07/02/2018
11:37:09
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[RP interne] Activités intérieures d'Estalie - Page 2

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La tristesse souriante :

Je me pensais fou mais j'étais en vérité lucide. La véritable folie était ailleurs, chez les Lucifériens et les sacrifiés de Molok.




"Vous avez entendu ce qui s'est passé en Aleucie ?
- Le génocide d'Estham, ouais. C'est terrifiant.
- Que fait le gouvernement ? C'est pas notre rôle de purger ces enfoirés normalement ?
- Je sais pas ce qu'ils foutent.
"

Sidération, horreur, torture, langueur, anéantissement. Il n'y avait pas de mots pour décrire ce qui s'était passé outre-mer. Une ville de plusieurs millions d'habitants, Estham, avait été éviscérée de la carte par une des attaques balistiques les plus puissantes de l'Histoire humaine, tuant en l'espace de quelques heures plus de deux millions de personnes innocentes. Un crime. Non...pire que ça...une atrocité, un sacrilège à la vie humaine elle-même, le summum de l'horreur moderne, la preuve irréfutable que l'Homme est capable de façonner des armes toujours pus efficaces pour tuer ses semblables dans une forme de dépravation glauque et obscène qui ferait glousser le plus aguerri des tueurs en série ou le plus discipliné des soldats. Carnavale n'avait pas juste abandonné sa boussole morale, Carnavale avait plutôt décidé de nier par décret le droit de vivre de millions d'individus pour un bénéfice nul. Il n'y avait pas de cause à défendre derrière tous ces morts, il n'y avait aucune volonté idéologique, politique ou même religieuse qui justifiait un tel génocide, les grandes familles carnavalaises ne proposaient aucun avenir à l'Humanité si ce n'est l'esclavage pur et simple, l'aliénation ultime, la dépravation divinisée d'une oligarchie qui n'avait d'humains que le nom. De véritables monstres lucifériens qui avaient décidés d'abandonner leur humanité, non pas pour une cause plus grande, mais seulement pour répondre à leurs instincts les plus bas, les plus primitifs. La haine, le désir malsain et masochiste de faire du mal à autrui, le sentiment de domination sur les plus faibles.

L'horreur s'exporta à l'international comme une traînée de poudre et le public estalien ne fut en aucun cas épargné par la vision horrifique de ce qu'était devenu Estham. Les premières images de la capitale nordiste, autrefois reluisante, avaient choqués toute l'Estalie, indépendamment des camps politiques et des factions. Des silhouettes calcinées sur les quais de la gare centrale de la ville, des enfants figés dans l'instant par la pluie chimique, agonisant au sol. La peau de ces enfants nordistes avait fondue sur les os comme de la cire sur une poupée de chiffon, les yeux grands ouverts, vides, implorant un secours qui n'est jamais venu. Le sol de l'ancienne capitale était maculé de liquides corporels bouillis par moments, de viscères éclatés, de lambeaux de chair qui fumaient encore dans un air acide. Plus loin, dans les couloirs du métro d'Estham, les secours filmaient en silence des amas de corps fusionnés par la chaleur écrasante des explosions et des incendies ravageurs qui ont émergés dans toute la ville après les frappes, de véritables millefeuilles humains où l'on distinguait à peine les visages tordus dans des rictus de douleur extrême, les mains agrippées aux parois métalliques comme si elles avaient tenté de s'arracher au néant lui-même. Certains cadavres avaient perdu toute forme humaine, réduis à des silhouettes molles et détrempées, des sacs de peau déchirés par les gaz et la pression, collés contre les murs comme des fresques façonnées par la Faucheuse elle-même. L'air était contaminé, il ne restait rien de vivant, rien de digne, rien d'humain. Juste une ville vidée de son âme, éventrée comme un animal sacrifié par une main sadique ; la main luciférienne de Carnavale.

Dans les rues estaliennes, la réaction ne se fit pas attendre. D'abord, le silence. Un silence inhumain, saturé d'incompréhension, comme si l'air lui-même refusait de vibrer après l'annonce. Les écrans publics de Mistohir diffusaient en boucle les premières images d'Estham et attiraient des foules muettes, collées les unes aux autres, l'œil rivé à ces visions dystopiques de fin du monde. Certains s'étaient évanouis, d'autres hurlaient d'un cri de terreur qui tranchait l'atmosphère comme un coup de hache. La sidération avait marqué les esprits. Une sidération qui avait infecté l'esprit estalien dans une direction inattendue : la haine. La faute à Carnavale, la faute aux financiers, la faute à cette amas luciférien dépravé et décadent qui n'avait aucun autre objectif que d'éradiquer ce qui avait de plus beau et pur sur Terre : la vie. La vie humaine en l'occurrence. Ce que venait de faire les Carnavalais n'était pas une simple attaque envers l'Empire du Nord, encore moins envers l'OND, c'était une déclaration de guerre envers le genre humain à part entière. Il n'y avait aucune idéologie chez Carnavale qui méritait d'être défendue, les Carnavalais tuaient pour le plaisir, tels des prédateurs, pour assouvir leurs instincts dans une ultime catharsis, un déchaînement de violence d'ampleur biblique qui ne s'arrêterait le jour où l'Humanité acceptera de succomber et de laisser place au règne de Molok, sacrifiant tout ce qu'ils ont d'humain pour l'appât du gain, du pouvoir.


Enfer et Damnation. Et pourtant, aucune Condamnation. Dieu ne nous aime pas.

Pourtant, c'était le silence dans les institutions. Les rues estaliennes bouillonnaient comme elles n'avaient bouillonnées depuis la Révolution, jamais les foules n'avaient étés aussi haineuses envers un ennemi spécifique et ce mouvement était surprenamment très consensuel. Anarchistes, husakistes, communalistes ou simples eurycommunistes avaient tous vus les mêmes images et en avaient déduits la même conclusion : Carnavale doit disparaître à son tour, pour le bien de l'espèce humaine. Jamais le peuple estalien n'avait autant souhaité la guerre qu'à ce moment précis et pourtant, la Fédération était silencieuse. La Commission aux Relations Extérieures n'avait convoqué aucune conférence de presse, aucune annonce ; le Congrès International des Travailleurs n'avait pas délibéré au sujet de Carnavale et le Président de la Fédération laissait lettre morte à toutes les questions en lien avec Carnavale. D'où provenait ce silence ? Ce pouvoir libertaire, qui avait passé plus de trois ans à répéter sous toutes ses formes un discours belliciste, agressif, militariste au possible, prônant la voie armée et la lutte contre l'oppression, qui avait passé toutes ces années à convaincre le peuple estalien que le seul moyen de préserver la Révolution était de se battre, voilà que ce même pouvoir avait décidé de fermer les yeux au moment le plus fatidique. Pourquoi ? Même le Grand Kah avait réagi, malgré son silence initial, à l'ignominie dont avait fait preuve Carnavale à Estham. Etait-ce une volonté du gouvernement ? Avaient-ils étés contraints au silence ? C'était peu probable aux yeux de la population : comment leur gouvernement, si transparent d'habitude, avait décidé de devenir soudainement aussi opaque qu'une salle insonorisée sur la question carnavalaise ? Quelque chose clochait.

"Camarade Président, vous faites foncièrement erreur."
Husak releva la tête. Dans la petite salle où il se situait, la Commissaire aux Relations Extérieures; Kristianya Volkiava, lui faisait face. Son visage présentait le même état de sidération que la plupart des gens que Husak avait pu apercevoir dans la rue. Tous attendaient la même chose. Husak pensait sincèrement que Volkiava agirait autrement, elle qui était si pragmatique dans sa façon d'analyser la situation géopolitique, ce n'est pas pour rien que l'actuelle Commissaire était particulièrement populaire. Mais en privé, il arrivait parfois que ce masque professionnel s'effondre pour laisser place à l'émotivité. Argh, non, Husak ne devait pas céder. C'était ce qui avait de bon à faire. Husak regarda un instant Volkiava puis se tourna vers un autre homme dans la salle : mince, plutôt maigre, de nature discrète et pourtant, c'était cet homme qui représentait ce qui avait de plus puissant en Estalie. Le SRR écoutait à travers les oreilles de cet homme.

"J'ai pris ma décision, Volkiava.
- Camarade président, c'est absurde ! Comment pouvez-vous fermer les yeux sur ce massacre ?!
- Je ne ferme pas les yeux. Ceci dit, nous avons plus important à faire que de condamner Carnavale pour ses actes.
- Comment ça, plus important ?! Qu'est qui peut être plus important que de s'ériger en rempart contre ces monstres ?! Nous devons riposter, nous aussi !
- Vous débloquez, camarade commissaire. Avec quoi vous voulez combattre Carnavale ? Et puis même, quand bien même je déciderais d'intervenir, croyez-vous que nous avons les moyens de faire autre chose que jacasser ?!
- Bien sûr ! Demandez à l'Armée de l'Air Rouge de frapper Carnavale ! Je suis sûr que le Commissaire à la Guerre sera d'acc-
- J'en ai déjà discuté avec l'état-major. Ils sont catégoriques : c'est trop risqué.
- Alors quoi, vous allez rien dire sous prétexte que nous sommes impuissants ?
- Ce n'est pas ce que j'ai dis.
- Alors qu'est que vous attendez, nom d'un chien ?!
"

Volkiava frappa du poing sur le bureau du Président, elle était devenue visiblement furieuse et Husak comprenait pourquoi. Elle se laissait submerger par ses émotions. Il comprenait, d'une certaine manière et ne pouvait pas lui en vouloir d'être vulgaire à cette occasion. Mais le Président ne pouvait se permettre cela, il devait rester non seulement stoïque mais de surcroît garder son calme malgré la furie qui lui faisait face. L'Histoire lui pardonnera peut-être, n'est-ce pas ? Pas vrai ?

"Calmez-vous, Volkiava. A l'heure actuelle, il n'est pas bon de condamner Carnavale pour la simple et bonne raison qu'elle irait dans le sens de l'OND.
- Au diable cela ! Ce n'est pas un concours de rhétorique, on parle de vies humaines là !
- Laissez-moi expliquer. Actuellement, le SRR mène des opérations dans certains pays de l'OND. Je ne peux vous dire lesquels. Si nous menons une condamnation des Carnavalais, cela donnera un signe à nos agents et à nos contacts dans les pays onédiens de s'unir contre la menace carnavalaise. Or, ce n'est pas le but. Vous le savez comme moi, l'OND est une organisation ennemie. Bien sûr, ni eux ni nous ne portons un discours d'antagonisme viscéral mais en coulisses, tout le monde sait. Ils savent que nous ne faisons qu'attendre notre heure, que nous attendons le bon moment et que nous ne négocions que pour temporiser. L'OND est un ennemi, au même titre que Carnavale est notre ennemi, et je ne fais aucune hiérarchie parmi mes adversaires, tous méritent la disparition.
- On ne parle pas de s'allier à l'OND non plus, je vous demande seulement de condamner leurs actions ! Pourquoi vous vous obstinez ?!
- Car cela risquerait de compromettre les opérations du SRR. Le timing n'est pas bon, camarade Commissaire.
"

Le visage de la Commissaire fut épris de stupeur. Husak sentait que sa colère avait redescendu : peut-être a-t-elle interprété cela comme une possible condamnation dans le futur ? Peut-être. C'est un gage que Husak n'est pas sûr de pouvoir tenir. La Commissaire soupira d'exaspération, elle se tourna vers l'agent du SRR derrière elle, son visage désormais marqué par une colère froide :

"Vous n'êtes qu'une bande de parasites sadiques. J'espère pour vous que vous en avez conscience."
Dit-elle avant de sortir de la salle et de claquer la porte derrière elle. L'agent du SRR soupira à son tour, probablement soulagé que la furie de Volkiava soit passée et que l'ambiance s'était maintenant calmée. Néanmoins, l'air restait lourd ; l'agent du SRR le sentait lui-même, le Président n'avait pas accepté les demandes du SRR parce qu'il est dans leur camp, uniquement par réalisme politique. L'auteur du Manifeste de l'Anarchisme Renouvelé avait toujours été fougueux, profondément incisif et honnête quand il s'agissait de dire tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. Alors si Husak avait décidé de jouer de son poids politique pour forcer le gouvernement fédéral à ne rien dire sur Estham, ce n'était pas par adhésion au machiavélisme froid du SRR mais par réalisme.

"Vous avez pris la bonne décision, camarade Président.
- Je n'en suis pas sûr de ça. Je suppose que ça arrange vos affaires.
- Je sais que nous avons une réputation...particulière. Mais je vous assure, camarade Président, que nous faisons ce qu'il faut pour la Révolution, pour la Fédération ou pour nos camarades étrangers. Nous ne vous décevrons pas.
- Pourquoi ne pas faire une déclaration similaire au Grand Kah ?
- Car les Kah-tanais n'ont probablement pas les mêmes objectifs que nous et n'ont probablement pas des opérations actuellement sur le feu qui nécessiteraient le silence. Nous appuyer sur leur réaction n'est pas judicieux ; si l'Estalie condamne Carnavale, elle favorisera implicitement l'establishment onédien dans les pays de l'OND et défavorisera au contraire nos propres proxys locaux. Les pouvoirs actuels vont profiter de la crise pour rallier l'opinion publique, comme rempart anti-carnavalais. C'est un bras de fer, ni plus ni moins. Il faut profiter de cette occasion unique pour faire avancer nos pions.
- Pourquoi...vous souriez ?
"

L'agent du SRR écarquilla les yeux. Il avait été surpris en train de sourire.

"Pour vous, si j'ai bien compris...la mort de tous ces gens, ce n'est qu'une..."occasion unique" ? C'est bien cela ?
- Je me suis mal exprimé, camarade Président.
- Quittez cette salle avant que je vous tabasse moi-même.
"
14003
Animal-roi du désastre :

La Bête parmi les Hommes.




Il était une fois Carnavale. Une cité singulière, s'il en est, de part le vice total dont elle est la porte-étendard. La corruption de Carnavale n'a rien de nouveau, elle n'est que l'extrapolation de tous les vices auxquels l’Homme a pu succomber qu'importe l’époque, la culture ou le peuple. Quiconque est dégoûtée par Carnavale reconnaît au fond la part corruptrice que l’Homme cache au fond de lui-même, cette tentation irrésistible que celui-ci possède pour les actes les plus immoraux qui soient mais dont la plus grande partie de la population est inhibée, pour son propre bien, à travers les limites imposées par la vie commune en société. C'est l'obligation pour les hommes de coexister et d'imposer des normes morales qui protègent en partie l'humanité de tomber dans le vice complet et pour cela, les hommes sont très doués pour justifier sous plusieurs formes différentes la limite morale imposée aux individus : la religion, la tradition, la culture, la nation, la philosophie. L’Homme a en vérité en horreur l'état de nature vers lequel il tend lorsqu'il est isolé ; pourtant, il crie à qui veut l'entendre qu'il veut être libre, qu'il souhaite la liberté plus que tout mais dans le même temps, il serait incapable de consentir cette liberté aux autres sur sa propre personne. Est-ce de l'égoïsme ? Un désir de domination mal assumé ? Ou un simple fantasme peut-être ? Les philosophes vous donneront beaucoup de réponses à cela, vous n'avez que l'embarras du choix. La liberté existe-t-elle ? Suis-je vraiment libre de mes décisions ? Suis-je condamné à une forme d'individualisme mal placé ? Ou au contraire, suis-je un animal politique comme le disait Aristote ? Chacun se fera son avis sur la question. La seule vérité est qu'au-delà de l'existence hypothétique d'une forme de liberté quelconque, l’Homme confond liberté et impunité. C'est d'autant plus vrai dans le monde moderne car la chute des structures traditionnelles telle que l’Église, la monarchie ou les communautés locales confronte l'individu à l'angoisse de se déterminer seul et cette angoisse, expérience métaphysique de part les possibilités qu'offre la liberté, lui est si insupportable que beaucoup préfèrent fuir la liberté en désespoir de cause, préférant se soumettre à des idéologies, une autorité quelconque ou à des conformismes sociaux. L’on confond alors trop souvent liberté négative (liberté vis-à-vis d'une autorité) qui a été remporter par l'homme moderne avec la liberté positive (celle d'être soi-même, de se réaliser) que notre époque ne sait ni construire, ni même visualiser de manière concrète en dehors de la logique marchande que nous offre le modèle libéral. Pour échapper à ce vide, l'individu se réfugie alors dans trois mécanismes récurrents : l'autoritarisme, la destructivité et la conformité automatique. Les Carnavalais sont des êtres libres dans le sens le plus extrême du terme : pas de Dieu, pas de loi, pas de morale ; mais paradoxalement, ils ont également fui la liberté véritable par leur abandon au vice, au plaisir et à l'anonymat des foules. Leur rejet de toute norme n'est pas un acte de puissance mais de terreur devant la véritable autonomie offerte par la liberté. Ils ne veulent pas choisir, ils veulent jouir et s'ils se perdent, c'est parce qu'ils n'ont jamais souhaité se posséder eux-mêmes. Comme le disait finalement Fromm, l’Homme préféré se détruire plutôt que d'assumer sa liberté. C'est le premier drame de Carnavale, avant toute chose.

Thomas d’Aquin disait que l'homme est naturellement social. Mais si cette sociabilité se retournait comme l'esprit collectif humain ? C'est tout le propre de Carnavale : la sociabilité de l’Homme a été renversée à contre-sens, dévoyée à des fins macabres. En somme, Carnavale a renversé le Contrat Social, la ville a réussi à créer une communauté qui ne base pas son fonctionnement sur l'entraide mais sur la complicité criminelle. Et cette société trouve ses racines très concrètement si on analyse l'histoire carnavalaise. Ce fut d'abord dans le pur péché de l'avarice que provoque la marchandisation totale d'une société vouée à pousser le capitalisme jusqu'à sa logique la plus brute et la plus sauvage qui soit, puis progressivement dans un objectif de délivrance gnostique, une sorte d'idéal commun des Carnavalais tournant à la fascination autour de la mort, du sens qu'elle apporte aux vies humaines et surtout du plaisir que la mort elle-même peut procurer car lorsque vous avez tout essayé, que vous avez succombé à tous les plaisirs de la vie terrestre, la mort figure comme ultime expérience. Lorsque vous n'avez aucune certitude que le paradis céleste existe, la mort devient la seule expérience tangible qui puisse apporter un peu de plaisir. Or, le caractère irréversible de la mort, au-delà de provoquer une peur naturelle issue de notre instinct primitif, poussa les Carnavalais à admirer la mort chez ceux dont ce n'était pas le souhait. Le désespoir dans les yeux des citoyens d’Estham, l'aliénation ultime des femmes de Kabalie tenant leur progéniture liquéfiée par le gaz dans leurs bras ; ce sont des images qui ne font pas seulement office de spectacle mais comme d'un prémisse, d'une révélation pour les Carnavalais, comme une projection de soi envers les populations massacrées : "J'aimerais être à leur place.". Ces gens ne font que projeter leurs propres souhaits autodestructeurs sur autrui pour pouvoir admirer le spectacle de ce salut inversé qu'ils recherchent tant dans la contemplation de la souffrance humaine. C'est l'expérience ultime à laquelle ils ne peuvent accéder, bien trop attachés à préserver leur état d'euphorie complète, donc ils préfèrent la voler aux peuples qui ne partagent pas cette vision, d'où la recherche permanente de cibler les populations civiles des pays étrangers.

Mais attendez…Carnavale, c'est nous en fait, non ?

Pourquoi je vois mon propre reflet dans cet espace de débauche ?

Carnavale n'est pas née ex nihilo, c'est une ville qui est l'aboutissement d'un processus bien réel, celui de la généralisation de la logique marchande à tous les domaines de l'existence humaine, y compris les domaines de la pensée qui est, en temps normal, libres de toute contrainte matérielle. Cela rejoint les thèses marxistes initiales, bien sûr, les marxistes pointaient déjà au XIXe siècle que le capitalisme avait pour finalité de tout transformer en marchandise, y compris le travail humain, le temps, les relations et Mère Nature elle-même s'il le fallait. C'est l'aliénation la plus fondamentale, la plus aboutie de l’Histoire. Sauf que là où les nations libérales onédiennes cherchent à modérer cette aliénation en la rendant acceptable à des populations encore attachées à la maîtrise de leurs propres forces, Carnavale le fait sans aucun détour, elle assume son aliénation complète, elle assume chercher dans la perte de sa maîtrise de soi une forme de liberté sado-masochiste où ressentir est la seule variable qui compte aux yeux d’un individu dont les capteurs sensoriels sont sévèrement sevrés par l’hédonisme enivrant de la ville dans laquelle les habitants de ce pays vivent ainsi que par la colonisation massive du sensible en lien avec l’extension terminale de la logique marchande à la perception elle-même. La logique capitaliste atteint le bout du bout ; le mal, le crime, la mort deviennent des objets de consommation parmi tant d’autres. La valeur d’échange a remplacé toute autre forme de valeur traditionnelle ou morale, même l’atrocité a un prix, la souffrance est cotée et le vice est sponsorisé. On peut effectivement considérer de manière assez simpliste que la première cause de tout cela réside dans le pouvoir corrupteur de l’argent : Georg Simmel disait que l’argent dépersonnalise les relations humaines et homogénéiseait les valeurs en quantifiant absolument tout, en comparant absolument tout avec une seule et même valeur monétaire, effaçant la singularité de ces dites valeurs qui explique leur caractère unique et inviolable par moments pour le commun des mortels. Carnavale est au fond cette représentation d’une ville où l’argent est devenu en premier lieu un Dieu ; or, il est absurde, même pour l’esprit carnavalais, d’aduler de manière directe l’argent qui n’est plus alors un idéal porteur mais un simple cadavre que l’on agite, une religion du fétiche et cette non-croyance envers l’argent malgré tous les efforts des Carnavalais de mettre cet outil au centre de leur système de croyances dispose d’une raison très simple : Carnavale nage dans le pur cynisme post-idéologique caractéristique du XXIe siècle. La corruption de cette ville n’a jamais résidé profondément dans le mensonge comme on pouvait y croire, les Carnavalais ne faisaient pas que se mentir à eux-mêmes car pour se mentir à soi-même, encore faut-il croire en quelque chose. Or, c’est exactement l’inverse de Carnavale : cette ville ne croit en rien, la population fait semblant de croire, souvent par confort, ironie ou cynisme. Ce cynisme moderne, que Peter Sloterdijk avait tendance à nommer comme une forme de conscience faussement éclairée, ne rend pas les gens crédules ou dupes pour autant. Ils savent que leur société est monstrueuse mais ils préfèrent s’en amuser et s’en nourrir plutôt que d’avoir à remettre en question le système carnavalais, à se révolter contre lui ou même à le fuir purement et simplement ; c’est l’ultime expérience du conformisme social, l’art de faire adopter un schéma de pensée spécifique à des dizaines de millions d’individus alors que celui-ci est manifestement malsain et ne vise que l’autodestruction de l'Être. C’est en somme une bonne représentation de l’époque post-idéologique que laissait déjà entendre Zizek, la forme idéologique ultra-capitaliste qu’a pris Carnavale a été elle-même vidée de sa substance idéologique pour ne devenir qu’une coquille vide, un prétexte pour maintenir les rapports de domination à l’intérieur de la cité. Carnavale a abandonné cette honte prométhéenne qui infecte l’Homme depuis le début de la révolution industrielle, elle nie le décalage entre ce que nous sommes capables de faire technologiquement et ce que nous pouvons penser moralement pour ne laisser derrière qu’un désir génocidaire assumé afin d’assouvir un hédonisme de masse adulé, extrapolé et présenté comme un modèle de société tangible parmi tant d’autres, où la thanatopolitique de Foucault devient un modèle de société avec une mort présentée sur l’autel de la plus grandes des libertés humaines et comme un centre de plaisir pour le monde vivant. Le gaz qui s’abattit sur la Kabalie et Estham n’était pas une arme aux yeux des Carnavalais mais un orgasme collectif, une communion dans la ruine. Cherchant à titiller dans le désir humain l’interdit, la violence et la mort, Carnavale pousse le désir à la transgression extrême avec la mort pour ultime frontière, faute d’avoir autre chose dont on peut effectivement jouir.

Il ne faut cependant pas se tromper. Carnavale est un miroir, déformant juste assez la réalité pour qu'on ait la tentation au fond de nous de dire "non, ce n'est pas moi" mais Carnavale est indubitablement fidèle dans la structure, les désirs et les renoncements de l'Homme et des plus profondes abysses de son âme, cette ville ne fait que nous tendre une image extrême de ce que nous devenons quand nous cessons de croire. Quand on cesse d'aimer, de penser, de résister ; on devient Carnavalais et cette part de débauche et de cynisme extrême est dans le coeur des Hommes, bien avant l'époque moderne. Carnavale n'est pas un autre monde ; c'est le nôtre, poussé à son incandescence logique, à sa combustion lente, c'est notre monde sans filtre, sans mensonge, sans refoulement. Nous vivons tous à mi-chemin de Carnavale, dans cet entre-deux fragile où la morale est encore présente même si elle ne sert la plupart du temps qu'à décorer et à acheter une paix sociale par le divertissement et la diversion des foules par les gouvernements de tous pays ; l'éthique, quant à elle, a purement et simplement disparu des processus de décision avec l'apparition de l'Etat-nation moderne, l'éthique n'est que le synonyme des intérêts éminemment supérieurs des idéologies, des nations, des races et des cultures, elles-mêmes des causes dont la substance intellectuelle a été profondément altérée puis vidée pour ne devenir que des mots creux pleins de démagogie. On peut se moquer de Carnavale car c'est bien le seul moyen de ne pas voir à quel point cette cité nous ressemble, nous la disons folle pour oublier qu'elle est, peut-être, juste un peu plus lucide que nous. Les hommes préfèrent croire aux apparences que voir la vérité nue, Carnavale s'inscrit dans la révélation de la vérité nue du capitalisme tardif, celui qui approche à grands pas et que l'on refuse néanmoins de voir. Et si Carnavale était la vérité de notre liberté ? L'aboutissement final d'un tel principe dont l'existence nous semble toujours aussi abstraite encore aujourd'hui. L'Homme ne désire peut-être pas la liberté pour créer ou aimer mais pour jouir sans limite, dominer sans frein et consommer jusqu'à sa propre mort. L'humanité n'a pas été forcée. Elle a voulu. Elle a désiré le mal. Carnavale n'est donc pas une anomalie mais une conclusion, une extrapolation logique, presque mathématique, de notre modèle social. Elle ne nous choque pas parce qu'elle est différente, elle nous choque parce qu'elle nous ressemble, parce qu'elle est notre vérité débarrassée de ses costumes ; le rire, l'ironie, le vice, la violence, tout y est admis non parce que les Carnavalais sont fous mais parce qu'ils sont allés au bout du contrat social qui leur promettait la liberté totale et le plaisir absolu. Carnavale est ce que devient une civilisation qui ne croit plus en rien, sauf en elle-même. Le feu qu'elle projette ensuite sur les autres peuples n'est qu'un miroir de celui que nous allumons chaque jour en silence dans nos propres cœurs.


Carnavale ne veut pas être sauvée.

L'Ultime Révolte contre l'Etre Divin, l'Alpha et l'Oméga.

Carnavale ne croit pas à la rédemption, elle n'attend pas un Christ, elle ne cherche pas à restaurer un ordre juste. Elle prend l'idée gnostique, la retourne puis l'assume jusqu'au bout, assumant que le monde est un mensonge mais qu'au lieu de le fuir, la cité préfère célébrer cet état de fait. Le démiurge est un tyran alors on lui répond par le blasphème, le vice et la perversion, il n'y a plus d'étincelle divine à sauver mais peut-être une vérité à révéler dans le néant lui-même. La chute n'est donc pas à éviter pour Carnavale car c'est sa seule voie de libération possible, non plus vers Dieu mais vers le fond du gouffre où le mensonge est censée cesser. C'est une forme pure de thanatognose, une connaissance de la mort, par la mort, une sagesse du désespoir. Vu sous cette lumière, le gazage final de la population prévue par les grandes familles n'est pas un crime de guerre mais un sacrifice, un acte liturgique, un orgasme eschatologique. Ils ont tout vu, tout pris, tout profané et maintenant, il ne leur reste plus qu'à descendre ensemble en Enfer et y trouver enfin la soi-disante clarté. C'est l'acte le plus pur de liberté selon les Carnavalais : refuser la rédemption, refuser de survivre, se donner la mort avec une joie quasi-rituelle comme une parodie sacrilège de la messe chrétienne dans une forme d'anti-christianisme absolu via une imitation inversée. Un moyen comme un autre de trouver la liberté. Et Satan devient, par ailleurs, le libérateur de toute cette trame historique car Carnavale est persuadée que son sort ne réside plus entre les mains de Dieu qui cherche à imposer son autorité morale et divine sur l'Homme, empiétant naturellement sur son libre arbitre pour son soi-disant bien. Or, qui fut le premier à clamer haut et fort sa rébellion et son émancipation de Dieu dans le récit chrétien ? Lucifer. Le premier des révoltés, le premier des penseurs libres de l'Univers et donc le plus à même de donner la liberté finale à Carnavale et à son sort terrestre qui est celui de succomber aux bombes onédiennes et à la satellisation extérieure.

Permettez-moi d'achever mon propos sur Dieu et l'Etat de Bakounine. Celui-ci dit :

"Il voulait donc que l'homme, privé de toute conscience de lui-même, restât une bête éternelle, toujours à quatre pattes devant le Dieu "vivant", son créateur et son maître. Mais voici que vient Satan, l'éternel révolté, le premier libre penseur et l’émancipateur des mondes. Il fait honte à l'homme de son ignorance et de son obéissance bestiales ; il l’émancipe et imprimé sur son front le sceau de la liberté et de l'humanité en le poussant à désobéir et à manger du fruit de la science"
Dieu est l'ennemi de la liberté.
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Un peuple et son traumatisme :

"Je veux juste...ressentir...à nouveau."

"Pour certains, ce fut soudain; pour d'autres, c'était une facilité.
Les rues devinrent plus calmes, les publicités plus désespérées, les hauts placés se distancièrent encore davantage du bétail, les gens n'étaient plus surveillés par d'autres personnes, seulement par des algorithmes et une bureaucratie numérique.

Violence.
Un symptôme de stagnation qui, si on le laissait sans contrôle, deviendrait une plaie béante attirant toutes sortes d'asticots. Les gens sont en colère, les gens sont fatigués, les gens veulent juste...ressentir à nouveau.

L'Ordre reçut les moyens d'y répondre, mais en retour, nos crocs s'aiguisèrent.
Le capital resserra lentement les moyens de survie, mais la faim devint un moteur.
La Pureté nous soufflait qu'il n'y aurait pas d'alternative, mais les cris résonnaient plus fort.

Rien à dire, rien à justifier, et certainement rien à retenir.
Ainsi soit-il, ainsi que cela a toujours dû être.

Les hyènes, les vautours, et toutes sortes de vermine qui sommeillaient sous la fine couche de Notre Démocratie s'élèvent désormais au-dessus du sol, apportant leur lot de folie sur le continent.

Nous ne reconnaissons plus le village ; alors il doit brûler.

Juste pour en ressentir la chaleur.
"


Une Seule Lutte, celle des Classes.
⮕ La Lutte qui mettra fin à toutes les Luttes.


Le sociologue Aleksandre V. Neretsky (né en 1975, à Mistohir) est l'une des figures les plus marquantes de la pensée estalienne de l'après-révolution. Issu d'une famille modeste d'ouvriers métallurgiques, il connaît très tôt les contradictions du monde qui l'entoure. Etudiant en sciences sociales à l'Université de Mistohir, il se spécialise d'abord dans l'étude des mouvements sociaux et des révolutions du XXe siècle puis s'impose comme l'un des rares chercheurs capables d'articuler un discours critique sur la société estalienne sans basculer ni dans l'hostilité ouverte, ni dans la célébration aveugle de celle-ci. Sa carrière est marquée par des allers-retours constants entre la théorie et l'expérience vécue. Dans les années 2000, il participe activement aux cercles intellectuels contestataires qui critiquent la monarchie constitutionnelle mais sans jamais s'engager pleinement dans le militantisme. Cela lui vaut une réputation de "révolutionnaire sceptique", un homme convaincu de la nécessité de la rupture mais conscient du prix psychologique et culturel qu'elle entraînerait inévitablement.

Lorsque la Révolution de 2013 éclate, Neretsky a 38 ans. Il assiste aux événements en observateur impliqué : il n'est pas sur les barricades mais ses étudiants, eux, y sont. Plusieurs de ses proches tombent dans les combats sous la dictature de Rudaviak et lui-même connaîtra l'expérience de la clandestinité durant les mois de Septembre à Novembre 2013. C'est de là que naît son projet intellectuel principal : comprendre comment un peuple, une fois plongé dans une forme de guerre civile larvée qui ne dit pas son nom, sort transformé de l'expérience. Pour lui, la Révolution ne fut pas seulement un bouleversement politique mais une brutalisation collective. Les Estaliens de 2017, à ses yeux, portent en eux la trace de la violence qui n'est pas seulement un souvenir, aussi douloureux soit-il, mais un nouvel habitus social. Neretsky développe ainsi une thèse qui suscite à la fois admiration et controverse : selon lui, la Fédération des Peuples Estaliens vit sous le régime d'un traumatisme non résolu qui a été sublimé dans une culture politique militarisée. Il décrit la Révolution comme une matrice d'apprentissage de la violence : une génération entière, précipitée au combat armé dans sa jeunesse, a vu ses repères moraux bouleversés par la dictature et la guérilla. L'expérience de la peur, de la perte, du sang et de la camaraderie sous le feu n'a pas disparu avec la victoire ; elle s'est au contraire inscrite dans les corps et les esprits, produisant une société où la violence est désormais perçue comme une modalité légitime de l'action politique et sociale. C'est cette transformation qu'il nomme la "normalisation de l'exception", où les comportements nés de la survie en temps de guerre deviennent la norme dans un contexte de paix relative.

Pour Neretsky, la brutalisation estalienne se traduit par trois grandes tendances. D'abord, une culture de la militarité diffuse, où les jeunes générations marquées par les combats continuent de se définir par l'uniforme, la hiérarchie et la discipline. Ensuite, une méfiance structurelle : ayant appris à se protéger contre l'ennemi intérieur comme extérieur, la société estalienne développe des réflexes collectifs de suspicion et de dureté où la loyauté au collectif prime sur l'individualité. Enfin, une politisation de la violence : la Révolution a fait entrer dans les mentalités l'idée que la force armée n'est pas un accident tragique mais une forme d'expression légitime de la volonté populaire. C'est ce dernier point qui, selon lui, explique la trajectoire belliqueuse de la Fédération après 2013. La Révolution de Novembre a produit un peuple qui, pour ne pas sombrer dans l'angoisse du souvenir, choisit de prolonger l'expérience militaire au-delà de ses frontières. Ainsi, la politique expansionniste et l'exportation de la Révolution ne seraient pas seulement le fruit d'un calcul stratégique ou idéologique mais aussi une fuite en avant psychologique car le besoin de donner un sens collectif à une violence qui, autrement, resterait traumatique est vital pour la survie psychologique du peuple estalien. Dans ses écrits, Neretsky met en garde contre ce cercle vicieux : une société qui guérit mal de son traumatisme tend à projeter sa douleur sur l'extérieur en transformant ses cicatrices en justifications pour de nouveaux conflits.

Ses travaux rencontrent une réception contrastée au sein de la Fédération. D'un côté, il est salué comme l'un des rares penseurs capables de mettre en mots ce que beaucoup ressentent confusément : le sentiment d'une jeunesse brisée, d'un peuple qui vit dans l'ombre de ses morts. De l'autre, il est accusé par certains militants et responsables politiques, notamment husakistes, de "psychologiser la Révolution" et de vouloir affaiblir l'élan martial de la Fédération par une lecture trop pessimiste mais Neretsky assume cette position confortable car il considère que comprendre le traumatisme est la seule manière d'éviter qu'il ne devienne une fatalité historique. En 2017, lorsqu'il prend la parole dans des conférences, ses discours oscillent entre analyse froide et confession collective. Il n'hésite pas à employer des termes durs : "Nous sommes un peuple militarisé non pas parce que nous l'avons choisi, mais parce que nous avons survécu. Et la survie, en 2013, a pris la forme du fusil". Pour lui, toute la question est de savoir si la Fédération parviendra à dépasser ce stade, ou si elle s'enfermera dans une logique de guerre permanente où la guérison sera confondue avec la conquête.


Aleksandre V. Neretsky.

Extrait d'une conférence de Aleksandre V. Neretsky à la faculté de sociologie de Fransoviac, 25 Juillet 2017.

"La Révolution de 2013 n'est pas seulement une rupture politique mais elle est surtout anthropologique, vous savez. En quelques mois, l'existence humaine en Estalie avait vraiment changé de texture. On a appris à tuer, à craindre, à haïr mais aussi à se fondre dans un collectif au point de s'y dissoudre. La Révolution, elle a pas seulement laissé des cicatrices visibles mais elle a produit une transformation assez silencieuse et souterraine de ce qui façonne encore aujourd'hui chacun de nos gestes en tant que société mais aussi en tant qu'individus !

Je m'explique. Le traumatisme, c'est pas seulement la mémoire d'évènements violents, c'est en premier une déformation de l'expérience du temps car vous savez, en 2013, le présent s'est écrasé de lui-même, d'une certaine manière : la crise économique de 2012 nous laissait entendre qu'il n'y avait plus d'avenir puis la dictature de Rudaviak nous laissait ensuite entendre qu'il n'existait plus que la survie immédiate. Or, cette contradiction du temps s'est inscrite dans nos psychés collectives. Aujourd'hui encore, en 2017, vous avez beaucoup de nos concitoyens qui vivent dans une temporalité suspendue, marquée par la vigilance constante, comme si la paix n'était qu'un interlude fragile avant la prochaine déflagration. C'est d'autant plus visible chez les militaires, je pense que beaucoup dans cette salle ont un proche qui fait partie ou travaille avec l'Armée Rouge, il faut admettre que cet état d'esprit de vigilance est très courant dans les rangs de nos forces armées car tous ceux qui ont étés profondément traumatisés par la Révolution ont rejoints ironiquement l'armée, en masse. Et c'est ce flux constant de recrues issues de ce traumatisme qui alimente par ailleurs la course à l'exportation de la Révolution car cette armée préfère prolonger l'état de guerre plutôt que d'affronter le vide d'un présent apaisé.

Psychologiquement, la jeunesse qui a grandi dans les barricades a intériorisé une équation assez terrible : la valeur de l'individu, en ces temps de crise, ne se mesure pas à son savoir ni à sa créativité mais à sa capacité de combattre. Les adolescents de 2013 sont devenus adultes dans un univers où la mort rôdait à chaque coin de rue. Contrairement à leurs aînés, ils n'ont pas appris la patience, la lenteur ou l'art d'espérer. Non, au lieu de cela, on a une jeunesse qui a appris l'intensité, la fusion, l'urgence. C'est pourquoi vous avez énormément de ces jeunes dans l'armée, ils peinent aujourd'hui à s'intégrer dans une vie ordinaire car pour eux, la normalité n'est plus la paix mais la lutte ! Vous savez, cela me fait un peu penser à ce que disait Prodaysk il y a quelques mois je crois, à la télévision. Il était en plein débat avec un délégué du Bloc Anarchiste Renouvelé et il avait considéré que le peuple estalien vivait une métamorphose de la liberté. En gros, son idée était que la Révolution avait abattu l'ordre ancien pour instaurer une souveraineté populaire mais cette liberté, au lieu d'être vécue comme un espace de respiration, elle était vécue comme une consigne de vigilance armée. Etre libre, en Estalie, ça signifie davantage que l'on est prêt à défendre la liberté par les armes, à chaque instant, contre des ennemis supposés omniprésents. En vérité, la liberté en Estalie, elle s'est confondue intimement avec l'état de siège permanent. Ce n'est pas forcément une contradiction en soi : oui, il existe des acteurs intérieurs ou extérieurs qui souhaitent la destruction de la Fédération, sans doute ! Néanmoins, on peut quand même dire que c'est une dérive car on a vraiment transformé l'expérience de la liberté en réflexe de suspicion et en devoir de combattre.

Il faut aussi dire que la violence possède une séduction propre. Elle n'est pas seulement vecteur de destruction, c'est une forme d'intensité en soi. Dans l'expérience de la guerre, chaque instant est saturé de sens. La peur aiguise les perceptions, la camaraderie devient fusionnelle, la mort donne à chaque geste une valeur infinie. Beaucoup de jeunes Estaliens, prolongés dans ce monde à dix-sept ou dix-huit ans, ont découverts une densité de vie qu'aucune situation civile ne pourra jamais reproduire. Ils ont appris à exister dans l'urgence, dans la proximité charnelle de la survie, et ce souvenir reste gravé comme une forme de vérité vécue. C'est d'ailleurs pour ça que tant de vétérans, malgré l'horreur qu'ils ont traversée, peinent à quitter l'uniforme parce que l'uniforme, c'est pas juste une fonction militaire, c'est devenu pour eux une identité, une seconde peau et l'armée une deuxième mère. Une mère violente, impitoyable, qui envoie ses enfants mourir pour une cause que l'on a déjà oublié dès la première balle tirée, mais une mère quand même. En ôtant cet uniforme, on retire aussi le sentiment d'appartenance absolue qu'offrait la camaraderie des tranchées urbaines et des barricades car dans la guerre, l'individu se dissout toujours dans le collectif ; il n'a plus à porter seul le poids de son existence, il se fond dans un "nous" total, soudé par la nécessité. Revenir à la société civile, avec ses lenteurs, ses ambiguïtés, ses compromis, apparaît alors comme une régression insupportable, presque une perte de sens. Il faut comprendre que la guerre n'est pas juste traumatisante comme on peut s'y attendre, elle est aussi addictive. La brutalité des combats agit parfois comme une drogue chez certains individus. Elle détruit mais envoûte aussi. Elle marque l'esprit de ceux qui l'ont vécue en leur donnant un goût de vérité qu'aucune autre expérience n'égale. Dans la violence, tout est clair : l'ami et l'ennemi, la vie et la mort, le but et le danger. Dans la paix, tout devient plus flou : les adversaires deviennent parfois partenaires, les idéaux se diluent dans les compromis, les jours se répètent. Beaucoup de nos jeunes, vétérans de la Révolution, préfèrent donc retourner au feu plutôt que de se perdre dans cette grisaille qui nous semble si naturel pour les civils. C'est un peu le paradoxe dans tout ça : la guerre nous détruit mais elle nous définit aujourd'hui. Elle nous a brisés mais elle donne à la Fédération la force de marcher.

Voilà pourquoi notre peuple regarde désormais l'horizon avec impatience, comme s'il attendait une guerre plus grande, plus totale, une guerre qui viendrait enfin donner un sens définitif à tout ce que nous avons enduré. Je pense que vous connaissez l'expression, la Commission à la Guerre l'a répète souvent et les husakistes aussi, la Grande Guerre Finale. C'est un peu le conflit qui abattra le capitalisme et le fascisme, celle qui mettra fin à toutes les guerres en offrant une victoire totale et irréversible. Je comprends cette attente de la part des husakistes mais il faut avouer qu'elle répond à un besoin profond et psychologique plus qu'idéologique : transformer notre traumatisme en sacrifice rédempteur. Faire de la douleur une offrande, donner à nos morts une mission, inscrire notre souffrance dans une histoire mondiale et universelle. Cependant, je le dis à vous, chers étudiants : cette guerre, si elle vient, ne guérira rien. Elle ne fera que prolonger notre dépendance. Elle nous donnera encore une intensité, encore un but, mais elle repoussera une fois de plus le moment où il faudra affronter le silence de la mort. Elle promet d'être la fin de toutes les guerres mais il faut admettre qu'elle risque davantage d'être seulement la répétition de la plus large de la guerre de manière plus dévorante encore car l'illusion est toujours la même : croire que la guérison viendra de l'extérieur, d'un ennemi vaincu, d'un champ de bataille conquis, plutôt que de l'intérieur, d'un travail de mémoire et de deuil.

Comprenez-moi bien, je comprends pourquoi la Fédération et surtout les husakistes s'élancent à bras ouverts vers cette perspective : elle incarne à la fois notre idéalisme révolutionnaire et notre incapacité à apaiser nos blessures. Mais philosophiquement, il n'y a pas de guerre qui mette fin à la guerre. Il n'y a pas d'ultime bataille qui abolisse la violence de l'Histoire. Il n'y a que des peuples qui, un jour, acceptent de regarder leur passé et d'y puiser autre chose qu'un appel aux armes. Si la Grande Guerre Finale doit avoir lieu, elle ne sera pas notre délivrance. Elle sera notre miroir. Elle nous dira ce que nous sommes devenus : un peuple qui transformé sa douleur en destin. Alors peut-être, après l'épreuve, après le vacarme, viendra enfin ce moment où nous n'aurons plus d'autre choix que d'affronter nos fantômes sans les couvrir du bruit des canons. Mais ce jour-là, je pense que nous serons déjà trop fatigués pour le vivre. C'est un peu ma crainte dans tout ça.
"
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Pas de réformistes ici :

Dites non à leurs desseins d'exploitation, résistez ou mourrez !



Vous, sous nos chenilles, grouillez-vous !
⮕ Le radicalisme de la Lutte.


On dit souvent que les mouvements révolutionnaires disposent de deux branches : une branche réformiste et une branche radicale. La branche réformiste est la face visible du mouvement, c'est celui qui met en place des actions pacifiques dans le respect des institutions, qui pousse à un changement pacifique, institutionnel et consenti par la majorité de la population. En bref, la branche réformiste est celle qui légitime le mouvement, le rend plausible et entendable pour la majorité silencieuse et modérée d'une population et qui assure donc l'existence du mouvement sur le long terme. Et puis il y a la branche radicale, c'est la branche qui contient les individus qui n'ont pas le temps d'attendre que les choses bougent pacifiquement et que le système décide de lui-même de changer. C'est cette branche qui s'approche le plus de ce qu'on considère comme un mouvement révolutionnaire en menant des actions violentes : sabotages, attentats, insurrections, vandalisme. En somme, cette branche radicale accepte impunément la violence car elle constitue à son sens une simple réponse à la violence systémique elle-même, les radicaux combattent le feu par le feu, ni plus ni moins. C'est exactement le point de vue global des Estaliens : l'Estalie est un mouvement révolutionnaire à lui seul où la branche radicale est immensément majoritaire au sein de la population, dont la pensée dominante est que la violence du capitalisme ne mérite que d'être retournée contre ceux qui nourrissent ce système de manière volontaire et malveillante. Bien sûr, radical ne signifie pas que les Estaliens ne font pas preuve de réalisme, bien au contraire : les Estaliens considèrent que de tous les mouvements émancipateurs, l'idéologie libertaire répond le mieux aux principes les plus réalistes qui soient et qui acceptent naturellement le compromis quand celui-ci est vital pour la survie quand il le faut. Pourtant, plus le temps passe, plus cette vision réaliste s'érode chez les Estaliens. L'expérience estalienne a beau être une réussite au sein de ses frontières, personne ou presque n'a décidé de changer de régime malgré l'étonnant succès de la Fédération. Les élites qui déclarent à la face du monde qu'ils dirigent au bénéfice de leur peuple ne décident pas de changer de régime alors qu'ils connaissent très bien les failles de leurs systèmes. Certes, le régime estalien n'est pas parfait, loin de là, mais il offre une alternative raisonnable et humaine aux populations du monde, un régime où il n'y a plus de riches exploitants qui exploitent la force de travail du prolétariat, où la culture est préservée des vices de l'hédonisme consumériste qui caractérise le modèle économique capitaliste, où la coercition ne fait plus force de loi unilatérale et où les citoyens disposent équitablement des contre-pouvoirs adéquats pour riposter. On pourrait fustiger que l'Estalie est une nation militariste à outrance, qu'elle prône la guerre et l'expansion mais aurait-elle besoin d'être surarmée si les élites des pays étrangers n'étaient pas aussi avares de leur propre pouvoir narcissique ? Enfermés dans une logique du syndrome du personnage principal, ces élites estiment qu'elles seules disposent de la légitimité de régner sur des masses qui ne demandent qu'à bien vivre et en toute liberté. Pourquoi leur refuser ce privilège ? Pourquoi avoir besoin d'affirmer sa domination sur les autres, tel un adolescent complexé ayant besoin de relever son égo face aux autres ? Il y a quelque chose de malsain chez ces élites anticommunistes qui pullulent dans le monde entier et pour cause, cet anticommunisme primaire, reposant sur des préjugés et une forte incapacité à comprendre le combat libertaire ou marxiste ne démontre non pas l'inculture de ces élites mais leur déni flagrant de reconnaître leur tort : celui de ne pas être le héros choisi par l'Histoire, par la Nation ou par un Dieu quelconque. Vous n'êtes pas des héros. Vous pensez avoir la légitimité de diriger des peuples entiers, souvent droit vers une mort certaine, mais vous vous êtes créés un narratif intérieur pour vous persuader de votre légitimité alors que la majorité des gens votent en espérant un programme radicalement différent du vôtre, en espérant une vie meilleure quand vous leur proposez de mourir à la tâche à l'usine ou de vous sacrifier corps et âme pour un patron, un bourgeois ou un officier.

C'est ce qui explique pourquoi la confiance dans le réalisme politique et idéologique des Estaliens s'affaiblit avec le temps. Pourquoi chercher la rationalité avec des Etats-nations adverses qui ne font preuve d'aucune rationalité vis-à-vis du bien-être de leur population ? Ils préfèrent envoyer des dizaines de milliers de leurs compatriotes dans des guerres visant à esclavagiser d'autres peuples sous une rhétorique condescendante et humiliante, faisant passer les autres peuples pour des barbares incultes tandis qu'ils rassurent dans leur exceptionnalisme leur propre peuple de leur supériorité morale. Au fond, ces guerres n'agissent que comme des expéditions néo-impérialistes qui feraient à peine envier les empires antiques menant des invasions pour récupérer des masses serviles et corvéables à merci, à la seule différence que les esclaves récupérés n'auront pas besoin d'être déportés pour être utilisés, leur propre pays devenant un camp de travail à lui tout seul. Tout ça pour justifier des guerres qui n'arrangent qu'une poignée d'industriels, de politiciens et de bourgeois dont la guerre est devenue une activité marchande à part entière. Le capitalisme se nourrit des destructions qu'il cause lui-même, après tout. Jusqu'au point de rupture, en tout cas. Le phénomène de détestation des neutres en Estalie prend également de l'ampleur. Les gens haïssent l'indifférence, de plus en plus. Vivre signifie être partisan, disait Hebbel, et c'est d'autant vrai en Estalie où la démocratie directe s'applique tous les jours. Celui qui vit vraiment dans le pays, dans la cité, ne peut être que citoyen et de ce fait, tout citoyen prend parti puisqu'il est une partie prenante de la cité. Or, être indifférent ou neutre, c'est une forme d'aboulie, un parasitisme, une lâcheté qui ne dit pas son nom. C'est peut-être ce qui explique la radicalité idéologique en Estalie car l'absence de neutralité dans la société politique mène naturellement à une détestation de l'inaction pour des générations d'hommes et de femmes qui se sont dressés sur les barricades de la Révolution de Novembre. La neutralité, c'est laisser s'accumuler les nœuds systémiques imposés par le système pour bloquer le changement, des nœuds impossibles à démêler dans la pure philosophie fabienne que seule l'épée peut couper ; c'est laisser promulguer des lois liberticides que seule la révolte fera abroger ; c'est laisser accéder au pouvoir des hommes que seule une mutinerie pourra renverser. N'est-ce pas ce que l'on voit ? Pourquoi la Réaction existe ? Elle n'existe pas pour protéger la population d'elle-même, sans doute, elle est là pour faire rentrer le prolétariat dans le rang, pour la forcer à se mettre à quatre pattes devant ses maîtres et à se taire. Si l'esclavage a été aboli, il a été plutôt généralisé à l'ensemble de la classe laborieuse au sens institutionnel puisque son pouvoir est mince et que sa seule manière de se faire entendre est de...gueuler...littéralement. En bref, si le prolétariat veut se faire entendre, il doit protester, voire se révolter ; tout comme les esclaves d'autrefois. Cette Réaction n'existe donc que dans un seul but : protéger les puissants et leurs intérêts. Il suffit désormais de légitimer la Réaction par des concepts aussi creux et impersonnels, en prenant sa distance avec les souffrances du peuple pour laisser place seulement au consensus qui arrange les puissants. En bref, arrêtez de crier, vous faites du boucan. Des faits mûrissent dans l'ombre, quelques mains dont aucun contre-pouvoir surveille, tissent la toile de la vie collective et la masse ignore parce qu'elle ne s'en soucie pas. Les destins de toutes les époques sont manipulés selon des visions étriquées et corrompues par l'avarice de quelques uns, sur des buts immédiats court-termistes et marchands ainsi que des ambitions et des passions personnelles de petits groupes d'actifs qui se reflètent ensuite sur une masse d'hommes ignorants de leur situation car ces derniers sont "neutres" ou indifférents. Le plus frustrant chez les indifférents, c'est aussi car ils ne se sentent pas coupables de leur indifférence, de leur scepticisme et de leur absence de participation à l'activité de groupes de citoyens qui cherchent à éviter les maux causés par leur même indifférence aux actions des puissants. Leurs solutions reposent sur des idéaux abstraits et infondés ; ce sont de belles solutions la plupart du temps mais elles sont infécondes et cette contribution légère à la vie collective ne reflète chez eux aucune lueur mais seulement une curiosité intellectuelle morbide, comme un scientifique regarde un rat de laboratoire réagir à un produit chimique, il n'admet aucune forme d'agnosticisme. C'est ce qui explique la détestation du neutre pour les Estaliens : être neutre, c'est reproduire l'erreur du passé qui fut de faire aveuglément confiance à une minorité. Il faut éviter le filet de la pensée d'Ionesco : comme le disait l'auteur, la pensée est un monopole ou un oligopole d'une poignée de maîtres intellectuels qui dominent tous les autres par une illusion collective dans laquelle tous les autres penseurs sont enfermés. Le penseur moyen serait donc enfermé dans un filet de pensée dans lequel il croit pouvoir penser librement alors qu'il est enfermée dans une pensée fortement basée sur la subjectivité des quelques penseurs qui régissent la pensée commune tout en faisant croire en un océan de possibilités intellectuelles. En vérité, cet océan est maigre en pensées car elle est monopolisée et pauvre intellectuellement. La pensée personnelle est un acte fortement difficile. Pour beaucoup, le processus intellectuel de la pensée se confine lui-même dans un dogme commun inconscient où l'on se sent certainement libre d'une pensée indépendante mais pourtant alignée dans un moule prédéfini. Le filet de la pensée doit être évité, d'abord par l'absence de la neutralité puis par le Non. Le Non fait tout. Emile Chartier disait que le non au tyran ou au prêcheur n'est que l'image de l'opposition mais elle ne reflète pas sa réalité concrète ; il faut savoir dire non à toute forme d'énonciation de principes ou de pensées qui prendraient principalement en compte l'interprétation de perspectives du monde telles que vues par une autre pensée. L'acquiescement aux idées d'autrui est un acte de soumission intellectuelle et nullement une source de réflexion de la pensée. Le oui esclavagise la pensée de l'homme, le non le libère. C'est exactement ce que cherche les Estaliens. Dire Non au monde. Lui montrer ses torts.

C'est pour cela que les Estaliens ne connaissent ni neutralité ni hésitation. Le libéralisme et le fascisme ne sont pas des adversaires avec qui l'on peut négocier, ce sont des machines de mort qui transforment la vie humaine en marchandise et les peuples en troupeaux dociles. Ceux qui prétendent concilier avec ces systèmes ne font que retarder l'inévitable, ils trahissent leur humanité et la mémoire des combats passés. Les Estaliens ne se contenteront plus de critiquer, ils prendront les armes. Ils ne tergiversent pas, ne comptent pas les coûts ni les sacrifices ; ils frappent où où le mensonge et l'oppression sont les plus fort, détruisant les mécanismes mêmes qui génèrent tyrannie et servitude. Chaque fusil levé, chaque barricade dressée, chaque action directe est un avertissement que la passivité est un crime, que la neutralité est un suicide politique. Il n'y aura ni concessions ni clémence pour les ennemis de la liberté : le compromis serait de trahir le peuple et la trahison est la plus haute forme de violence contre ceux que l'on prétend défendre. Tant que le monde sera gouverné par le pillage des faibles, par la guerre permanente des puissants et par la peur imposée à des générations entières, l'Estalien ne connaître ni repos, ni pardon. Il brûlera les ponts derrière lui, emportera les illusions et les certitudes mortes de ceux qui croient encore qu'on peut coexister avec l'injustice et imposera par la force une vérité simple et immuable : la liberté n'est jamais donnée, elle se conquiert, elle se défend et quand il le faut, se fait payer au prix du sang. Ce sang, ce combat, cette insurrection permanente, voilà l'âme de la Fédération : intransigeante, sans peur et sans trêve, avec un seul rêve à la clé, la liberté. Ceux qui persistent à ignorer la violence structurelle du monde découvriront tôt ou tard que face à l'Estalie, la paix n'est possible que dans la défaite du tyran et que la défaite du tyran est la condition sine qua non de la vie libre. Tout autre choix serait lâcheté ; toute hésitation serait complicité ; toute indulgence serait mortalité. L'Estalie n'offre pas de salut aux indécis. Elle ne négocie pas avec l'injustice. Elle ne recule devant rien car son combat est juste, son arme légitime et sa détermination absolue et totalisante.


L'Armée Rouge sera cette masse insurgée, animée par la haine, prêts à sacrifier leur humanité pour ne pas que les autres n'aient à le faire.

Séchons nos larmes de haine, la mort de nos ennemis n'attend pas.
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Rancœur :

Acte de légitime défense pour les uns, acte salvateur pour d'autres.



Haïssez-vous les uns les autres.
⮕ Haine.


Les Ailes de la Liberté volant au-dessus de l'Hotsaline, allant tous vers une mort certaine.

Ce qui est beau quand on est pilote de chasse, c'est qu'une fois une certaine altitude atteinte, il fait toujours beau. Vous pourriez vous trouver dans le coin le plus perdu de la planète avec des tempêtes d'ampleur biblique se déroulant au sol, une fois les nuages franchis à une certaine distance, il ne reste plus que vous et le Soleil qui illumine le ciel environnant. L'endroit parfait sur Terre, la pureté du ciel, à l'inverse de la corruption du sol, victime collatérale de la vanité humaine qui en a fait son domaine privé et qui y a inscrit ses vices de manière profonde. Au moins, dans le ciel, personne n'était là pour vous déranger, il n'y avait pas âme qui vive. Juste vous, le vent et les rayons du Soleil. Mais après plusieurs millénaires de rêves aériens, alors que le vieux rêve de l'Homme, celui de voler, avait été atteint, notre espèce a désiré faire du ciel un outil parmi tant d'autres à sa propre cupidité et affairée à satisfaire ses besoins de conflictualité avec les autres. C'est de cette manière que l'aviation était née et ce fut le moteur principal du domaine aéronautique : la guerre. Lorsque l'on concevait la prochaine génération d'aéronefs, ce n'était jamais avec l'idée de rendre le vol plus agréable, de donner plus de libertés à l'Homme. Non, l'objectif de la conception aéronautique, c'était de savoir quel armement aérien serait le plus létal, la façon d'esquiver les obus et les missiles adverses, accroître la survivabilité de l'appareil et le rendre le plus furtif possible aux yeux des radars et des capteurs infrarouges ennemis. Le Ciel, espace de liberté, était devenu un espace de guerre. Depuis plusieurs heures, c'était ce que Jean observait depuis son cockpit. Lui et son escadrille étaient à environ à 20 000 pieds d'altitude. Conformément aux ordres de l'état-major teylais, ils s'étaient décidés à monter en altitude. Il suffisait de tourner la tête vers le bas de son appareil pour se rendre compte que plus bas, les avions de la coalition et ceux de l'Hotsaline se livraient une lutte à mort dantesque. Jean savait qu'il n'aurait jamais dû accepter d'être déployé en Hotsaline. Pourquoi il n'avait pas accepté le poste à Menkelt ? Tout ça pour quelques deniers en plus ? Le salaire des soldats teylais en Hotsaline était drôlement attractif et pour Jean, qui avait grandi dans les bas-quartiers de Saint-de-Tour, la rémunération offerte par l'armée était déjà une large motivation pour lui. Et c'était pour cette petite majoration de salaire, pour une putain de prime, que Jean s'était lancé dans la guerre en Eurysie Centrale. Qu'il avait été con ! Mais bon, maintenant qu'il était là, autant faire le travail maintenant. L'escadrille teylaise s'approchait du point de jonction, l'escadrille devant se mêler à une escadrille hotsalienne en renfort pour protéger une zone aérienne à l'est de Troïtsiv :

"Cobra Leader à Cobra One, tu vois l'escadrille alliée ?
- Cobra Leader, négatif. J'ai rien sur le radar. Pas de signal radio non plus.
- Jonction à 05h45. On est légèrement en retard. C'est pas normal qu'ils soient pas là.
- Ici Cobra Leader, formation serrée, maintenez cap 0-9-0, altitude stable. On reste en stand-by, ils finiront par arriver.
"

Alors que l'escadrille se met en stand-by, attendant désespérément ses alliés hotsaliens, le radar commence à sonner de manière inquiétante.

"J'ai le radar qui s'affolent. Contact multiples à douze heures haut !
- J'en compte huit...non, dix signatures ! Merde, c'est trop dense !
- A tous les Cobras, break gauche, break gauche !
- Fox-2 sur cible de tête !
- Il a esquivé ! Merde !
- Missile, missile sur moi ! Flare, flares ! Arghhh...putain ! J'suis touché, feu moteur, je perds le contrôle !
- Ejecte-toi !
- J'y arrive pa-
- Cobra Two est down ! Putain, ils sont partout, ils nous verrouillent de tous les côtés !
- Tenez la ligne, engagez au canon si nécessaire !
- J'ai un bandit derrière moi ! Je le shake pas, il me coll- MERDE, je prends...trop de coups ! Je-
- Cobra Leader, ici Cobra Three, Four est down ! Bordel, Jean, ils nous encerclent ! J'ai deux appareils à six heures, impossible de décrocher !
- Tiens bon ! Manoeuvre serrée, on descend sous 20 000, grouille !
- Ils me lockent ! MISSILE EN APPRO-
- Pierre ? PIERRE ?!...Ici Cobra Leader, je suis seul...dix appareils sur moi...Mayday...Mayday...Merde !
"

Un des missiles ennemis touche de plein fouet la carlingue de Jean, le moteur explose. Jean n'a pas d'autre choix que de s'éjecter tandis que son avion pique du nez en flammes vers le sol. Encore secoué par l'explosion et l'éjection brutale de son appareil, il a du mal à actionner son parachute. Il finit par déclencher ce dernier, sa vitesse ralentit graduellement au fur à mesure qu'il descend vers le sol. La perte de vitesse lui permet de reprendre un peu plus ses esprits. Il essaie de regarder autour de lui. Heureusement, il a été abattu au-dessus du sol hotsalien, en terrain ami, il n'aura pas besoin d'effectuer les tactiques de survie de base comme on le lui avait appris. Il regarda dans le ciel, voyant les carlingues des aéronefs de son escadrille descendant vers le sol à une allure grotesque, en flammes, tels des anges déchus. La totalité de son escadrille avait été abattue et pourtant...il ne voyait pas un seul parachute à part le sien. Personne n'avait survécu, sauf lui. Deux de ses hommes étaient morts sur le coup et le dernier n'avait pas pu s'éjecter. Il avait fini par poser pied à terre après quelques minutes supplémentaires en l'air. Il était grièvement blessé mais heureusement, le village hotsalien le plus proche devait être à quelques kilomètres de là, il pouvait survivre d'ici là. Alors qu'il se ressaisit et commence à marcher, il voit soudainement un des appareils de l'escadrille ennemie qui avait abattu sa petite troupe. En basse altitude, à l'œil nu, il pouvait distinguer très nettement la silhouette de l'EF-16 Hydra estalien qui venait de l'abattre et le symbole de l'Armée de l'Air Rouge sur les ailes de l'aéronef communaliste. Jean grinça des dents. Ce fils de pute avait non seulement abattu son escadrille mais il se payait même le luxe de le narguer depuis le ciel. Lui, condamné à marcher sur ses pieds, avec une plaie béante dans la cuisse, telle une misérable créature terrestre tandis que le pilote estalien qui l'avait abattu se comportait comme un dieu céleste regardant avec mépris les fourmis à ses pieds. Lui qui s'était tellement entraîné, qui avait grandi dans la précarité et qui était devenu le grand pilote de la famille, le défenseur de Sa Majesté et de la Nation, qui avait tant volé au sein de son appareil au point d'en connaître chaque détail et chaque recoin. Tout ça, tout ce pourquoi il avait tant sacrifié, pourquoi il avait tant combattu. Tout ça, en l'espace d'un engagement de quatre pauvres minutes, étaient partis en fumée. Et au lieu de disparaître de sa vue pour digérer la nouvelle, les pilotes estaliens qui l'avaient humilié, lui et ses hommes, se payaient maintenant sa tête ! Ils haïssaient ces gens-là. Oh, il n'avait rien contre les Estaliens en particulier, il n'était pas un farouche anticommuniste (et pour cause, il n'était pas franchement intéressé par la politique) mais maintenant que ces pilotes du Démon avaient décidés de s'en prendre à lui, à ses efforts, à tout ce qu'il avait bâti pour en arriver là, l'affaire était devenue personnelle. Il tuerait les Estaliens, il tuerait les communalistes, il tuerait tous les ennemis qui s'opposeraient à lui dans le ciel. Il les tuera tous, il les tuera, il les massacrera, il se vengera ! IL TUERA TOUS CES FILS DE PUTES D'ESTALIENS JUSQU'AU DERNIER ! QU'ILS CREVENT LA GUEULE OUVERTE ! IL LES MASSACRERA TOUS, SANS EXCEPTION, JUSQU'AU JOUR OU TOUS CES ENFOIRES SE METTRONT A GENOUX POUR LUI DEMANDER LE PARDON ! CREVEZ, CREVEZ, CREVEZ !


Une guerre inhumaine, c'est une guerre où on vous tue à des kilomètres de distance. Comment se rendre compte de l'impact de la sentence de mort si vous ne voyez pas le visage de vos victimes ?

Lorsqu'il était gamin, Vladimir aimait bien les voyages en voiture. A l'inverse de sa sœur qui avait le mal des transport, Vladimir trouvait le ronronnement du moteur toujours apaisant, comme un bruit rassurant, celui que l'on avance tout en étant protégé. La voiture, un des rares bienfaits de la société industrielle selon lui, celui qui donnait une liberté totale de déplacement aux individus. Et il en avait eu le privilège quand il était gamin, son père étant un des rares élus à posséder par ses propres moyens d'une voiture de conception slave qui circulaient en Restvinie. Disons que le moteur du véhicule blindé sur lequel il se trouvait avait un ronronnement assez similaire. C'est con : ils étaient en train de se diriger vers la ligne de front, le champ de bataille était proche et pourtant, l'APC dans lequel il se trouvait lui donner envie de faire une petite sieste. Après tout, ce serait peut-être sa dernière, personne ne sait vraiment ce qui se passera une fois sur le champ de bataille. La guerre est une immense loterie après tout : ce ne sont pas les plus forts qui survivent mais les plus chanceux et ça, il l'avait bien compris. Il était entouré d'armoires à glace, d'hommes entraînés et expérimentés qui étaient prêts à donner leur vie pour combattre le communisme veltavien. Tous étaient endoctrinés idéologiquement et s'étaient entraînés en conséquence pour faire face aux frêles et fragiles militants gauchistes et communistes qui leur barraient la route, ils étaient tous persuadés que ça serait une promenade de santé, que ces hommes-sojas à peine bons à laver les chiottes ne seraient pas foutus de tirer correctement et de faire mouche. C'était un récit narratif rassurant, condescendant envers l'ennemi et satisfaisant, le genre de narratifs que l'on véhicule aux soldats pour leur faire oublier qu'ils ont des risques de mourir, pour déshumaniser l'ennemi ou le rabaisser à une condition purement bestiale, incrédule ou barbare. Après tout, se demandait Vladimir, les communistes ne disaient pas la même chose d'eux ? Il était de nature sceptique, à ne pas croire tout ce qu'on lui raconte, quitte à se faire des ennemis de temps à autre. En bref, c'était quelqu'un de raisonnable, une forte tête que l'appareil d'endoctrinement militaire n'avait pas réussi à briser, ce qui est une exception. Vladimir se rappelait d'une phrase que son père avait prononcé un jour : on s'entretue dans ce pays pour la raison des puissants et au dépend des faibles. Il n'avait peut-être pas tort...enfin ça, il préférait ne pas se l'avouer. Il a fini comment, papa, déjà ? Ah oui, fusillé. Autant dire que Vladimir n'était pas très enthousiaste à l'idée de dire tout haut ce qui a valu la peine capitale à son paternel. Et puis avait-il besoin d'avoir le même avis ? Après tout, il n'avait jamais aimé son père : homme d'affaires du secteur pétrochimique retsvinien brillant et propre en apparence, mais un ivrogne sans cœur qui battait sa mère dans le privé. Il n'avait eu que ce qu'il méritait. Alors qu'il se remémorait tous ces vieux souvenirs familiaux, il commença à divaguer de l'oeil, sentant le sommeil le gagner petit à petit. Soudain, le conducteur de l'APC cogne contre le blindage du châssis.

"Ok, tout le monde, on descend, ordre du capitaine !
- On est où ?
- Un lieu paumé, visiblement. La radio demande à ce qu'on nettoie le village en face de nous.
"

L'ensemble de l'escouade refrogne des soupirs d'agacement et sortent de l'enveloppe protectrice du blindage de l'APC pour sortir et se déployer. La formation de l'escouade reste assez dispersée, on leur a appris à ne pas trop se condenser pour éviter d'être fauchés d'un coup par un de ces HSR-20 que l'Estalie donnait aux insurgés veltaviens comme des cadeaux de Noël. Le fait que les insurgés veltaviens utilisaient des armes estaliennes permettait parfois aux soldats retsviniens de blaguer à ce sujet : "Les Veltaviens savent tellement pas viser qu'ils doivent demander des armes aux Estaliens pour mieux viser, ahah !. Une blague qui devait sûrement en relativiser plus d'un : après tout, depuis l'arrivée de l'AFRE en Veltava, les pertes lors des escarmouches avaient nettement augmentés depuis plusieurs mois. On relativisait donc : les armes estaliennes étaient certes bien plus élaborées et puissantes, les Veltaviens qui les manipulaient restaient des campagnards arriérés qui ne savaient pas viser tandis que les soldats de la Junte avait certes de vieilles pétoires mais au moins, ils savaient s'en servir. L'escouade s'approcha donc du village mais Vladimir avait un mauvais pressentiment. C'était difficilement percevable mais il sentait de la poudre. Il y avait des douilles dans l'herbe environnante. Il y a eu des combats ici. Alors pourquoi nettoyer ce village s'il y avait déjà eu des combats ici ? Le village leur appartenait, non ? Vladimir vit le caporal en second de l'escouade, un jeune baraqué avide de faire ses preuves au combat, prendre la tête de file de l'escouade.

"Allez, les gars, on a pas que ça à faire ! On nettoie ce village et fissa !"
C'était pas la première fois qu'il faisait ça, cet abruti ne ratait pas une occasion de se mettre en valeur et de montrer qu'il était meilleur que tout le monde : meilleur tireur, meilleur commandant, meilleur athlète. Le genre de personnes en quête de validation extérieure dont Vladimir avait du mal à cacher son mépris. Alors qu'ils entraient dans le village, Vladimir regarda la tête de file s'éloigner plus en avant, sur l'avenue principale du village. Au loin, il observait pourtant des choses anodines. Une flaque de sang par ici, des douilles par là, un fusil restvinien par terre et puis...une étrange bosse sur un tonneau à proximité. Il plissa les yeux. Ce n'était pas une bosse.

"Bon, c'est désert ici. On est sortis pour rie-
- CAPORAL, IED !
"

Soudain, une explosion retentit devant Vladimir. Le souffle de l'explosion le projeta en arrière contre le mur. Tout était noir, il avait du mal à sentir son corps. Il avait mal partout, son équipement lui faisait mal et sa chute n'était pas là pour arranger sa douleur. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il vit l'un de ses camarades se relevant rapidement, lui aussi balayé par le souffle de l'explosion. En tentant de se relever, son camarade tomba brutalement au sol, la cervelle de son coéquipier giclant dans tous les sens. L'audition de Vladimir revint et il entendit des tirs. Son escouade, secouée, tirait dans tous les sens. Il tira également quelques rafales mais il ne savait pas où était l'ennemi, les tirs venaient de partout et de nulle part à la fois. Il tirait là où ses camarades tiraient, mais même eux n'avaient pas l'air de savoir où était l'ennemi. Le sergent de l'escouade, grièvement blessé au bras crie alors :

"REPLIEZ-VOUS ! ALLEZ, ALLE-"
L'appel à la retraite du sergent fut brutalement interrompu par le sifflement d'une balle qui se coinça dans la gorge du sergent, ce dernier s'agenouilla brutalement, la gorge ensanglantée, tremblant de toutes parts, tentant en vain de stopper l'hémorragie. Le spectacle fait complètement chavirer le reste de l'escouade, Vladimir compris, dans ce qui semblait davantage un sauve-qui-peut général qu'une retraite ordonnée. Vladimir, jetant des coups d'oeil à droite et à gauche, voyait ses camarades descendus un par un, ces hommes qu'il avait côtoyé, qui lui avait tous assuré en blaguant que ce serait un jeu d'enfant, qui relativisaient sur la brève existence de leur vie de soldat, avec qui il avait partagé les pires moments de sa vie ; tous ces gens-là étaient en train de crever sous ses yeux. Un tireur d'élite avait visiblement pris la peine de les décaniller un par un. Vladimir arriva au niveau d'une butte, dernière étape avant de rejoindre l'APC qui engageait désormais le combat avec son canon automatique face à un ennemi invisible. Il allait devoir rejoindre l'APC mais alors qu'il s'apprêtait à se relever pour le rejoindre, l'APC explosa, les munitions firent un joli feu d'artifice au passage. Une roquette avait frappé le véhicule de plein fouet. Alors qu'il relève la tête de la butte pour voir d'où provenait le tir, il sent soudainement une douleur aiguë au niveau de son visage. Il ne voit presque plus rien, sa vision est brouillée par un liquide âcre, gluant et visqueux d'allure rouge-brune. Il agonisait, criait à la mort, tétanisé par la peur de mourir. Il avait vu toute son escouade se faire massacrer et il était le prochain sur la liste. Pourtant, il entendait encore des tirs. Des renforts ? Aucun moyen de le savoir, il ne voyait plus grand-chose. Alors qu'il agonisait, il sentit soudain une main le saisir par le col et le traîner au sol comme une serpillière. La douleur le fit perdre connaissance.

Vladimir se réveilla dans un lit. Il ne connaissait pas ce plafond. Où était-il ? Il souffrait terriblement mais il était incapable de savoir où exactement. Il y avait quelque chose de troublant quand il avait rouvert les yeux...sa vue a été amputée. Il voyait distinctement le côté gauche de son nez qui masquait légèrement sa vue périphérique à droite. Il leva la main vers son visage pour vérifier son œil droit et constata avec horreur qu'il touchait du tissu...un...bandage ? Il apprit plus tard de la bouche de l'infirmière qu'un des éclats de l'APC avait virevolté droit dans son œil droit, les chirurgiens n'ont pas eu d'autre choix que d'enlever le globe oculaire pour éviter l'infection.

"Et mon escouade ? Vous savez où ils sont ? Ils vont bien ?
- Je suis navrée, monsieur...aucun des membres de votre escouade n'a survécu, à ma connaissance.
"

Vladimir avait été rendu borgne et pourtant, pour lui, la perte d'un œil relevait du détail. Il avait perdu ses camarades. Certes, ses coéquipiers n'étaient pas parfaits : ils étaient arrogants, endoctrinés, parfois un peu bêtes, un peu beaufs et un peu trop suiveurs par moments. Mais c'était SES coéquipiers. Et ces Veltaviens, ces Estaliens, ces Nazuméens...peu importe qui a orchestré cette embuscade, qui a tué ces hommes. Ils avaient enlevés à Vladimir tous les gens qu'il avait appris à connaître. Ils le paieront. Ces infâmes chiens de communistes ont tués ce qu'il considérait comme sa famille, ses amis proches, ce qui lui restait de monde après la mort de son ingrat de père. ILS PAIERONT POUR LEURS MEURTRES, TOUS CES SAUVAGES COMMUNISTES MERITENT LA MORT, LA PLUS ATROCE QUI SOIT ! JE VOUS TUERAIS TOUS !


Pour que la guerre disparaisse, il faut encore plus de guerres. L'Homme veut la paix en faisant la guerre. Paradoxal, non ?

Nikolaï regarda sa montre avec insistance. Il devenait de plus en plus impatient au fur à mesure que l'heure fatidique approchait. Il voyait ses hommes en train de finaliser l'acheminement du carburant d'un EAA-05 Berkut. Tous les avions restants en Estalie avaient étés mis en QRF, tous les avions de l'Armée de l'Air Rouge devaient donc avoir le plein en carburant dans le but de décoller et de rester en vol le plus longtemps possible si nécessaire, quitte à ne rien disposer en équipements, il fallait disposer tous les aéronefs en mode ferry. C'était un travail long et fastidieux pour la maintenance et les équipes logistiques et en tant que coordinateur, Nikolaï devait gérer plusieurs équipes en même temps. Heureusement, il était d'une efficacité redoutable et ses subordonnés l'étaient tout autant, Nikolaï avait beaucoup insisté sur le travail d'équipe et pour cela, il connaissait personnellement chaque homme qu'il avait sous ses ordres. Des mécaniciens, des logisticiens, des conducteurs ; des hommes que l'on oublie quand on parle des forces aériennes estaliennes mais qui sont essentielles au travail des pilotes que l'on idéalise sans réaliser tout le travail que ces braves gens font derrière. Pour qu'un héros s'élève, cent hommes doivent se sacrifier corps et âme pour lui. Nikolaï aimait bien le répéter à ses hommes, pour leur donner l'impression d'être des faiseurs de héros. En vérité, la citation venait de son supérieur lorsqu'il n'était qu'un jeune mécanicien armement de l'armée de l'air royale. Mais au moins, l'impression d'être l'ombre planante des as de l'air donnait la satisfaction à ces hommes passionnés par la technicité des aéronefs, sans pour autant être en capacité de les piloter eux-mêmes. Nikolaï regarda à nouveau sa montre. Cinq minutes, ils étaient dans les temps pour passer au prochain appareil, certainement. Nikolaï claqua des mains :

"Cinq minutes pour remplir le réservoir ! Bien joué, les gars, on continue comme ça, très bon travail !
- Merci, camarade-chef !
"

Nikolaï sentit la fatigue se charger sur ses épaules. Pour être franc, il appréciait cette sensation de fatigue après une longue journée de travail, c'était la sensation qu'il n'avait pas rien fait de sa journée, qu'il avait consommé son temps à des tâches productives, que sa vie avait un sens et que son travail bénéficiait à un collectif plus grand que lui, à une idée qui le dépassait. Ce n'était pas un franc libertaire, il se refusait souvent à appeler ses hommes "camarades", préférant utiliser ses propres expressions et son vocabulaire franc et familier, il n'avait pas à user des courtoisies habituelles pour parler avec ses frères d'armes. Ses hommes avaient plus de conviction et l'appelaient quand même camarade-chef. Bon, tant pis, qu'ils l'appellent camarade-chef ou le Père Noël, ça revient au même au final. Nikolaï sourit de satisfaction, la journée allait s'achever et il allait retrouver sa femme et ses enfants. Le Berkut était quasiment ravitaillé. Alors qu'il s'apprêtait à donner ses ordres à ses hommes qui se mirent en face de lui pour attendre les directives, il entendit un sifflement lointain. Un sifflement qui se transforma soudainement en une cacophonie de bruits stridants. La sirène de la base se mit soudainement à hurler :

"MISSILE EN APPROCHE. JE REPETE, MISSILE EN APPROCHE. LE PERSONNEL DOIT EVACUER LA BASE DANS LES PLUS BREFS DELAIS. LES AERONEFS PRESENTS SUR LE TARMAC DOIVENT DECOLLER, PROTOCOLE DE DECOLLAGE D'URGENCE A TOUS LES AERONEFS. TOUS AUX ABRIS."
Soudain, le monde de Nikolaï bascula. La panique s'empara de l'équipe de mécaniciens et de l'ensemble de la base. Plusieurs aéronefs décollèrent immédiatement pour esquiver la tempête qui allait s'abattre sur eux. Nikolaï cria à ses hommes, espérant que sa voix ne soit pas couvert par le bruit de la sirène et le bruit stridant des moteurs des aéronefs qui décollaient à vive allure :

"On se barre, les gars ! Mettez vous dans les véhicules et évacuez ! Allez, on se dépêche !"
Nikolaï courra alors vers les véhicules utilitaires de la base. Il n'était plus tout jeune, cela dit, il s'était rapidement essoufflé. Un de ses hommes le poussa légèrement :

"Allez, camarade-chef ! On doit courir !
- Je...je dois reprendre mon souffle...
- Chef, c'est le moment ou jamais ! Je bougerais pas tant que vous êtes encore ici !
- Va-t'en, Ivan, c'est un ordre...
- Pas tant que vous serez là à attendre la mort !
"

A la vue du regard de son subordonné, il ne put que constater la détermination dans le regard du jeune homme. Il essaya de se reprendre mais son point de côte lui faisait horriblement mal. Il tenta de trottiner mais en vain. On entendait de plus en plus distinctement le sifflement des missiles. On entendit une première explosion de l'autre côté de la base puis soudain, Ivan plaqua Nikolaï contre le sol !

"Chef, mettez-vous à terre !"
Une deuxième explosion retentit. Le monde de Nikolaï était devenu tout blanc. Est-ce qu'il était mort ? Non. Enfin...il ne savait pas trop. Il n'entendait rien, juste un silence stridant, un sifflement continu dans les oreilles, il ne percevait aucun bruit extérieur. Sa vision était blanche, comme si le Soleil se trouvait à quelques centimètres de son visage, l'aveuglant complètement. Il ne sentait pas grand-chose non plus. Puis il sentit son point de côte. Non, il n'était pas mort, il se doutait bien qu'il y avait pas de problème de cardio au Paradis ou en Enfer. Peu à peu, il retrouve la vue et l'audition. Au début, tout est étrangement noir, contraste énorme avec la vision blanche qu'il avait précédemment eu. Il comprit rapidement pourquoi une telle noirceur : il ne faisait pas nuit, c'était la fumée qui bloquait son champ de vision, une fumée aussi noirâtre que le ciel nocturne, qui se dégageait d'un des Berkut...c'était celui qu'ils venaient de ravitailler à l'instant. Le pilote n'avait pas réussi à décoller à temps. Il regarda autour de lui : des dizaines d'infirmiers et de secouristes accouraient partout, avec des brancardiers qui transportaient des blessés graves un peu partout. Des blessés...la plupart avaient la peau carbonisée, difficile de les reconnaître. A la vue de ces hommes horriblement mutilés, il vérifia de son côté s'il n'avait rien. Il soupira de soulagement : quelques égratignures superficielles, rien de très grave. Puis il regarda à sa droite. Il le vit : Ivan était au sol, gisant. Mais ce n'était pas ce détail qui retenait son intention : où était sa tête ? Il constata alors que sa tête avait remplacé par une énorme dalle en béton, probablement projetée par une des explosions. La tête d'Ivan avait été écrabouillée par le béton, l'hémoglobine découlait d'en-dessous de la dalle, inondant les bottes de Nikolaï jusqu'à la cheville. Nikolaï ne put dire un seul mot, sa bouche s'était ouverte mais elle n'émettait pas un seul son. Il était devenu muet comme une tombe, les larmes coulaient et se mélangeaient au sang des quelques égratignures qu'il avait sur le visage. Il cria. Il cria autant qu'il put, complètement horrifié et traumatisé. Pourquoi ? Pourquoi ? POURQUOI ? POURQUOI ?

Un des secouristes, alerté par le cri d'agonie de Nikolaï, se rua vers lui pour s'assurer qu'il n'était pas blessé.

"Camarade, vous êtes blessé ?"
Nikolaï ne répondit pas, il avait plus l'air d'un animal agonisant que d'un homme sain d'esprit. Il avait été brisé devant une vision d'horreur que peu d'humains ont l'occasion de faire l'expérience dans leur vie. Le secouriste prit les devants face au manque de réponse et transporta de force le chef mécanicien jusqu'à une des ambulances. Nikolaï se débattait comme un enfant, pleurant, tapant et frappant le vide de toutes ses forces, comme une révolte devant l'horreur, devant la cruauté du monde, de la guerre, des conflits entre les hommes. Il ne veut pas revivre ça, plus jamais. Il ne voulait pas que ses compatriotes soient amenés dans les âpres violentes de la guerre. Les ennemis de l'Estalie avaient commis l'acte le plus horrible qu'il soit. Il avait perdu son humanité ce jour-là. Il n'était plus qu'une coquille vide, animée par le désir de se venger, de tuer ceux qui ont brisés sa vie et celle de ses hommes. Il tuera tous les capitalistes et les fascistes. Il abandonnera son humanité pour protéger ses proches, son peuple et sa patrie. IL SE SACRIFIERA POUR QUE LES AUTRES N'AIENT PAS A LE FAIRE, IL LES TUERA TOUS ! UNE BALLE DANS LA TETE POUR CHAQUE FASCISTE ! A MORT LES LIBERAUX, A MORT LES FASCISTES ! QU'ILS POURRISSENT TOUS EN ENFER, INONDES DANS LES FLOTS DU STYX TELS LES CREVURES INFAMES QU'ILS SONT ! TOUS, AUTANT QUE VOUS ETES !


Lorsque l'on commence le cycle de la haine, il s'auto-alimente en permanence par la rancœur, la vengeance et la haine. Et par définition, un cycle se répète ; il est donc infini.
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Retour à la réalité :

Qu'est que tu vois en train de brûler ? Une voiture ? Non, le labeur d'un autre.



Marre de la guerre ? On est pourtant qu'au début.
⮕ La Raison de Notre Existence.


Une nouvelle journée démarrait à nouveau. En se réveillant, Sven s'étira avant de se lever. Sa femme et ses enfants dormaient encore paisiblement tandis qu'il se dirigeait vers la cuisine pour boire son café matinal. Un café très matinal puisqu'il était quatre heures du matin. Pourtant, Sven était plein de ressources en cette heure tardive, pour la simple et bonne raison qu'il se couchait plus tôt que la majorité des gens, il faut dire qu'il avait lui-même choisi ces horaires. A cinq heures, il devait être à la station de camions-poubelles de Fransoviac et retrouver ses collègues pour une nouvelle journée de travail. C'était une journée comme une autre en soit, rien de très palpitant, comme on pouvait s'y attendre. Il récupérait poubelle après poubelle, il croisait quelques personnes tout aussi matinales qui le saluait alors qu'il vidait leurs poubelles. En deux ans de service aux services des déchets de la ville, il avait rarement été jugé par rapport à son activité, la plupart des regards qui lui étaient adressés étaient remplis de bienveillance la plupart du temps. C'était pour ça que Sven faisait ce métier, pour la considération des gens à qui il rendait service : on se doute bien que Sven ne voulait pas, étant gosse, passer son temps à vider les poubelles des autres ; cependant, ce qu'il a toujours aimé faire, c'est rendre service à son prochain et de ses modestes compétences, c'était selon lui le meilleur moyen d'atteindre son ambition personnelle au vu de ses compétences. Il faisait ce qu'il aimait, c'était tout ce qui importait et tout cela, de manière flexible. Chaque matin, on s'organisait entre collègues pour se répartir les quartiers de la ville, on décidait qui conduisait, qui vidait les poubelles en fonction des souhaits de chacun. Et la journée pouvait ainsi se conclure dès onze heures du matin. Sven n'avait pas besoin de faire plus, la solde qui lui était versée suffisamment amplement pour subvenir aux besoins de sa famille mais il savait que certains jeunes travaillaient au-delà ; un de ses collègues, un jeune rural arrivé récemment en ville, ne compte pas ses heures en ce moment pour pouvoir s'acheter sa propre voiture et pouvoir rendre visite à sa famille à la campagne. Il le faisait de son gré, personne ne le forçait à travailler aussi tard dans la journée et pourtant, Sven ne l'a jamais entendu se plaindre et ce malgré que le reste de son équipe lui ait demandé s'il avait besoin d'aide. Il y avait là un certain esprit de camaraderie au sein du service, les travailleurs veillaient les uns sur les autres dans l'espérance que si un jour, quelque chose leur arrivait, les autres se porteraient à leur assistance immédiatement.

En rentrant chez lui après avoir mangé au restaurant avec son équipe, Sven va chercher ses enfants qui sortent tout juste de l'école. Sa femme rentre elle aussi du travail. La journée qui suit permet à Sven de souffler sur sa matinée de boulot : il va au parc avec ses enfants, il se promène avec sa femme sur les allées marchandes du centre-ville, il lit un peu, il achète quelques sucreries à sa fille aînée. Certes, tout n'est pas rose : à la télévision et dans la rue, on ne fait que parler de la guerre en Eurysie Centrale mais Sven est loin de tout ça, il profite de ce que le système libertaire a apporté à lui, sa famille et à l'ensemble du peuple estalien. Il n'est plus sous la pression du travail, il ne doit plus lutter avec des factures qui s'accumulent en permanence, il n'est plus endetté auprès d'une quelconque banque et ne doit pas impérativement rembourser le prêt hypothécaire de son pavillon modeste ou le prêt de consommation de sa voiture, sa solde suffisait amplement à subvenir à acheter ce dont il avait besoin dans l'immédiat et s'il souhaitait quelque chose de plus cher que la normale (alors même que les prix continuaient de baisser pour le consommateur moyen), il travaillait un peu plus durant une semaine ou deux pour se l'offrir. Il n'était pas dans l'excès, il achetait en fonction de ses besoins. D'ailleurs, il n'avait pas besoin d'acheter si souvent que ça au quotidien : l'obsolescence programmée en Estalie avait complètement disparu dans les pratiques des coopératives et des entreprises publiques, il n'avait que rarement besoin de racheter le même produit en général et ce qui était cassé, il avait tendance à le faire réparer. C'était non seulement moins cher de faire réparer que de racheter mais bien souvent, il arrivait que certaines coopératives de réparation proposent des ateliers de quartiers où on apprenait soi-même à réparer des objets variés : un téléphone, un meuble, des lunettes, etc. Sven savait au moins que s'il y perdait une journée de travail, il apprenait une nouvelle compétence, lui qui était de nature curieuse, il ne disait jamais non à ce qu'on lui apprenne une compétence utile au quotidien et pour cause, il était heureux de voir le regard illuminé de fierté de sa fille et de son fils lorsqu'il avait pu réparé la tondeuse en face d'eux, chose qu'il avait appris pourtant la veille. La fierté de ses enfants était aussi sa propre fierté, d'une certaine manière.

Le soir, au dîner, il regardait les informations : les discours toujours plus militaristes du gouvernement fédéral, la guerre à l'extérieur de la Fédération, les images des bombardements en Hotsaline. En dehors de l'Estalie, le monde était en proie aux flammes. Mais c'était pas seulement ça : combien de personnes pouvait bénéficier du même cadre de vie que Sven ? Il n'était pas très bien éduqué, il n'était pas très bon à l'école et son travail était littéralement celui d'éboueur. Partout ailleurs, il se doutait bien que les éboueurs ou des postes à qualification similaire n'étaient ni aussi bien payés et encore moins aussi avantagés par un contexte socio-économique qui leur permettait de bien vivre et d'avoir du temps pour les loisirs, pour sa famille ou pour l'apprentissage. Sven avait du temps à tuer, certains jours ; est-ce que c'était le cas de tous les éboueurs dans le monde ? Etait-ce le cas de tous les prolétaires du même acabit que lui ? Est-ce qu'un éboueur teylais pouvait se payer une voiture sans avoir recours à un prêt conso' ? Est-ce qu'un prolétaire jashurien pouvait s'offrir une maison comme la sienne sans prêt hypothécaire ? Est-ce qu'un travailleur kartien pouvait décider de quitter le travail plus tôt pour profiter de sa famille sans sanctions de son employeur ? Il connaissait la réponse. Il n'était pas plus intelligent que les économistes qui passaient leur vie à étudier ces dites situations mais il savait qu'il avait juste eu la chance d'être né au bon endroit et au bon moment. Oui, au bon moment, il se souvenait de la misère contre laquelle son père luttait avant la Révolution, lorsque l'usine sidérurgique dans laquelle il avait travaillé l'avait viré et qu'on avait gentiment fait comprendre à son paternel qu'il devait trouver un nouveau travail et qu'il n'aurait pas droit à d'allocations chômage pour nourrir sa famille, dont Sven et sa fratrie de deux frères et une sœur. Le père de Sven avait lutté tous les jours, avec des emplois toujours plus laborieux, toujours éreintants physiquement et pourtant toujours aussi mal payés. Qu'aurait fait Sven à la place de son père ? Il ne savait pas : quand il a quitté l'école, la Fédération s'était déjà mise en place et il avait évité le service militaire de peu grâce à la naissance de sa fille, il n'avait donc jamais connu les grandes épreuves contre laquelle la grande majorité des prolétaires luttent durant toute leur existence. De sa petite forteresse, Sven savait qu'il était chanceux et lorsqu'il voyait ces images de guerre et de misère dans le monde, il priait Dieu pour que sa vie reste intacte.


Et maintenant ? Tu comprends combien vaut ta liberté aux yeux des puissants ?


Il n'en croyait pas ses yeux. Il avait vu beaucoup de films d'horreur dans sa jeunesse mais ce qu'il avait sous les yeux dépassait de loin toutes ses visions les plus cauchemardesques, il vivait dans un cauchemar éveillé et il ne cessait de se pincer l'avant-bras en espérant se réveiller. C'était une soirée normale lorsqu'il avait soudainement entendu des sifflements, d'abord lointains puis qui avaient parcourus le dessus de sa maison. Puis il entendit une explosion lointaine. Puis deux, puis trois puis plusieurs explosions à la chaîne, comme si la foudre frappait plusieurs fois à un seul endroit. Il s'était rué dans la chambre de ses enfants, les avaient pris dans ses bras et attendit que la tempête se calma. Alors que les explosions se firent moins bruyantes, il entendit son téléphone sonner. Le service communal l'appelait en urgence : "Tous les citoyens disposant du brevet de secourisme d'urgence doivent se rendre dans les plus brefs délais à l'hôpital régional de Fransoviac, la ville a besoin d'un maximum de bras pour aider les blessés !". Son sang ne fit qu'un tour. On exigeait visiblement de lui de rendre service à nouveau. Il était hésitant : est-ce qu'il devait abandonner sa famille pour aller remplir son devoir ? Et si les bombardements s'étendaient à son quartier ? Sa femme l'incitait à partir et à faire son devoir ; elle qui était très à cheval sur les principes, lui forçait un peu la main : "Je pars avec les enfants chez leur grand-mère. Pars en avant, il y a des gens qui ont besoin de toi !", lui avait-elle dit. Sven prit sa voiture et se dirigea rapidement vers l'hôpital régional de Fransoviac, une immense structure à l'architecture brutaliste (en même temps, quel hôpital ne l'est pas ?) qui pouvait accueillir des milliers de patients des quatre coins de la région. Et pourtant, le parking était rempli d'ambulances, des centaines de voitures d'ambulanciers étaient sur le parking et d'autres encore arrivaient, provoquant un embouteillage et forçant Sven à sortir de son véhicule. Un homme se leva sur une tribune et intimait une série d'ordre à tous les volontaires brevetés qui arrivaient au compte-gouttes, les déplaçant au fur à mesure des besoins du personnel médical complètement débordé. Sven s'approcha à son tour, on lui demanda d'aider un infirmier en proie avec un homme allongé sur un brancard, brûlé au quatrième degré au niveau du torse et avec une lourde hémorragie externe dans le bas du ventre. Sven luttait à chaque seconde pour assister l'infirmier, visiblement lui-même paniqué devant la vue d'autant de sang. Ils faisaient de leur mieux alors qu'autour d'eux, des brancardiers de l'Armée Rouge couraient avec leurs blessés pour les prendre en charge dans l'hôpital. Alors qu'il sortait d'une ambulance une énième boîte de bandages et qu'il usait ces derniers sur le blessé pour arrêter l'hémorragie, au point que chaque bandage utilisé était totalement imprégné de sang, Sven tourna la tête en entendant une autre blessé à une dizaine de mètres. La jeune femme avait non seulement perdu sa jambe mais son corps était atrocement brûlé de partout et pourtant, cinq hommes tentaient le tout pour le tout pour la sauver, alors qu'elle hurlait à la mort et consommait sa maigre énergie à se débattre, complètement traumatisée et souffrant probablement un martyr que Sven avait du mal à concevoir. "Bordel, maintenez-là ! J'arrive pas à enlever le fragment !" criait ce qui ressemblait à un médecin militaire ; "J'essaie, bordel ! Son bras pisse le sang, mes doigts glissent !" hurlait en panique un de ses subordonnés.

Sven détourna les yeux mais à chaque fois qu'il les détournait, il ne voyait qu'une nouvelle vision d'horreur : là un soldat avec les intestins éparpillés sur le torse, là un homme qui se retrouve avec un tuyau en métal planté dans le ventre, là une femme avec le visage et les yeux imprégné d'éclats de verre, là encore un gradé de l'Armée de l'Air Rouge avec un bras presque arraché qui pend à son épaule. Il sentait que même pour le personnel médical professionnel, militaires comme civils, les scènes d'horreur des centaines de blessés en faisaient perdre leur sang-froid à plus d'un, beaucoup vomissaient dans certains coins du parking de l'hôpital ou dans les couloirs, eux-mêmes imprégnés de flaques de sang entre l'entrée du bâtiment et les diverses salles d'opérations chirurgicales de l'établissement. Si eux-mêmes étaient accaparés par l'horreur, comment Sven devait se comporter ? Parmi les visages des volontaires secouristes, il reconnaissait même certains de ses collègues, le visage livide, comme s'ils avaient vu l'Enfer. Des visages souriants d'habitude remplis d'ignominie et de terreur, à peine différents des visages des soldats traumatisés par les combats et la mort de leurs camarades. Pourquoi devait-il subir ça ? C'était comme si on l'avait forcé à regarder, à contempler l'horreur de la soirée, la vie brisée de centaines de personnes invalides et l'état psychologique désormais déplorable de ceux qui les soignaient. Comme si une entité supérieure, las de la vie heureuse de Sven, le forçait à contempler le coût de la liberté et de la sécurité dont il avait tant bénéficié jusqu'à là : regarde, regarde ce que ta liberté coûte pour être acquise, contemple le sacrifice que tous tes compatriotes consentent à faire pour que leurs prochains puissent vivre sans chaînes, regarde ce que les puissants de ce monde sont prêts à commettre pour soumettre les peuples rebelles, ceux qui daignent à exiger une vie décente et honnête...est-ce que tu vas les laisser faire ?

Sven resta longtemps immobile après cela, les mains couvertes du sang des autres, incapable de savoir si ce sang était celui de ses frères ou celui de sa propre conscience. Le vacarme des sirènes s'éloignait déjà, remplacé par les pleurs et les ordres qu'on criait sans y croire. Autour de lui, les visages s'étaient éteints, mais dans leurs yeux brûlait encore une flamme obstinée, celle de ceux qui refusent de plier. Il comprit alors...la liberté n'est pas un don tombé du ciel, ni même une promesse tenue par des institutions mais une chose fragile qu'il fallait défendre à la sueur de son front et parfois au prix de son propre sang. Et dans le silence retombé sur la ville de Fransociac, il sut qu'il n'y aurait plus de retour à la normalité, que la liberté dont il avait tant bénéficié ne pouvait subsister sans le sacrifice des siens. Mais qui il était pour laisser les autres subir cette tâche ? En quoi il avait à vivre dans l'attente que quelqu'un d'autre ferait le sale boulot à sa place ? Non, il ne fallait pas raisonner comme ça. Sa génération était vouée à se battre, le sens de l'Histoire était fait ainsi. S'il y renonçait, si lui et sa génération entière renonçait à combattre en espérant que leurs descendants seraient plus aptes à le faire, alors la liberté ne sera jamais acquise et la courte fenêtre de bonheur que la société post-révolutionnaire estalienne avait pu lui donner disparaîtrait aussi vite qu'elle était apparue. Il fallait se battre, pas plusieurs siècles plus tard, quand il ne sera plus là. Maintenant.
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Dos au mur :

Notre génération est promise à la libération...ou à l'esclavage.



Nous manquons de temps.
⮕ Non, l'Histoire ne va pas dans notre sens.


Le déterminisme historique, ou ce qu'on appelle parfois le téléologisme révolutionnaire, c'est souvent ce qui anime sur le long terme les mouvements révolutionnaires depuis deux siècles désormais. Les sources mêmes du marxisme portent en elle cet optimisme qui rendait les masses communardes fidèles à leur idéologie en dépit de tout ce que leur offrait la société de consommation et le capitalisme. Oui, le capitalisme porte en lui ses propres contradictions et les germes de sa propre autodestruction, il développe les forces productives à un point tel qu'il rend caduque la structure de propriété privée et de travail salarié qui le fonde. Dans cette logique, le capitalisme crée de lui-même les conditions de son dépassement puisqu'il concentre le capital et la misère, il crée une classe unifiée à travers le prolétariat qui est dotée d'une conscience commune et il rend donc possible une société sans classes. Ainsi, pour Marx, l'Histoire avançait par contradictions : on passait du féodalisme au capitalisme, du capitalisme au socialisme puis enfin du socialisme au communisme. Le rôle des révolutionnaires, dans cette vision des choses, était davantage d'accélerer ou d'accompagner une tendance qui semblait inévitable à long terme. C'est ce qui explique que beaucoup de mouvements marxistes aient pu, selon les époques et les pays, attendre les conditions objectives d'une révolution plutôt que chercher l'affrontement frontal immédiat. La révolution n'est pas une question de volonté pure mais de maturation historique. Les libertaires ont, a peu de choses près, la même vision : l'Etat et le capitalisme ne peuvent durer éternellement mais leur rapport à l'Histoire est plus moral et anthropologique que dialectique. La liberté est une tendance naturelle pour l'espèce humaine, que les institutions de domination répriment tant bien que mal, mais qui finit toujours par ressurgir d'une manière ou d'une autre. L'histoire humaine serait donc une lutte constante entre les forces d'autorité et les forces d'émancipation. C'est de là que vient une certaine confiance des libertaires dans la spontanéité du peuple, et une idée que le progrès moral et intellectuel mène, sur le long terme, à la destruction des hiérarchies. Le capitalisme détruit son environnement, son lien social, ses ressources, les gens finissent bien par voir dans les pays ultra-capitalistes que le système devient peu à peu invivable et que malgré ces systèmes, des pratiques d'entraide, d'autogestion et de mutualisation réémergent régulièrement. Tout ça conserve à ce jour ce fond d'optimisme historique qu'on retrouve chez les libertaires.

Pourtant, cet optimisme des libertaires et des marxistes est idiot, il est idyllique, pour ne pas dire enfantin et naïf.

L'Histoire va-t-elle dans notre sens ? Est-ce que le capitalisme est-il voué à disparaître ? Ses contradictions nous disent que oui, l'expérience et l'analyse historique nous disent que non. Marx, et la plupart des penseurs révolutionnaires du XIXe siècle, concevaient le capitalisme comme une forme économique unique, un système figé fidèle à lui-même. Les premiers socialistes imaginaient un cycle dialectique de naissance, d'apogée, de contradiction interne puis d'effondrement mais avaient-ils seulement prévus que le capitalisme ne se contentait pas d'être un système de propriété privée des moyens de production ou de recherche du profit mais qu'il était un mode d'organisation du vivant capable de recomposer et d'incorporer à sa propre reproduction les forces qui semblaient d'abord la menacer ? L'essence du capitalisme ne réside pas dans l'accumulation des richesses, ce n'est que sa façade la plus visible contre laquelle toute personne renseignée se cognera mais c'est un leurre. L'essence de ce système, la condition sine qua none à sa survie, c'est la transformation incessante de toutes les limites connues de l'Homme en ressource exploitable. Là où le féodalisme mourait d'avoir atteint les bornes de son expansion, le capitalisme fait de la crise un moteur. Il s'effondre sans cesse sur lui-même mais une ruine est une matière première et le capitalisme l'a bien compris. Il n'y a plus de contradiction mortelle à ce système, tous les déséquilibres naturels du capitalisme sont intégrés dans la boucle du progrès, telle une tempête qui ravage le soi-disant sens de l'Histoire. On aurait pu croire que les grandes guerres industrielles entre étatistes auraient détruits le capitalisme, que le nationalisme dans sa forme la plus extrémiste aurait décrédibilisé l'Etat-nation mais en vérité, ces guerres et ces sentiments xénophobes et nationalistes ont réorganisés le capitalisme sous une nouvelle forme : la production de masse, la planification industrielle, la dette publique, l'intervention étatique. Tout cela a été incorporé au système au nom d'une forme de rationalité économique. La social-démocratie, que certains interprètent à tort comme une forme allégée du socialisme, est une véritable thérapie du capital afin de reconstituer la demande et acheter la paix social et ainsi sauver la logique d'accumulation. Le capitalisme keynésien s'est transformé en capitalisme de consommation puis s'est mué encore une fois face à la saturation des marchés, ce qui a permis l'émergence du néolibéralisme qui a privatisé les Etats, financiarisé les dettes, marchandisé la vie quotidienne et converti la spéculation en moteur de la croissance. Ce qui devait être la crise terminale du capitalisme est devenue une mue. Pourtant, au-delà de l'histoire économique, la faculté d'adaptation du capitalisme se trouve ironiquement dans des causes beaucoup plus anthropologiques. Le capitalisme ne survit qu'en intégrant à sa logique les critiques qu'on lui adresse. A chaque fois qu'un mouvement d'opposition surgit, il est recyclé sous forme de marchandise ou de valeur culturelle. La révolution libérale des années 1960 a permis la production du marketing de la liberté individuelle, l'émergence des libéraux-libertaires, de la culture de l'innovation et l'idolâtrie béate de la figure de l'entrepreneur autodidacte, indépendant, sûr de lui et ne devant rien au tissu social mais à sa propre réussite. L'anticonsumérisme est lui aussi devenu une esthétique de niche, intégrée dans des circuits de luxe ou dans la publicité. L'idéologie écologiste, initialement subversive, a donné naissance à une forme de capitalisme vert qui a mené à une mise sur le marché du carbone (toute ressource est bonne à prendre, pas vrai ?) et à la valorisation financière de la nature et de la pollution. Même la critique du travail a été absorbée dans l'économie des plateformes où la flexibilité et le phénomène des autoentrepreneurs apparaissent comme des émancipations du système salarial alors qu'ils ne permettent que de déconstruire davantage les droits collectifs acquéris par les mouvements émancipateurs ou insurrectionnels d'autrefois. Tout ce qui conteste la norme est retourné en capital symbolique. Même la désobéissance est devenue un produit culturel. La puissance du système capitaliste découle précisément de sa capacité à désamorcer la négation et à en faire un ingrédient comme un autre de sa propre continuité institutionnelle.

Mais il y a pire encore que cette capacité d'adaptation : il y a la fermeture progressive de la fenêtre révolutionnaire elle-même. Oui, on a tendance, chez les marxistes et les libertaires, a surestimé le pouvoir de la foule par rapport aux pouvoirs car si tout un pays se soulève légitimement contre ses dirigeants, ses dirigeants ne peuvent que mourir sur leur trône ou fuir, dans l'incapacité de faire face à la pression du peuple. Vous oubliez un point dramatique, camarades : le pouvoir institutionnel gagne chaque année toujours plus de pouvoir sur le peuple par une combinaison de biais psychologiques, de pouvoirs coercitifs appuyés par la technologie et le progrès et par une stratégie vieille comme le monde, celle du divide et impera. En vérité, il y a deux voies au capitalisme et au système techno-industriel de manière générale : soit il s'effondre dans un chaos apocalyptique que personne ne souhaite, soit il survit en atteignant un degré de contrôle tel que toute résistance organisée devient impraticable. C'est cette seconde option qui se dessine aujourd'hui sous nos yeux et elle emprunte des chemins que même les dystopies du XXe siècle n'avaient pas tout à fait anticipés. Le premier mécanisme, le plus insidieux, est avant tout cognitif. Les outils numériques du XXIe siècle ne sont pas des instruments neutres, bien qu'ils nous soient présentés comme des outils utiles à la vie de tous les jours : ils reconfigurent les structures cérébrales, particulièrement chez les jeunes générations qui sont exposés dès leur plus jeune âge aux écrans. Leur attention se fragmentée, la pensée ne s'organise plus qu'en flux, la dépendance aux stimuli courts et répétitifs devient systématique et rend les jeunes générations littéralement addicts aux petits chocs de dopamine permanents. On pourrait croire en un simple changement culturel alors qu'il s'agit d'une véritable altération neurologique de l'être humain qui s'opère. Les études en neurosciences montrent bien que l'exposition massive aux écrans durant l'enfance modifie le développement du cortex préfrontal, cette région responsable de la pensée critique, de la planification à long terme et de la capacité d'abstraction de l'être humain. Or, qu'est qu'une révolution sinon un projet qui exige précisément ces facultés : penser stratégiquement, se projeter dans un futur différent, maintenir une cohérence idéologique face aux contradictions du présent ? On ne fait pas la révolution avec des cerveaux formatés pour le scroll infini et la gratification immédiate. Le capital ne détruit pas seulement les conditions matérielles de notre émancipation, il détruit nos conditions cognitives de notre révolte. Bah oui, si vous n'êtes pas conscient que vous êtes exploité et soumis injustement à un système autoritaire, il ne vous viendra pas à l'idée de vous y opposer. A cela, il faut ajouter l'aliénation sociale qui est portée à son paroxysme. Les technologies numériques ont littéralement atomisé ce qui restait de tissu social organique. Les anciennes formes de socialisation comme le quartier, l'atelier, le café ou le syndicat se désagrègent au profit d'interactions médiées par des algorithmes conçus pour maximiser l'engagement individuel mais en aucun cas la solidarité collective. Les plateformes fragmentent les luttes, isolent les individus dans des bulles de filtres, transforment chaque interaction en performance narcissique.

Mais le divide et impera trouve son expression la plus redoutable dans la prolifération organisée de luttes secondaires ou tertiaires au détriment du combat principal : l'anticapitalisme. Le wokisme, dans ses manifestations les plus institutionnalisées, illustre parfaitement ce mécanisme. Financé par des fondations de milliardaires, promu par des multinationales qui arborent fièrement leurs logo arc-en-ciel pendant le mois de la fierté, ce mouvement se présente comme progressiste tout en étant profondément consumériste et hédoniste. Sa logique libérale-libertaire maximaliste met en avant l'individu et ses identités multiples au détriment de toute analyse structurelle. L'intersectionnalité, qui aurait pu être un outil d'analyse des dominations croisées, devient un vecteur de confusionnisme, chacune revendiquant sa propre oppression spécifique tout en invisibilisant la lutte des classes au profit de combats pour la reconnaissance individuelle. Ce n'est pas un hasard si ces mouvements prospèrent dans un cadre strictement réformiste, dans une naïveté pacifiste qui rejette avec horreur toute idée de lutte armée ou de confrontation directe avec l'Etat, quémandant à la place la bienveillance de l'Etat-Providence par toute une catégorie d'aides sociales pour finir toujours plus dépendants de l'Etat plutôt que chercher à détruire celui-ci. Leur horizon indépassable est celui de la négociation avec les institutions, de la demande de droits supplémentaires au système mais jamais son renversement. Le capitalisme n'a plus besoin de réprimer brutalement, il lui suffit seulement de financer et de promouvoir des formes de contestation qui ne menacent jamais le cœur même du système. Les luttes sont placées à la périphérie du noyau dur capitalistique. Mais ce mécanisme dépasse largement le cadre des politiques identitaires. On peut prendre l'écologie grand public, celui qui domine le débat médiatique : elle s'est transformée en un individualisme moralisateur où la responsabilité du désastre climatique repose sur les choix de consommation personnels de vous, pauvre consommateur que vous êtes ! Trier ses déchets, acheter bio, réduire son empreinte et surtout fermer sa gueule devant la taxe carbone ! Autant d'injonctions qui détournent l'attention de la responsabilité systémique des grandes entreprises et de la logique productiviste elle-même. L'écologisme institutionnel ne parle jamais de renverser le capitalisme mais seulement de le verdir. Il propose des taxes carbones qui pèsent sur les classes populaires, des voitures électriques accessibles aux plus riches, du greenwashing pour les multinationales. Pendant ce temps, pendant que vous bouffez votre taxe carbone, les 100 plus grandes entreprises dans le monde sont responsables de 71% des émissions mondiales mais le débat public se concentre encore sur la culpabilité individuelle du consommateur moyen qui prend l'avion une fois par an. L'antiracisme institutionnel fonctionne selon la même logique. Il s'est bureaucratisé en formations en entreprise sur les biais inconscients, en quotas de diversité dans les conseils d'administration, en représentation médiatique. Toutes choses qui peuvent avoir une certaine valeur, certes, mais qui évitent soigneusement de parler de la question coloniale, de l'impérialisme économique, de l'exploitation des pays du Sud par les multinationales eurysiennes et aleuciennes. On célèbre un PDG noir dans une entreprise qui exploite des enfants en Afarée. On applaudit la diversité dans les publicités tout en ignorant que les populations "racisées" (terme visant uniquement à animer les tensions raciales entre Blancs et non-Blancs, entre nous contre eux et tourné comme un terme progressiste, tolérant et bien-pensant) constituent l'essentiel du précariat mondial. Le racisme devient une question de représentation et de sensibilisation mais jamais une question de structure économique et de rapports de domination matériels. Le féminisme libéral suit une trajectoire similaire. Du combat pour l'égalité salariale et contre l'exploitation domestique, on est passé au girl boss feminism, à la célébration des femmes entrepreneures, des femmes PDG, des femmes qui brisent le fameux "plafond de verre". Tant de choses qui permettent au capitalisme de mieux exploiter d'autres femmes en bas de l'échelle sociale. Le féminisme est devenu avec le temps complètement compatible avec le néolibéralisme avec l'idée que l'émancipation passe par la réussite personnelle dans un cadre purement capitaliste. On ne parle que rarement de détruire les structures patriarcales enchâssées dans le système économique, on parle à la place de lean in, d'empowerment, de personal branding. Pendant ce temps, les femmes pauvres continuent de travailler pour des salaires de misère dans des emplois précaires pendant que la bourgeoisie féminine s'amuse à brandir le drapeau anti-patriarcal pour mieux exploiter leurs homologues féminines plus pauvres derrière. Que ce soit un homme ou une femme, un bourgeois reste un bourgeois. Un patron reste un patron et donc le rapport de domination patron-salarié reste le même, que vous soyez un homme, une femme ou un hélicoptère d'attaque. Même l'anticonsumérisme, on l'a dit, a été neutralisé. Le minimalisme est devenu une esthétique vendue par des influenceurs, une forme de distinction sociale pour les classes moyennes supérieures. La décroissance, qui devrait être un projet politique radical de sortie du capitalisme, a été réduite à un mode de vie personnel, à des choix individuels de simplicité volontaire qui feraient de vous quelqu'un de "noble" et de "modéré" alors que vous venez de vous restreindre par pur narcissisme et par besoin de validation d'autrui. On peut être minimaliste et travailler dans la finance, décroissant et posséder trois résidences secondaires. Le système a même réussi à marchandiser la critique de la marchandise, c'est fou ça ! Et puis il y a les questions de luttes générationnelles, savamment orchestrées. Boomers contre milléniaux, milléniaux contre Gen Z, autant de divisions qui empêchent de voir que toutes ces générations sont prises dans la même machinerie d'exploitation, simplement sous des formes différentes. Les jeunes accusent les vieux d'avoir détruit la planète et accaparé les richesses, les vieux accusent les jeunes d'être des assistés fragiles incapables de travailler. Et pendant que tout ce monde se tire la barbichette à celui qui aura le plus de torts, les patrimoines se concentrent, les inégalités explosent mais on continue malgré tout de déplacer le conflit sur l'axe générationnel plutôt que celui de la lutte des classes. On peut ajouter aussi les guerres culturelles sans fin : vegans contre carnivores, urbains contre ruraux, diplômés contre non-diplômés, automobilistes contre cyclistes. Chaque clivage est amplifié par les réseaux sociaux, transformé en guerre de tranchées identitaires où chacun défend son camp avec une ferveur qui devrait être réservée à la lutte anticapitaliste. Le génie du système est d'avoir compris qu'il n'a pas besoin de créer des divisions de toutes pièces : il lui suffit de les amplifier, de les rendre visibles, de les transformer en contenus viraux, en débats télévisés, en indignations perpétuelles. Tous ces combats sont futiles. Bien sûr, prenez un seul de ces combats interminables. A première vue, savoir si on dit chocolatine ou pain au chocolat n'a rien de grave en soit et vous auriez raison. Cependant, prenez tous les clivages qui puissent exister et assemblez-les et vous obtenez une société divisée, qui s'affronte dans une guerre culturelle infinie qui n'a aucune fin, où aucun camp n'est ni gagnant, ni perdant. Juste deux camps qui perdent futilement leur énergie dans des combats sans valeur, ultra-périphériques. Plus besoin de diviser les travailleurs par la religion ou la race quand on peut les diviser par cinquante catégories identitaires différentes, par conte micro-conflits culturels, par mille postures morales concurrentes, toutes persuadées que leur lutte particulière prime sur toute solidarité de classe. Le divide et impera n'a jamais été aussi raffiné et pendant que les énergies militantes se dispersent dans ces guerres culturelles stériles, le capital continue tranquillement son oeuvre : précarisation généralisée, destruction du code du travail, financiarisation de l'existence humaine, militarisation de la police, surveillance de masse. Comment construire une conscience de classe quand chacun est réduit à être l'entrepreneur de sa propre identité opprimée, de sa propre posture morale, de sa propre niche culturelle ? Comment organiser une grève générale quand les travailleurs n'ont plus de lieu commun, plus de temps commun, plus de destin commun mais seulement une collection infinie de particularités identitaires et de guerres culturelles à défendre ? La foule n'existe plus : il ne reste qu'une agrégation d'individus isolés, surveillés et perpétuellement distraits par des combats qui ne remettent jamais en question la structure de classe.

Et bien sûr, il serait malhonnête de ne pas mentionner l'autre face de cette médaille : le nationalisme et le populisme de droite. Car si la gauche identitaire fragmente la classe exploitée en micro-identités concurrentes, la droite nationaliste offre une autre forme de division, tout aussi efficace pour détourner la colère populaire de sa cible légitime. Le capital n'a jamais eu à choisir entre gauche et droite pour se protéger : il finance les deux, il les utilise toutes deux comme paravents. Le nationalisme contemporain offre une explication simple et rassurante à la précarisation : ce ne serait pas le capitalisme qui appauvrit les travailleurs mais les immigrés, les délocalisations, la mondialisation, les instances supranationales, les élites cosmopolites. Le problème n'est pas le patron qui licencie pour maximiser ses profits, c'est le travailleur étranger qui "vole" les emplois. Ce n'est pas le système de propriété privée qui concentre les richesses, ce sont les bureaucrates cosmopolites et wokistes qui imposent leurs normes. Le populisme de droite canalise la rage légitime des classes populaires vers des boucs émissaires soigneusement sélectionnés : l'immigré, le juif/musulman, le fonctionnaire, l'écologiste, le progressiste, le wokiste. Il promet un retour à un âge d'or fantasmé où le capitalisme national protégeait ses travailleurs, tout en oubliant commodément que cet âge d'or n'a jamais existé, ou qu'il reposait précisément sur l'exploitation coloniale et impérialiste d'autres peuples. Le génie de ce nationalisme est qu'il se présente comme anticapitaliste tout en ne touchant jamais aux fondements du capitalisme. Il critique les "élites mondialisées" et les "financiers cosmopolites" (avec souvent des relents antisémites à peine voilés) mais ne remet jamais en question la propriété privée des moyens de production, le salariat ou l'accumulation du capital, moyens qui permettent justement à ces fameuses élites qu'ils dénoncent de prospérer dans un système qui les protègent ! Il propose un capitalisme "patriotique", un capitalisme "enraciné", un capitalisme "au service du peuple", autant d'oxymores qui permettent de maintenir le système tout en donnant l'illusion d'une contestation radicale. Les nationalistes parlent de souveraineté, mais jamais de socialisme. Ils parlent de protectionnisme mais jamais des expropriations (au mieux, ils promeuvent cette expropriation sur les plus pauvres, les squatteurs, les sans-abris, ceux qui tendent la nation par le bas). Ils parlent de défendre les travailleurs nationaux mais soutiennent systématiquement les politiques qui détruisent leurs droits sociaux. Et c'est ainsi que se met en place la confrontation la plus stérile et la plus fonctionnelle pour le capital : gauchistes contre droitards. Cette guerre culturelle permanente, amplifiée à l'infini par les réseaux sociaux et les médias, occupe tout l'espace du débat public. On ne parle plus de lutte des classes mais de choc des civilisations. On ne parle plus d'exploitation, on parle de grand remplacement ou de privilège blanc. On ne parle plus de révolution, on parle de cancel culture ou de rémigration. Les deux camps se renvoient la balle indéfiniment, chacun voyant dans l'autre l'ennemi principal mais ils oublient commodément que pendant qu'ils se battent, les riches s'enrichissent, les pauvres s'appauvrissent et le système continue sa course folle. Le capitalisme n'a même plus besoin de choisir son camp. Il finance les deux. Les milliardaires de la tech financent les mouvements woke, les milliardaires de l'industrie pétrolière financent les populistes climatosceptiques de droite. Certains, les plus cyniques, financent même les deux ! Peu importe qui gagne ces guerres culturelles, le capital sort toujours vainqueur à la fin car tant que le débat se situe sur le terrain identitaire (qu'il s'agisse d'identités minoritaires ou d'identité nationale), il ne se situe pas sur le terrain de classe et ne menace donc le capitalisme, seule véritable cause de tous ces problèmes. Tant que les travailleurs se battent entre eux pour savoir s'il faut défendre les minorités ou défendre la nation, ils ne se battent pas contre ceux qui les exploitent tous, quelle que soit leur couleur de peau ou leur passeport. La vérité, c'est que l'ouvrier eurysien blanc ou l'ouvrier arabe afaréen ont infiniment plus en commun entre eux qu'avec les capitalistes qui les exploitent respectivement. La vérité, c'est que la précarité touche les "vrais Eurysiens" et les immigrés, les hommes et les femmes, les hétérosexuels et les LGBT. La vérité, c'est que le système produit de la misère à la chaîne et qu'il a juste besoin que cette misère soit divisée, atomisée, mise en concurrence avec elle-même. Le nationaliste qui défend les "nôtres d'abord" et le progressiste qui défend les "minorités opprimées" jouent tous deux, sans le savoir ou sans le vouloir, le jeu d'un système qui prospère sur leur division.

Le capitalisme avancé ne se contente plus de discipliner les corps comme le faisait le pouvoir analysé par Foucault. Il gère désormais la vie elle-même à travers ce qu'on pourrait appeler une biopolitique augmentée. Le transhumanisme n'est pas une fantaisie de science-fiction, c'est déjà une réalité en gestation : implants cérébraux, modification générique, enhancement cognitif pour ceux qui peuvent se le payer. La promesse d'une humanité augmentée cache une menace bien réelle : celle d'une stratification biologique où les élites disposeraient non seulement de la richesse et du pouvoir mais aussi d'avantages physiologiques et cognitifs transmissibles. Non content de transmettre leurs richesses à leurs aînés, les riches et les élites seraient capables de transmettre une véritable supériorité physiologique, creusant de manière définitive le fossé entre riches et pauvres. Comment faire la révolution contre une classe dominante qui serait, littéralement, biologiquement supérieure au reste de l'humanité ? Et puis il y a l'intelligence artificielle, dont le développement accéléré des perspectives de contrôle qui dépassent tout ce que les régimes totalitaires du XXe siècle ont pu imaginer. Reconnaissance faciale généralisée, analyse prédictive des comportements, surveillance totale des communications, systèmes de crédit social, modération algorithmique de l'information ; tous ces outils existent déjà et se perfectionnent. L'IA permet d'identifier les opposants avant même qu'ils ne passent à l'acte, de briser des mouvements sociaux en infiltrant leurs communications, de façonner l'opinion publique à une échelle industrielle. Le capitalisme de surveillance n'est pas qu'un modèle économique, c'est une infrastructure de domination qui rend la clandestinité, l'organisation secrète et la surprise révolutionnaire (toutes les tactiques historiques des insurgés) de plus en plus difficiles, voire impossibles. En bref, la révolution ne sera concrètement et matériellement plus possible. Ce qui se profile, ce n'est pas seulement un capitalisme qui s'adapte, c'est un capitalisme qui se fossilise en un système de contrôle total, un néo-féodalisme technologique où la révolution ne serait plus une question de volonté ou de conscience mais une impossibilité pratique. La supériorité numérique du peuple, son arme historique, devient caduque face à des technologies qui permettent à une minorité de contrôler, de prévoir et de neutraliser les masses avant même qu'elles ne prennent conscience de leur propre force. Chaque année qui passe voit se refermer un peu plus la fenêtre d'action. Le système ne s'effondrera peut-être jamais de lui-même, ou alors si tard que nous n'aurons plus les moyens cognitifs, sociaux, politiques de construire quoi que ce soit sur ses ruines.

Et c'est précisément là que le problème du temps devient absolument critique.

Car même si l'on acceptait l'hypothèse optimiste d'un capitalisme qui finirait par s'effondrer sous le poids de ses propres contradictions, même si l'on croyait encore à une quelconque téléologie émancipatrice, il faudrait se poser une question brutale : avons-nous seulement le temps d'attendre cette hypothétique fin ? Le capitalisme ne s'effondre pas dans l'abstrait d'un temps historique infini. Il s'effondre dans le concret d'un monde fini, dont les ressources s'épuisent, dont le climat se dérègle, dont les écosystèmes s'effritent. Or, ce que Marx et ses héritiers n'avaient pas anticipé, c'est que le capitalisme pourrait très bien mourir en emportant avec lui les conditions mêmes de toute civilisation humaine. L'effondrement du système n'est plus une promesse révolutionnaire, c'est une menace existentielle de l'espèce humaine ! La contradiction n'est plus seulement entre le capital et le prolétariat, elle est entre le capital et le vivant lui-même ! Les scientifiques nous donnent quelques décennies, peut-être moins, avant que certains seuils d'irréversibilité ne soient franchis. Quelques décennies pour éviter un réchauffement qui rendra des régions entières inhabitables, qui multipliera les famines, les migrations de masse, les guerres pour l'eau et les terres cultivables. Quelques décennies avant que l'effondrement de la biodiversité ne compromette les équilibres écologiques dont dépend notre survie. Le temps de la Révolution et le temps de la catastrophe ne sont plus synchronisés. Pire : ils sont en concurrence ! Et pendant ce temps, que fait le capitalisme ? Il accélère. Il ne peut faire autrement. Sa logique même est celle de la croissance perpétuelle, de l'accumulation sans fin, de la mise en valeur de chaque parcelle du réel. Face à la crise écologique, il ne ralentit pas. Mieux que ça, il invente de nouveaux marchés ! Le carbone, les catastrophes, la résilience, la géo-ingénierie sont tout autant de nouveaux marchés et de moyens de s'enrichir. Il colonise même l'idée de sa propre fin en la transformant en opportunité d'investissement. Les fonds spéculatifs misent sur l'effondrement, les assurances calculent la rentabilité des désastres à venir et les grandes entreprises rêvent de villes bunkers et de colonies spatiales dans une forme de techno-solutionnisme qui ne sauvera que les riches qui auront eux-mêmes provoqués ce naufrage à l'échelle planétaire. Le capitalisme a compris qu'il n'a pas besoin de survivre éternellement. Il lui suffit de survivre juste assez longtemps pour que ceux qui le possèdent puissent s'extraitre des conséquences de sa propre destruction. La fin du monde n'est pas le problème du capital, il s'en fout, ce n'est qu'un autre marché à conquérir pour lui. Les révolutionnaires parlaient d'un monde à gagner mais pour les capitalistes, ils préparent déjà le monde d'après leur victoire finale : un monde inhabitable pour le grand nombre mais parfaitement gérable pour une minorité fortifiée. Alors oui, peut-être que le capitalisme finira par s'effondrer. Peut-être que ses contradictions le rattraperont. Mais si cet effondrement arrive dans cinquante ans, dans trente ans, dans vingt ans, qu'importe ? A ce moment-là, il aura déjà détruit les conditions d'une vie humaine décente sur cette planète. Il aura déjà épuisé les sols, vidé les océans et brûlé l'atmosphère. Il se sera effondré en nous écrasant sous ses décombres !

Alors voilà où nous sommes. La Révolution, ce n'est plus une question de patience historique, de maturation dialectique, d'attente des conditions objectives. La Révolution, c'est maintenant ou jamais ! Nous sommes dos au mur, pris en étau entre deux abîmes : d'un côté, l'effondrement écologique qui rendra toute civilisation impossible ; de l'autre, la mise en place d'un système de contrôle total qui rendra toute révolte impraticable. La fenêtre d'action se referme, année après année, mois après mois. Chaque avancée technologique dans la surveillance, chaque génération dont le cerveau est reformaté par les écrans, chaque nouveau seuil climatique franchi, chaque fragmentation supplémentaire du corps social ; tout cela rétrécit l'espace du possible révolutionnaire. Il ne s'agit plus de savoir si nous voulons la Révolution, si nous sommes prêts, si les conditions sont réunies. Il s'agit de comprendre que si nous n'agissons pas dans cette fenêtre historique extrêmement brève qui s'offre encore à nous, tout sera perdu. Pas seulement la possibilité d'un monde meilleur mais la possibilité d'un monde vivable. Nos proches, condamnés à vivre dans un enfer climatique ou dans une dictature technologique, voire les deux à la fois. Nos idées d'émancipation, effacées des mémoires, remplacées par les narrations que le système autorisera. Nos peuples, réduits à une masse atomisée d'individus isolés, surveillés, incapables même de concevoir qu'une autre vie fut possible. Nos cultures, nos langues, nos traditions de résistance, tout ce qui fait la richesse et la diversité, homogénéisé dans le grand broyeur de la marchandise mondialisée, ou fossilisé en folklore inoffensif pour touristes et algorithmes de recommandation. Ce n'est pas de l'alarmisme, c'est une lucidité que les révolutionnaires d'autrefois n'avaient pas besoin d'avoir. Marx pouvait se permettre de penser en termes de siècles. Nous devons penser en termes de décennies, peut-être moins. Chaque jour qui passe sans action révolutionnaire est un jour où le système se renforce, où les outils se perfectionnent, où les écosystèmes s'effondrent, où les esprits se formatent. Chaque jour perdu est un jour où la Révolution devient un peu plus difficile, un peu plus improbable, un peu plus impossible. Le déterminisme historique était un luxe que nous ne pouvons plus nous offrir car l'Histoire ne travaille pas pour nous. Elle ne va nulle part, elle n'a pas de sens, pas de direction et certainement pas de téléologie. Il n'y a que nous, notre volonté, notre capacité à nous organiser, à briser les divisions, à affronter le monstre avant qu'il ne devienne invincible. La Révolution ne viendra pas toute seule, portée par les seules contradictions du capital car si elle doit advenir, ce sera par un acte de volonté collective, par un sursaut désespéré d'une humanité qui refuse de mourir ou de se laisser asservir. C'est maintenant, pas demain, pas quand les conditions seront meilleures, pas quand nous seront plus nombreux et mieux organisés. Maintenant, avec nos forces, fussent-elles limitées, nos divisions douloureuses, nos incertitudes profondes. Parce que si nous attendons, il n'y aura pas de demain où agir. Il n'y aura que des ruines habitées par des esclaves qui ne sauront même plus qui ils sont. Alors n'attendez pas d'un Estalien qu'il vous dise qu'il est peut-être trop radical au goût des autres, ce sont les autres qui font preuve de faiblesse, qui affichent clairement leur souhait de ne pas sauver l'humanité. Si nous sommes si radicaux, c'est parce que nous avons pris le courage de nous sacrifier, à donner et dédier notre vie à sauver l'Humanité de son autodestruction. Dans le futur qui nous attend, il est préférable de mourir en luttant que de mourir asservi en étant resté inactif au moment de bascule. Alors oui, nos méthodes ne sont pas toujours les bonnes, il nous arrive de reproduire les mêmes vices que ceux que nous combattons, nous imposons parfois plus que nous convainquons mais nous le faisons en désespoir de cause.

Après tout, si vous deviez sauver votre propre espèce de son extinction, ne mettriez-vous pas tout en oeuvre pour sauver les vôtres ?

La Dernière Chance de notre Histoire, nous devons la saisir...ou mourir.
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