est à la baisse, les délais de livraison des fournisseurs semble s'être allongé et le coût d'importation et d'exportation s'est aussi élevée. Enfin, l'indice de réputation des entreprises est à la baisse aussi. Tous ces indicateurs font peur, c'est sûr, ils démontrent que l'économie kartvélienne entre dans un épisode difficile et pour cause, le fonctionnaire a peut-être une explication, ou du moins une intuition. En effet, l'année 2013 fut une excellente année pour l'économie kartvélienne et pourtant, depuis le début de l'année 2014, les performances de l'économie kartvélienne ont stagnés ou baissés. La croissance se maintient mais à un rythme moindre. L'hypothèse du fonctionnaire est simple : la Kartvélie est victime de concurrence déloyale avec son voisin, l'Estalie. Pour cause, malgré les tensions diplomatiques et la crise migratoire, rien n'indique que les échanges commerciaux ont disparus. Evidemment, cela devait se nuancer : c'est l'exportation de biens estaliens qui a augmenté, l'Estalie a très vite interdit les importations kartvéliennes sur son sol. Puis vint la montée en puissance estalienne sur le plan économique et plus récemment encore son industrialisation massive. La taille de l'économie estalienne est bien supérieure à celle de la Kartvélie mais le problème n'est pas de là : la planification industrielle estalienne favorise en quelque sorte la surproduction de biens à destination des marchés étrangers et les récentes lois mises en place sur la surproduction par le Congrès permet aux coopératives exportatrices de vendre à prix cassés des biens industriels en masse, la concurrence ne peut que se prosterner. Au-delà de cette politique de conquête économique agressive, on soupçonnait évidemment les Estaliens de saborder le monde économique kartvélien officieusement par ses services de renseignement économiques. Les services de renseignement kartvéliens n'ont jamais pu confirmer définitivement cette piste mais avaient déjà eu quelques pistes sur le sujet et le fonctionnaire semblait aussi de cet avis. En effet, il y avait trop de coïncidences dans l'actualité économique pour que ce soit le fruit du hasard : de plus en plus d'affaires de corruption, de népotisme ou des scandales touchent les entreprises kartvéliennes et leur cadre. Les pratiques malhonnêtes de ces entreprises sont dévoilées au grand jour par des inconnus et les responsables sont lâchés en pâture sur la scène médiatique. La confiance s'érode, le boycott se fait plus fréquent. Pire encore, les fuites d'innovations se font de plus en plus fréquemment, certaines entreprises sont soupçonnées d'avoir engagé spécialement des informaticiens dans l'unique but de récupérer les innovations fuitées sur le Dark Web, fuitées par ailleurs par on ne sait qui. L'innovation s'est donc considérablement érodée, les incitations à innover sont minces dans un tel environnement économique.
Il y avait donc une offensive sur deux plans : sur le plan macroéconomique (la dure réalité du terrain en somme) et sur le plan relationnel. Toute économie capitaliste fonctionne sur la confiance mutuelle entre les acteurs économiques : si cette confiance disparaît, alors l'économie se dérègle. Idem sur le plan macroéconomique, l'ajustement entre l'offre et la demande doit subir des fluctuations raisonnables, auquel cas les agents économiques qui en dépendent seront expulsés du marché par la force des choses. Une entreprise incapable de proposer à un prix compétitif un produit identique à la concurrence disparaît inévitablement et un consommateur n'ayant pas les moyens de consommer un produit local se tournera inévitablement vers une solution moins onéreuse et pour lui, il n'y a que deux solutions : trouver l'équivalent ailleurs ou descendre de gamme, la deuxième solution étant le recours final du consommateur qui se résigne à conserver son niveau de vie et à baisser son confort. Le fonctionnaire constate au moins que le pouvoir d'achat ne s'est pas encore érodée en Kartvélie mais le rapport se veut alarmant : plus les coûts d'exploitation des entreprises kartvéliennes augmenteront, plus la coupe des salaires sera violente.
Bref, ça pue. Très fort, même. Ce dossier, il allait falloir le faire remonter au Ministre lui-même : le fonctionnaire sent déjà le souffle de colère sur son visage du ministre, connu pour être relativement sanguin avec ses collaborateurs. Serait-ce un prémice d'une crise économique ? Le rapport ne semblait pas l'indiquer clairement mais il était certain que la vulnérabilité de l'économie aux stratégies économiques de ses voisins et la prise hostile de parts de marchés risquait de s'accroître. Le risque était évidemment économique mais aussi social et politique : les biens estaliens sont aussi vecteurs de son idéologie et pourraient convaincre les Kartvéliens par le biais du portefeuille. Pas très propre comme méthode, on doit se le dire mais ces communistes avaient plus d'un tour dans leur sac visiblement. Le risque était aussi social : si les Kartvéliens deviennent dépendants aux prix cassés des biens estaliens (pour une qualité similaire à celle des biens kartvéliens), que se passera-t-il demain si les Estaliens rompent les exportations en Kartvélie ? Pire encore, est-il encore possible d'interdire les importations en provenance d'Estalie comme les Estaliens l'avaient eux-mêmes faits avec les biens kartvéliens ? "Merde" se dit intérieurement le fonctionnaire, ils s'y sont pris trop tard. En soit, au-delà du problème de dépendance accrue des consommateurs envers des biens étrangers, interdire les importations d'une économie plus productive que celle de son pays reviendrait à encourager une pratique autrement plus difficile à éradiquer : la contrebande. Et compte tenu des troubles récurrents au sud du pays (entre la Rache, le relief relativement rude qui entrave le contrôle total de l'Etat, la mafia qui se développe de plus en plus dans la région et la violence de plus en plus quotidienne liées aux camps de réfugiés, le sud du pays est de loin la partie la plus instable du pays), la contrebande et la corruption sont des maux qui se propageraient vite si les Estaliens décidaient du jour au lendemain de pratiquer la contrebande et il est évident que Mistohir ne perdra pas une miette à aider les contrebandiers et les mafieux qui bénéficieront de ce marché illicite. Interdire les importations en provenance d'Estalie n'est pas la solution. Mais quoi alors ? On se laisse faire ? Ce sera au Ministre d'en décider, après tout.
Ce que le fonctionnaire kartvélien ne soupçonnait cependant pas, c'est que ces données ne prenaient pas en compte la nouvelle méthode que les Estaliens avaient mises en place pour rendre fous les hommes d'affaires de la Kartvélie. Dans l'ombre, cela faisait longtemps que les entreprises se font prendre d'assaut par toute une flopée d'agents estaliens en ligne et d'infiltrés dans certaines entreprises qui ruinent leurs plans d'investissements, coulent leur marketing et jettent en pâture les cadres face à des scandales personnels d'ampleur. Alors le secteur privé, face à cette attaque massive dont elle ne peut pas faire grand-chose, n'a d'autre choix que de se mettre à la table des négociations. Les Estaliens n'avaient plus qu'à se mettre à leur faire du chantage.
Le plan était simple : proposer aux entreprises prêtes à négocier de leur accorder une protection contre les attaques de tout type et de mettre fin au sabotage de leurs entreprises mais en échange, les conseils d'administration de ces entreprises doivent nommer un nouveau membre (le plus souvent un Kartvélien fidèle à la cause) qui sera les yeux et les oreilles du SRR et qui leur transmettra les instructions à suivre. En soit, le SRR peut demander aux entreprises de leur donner un accès total à leurs informations stratégiques ou à établir telle ou telle stratégie commerciale (généralement pour favoriser les coopératives estaliennes sur un marché). Néanmoins, la plus grosse demande est celle de la mise en place d'un cartel. Le principe est simple : les entreprises sous protection sont intégrées dans une organisation commerciale dont la direction serait composée exclusivement d'agents estaliens coopérant avec les coopératives estaliennes. Ce cartel viserait ainsi à fixer des quotas de production pour les entreprises sous protection afin que la concurrence locale ne soit pas trop agressive pour les produits estaliens et ainsi favoriser les coopératives estaliennes dans la vente des produits et l'acquisition de parts de marchés. Le cartel se réserve le droit d'établir des prix planchers pour les biens des entreprises sous protection, ces prix étant évidemment artificiellement élevés pour rendre les produits des coopératives plus attractifs en terme de rapport qualité-prix. Le cartel peut exiger également que les matières premières pour la production des entreprises soient exclusivement des matières premières estaliennes. Bien sûr, il existe des concessions évidentes faites aux entreprises kartvéliennes afin de les inciter à accepter le chantage : au-delà de la protection contre les attaques courantes du SRR, les agents estaliens partagent volontiers les informations qu'ils récoltent chez la concurrence pour avantager les entreprises sous protection, les entreprises sous protection ont accès à des prêts chez les banques estaliennes (dont le taux d'intérêt ne dépasse jamais les 1%, conséquence évidente de la socialisation des banques) et enfin les entreprises kartvéliennes sont assurées que l'achat de matières premières estaliennes sera toujours à un prix inférieur au prix de marché kartvélien, diminuant ainsi les coûts en approvisionnement des entreprises.
Le chantage est juste diabolique : les entreprises sont forcées d'accepter une tutelle estalienne (évidemment, ces accords sont confidentiels et n'entrent pas dans le spectre légal) et d'adopter un comportement qui favorise l'entrée sur le marché des Estaliens. Pour les coopératives exportatrices, dont les avantages structurels et légaux écrasent déjà la concurrence, c'est une autoroute qui s'offre à eux, ils peuvent charger le marché kartvélien comme jamais auparavant. Le but n'est évidemment pas de mettre toute l'économie kartvélienne sous tutelle car il faut conserver une concurrence chez qui on peut continuer à voler et discréditer pour tourner l'attention des cartels vers cette concurrence encore intouchée par les Estaliens. Tout n'est pas rose dans la façon de procéder et les méthodes estaliennes restent relativement sombres : intimidation, hameçonnage, hacking, kidnapping, fuites de dossiers compromettants. En bref, les entreprises sont prises en otage et leurs cadres sont particulièrement visés afin de les cibler personnellement. Toucher l'entreprise est une chose mais toucher celui qui a les commandes, c'est encore mieux. L'effet sur l'économie kartvélienne est triple. Tout d'abord, il impacte durablement le comportement des entreprises kartvéliennes qui facilite la concurrence estalienne qui a un boulevard devant elle pour se développer à une vitesse alarmante. Deuxièmement, le contrôle sur le comportement des entreprises sous protection permet aux Estaliens de rendre leur comportement imprévisible, réduisant la confiance des investisseurs envers l'économie kartvélienne (et donc les investissements nationaux et étrangers) et faussant les analyses économiques du gouvernement quand celui-ci cherchera à trouver des solutions. Enfin, sur le plan des matières premières, obliger adroitement ces entreprises à acheter des matières premières estaliennes a le double effet de ruiner le secteur primaire kartvélien qui ne trouve plus de nouveaux clients et d'accroître la demande pour le secteur primaire estalien qui trouve de nouveaux débouchés commerciaux envers les entreprises elles-mêmes. Surtout que ces entreprises sont incitées à le faire étant donné que le prix auquel elles paient ces matières premières leur est promis toujours moins cher que le prix de marché kartvélien. Pour eux, c'est une aubaine. Pour nous, c'est un Cheval de Troie.