
- Le génocide d'Estham, ouais. C'est terrifiant.
- Que fait le gouvernement ? C'est pas notre rôle de purger ces enfoirés normalement ?
- Je sais pas ce qu'ils foutent."
Sidération, horreur, torture, langueur, anéantissement. Il n'y avait pas de mots pour décrire ce qui s'était passé outre-mer. Une ville de plusieurs millions d'habitants, Estham, avait été éviscérée de la carte par une des attaques balistiques les plus puissantes de l'Histoire humaine, tuant en l'espace de quelques heures plus de deux millions de personnes innocentes. Un crime. Non...pire que ça...une atrocité, un sacrilège à la vie humaine elle-même, le summum de l'horreur moderne, la preuve irréfutable que l'Homme est capable de façonner des armes toujours pus efficaces pour tuer ses semblables dans une forme de dépravation glauque et obscène qui ferait glousser le plus aguerri des tueurs en série ou le plus discipliné des soldats. Carnavale n'avait pas juste abandonné sa boussole morale, Carnavale avait plutôt décidé de nier par décret le droit de vivre de millions d'individus pour un bénéfice nul. Il n'y avait pas de cause à défendre derrière tous ces morts, il n'y avait aucune volonté idéologique, politique ou même religieuse qui justifiait un tel génocide, les grandes familles carnavalaises ne proposaient aucun avenir à l'Humanité si ce n'est l'esclavage pur et simple, l'aliénation ultime, la dépravation divinisée d'une oligarchie qui n'avait d'humains que le nom. De véritables monstres lucifériens qui avaient décidés d'abandonner leur humanité, non pas pour une cause plus grande, mais seulement pour répondre à leurs instincts les plus bas, les plus primitifs. La haine, le désir malsain et masochiste de faire du mal à autrui, le sentiment de domination sur les plus faibles.
L'horreur s'exporta à l'international comme une traînée de poudre et le public estalien ne fut en aucun cas épargné par la vision horrifique de ce qu'était devenu Estham. Les premières images de la capitale nordiste, autrefois reluisante, avaient choqués toute l'Estalie, indépendamment des camps politiques et des factions. Des silhouettes calcinées sur les quais de la gare centrale de la ville, des enfants figés dans l'instant par la pluie chimique, agonisant au sol. La peau de ces enfants nordistes avait fondue sur les os comme de la cire sur une poupée de chiffon, les yeux grands ouverts, vides, implorant un secours qui n'est jamais venu. Le sol de l'ancienne capitale était maculé de liquides corporels bouillis par moments, de viscères éclatés, de lambeaux de chair qui fumaient encore dans un air acide. Plus loin, dans les couloirs du métro d'Estham, les secours filmaient en silence des amas de corps fusionnés par la chaleur écrasante des explosions et des incendies ravageurs qui ont émergés dans toute la ville après les frappes, de véritables millefeuilles humains où l'on distinguait à peine les visages tordus dans des rictus de douleur extrême, les mains agrippées aux parois métalliques comme si elles avaient tenté de s'arracher au néant lui-même. Certains cadavres avaient perdu toute forme humaine, réduis à des silhouettes molles et détrempées, des sacs de peau déchirés par les gaz et la pression, collés contre les murs comme des fresques façonnées par la Faucheuse elle-même. L'air était contaminé, il ne restait rien de vivant, rien de digne, rien d'humain. Juste une ville vidée de son âme, éventrée comme un animal sacrifié par une main sadique ; la main luciférienne de Carnavale.
Dans les rues estaliennes, la réaction ne se fit pas attendre. D'abord, le silence. Un silence inhumain, saturé d'incompréhension, comme si l'air lui-même refusait de vibrer après l'annonce. Les écrans publics de Mistohir diffusaient en boucle les premières images d'Estham et attiraient des foules muettes, collées les unes aux autres, l'œil rivé à ces visions dystopiques de fin du monde. Certains s'étaient évanouis, d'autres hurlaient d'un cri de terreur qui tranchait l'atmosphère comme un coup de hache. La sidération avait marqué les esprits. Une sidération qui avait infecté l'esprit estalien dans une direction inattendue : la haine. La faute à Carnavale, la faute aux financiers, la faute à cette amas luciférien dépravé et décadent qui n'avait aucun autre objectif que d'éradiquer ce qui avait de plus beau et pur sur Terre : la vie. La vie humaine en l'occurrence. Ce que venait de faire les Carnavalais n'était pas une simple attaque envers l'Empire du Nord, encore moins envers l'OND, c'était une déclaration de guerre envers le genre humain à part entière. Il n'y avait aucune idéologie chez Carnavale qui méritait d'être défendue, les Carnavalais tuaient pour le plaisir, tels des prédateurs, pour assouvir leurs instincts dans une ultime catharsis, un déchaînement de violence d'ampleur biblique qui ne s'arrêterait le jour où l'Humanité acceptera de succomber et de laisser place au règne de Molok, sacrifiant tout ce qu'ils ont d'humain pour l'appât du gain, du pouvoir.

Pourtant, c'était le silence dans les institutions. Les rues estaliennes bouillonnaient comme elles n'avaient bouillonnées depuis la Révolution, jamais les foules n'avaient étés aussi haineuses envers un ennemi spécifique et ce mouvement était surprenamment très consensuel. Anarchistes, husakistes, communalistes ou simples eurycommunistes avaient tous vus les mêmes images et en avaient déduits la même conclusion : Carnavale doit disparaître à son tour, pour le bien de l'espèce humaine. Jamais le peuple estalien n'avait autant souhaité la guerre qu'à ce moment précis et pourtant, la Fédération était silencieuse. La Commission aux Relations Extérieures n'avait convoqué aucune conférence de presse, aucune annonce ; le Congrès International des Travailleurs n'avait pas délibéré au sujet de Carnavale et le Président de la Fédération laissait lettre morte à toutes les questions en lien avec Carnavale. D'où provenait ce silence ? Ce pouvoir libertaire, qui avait passé plus de trois ans à répéter sous toutes ses formes un discours belliciste, agressif, militariste au possible, prônant la voie armée et la lutte contre l'oppression, qui avait passé toutes ces années à convaincre le peuple estalien que le seul moyen de préserver la Révolution était de se battre, voilà que ce même pouvoir avait décidé de fermer les yeux au moment le plus fatidique. Pourquoi ? Même le Grand Kah avait réagi, malgré son silence initial, à l'ignominie dont avait fait preuve Carnavale à Estham. Etait-ce une volonté du gouvernement ? Avaient-ils étés contraints au silence ? C'était peu probable aux yeux de la population : comment leur gouvernement, si transparent d'habitude, avait décidé de devenir soudainement aussi opaque qu'une salle insonorisée sur la question carnavalaise ? Quelque chose clochait.
Husak releva la tête. Dans la petite salle où il se situait, la Commissaire aux Relations Extérieures; Kristianya Volkiava, lui faisait face. Son visage présentait le même état de sidération que la plupart des gens que Husak avait pu apercevoir dans la rue. Tous attendaient la même chose. Husak pensait sincèrement que Volkiava agirait autrement, elle qui était si pragmatique dans sa façon d'analyser la situation géopolitique, ce n'est pas pour rien que l'actuelle Commissaire était particulièrement populaire. Mais en privé, il arrivait parfois que ce masque professionnel s'effondre pour laisser place à l'émotivité. Argh, non, Husak ne devait pas céder. C'était ce qui avait de bon à faire. Husak regarda un instant Volkiava puis se tourna vers un autre homme dans la salle : mince, plutôt maigre, de nature discrète et pourtant, c'était cet homme qui représentait ce qui avait de plus puissant en Estalie. Le SRR écoutait à travers les oreilles de cet homme.
- Camarade président, c'est absurde ! Comment pouvez-vous fermer les yeux sur ce massacre ?!
- Je ne ferme pas les yeux. Ceci dit, nous avons plus important à faire que de condamner Carnavale pour ses actes.
- Comment ça, plus important ?! Qu'est qui peut être plus important que de s'ériger en rempart contre ces monstres ?! Nous devons riposter, nous aussi !
- Vous débloquez, camarade commissaire. Avec quoi vous voulez combattre Carnavale ? Et puis même, quand bien même je déciderais d'intervenir, croyez-vous que nous avons les moyens de faire autre chose que jacasser ?!
- Bien sûr ! Demandez à l'Armée de l'Air Rouge de frapper Carnavale ! Je suis sûr que le Commissaire à la Guerre sera d'acc-
- J'en ai déjà discuté avec l'état-major. Ils sont catégoriques : c'est trop risqué.
- Alors quoi, vous allez rien dire sous prétexte que nous sommes impuissants ?
- Ce n'est pas ce que j'ai dis.
- Alors qu'est que vous attendez, nom d'un chien ?!"
Volkiava frappa du poing sur le bureau du Président, elle était devenue visiblement furieuse et Husak comprenait pourquoi. Elle se laissait submerger par ses émotions. Il comprenait, d'une certaine manière et ne pouvait pas lui en vouloir d'être vulgaire à cette occasion. Mais le Président ne pouvait se permettre cela, il devait rester non seulement stoïque mais de surcroît garder son calme malgré la furie qui lui faisait face. L'Histoire lui pardonnera peut-être, n'est-ce pas ? Pas vrai ?
- Au diable cela ! Ce n'est pas un concours de rhétorique, on parle de vies humaines là !
- Laissez-moi expliquer. Actuellement, le SRR mène des opérations dans certains pays de l'OND. Je ne peux vous dire lesquels. Si nous menons une condamnation des Carnavalais, cela donnera un signe à nos agents et à nos contacts dans les pays onédiens de s'unir contre la menace carnavalaise. Or, ce n'est pas le but. Vous le savez comme moi, l'OND est une organisation ennemie. Bien sûr, ni eux ni nous ne portons un discours d'antagonisme viscéral mais en coulisses, tout le monde sait. Ils savent que nous ne faisons qu'attendre notre heure, que nous attendons le bon moment et que nous ne négocions que pour temporiser. L'OND est un ennemi, au même titre que Carnavale est notre ennemi, et je ne fais aucune hiérarchie parmi mes adversaires, tous méritent la disparition.
- On ne parle pas de s'allier à l'OND non plus, je vous demande seulement de condamner leurs actions ! Pourquoi vous vous obstinez ?!
- Car cela risquerait de compromettre les opérations du SRR. Le timing n'est pas bon, camarade Commissaire."
Le visage de la Commissaire fut épris de stupeur. Husak sentait que sa colère avait redescendu : peut-être a-t-elle interprété cela comme une possible condamnation dans le futur ? Peut-être. C'est un gage que Husak n'est pas sûr de pouvoir tenir. La Commissaire soupira d'exaspération, elle se tourna vers l'agent du SRR derrière elle, son visage désormais marqué par une colère froide :
Dit-elle avant de sortir de la salle et de claquer la porte derrière elle. L'agent du SRR soupira à son tour, probablement soulagé que la furie de Volkiava soit passée et que l'ambiance s'était maintenant calmée. Néanmoins, l'air restait lourd ; l'agent du SRR le sentait lui-même, le Président n'avait pas accepté les demandes du SRR parce qu'il est dans leur camp, uniquement par réalisme politique. L'auteur du Manifeste de l'Anarchisme Renouvelé avait toujours été fougueux, profondément incisif et honnête quand il s'agissait de dire tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. Alors si Husak avait décidé de jouer de son poids politique pour forcer le gouvernement fédéral à ne rien dire sur Estham, ce n'était pas par adhésion au machiavélisme froid du SRR mais par réalisme.
- Je n'en suis pas sûr de ça. Je suppose que ça arrange vos affaires.
- Je sais que nous avons une réputation...particulière. Mais je vous assure, camarade Président, que nous faisons ce qu'il faut pour la Révolution, pour la Fédération ou pour nos camarades étrangers. Nous ne vous décevrons pas.
- Pourquoi ne pas faire une déclaration similaire au Grand Kah ?
- Car les Kah-tanais n'ont probablement pas les mêmes objectifs que nous et n'ont probablement pas des opérations actuellement sur le feu qui nécessiteraient le silence. Nous appuyer sur leur réaction n'est pas judicieux ; si l'Estalie condamne Carnavale, elle favorisera implicitement l'establishment onédien dans les pays de l'OND et défavorisera au contraire nos propres proxys locaux. Les pouvoirs actuels vont profiter de la crise pour rallier l'opinion publique, comme rempart anti-carnavalais. C'est un bras de fer, ni plus ni moins. Il faut profiter de cette occasion unique pour faire avancer nos pions.
- Pourquoi...vous souriez ?"
L'agent du SRR écarquilla les yeux. Il avait été surpris en train de sourire.
- Je me suis mal exprimé, camarade Président.
- Quittez cette salle avant que je vous tabasse moi-même."