Ils étaient là, alignés avec une rigueur géométrique sur le tarmac balayé par un vent coupant. Des silhouettes engoncées dans des uniformes d'un vert-de-gris fonctionnel, des visages jeunes pour la plupart, mais marqués d'une gravité, d'une intensité qui contrastait avec la fluidité, parfois même la décontraction étudiée, que l'on pouvait observer dans nos propres rangs. La poignée de main du Colonel estalien qui nous reçut – un certain Volkov, si ma mémoire est bonne – fut ferme, brève, efficace. Un échange de saluts protocolaires, quelques phrases de bienvenue prononcées dans un haut-estalien impeccable mais dénué de chaleur, puis l'escorte vers les quartiers assignés. Tout était efficace, rationalisé. Mécanique.
Nous, les pilotes du détachement "Aile Fraternelle" – nom choisi à Axis Mundis avec cette pointe d'ironie idéaliste qui nous caractérise – nous échangions des regards entendus. La mission était claire sur nos datapads : présence symbolique, soutien à un allié idéologique face aux pressions impérialistes grandissantes, renforcement des liens au sein du bloc contre-hégémonique naissant. Mais entre les lignes des directives officielles du Commissariat aux Affaires Extérieures et du Directoire de la Garde, nous lisions autre chose. Une mission d'observation, une évaluation prudente de cet allié singulier qui se réclamait, comme nous, de la Révolution, mais dont les méthodes et l'essence même semblaient s'écarter si radicalement de notre propre expérience communaliste.
Les premiers jours furent une étude des contrastes. Leur base était impeccable, fonctionnelle jusqu'à l'austérité. Le matériel – un mélange hétéroclite d'équipements vieillissants et de technologies de pointe, sans doute issues de leur récente et brutale industrialisation planifiée, le fameux KROMEVAT qu’évoquaient nos synthèses – témoignait de l’histoire récente. Ici, pas de place pour l'esthétisme en norme au Grand Kah. Chaque outil, chaque bâtiment, chaque procédure semblait optimisé pour une efficacité maximale, une réponse immédiate à une menace perçue comme constante, existentielle. Nous, habitués à la délibération communale, aux ajustements organiques, à une certaine souplesse née de la confiance en l'autogestion, nous nous sentions comme des organismes complexes plongés dans une horlogerie précise, mais rigide.
Les interactions initiales furent cordiales, mais distantes. La barrière linguistique était minime – nous avions des bases de slaves et beaucoup d'entre eux maîtrisaient des bribes de nos langues latines ou du japonais – mais la barrière culturelle, idéologique, était un fossé. Nos tentatives d'engager des discussions philosophiques impromptues, de débattre de la nature de la Révolution ou de l'interprétation des textes fondateurs pendant les pauses, se heurtaient souvent à des regards polis mais perplexes, ou à des réponses brèves, centrées sur l'aspect pratique, opérationnel. Eux, formés par l'Anarchisme Renouvelé d'Husak, semblaient concevoir la Révolution moins comme un processus continu de questionnement et d'émancipation collective, que comme une doctrine à appliquer, une machine à faire fonctionner, un rempart à défendre.
« La Révolution n'est pas un salon de thé, camarade pilote », m'avait lancé un jeune lieutenant estalien, Ivan je crois, lors d'une soirée organisée – avec une planification méticuleuse – pour "favoriser la camaraderie". « Elle exige discipline, efficacité, unité. La spéculation est un luxe que nous ne pouvons nous permettre face à l'ennemi. » L'ennemi. Le mot revenait sans cesse dans leurs conversations, dans leurs briefings. Un ennemi omniprésent, protéiforme – capitaliste, réactionnaire, fasciste, parfois même interne ("révisionniste", "traître") – qui justifiait cette tension constante, cette mobilisation permanente, cette structure quasi-militaire qui imprégnait jusqu'aux aspects les plus civils de leur société, du moins de ce que nous en apercevions depuis la base.
Nous, Kah-Tanais, vivons certes avec la conscience aiguë de la menace impérialiste, de la nature prédatrice du capitalisme mondialisé. Notre concept de "Citadelle Assiégée" n'est pas qu'une métaphore. Mais cette conscience se traduit chez nous par une vigilance décentralisée, une résilience née de la solidarité communale, une méfiance instinctive envers toute forme de pouvoir centralisé, y compris militaire. Chez les Estaliens, la réponse semblait être l'inverse : une centralisation accrue, une discipline de fer, une foi presque mystique dans l'appareil d'État – fût-il révolutionnaire – et dans ses services de renseignement omniprésents, le fameux SRR dont la réputation nous était parvenue jusqu'à Lac-Rouge.
Les exercices conjoints mirent ces différences en pleine lumière. Leur approche du vol était agressive, directe, privilégiant la vitesse et la puissance de feu brute. Ils prenaient des risques calculés, certes, mais avec une audace frôlant parfois l'imprudence, justifiée par la nécessité supposée d'une victoire rapide et décisive. Notre doctrine, affinée par des décennies de guerres asymétriques et de défense territoriale contre des ennemis souvent supérieurs en nombre, valorise la patience stratégique, la manœuvre subtile, l'économie des moyens, la préservation de nos pilotes et de nos machines. Lors d'une simulation de défense aérienne, Heron, mon ailier, un vétéran des campagnes eurysiennes, avait exprimé sa perplexité après une manœuvre estalienne particulièrement osée : « Ils volent comme s'ils n'avaient rien à perdre, Kestrel. Ou comme si leur but justifiait toutes les pertes. »
Cette croyance presque religieuse en un "sens de l'Histoire" husakiste, en une victoire inéluctable qui justifiait tous les sacrifices présents, me semblait personnellement dangereuse. Une forme d'exceptionnalisme encore plus prononcée, plus rigide que la nôtre. Nous croyons être un modèle, une expérience unique à défendre et, peut-être, à partager. Eux semblent penser être l'instrument même de la nécessité historique, le fer de lance destiné à briser l'ancien monde par la force et la volonté pure.
Heureusement, au-delà du choc des doctrines et des cultures opérationnelles, des tentatives sincères de fraternité eurent lieu. Nous partagions nos rations – eux s'étonnant de la diversité et de la qualité de nos produits synthétiques et de nos conserves gastronomiques, nous découvrant leurs plats roboratifs, simples mais nourrissants. Nous échangions sur nos familles, nos communes, nos vies d'avant l'uniforme. Dans ces moments, la façade rigide des Estaliens se fissurait parfois, laissant entrevoir des individus complexes, pétris de doutes, de fiertés, d'espoirs similaires aux nôtres. Un jeune mécanicien, Oleg, me confia un soir, à voix basse, après quelques verres d'une eau-de-vie locale redoutable, sa peur de cette militarisation constante, son rêve d'une Estalie plus apaisée, plus proche de l'idéal libertaire originel qu'il lisait dans de vieux pamphlets circulant encore. « Nous construisons un rempart, citoyenne, mais j'ai peur qu'il ne devienne une prison », avait-il murmuré. Peut-être le seul doute de cet ordre que j'ai jamais entendu dans ce pays.
Ces instants étaient précieux, mais rares. L'impression dominante restait celle d'une société sous tension, d'une révolution sous état de siège permanent, interne autant qu'externe. Leur Anarchisme Renouvelé semblait avoir "renouvelé" l'anarchisme en y réintroduisant une dose massive d'autorité étatique et de discipline collective qui nous paraissait, à nous Kah-Tanais, profondément paradoxale, voire dangereuse. Où était la place pour le débat contradictoire, pour l'initiative communale débridée, pour cette saine méfiance envers toute forme de pouvoir centralisé qui est l'essence même de notre Kah ?
Un soir, lors d'une discussion plus ouverte avec le Colonel Volkov, j'osai aborder la question, avec toute la prudence diplomatique dont j'étais capable. Je lui parlais de nos assemblées communales, de la lenteur parfois frustrante mais nécessaire de nos processus de décision par consensus, de l'importance que nous accordions à l'autonomie locale, même lorsqu'elle semblait inefficace aux yeux d'un planificateur central. Il m'écouta attentivement, son visage buriné impassible. Sa réponse fut révélatrice : « Votre modèle est admirable, camarade Commandante. Il correspond peut-être à la maturité de votre Révolution, protégée par des océans et forte de deux siècles d'expérience. Ici, en Eurysie centrale, au cœur de la confrontation avec l'ennemi, nous n'avons pas le luxe de la patience. L'efficacité immédiate, l'unité sans faille, sont les conditions de notre survie. La liberté totale viendra après la victoire totale. Pas avant. »
Après la victoire totale. La formule me fit réfléchir. Soudain la divergence me semblait évidente. Pour nous, la Révolution est le processus de libération continue, la recherche permanente d'une plus grande autonomie, d'une plus grande justice, ici et maintenant. Pour eux, la Révolution semblait être l'outil pour atteindre un état final, une utopie sécurisée, quitte à sacrifier une part de la liberté présente sur l'autel de la victoire future.
Le ronronnement familier des turbines du chasseur Aludra me manquait presque alors que le train cahotait sur des voies qui semblaient avoir connu des jours meilleurs, bien avant la Révolution de Novembre. Le Colonel Volkov, avec une efficacité toujours aussi déconcertante, avait approuvé ma demande de permission sans poser de questions superflues. Dix jours. Dix jours pour tenter de percer l'énigme estalienne au-delà des barrières de la base de Krasnovich, pour voir si le gris métallique du ciel et la tension palpable de l'air militaire imprégnaient également le cœur battant de la société civile.
Mistohir. La capitale fédérale s'étendait sous un ciel bas, un mélange saisissant d'architecture brutaliste héritée des plans quinquennaux passés, de cicatrices encore visibles de la Révolution – façades noircies, impacts de balles pudiquement recouverts – et d'une vitalité nouvelle, presque fiévreuse. Des grues s'activaient, érigeant de nouvelles structures aux lignes épurées, portant les logos de coopératives flambant neuves ou d'entreprises publiques au nom évoquant la puissance retrouvée. Les rues, plus larges et mieux entretenues que celles de Krasnovich, grouillaient d'une foule diverse : ouvriers en bleu de travail marqués du sigle de leur coopérative, étudiants aux cheveux teints et aux vêtements porteurs de slogans radicaux, fonctionnaires aux tenues sobres mais impeccables, et ces familles, si nombreuses, dont les rires d'enfants semblaient un défi lancé à la gravité ambiante.
Je déambulais, simple observatrice kah-tanaise perdue dans ce flot humain, mon uniforme de vol remplacé par une tenue civile discrète, mais dont la coupe trahissait sans doute une origine étrangère. Je m'arrêtai dans un café près de l'université – l'odeur du café torréfié, forte et amère, était universelle, un rare point commun sensoriel. Autour de moi, les conversations fusaient en haut-estalien, ponctuées d'esperanto ou de bribes d'autres langues eurysiennes. Des étudiants débattaient avec passion, non pas de théories abstraites comme on pouvait l'entendre dans les cercles de Lac-Rouge, mais de l'application concrète des directives du Comité de Planification, de l'efficacité des nouvelles lignes de tramway gérées par la commune, de la dernière déclaration du Président Husak sur la nécessité de la vigilance révolutionnaire. La politique ici n'était pas une sphère séparée, c'était l'air qu'on respirait, la trame même du quotidien.
Une jeune femme au regard vif, arborant un pin's de l'AAR (Alliance Anarchiste Révolutionnaire, le parti husakiste dominant), remarqua mon intérêt et m'adressa la parole. « Vous n'êtes pas d'ici, camarade ? » Sa question était directe, sans la méfiance que j'aurais pu attendre. Je lui expliquai ma présence, mon escadrille, ma permission. Son visage s'éclaira. « Ah, les aviateurs du Grand Kah ! Bienvenue ! Alors, que pensez-vous de notre révolution, camarade ? »
La conversation s'engagea, rejointe par ses amis. Ils étaient curieux de notre modèle communaliste, de notre histoire bicentenaire, de notre rapport différent à l'État et à l'autorité. Je leur parlais de l'autogestion, de la démocratie directe, de la primauté de la commune. Ils écoutaient, intéressés, mais une pointe de scepticisme, ou plutôt d'incompréhension pragmatique, perçait souvent. « Mais comment décidez-vous des choses importantes ? La défense ? La planification à grande échelle ? Sans un centre fort, comment résister à l'ennemi ? »
Je réalisai alors plus profondément ce que Volkov avait exprimé. Leur histoire récente – la dictature militaire, la crise économique, la menace constante perçue à leurs frontières – avait forgé une mentalité où la survie collective passait avant l'autonomie individuelle ou communale. L'État fédéral, même critiqué, même débattu, était vu comme le rempart nécessaire, l'organisateur indispensable face à un monde extérieur perçu comme fondamentalement hostile. Leur "Anarchisme Renouvelé" était moins une négation de l'État qu'une tentative de le réorienter, de le soumettre – en théorie du moins – à une volonté populaire exprimée par des mécanismes certes démocratiques, mais encadrés par une forte structure centrale et une idéologie omniprésente.
Je profitai de ma permission pour visiter un musée dédié à la révolution, installé non-loin d’un ancien hôtel particulier exproprié durant la révolution. Les salles retraçaient l'histoire tourmentée de l'Estalie : les siècles de monarchie, les soulèvements paysans écrasés, les luttes intestines de la noblesse, la brève mais brutale dictature de Rudaviak, et enfin, la Révolution de Novembre, héroïque et sanglante. Les expositions mettaient l'accent sur la trahison des élites libérales, la nécessité de l'unité populaire face à l'oppression, le rôle central de l'armée (l'Armée Rouge désormais) comme garante de la Révolution. C'était un récit puissant, cohérent, mais qui laissait peu de place aux nuances, aux complexités, aux voix dissidentes que notre propre histoire kah-tanaise, faite de révolutions multiples et de débats idéologiques constants, avait appris à intégrer, parfois douloureusement.
En sortant, déambulant en ville – je fus frappée par le contraste entre la solennité du mémorial aux martyrs et l'énergie vibrante des jeunes qui s'y rassemblaient, discutant, riant. C'était là, peut-être, que résidait l'essence de l'Estalie actuelle : une nation jeune, traumatisée mais résiliente, portant le poids d'un passé lourd mais tournée avec une détermination farouche vers un avenir qu'elle voulait radicalement différent.
Au fil des jours, mon regard changea. Le gris initial se nuança. Je vis la solidarité palpable dans les quartiers populaires, l'efficacité des services publics récemment réorganisés, la fierté dans les yeux des travailleurs des coopératives industrielles qui me montraient leurs machines flambant neuves. Je vis aussi les files d'attente devant certains magasins, signe des tensions persistantes sur l'approvisionnement, j'entendis les critiques chuchotées contre la bureaucratie du Comité de Planification, je perçus l'inquiétude face à la rhétorique guerrière omniprésente et au rôle croissant du SRR.
Mais surtout, je commençai à comprendre. On ne pouvait juger cette révolution naissante à l'aune de notre propre parcours. Deux siècles nous séparaient. Deux siècles pendant lesquels le Grand Kah avait pu expérimenter, échouer, se réinventer, consolider ses institutions communales, développer sa propre culture politique, relativement à l'abri derrière ses barrières géographiques et sa puissance dissuasive. L'Estalie, elle, avait tout juste deux ans. Deux ans pour renverser une dictature, éviter une guerre civile totale, reconstruire une économie dévastée, définir une nouvelle identité nationale et faire face à un environnement international immédiatement hostile.
Leur centralisation, leur militarisme, leur focalisation sur l'unité et la discipline n'étaient peut-être pas l'expression d'une dérive autoritaire intrinsèque, mais une réponse adaptative, une nécessité dictée par l'urgence, par la fragilité d'une révolution née dans la douleur et cernée par les périls. On ne demande pas à un nourrisson la maturité d'un adulte, ni à une forteresse assiégée l'ouverture d'une cité en paix.
Le dernier soir de ma permission, je partageai un verre avec Ivan, le jeune lieutenant. La conversation fut plus détendue, moins protocolaires. Il me parla de sa famille, de ses doutes quant à l'avenir, de son espoir sincère en un monde plus juste, même s'il ne partageait pas toujours les méthodes. « Nous sommes peut-être différents, camarade Kestrel, » me dit-il en levant son verre. « Nos chemins vers la Révolution divergent. Mais nous regardons dans la même direction : celle d'un monde libéré du capital et de l'oppression. »
Ces mots me plurent. Oui, nos méthodes différaient, nos cultures politiques s'opposaient sur bien des points. Leur révolution était plus dure, plus verticale, plus empreinte de la nécessité brute de survivre et de vaincre. La nôtre était plus sinueuse, plus décentralisée, plus riche des contradictions accumulées au fil du temps. Mais au fond, nous partagions le même ennemi, le même horizon. La nécessité historique, comme disait Heron, nous imposait de faire front commun. L'Estalie et le Grand Kah, deux têtes distinctes d'une hydre révolutionnaire naissante, apprendraient à combattre ensemble. Les différences s'estomperaient face à l'urgence de la lutte, les expériences s'enrichiraient mutuellement. La maturité viendrait avec le temps, pour eux comme pour nous dans cette nouvelle ère de confrontation globale. L'essentiel était là : la Roue tournait, creusait son sillon et nous progressions dans son tracé. Optimiste, malgré le ciel toujours gris au-dessus de Mistohir, je savais que notre alliance vaincrait. Du moins, c'était le sens de l'Histoire.